lundi 27 juillet 2009

La Loi Travaille !


Parmi les événements qui ont marqué l’année 2016, figurent les manifestations contre la loi El Khomri, du nom de la ministre du travail. Présentée comme une loi de modernisation et d’adaptation du travail aux évolutions de notre monde ("projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs"), elle a été perçue par ses opposants comme une attaque contre le code du travail et les acquis sociaux. Les manifestations, nombreuses et mouvementées, dans le cadre d’un état d’urgence prolongé, ont révélé la profonde mésentente entre la rue et une partie du gouvernement bien décidée à faire passer la loi. Pour mieux comprendre cet épisode, je vais d’abord tenter de déterminer l’esprit de la Loi El Khomri et la doctrine philosophique qui semble la sous-tendre. Puis je me demanderai s’il existe des alternatives à cette loi et présenterai quelques autres doctrines possibles en terme d’évolution du travail.

El Khomri et la Loi Travaille !

Myriam El Khomri fut la ministre du travail et de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social de septembre 2015 à mai 2017. Je ne m'intéresse pas ici à la personne ni à sa biographie. Ce qui m'intéresse c'est qu'elle a donné son nom à la loi destinée à réformer le droit du travail en 2016 (en s'inspirant du rapport Badinter du 25 janvier 2016). Notons que ce projet de réforme est souhaité depuis des années, en particulier par le patronat, au motif que l'actuel droit du travail est trop gros, trop complexe et doit être simplifié. Mais certains syndicats ont fait remarquer que ce sont les multiples dérogations patronales qui sont responsables de cette complexité. Par ailleurs, l'argument est étrange, car la taille d'un livre ne renseigne en rien sur sa pertinence. Il n'est pas non plus évident que d'autres corpus du droit soient beaucoup plus simples.
Concernant le contenu de la loi El Khomri, il est lui-même particulièrement complexe et disparate, rendant la lecture difficile et rebutante. Néanmoins, c'est le travail de la presse, des philosophes, des syndicats, des intellectuels, etc. d'en faciliter l'accès. Tout comme l'on peut saisir les événements historiques et géopolitiques complexes grâce au travail des intellectuels et des journalistes, on peut et on doit, dans une démocratie, pouvoir comprendre l'essentiel d'une loi (le gouvernement lui prétend avoir mal communiqué...).
Essayons de restituer les articles les plus importants sur quatre vingt pages. L'idée que l'accord d'entreprise prime sur l'accord de branche donne la possibilité de négocier directement avec l'employeur les conditions du contrat de travail. Présenté comme un assouplissement de la loi susceptible de développer la concertation employé-employeur, ce principe est perçu par les opposants comme une perte de protection pour l'employé face à l'employeur. L'employeur a le pouvoir de choisir son employé, pas l'employé de choisir aisément son employeur.
La place accordée au référendum, par rapport à l'accord syndical, soulève la question du référendum lui-même. Il est généralement présenté comme une procédure démocratique. Or on peut au contraire dire qu'il réduit la négociation à une question simpliste que l'on peut formuler de manière plus ou moins avantageuse et accompagner d'une campagne d'information orientée. Il risque d'instituer la tyrannie de la majorité, sans que celle-ci ait toujours raison. Par exemple, le 11 septembre 2015, dans l'usine Smart, en Moselle, le référendum demandait de travailler 39h au lieu de 37h, ou bien... de perdre son emploi (lire l'Humanité du 18/2/2016).
Un autre aspect de la loi c'est le fractionnement des congés et des heures de travail. C'est à l'employé d'adapter ses pauses et vacances aux exigences de l'entreprise et non l'inverse. Les horaires pourront être modulés, réduits ou augmentés, en fonction des commandes, ce qui signifie ne pas augmenter les heures supplémentaires et, à terme, une baisse des salaires et un rationnement des coûts de production. Le travail du dimanche sera facilité. Les conditions de licenciement seront assouplies. Un motif économique ou une simple réorganisation suffiront à faire perdre son emploi à quelqu'un. En cas de litige, les compensations aux prud'hommes seront plafonnées. Les congés, suite à un décès, ne seront plus garantis, les indemnités en cas d'accident réduites et les visites médicales moins fréquentes et approfondies.
Un autre aspect, dont on a peu parlé, c'est le compte personnel d'activité qui permet d'individualiser le parcours individuel dès le plus jeune âge et le contrôle du parcours personnel. Le CPA isole les travailleuses et les travailleurs, les détache de leur poste et permet de gérer la précarisation de l'emploi. Cet outil rappelle, sous une version cybernétique, le livret ouvrier qui, au dix-neuvième siècle, permettait de contrôler les horaires et déplacements des travailleuses et des travailleurs par la police, alors que la coalition des ouvrières et des ouvriers était interdite. L'oubli du livret pouvait entraîner une arrestation pour vagabondage.
Si l'on essaie de dégager la tendance générale de la loi El Khomri, on est en droit de penser qu'il s'agit de transformer peu à peu le contrat de travail en contrat commercial et le salarié en autoentrepreneur. On peut parler d'ubérisation du monde du travail. Présentée comme une forme de libération des cadres juridiques, cette loi opère plutôt une libéralisation qui vise à réduire le coût du travail, les garanties collectives, à accroître l'exploitation et le contrôle, à remplacer les relations professionnelles par la gestion des ressources humaines et la négociation par l'évaluation.

L'économie néolibérale

Si l'on doit déterminer à quelle doctrine de philosophie politique se rapporte la loi El Khomri, on peut aisément l'associer au libéralisme ou au néolibéralisme. Le libéralisme classique apparaît avec Mandeville (la fable des abeilles) et Locke au dix-septième siècle et Adam Smith (la main invisible) au dix-huitième siècle. C'est un aspect de la philosophie des lumières qui valorise l'individu et économiquement l'entreprise individuelle par rapport à l'état et la société. En poursuivant son intérêt personnel, on travaille au bien être collectif. Si le libéralisme peut favoriser la liberté individuelle, il risque cependant de se développer au détriment de l'entraide, du partage et peut dégénérer en société inégalitaire, avec la loi du plus fort. Cet inégalitarisme est à distinguer de l'aristocratie traditionnelle liée à la naissance, même s'il en perpétue certains aspects, puisque la réussite sociale est plus fréquente dans les milieux favorisés.
Le néolibéralisme lui apparaît dans les années quatre vingt à Chicago avec Friedrich Hayek, James Buchanan, Robert Lucas et s'oppose à Marx. Il sera mis en application par Reagan, Thatcher, Giscard et Mitterrand. Le but est de diminuer la part de l’État ou du collectif et d'augmenter l'initiative privée et donc de soumettre l'ensemble des activités au principe de la compétition et du profit considérés comme moteurs du progrès. Le partage est remplacé par la notion de ruissellement : l'enrichissement de quelques uns profiterait à tous.
Le modèle néolibéral s'est internationalisé. Venu des pays anglo-saxons, il s'est imposé dans le monde. Il domine les institutions européennes et s'est propagé en Allemagne, en Italie, en Espagne et se développe en France. La réforme du travail El Khomri vise à accorder la France à ce qui s'est fait dans ces pays, annonçant un relatif plein emploi précaire et la diminution des protections sociales. Le but du néolibéralisme est le capitalisme, c'est-à-dire la privatisation des biens et des services afin de dégager du profit pour les grandes entreprises et les actionnaires, au dépend de la redistribution des richesses et de la valeur d'usage pour chacun.
Le modèle néolibéral place les entreprises en compétition les unes par rapport aux autres. Chaque entreprise vise des performances chiffrées, correspondant au profit. La quête de rentabilité vise à augmenter les marges de bénéfice. Pour cela, elle utilise la technologie pour augmenter les cadences au détriment de la qualité de la réponse aux besoins réels et au sens du travail. L'objectif principal reste la valeur marchande et l'économie abstraite.
Le résultat de la valorisation du capital par rapport au travail, comme l'a montré Marx, est la prolétarisation des travailleurs, c'est-à-dire leur aliénation en tant que travailleurs, mais aussi consommateurs, à une logique productiviste destinée à augmenter les capitaux des actionnaires et des grands entrepreneurs. Ils sont réduits à une variable d'ajustement, c'est-à-dire employables et licenciables en fonction des besoins de l'entreprise et non de leur propre besoins.
Deux conséquences directes sont observables sur l'emploi lui-même : le sur-emploi et le sous-emploi. Ceux qui ont du travail se retrouvent de moins en moins nombreux pour faire de plus en plus de travail (par exemple dans les hôpitaux), parfois pour maintenir le même niveau de vie alors qu'augmente le coût de la vie. Le management organise cette hyperactivité des travailleurs en même temps que leur isolement sur le marché du travail, pour éviter la syndicalisation et les conflits sociaux. C'est également un objectif de la loi El Khomri qui valorise l'accord salarié/employeur par rapport à la loi. Cette pression se maintient également sous forme de chantage, en menaçant de licencier, en brandissant le spectre du chômage et de la délocalisation vers une main d’œuvre moins chère.
Ainsi nous observons la deuxième conséquence : le chômage de masse. La concurrence sur un marché du travail raréfié permet de diminuer le coût du travail et d'augmenter le profit. La précarisation des chômeurs et des travailleurs amène à accepter des conditions de travail de plus en plus difficiles. Quand à la production industrielle de masse à bas coût et de qualité médiocre, elle permet de maintenir sous perfusion cette armée de réserve qui, autrement, se révolterait.
En terme de consommation, les trente glorieuses et la société de consommation, d'ailleurs en plein effondrement, relèvent du mirage publicitaire. Les biens consommés, automobiles, plats préparés, électroménager, divertissements télévisuels, etc. sont les accessoires nécessaires à la forme moderne de l'exploitation et non le luxe pour tous vanté par la réclame. Sans compter que cette consommation reste, elle aussi, un moyen d'exploitation, en incitant à dépenser, en empruntant, si nécessaire, l'argent difficilement remboursable. L'effondrement de cette austérité en trompe l’œil commence à se faire sentir, en particulier en matière de logement. La précarisation liée à la loi El Khomri est en contradiction complète avec les conditions drastiques du logement locatif ou propriétaire, en terme de garanties de revenu (une hausse de 24 % des expulsions locatives l'année dernière a été relevée par la fondation Abbé Pierre ).

La politique néoconservatrice

La manière dont la loi El Khomri fut imposée illustre parfaitement l'utilité de la politique néoconservatrice pour l'économie néolibérale. Cette politique fut inventée par des intellectuels comme Léo Strauss, Irvin Kristol, Norman Podhoretz et fut appliquée par Reagan ou Bush aux Etats Unis. Elle se développe au sein du Cercle de l'Oratoire en France à partir du 11 septembre 2001. Elle irrigue l'idéologie de l'ensemble de la classe politique, médiatique et, par voie de conséquence, d'une partie de la population.
La politique néoconservatrice se caractérise par un repli sur des valeurs traditionnelles, voire leur caricature, afin d'exalter le sentiment d'appartenance national contre un ennemi extérieur et intérieur. Les communautés fantasmées font les frais de ce repli identitaire visant à garantir la cohésion sociale en dépit de son émiettement de classe dans l'économie néo-libérale. Autrement dit, l'attention populaire, qui devrait se concentrer sur et contre le système qui crée rareté et souffrance, se tourne contre l'ennemi désigné par la lutte contre le terrorisme et l'immigration, souvent amalgamés en dépit des faits.
La politique néoconservatrice s'attaque donc à "l'étranger" de l'extérieur et de l'intérieur, comme les jeunes des banlieues ou la gauche radicale supposée elle aussi détruire l'unité nationale en vertu de son internationalisme et de son anti-autoritarisme. Elle met en place des dispositifs liberticides, au nom de la sécurité publique, mais parfaitement utiles pour contrer l'éclatement social, tels que le plan Vigipirate, la loi surveillance, la loi sécurité publique, l'état d'urgence etc.
En ce qui concerne l'état d'urgence, sa contemporanéité, à quatre mois près, avec la loi El Khomri, est troublante. Apparu en 1955 pendant la guerre d'Algérie et dix ans après Vichy, il fut ensuite appliqué en 1985 en Nouvelle Calédonie, lors des "émeutes des banlieues" de 2005, et après les attentats du 13 novembre 2015. Il permet un état d'exception dont Agamben a clairement analysé les risques. Rapidement reconnu comme inutile en matière de terrorisme, passées quelques semaines, il se maintient depuis plus de deux ans et s'est révélé fort utile pour mater la contestation sociale des militants écologistes pendant la COP 21, des zadistes, des No Borders, de l'extrême gauche ou des syndicalistes pendant la loi travail, favorisant d'ailleurs l'alliance, inédite dans les cortèges, verte, rouge et noire jusque là difficilement réalisable. C'est là l'ironie de l'histoire. Le système, en se durcissant, fabrique son antidote, en agrégeant les contestations au départ séparées. Les groupes ont su reconnaître leur intérêt commun dans la répression.
Le point culminant de ce processus fut les manifestations qui se sont étalées de mars à juin 2016. De nombreuses personnes ont été blessées, d'autres licenciées, d'autres sont passées en procès. L'état a réclamé une dérogation à la cour européenne des droits de l'homme dans le cadre de l'état d'urgence. Il y a eu des interpellations de manifestants par milliers, des interpellations préventives, des peines de prison de plusieurs mois, des interdictions de circuler, des violences policières systématiques (matraquages, passages à tabac de manifestants menottés, des milliers de grenades et de lacrymos lancés, des mutilations, des fractures, des blessures ouvertes, des nasses, des gazages, des tirs de flashball, la medic team attaquée, des charges sans sommations, des voltigeurs à Toulouse, des personnes brûlées, des doigts sectionnés, des crises de panique, des tirs dans le visage, des déblocages violents, des chasses à l'homme, des quartiers en cage des morceaux de peau arrachés, des blessés non exfiltrés, l'utilisation de lance grenade multiples et diverses expérimentations).
Ces manifestations furent assez peu utile sur le plan stratégique, les manifestations de rue n'ayant pas la force d'une grève générale, aujourd'hui peu réalisable en vertu de l'atomisation du monde du travail. Mais elles furent politiquement remarquables. Alors que la majorité des français étaient hostiles à la Loi El Khomri, les cortèges de manifestants regroupaient une population très hétérogène en terme d'âge et de composante politique. La volonté du gouvernement d'intimider le mouvement par une féroce répression, autorisée par l'état d'urgence, a eu l'effet inverse d'amorcer dans la population une culture de la lutte de terrain. On doit donc à la loi El Khomri et à l'autoritarisme qui l'accompagne, entre autre avec l'utilisation du 49.3 à cinq reprises pour contourner le vote du parlement, d'avoir plongé le pays dans un climat pré- révolutionnaire dont les conséquences pourraient se faire sentir dans les années à venir. Il n'est pas difficile d'imaginer que ce processus va se perpétuer dans le double sens d'une radicalisation politique de la population et d'une surenchère sécuritaire du gouvernement d'autre part.
Les alternatives réformatrices

La période électorale qui a suivi a permis de constater les réactions réformatrices, proposées par certains candidats, au malaise suscité par l'épisode de la loi El Khomri. Tout d'abord, l'hypothèse souverainiste, dans ses versions de droite comme de gauche, voit dans la relocalisation et la nationalisation une solution à la crise de l'emploi provoquée par l'économie néolibérale. Cette hypothèse a pour défaut de ne pas déconstruire le logiciel néoconservateur qui l'accompagne et de ne pas réellement remettre en cause le modèle capitaliste qui justifie le néolibéralisme. Les cas de Trump ou Poutine illustrent parfaitement la limite de la solution souverainiste.
Une autre hypothèse, pas forcément incompatible avec la première, est une reformulation de l'idée du travail, qualifiée de fin du travail (économie sociale et solidaire). Elle n'est pas non plus forcément incompatible avec le néolibéralisme. C'est en cela qu'elle est réformiste. Elle repose sur des dispositifs aussi divers que le salaire à vie, le revenu inconditionnel, l'économie sociale et solidaire, l'économie collaborative (version entrepreneuriale de la démocratie participative), l'automatisation et les nouvelles technologies et toute une ingénierie sociale adossée aux thématiques environnementales et durables. Le problème ici est de prendre la mesure de ce qui se joue réellement derrière ces mots enchanteurs. La réalité ne nous éloigne guerre du néo-libéralisme mais lui confère un nouveau visage. Derrière ce redwashing ou gaucho-blanchiment on trouve parfois une exploitation accrue, à travers le bénévolat, et un accroissement de la précarité. La principale monnaie employée, dans ce management à visage humain, est la reconnaissance personnelle, sur fond de frustration généralisée des travailleurs et des chômeurs. Il n'est pas impossible que le vernis craque une fois que les mots auront perdu leur charme et que les promesses d'un monde solidaire se seront évanouies pour laisser place à un univers de pure exploitation et compétitivité.

Le renouveau révolutionnaire

Le mot révolution a mauvaise presse, tout comme un grand nombre de ceux qui vont suivre, injustement réduits à leur composante la plus violente, comme si on réduisait le christianisme à l'inquisition ou l'automobile à la mortalité routière, ce qui n'est pas dénué de pertinence mais relève généralement de la malveillance. Tout d'abord, une révolution n'est pas le fait d'idéologies sanguinaires. Ce serait lui accorder un pouvoir qu'elle n'a pas. La pensée révolutionnaire peut être utile à fournir des outils mais qui ne seront employés que lorsque les gens seront arrivés à exaspération. C'est l'impossibilité de vivre dans un système qui déclenche les révolutions, pas les théories de ceux qui ont vu venir la crise. Ensuite, il faut comprendre le mot révolution comme reformulation radicale et subversion du système économique et idéologique. Et celle ci, comme l'a montré Marx, ne naît pas dans la tête du penseur mais de la critique de la réalité. "Nous ne voulons pas anticiper le monde dogmatiquement mais trouver seulement le monde nouveau par la critique de l"'ancien" (Lettre à Ruge).
La première piste révolutionnaire que l'on peut suggérer ici est celle du communisme libertaire, communiste par opposition au néolibéralisme et libertaire contre le néoconservatisme. Il s'agit aussi de sauver l'héritage communiste du naufrage autoritaire incarné par les dictatures qui, de Lénine à Castro, ne pouvaient incarner pleinement l'idéal de justice et d'égalité du communisme (pas d'égalité sans liberté, pas de liberté sans égalité). Il s'agit aussi de se distinguer du libéralisme libertaire ou libertarianisme qui a détourné la pensée libertaire de son origine communiste chez Bakounine pour donner un verni démocratique et progressiste au néolibéralisme et au capitalisme.
Concernant la question du travail, les communistes libertaires considèrent que le produit du travail est commun et doit revenir à tous. La richesse qui se dégage de l'effort conjugué doit être réinvestie dans l'entreprise et l'amélioration de la vie des travailleurs. Le principe "à chacun selon ses besoins et de chacun selon ses capacités" se distingue radicalement de la logique de compétitive qui domine le système libéral. L'entraide et la justice n'ont rien à voir avec la logique d'aide et d'assistance tolérée par le libéralisme pour préserver la paix sociale et accompagner la précarité organisée. Dans une société communiste libertaire, l'exclusion et la ségrégation n'ont plus lieu d'être, puisque la domination symbolique de genre, de classe et de race qui sert à légitimer l'exploitation économique disparaît avec celle-ci.
Dans le domaine du travail en général, pas seulement en entreprise, mais partout, y compris à la maison, dans les écoles, les associations, ce qui importe c'est la participation de tous dans la mesure de ses capacités. Par conséquent, comme l'a montré Alexander Berkman, au lieu que certains se tuent à la tâche quand d'autres sont au chômage, chaque personne apporte sa contribution sans avoir besoin d'effectuer plus d'heures qu'il n'en faut. En ce qui concerne la prise de décision, c'est l'autogestion (dans la limite des droits fondamentaux) qui prévaut sous la forme du conseillisme ou du fédéralisme. Ainsi rien n'est imposé à personne arbitrairement et l'expertise se fait à tous les niveaux de l'organisation. En ce qui concerne les spécialités, chacun travaille où il se sent le plus à l'aise, en évitant les formes de dominations liées à la distinction manuelle intellectuel dans les responsabilités.
A l'échelle macroscopique, le communisme libertaire est internationaliste, c'est-à-dire ni nationaliste ni impérialiste. Il vise la même égalité (qui n'est pas l'uniformité) entre les communes, les régions, les pays, les continents qu'entre les personnes. Les échanges se font donc non pas au nom de l'exploitation mais de la collaboration.
Une autre révolution peut également être importante et complémentaire concernant le travail, celle de la décroissance libertaire. La décroissance consiste à quitter le modèle productiviste et calculateur. Au lieu d'être comme maître et possesseur de la nature, l'homme doit retrouver le sens des limites et des proportions. Il s'agit de retrouver un rythme de travail supportable pour l'homme et une exploitation raisonnée de l'environnement, avec des communes autosuffisantes. Contre le règne de la quantité, introduit par l'organisation scientifique du travail, celui de la qualité doit être retrouvé, proche de la production familiale primitive.
La décroissance libertaire doit sortir de l'économie libérale marchande pour entrer dans une anthropologie du don. Au lieu du règne de l'argent, de la quête du PIB et du salariat, le travail doit se recentrer sur la valeur d'usage. Car il n'est pas vrai que l'exploitation technique de la nature aboutit à l'élimination de la précarité et du travail pénible. Il l'a seulement distribué de manière inégale. La simplicité volontaire rejette la consommation ostentatoire et défend le partage et la frugalité articulés sur des valeurs plus humaines et environnementales.
Utopie et réalisme

J'ai essayé de restituer l'esprit de la loi El Khomri derrière la complexité du texte. Conformément à la lecture des syndicats CGT et FO et à la presse de gauche, il s'agit d'une libéralisation de l'emploi, d'une attaque du droit des salariés et du code du travail. Ainsi la loi El Khomri s'inscrit-elle dans le cadre du libéralisme et du néolibéralisme dont l'effet pervers est d'accroître les inégalités sociales et la précarité sous prétexte de garantir la compétitivité des entreprises (ce qui est sans doute le cas mais ne profite pas aux travailleurs eux-mêmes). A cela on peut associer la doctrine néoconservatrice et son appareil sécuritaire et répressif comme outil de maintien de l'ordre contre toute réaction sociale à la politique d'austérité néolibérale, sous prétexte de lutter contre un ennemi commun : le terrorisme international.
Au néolibéralisme et au néoconservatisme qui traversent la loi El Khomri certains ont tenté, dans le contexte électoral qui a suivi, de fournir des alternatives réformatrices telles que le souverainisme ou l'économie sociale et solidaire. Or n'ayant par définition pas vocation à changer le cœur du système, ils ne feront que repousser l'échéance de son essoufflement et accentuer la violence de son effondrement. J'ai suggéré des pistes plus radicales, celles du communisme et de la décroissance libertaire, plus respectueuses de l'homme et de l'environnement. Ces objectifs politiques et sociaux supposent une réflexion sur le combat pour leur application.
Pour finir, je répondrai à une objection courante opposée aux solutions révolutionnaires que j'ai proposées, celle d'utopisme. Les modèles libertaires dont nous parlons ne sont pas de simples vues de l'esprit mais la schématisation de ce qui existe ou a déjà existé dans certaines sociétés traditionnelles (Inuits, Pygmées, Santals, Tivs, Piaroa, Merina) ou à travers des expériences comme la Commune de Paris, la Makhnovchina, l'Espagne de 36, la ZAD de Notre dame des landes, les zapatistes, les mouvements d'occupations, les lieux autogérés, etc. Mais nous les trouvons aussi au quotidien, au cœur des cercles d'amis et dans le monde du travail sans lesquels ils n'existeraient pas. Ensuite, il n'est pas avéré que le modèle libéral et conservateur soit si réaliste qu'il le dit, tant sont grandes les souffrances et les destructions qu'ils occasionnent ainsi que les révoltes qu'ils suscitent. C'est par l'observation de ces souffrances, ainsi que des remèdes existants, que se forgent les théories révolutionnaires qualifiées, pour les discréditer, d'utopiques.

Nantes, Rencontres de Sophie, Mars 2017

lundi 20 avril 2009

Le Corps dégagé

Le corps dégagé


Parler de l’engagement du corps peut surprendre. L’engagement n’est-il pas un acte de l’esprit, de la volonté, un acte rationnel et réfléchi ? Ou alors, on pourrait estimer qu’en engageant son corps, on dépasse la simple déclaration d’intention, la simple bonne volonté, pour accorder l’acte à la parole, et même substituer l’acte à la parole. Mais ces approches supposent un dualisme de principe entre le corps et l’esprit. On peut, dans une perspective moniste, parler d’être engagé, ce qui pour l’homme concerne son aspect mental comme animal. Toutefois, il peut être pertinent de parler de corps engagé pour rappeler cette évidence que, ce qui engage l’homme, à la fois comme agent et patient, c’est son contact avec le monde, lequel est permis par le corps. Nous entendons alors le corps comme médiation, comme lien plus ou moins propre, plus ou moins proche de nous-mêmes, dans notre rapport à l’autre.
Or ce qu’il en est aujourd’hui de notre corps est assez exceptionnel, étant donné la densité des prothèses qui s’y sont adjointes. Notre corps conduit des véhicules, traverse des espaces à grande vitesse, écoute et voit à distance. Au corps entendu comme ce qui occupe l’espace immédiat autour de nous, il faut adjoindre ce corps aux organes tentaculaires et extensibles, connectable aux hypercorps que sont les différents médias artificiels. Par l’universalisation de la technique, le corps s’est engagé comme jamais auparavant, selon des modalités qui nous échappent encore. L’engagement dont nous parlons ici n’est donc pas le simple investissement de soi dans une lutte politique. C’est le fait d’être de toute façon engagé, d’appartenir à un monde, de lui donner vie par son activité, d’y participer, d’en témoigner et d’y parler. Quelque soit donc la forme de notre engagement, même dans le plus profond retrait, celui-ci est inéluctable. La question qui se pose alors à nous n’est pas faut-il ou non s’engager ? mais plutôt comment sommes-nous vraiment engagés ? Nous avons peut-être aujourd’hui le sentiment d’être des citoyens du monde, d’appartenir à un village global, de vivre au rythme des événements mondiaux, comme si nous étions dans le cercle du voisinage. La mondialisation serait de la sorte celle de chacun de nous ; nous serions tous à la fois ici et là-bas. Non seulement cette illusion mérite d’être déconstruite et critiquée, en remettant en cause la fiabilité de l’hypercorps qui nous servirait de révélateur neutre, mais en montrant également que nous perdons en fin de compte l’engagement que nous devrions avoir. Nous tombons dans un simulacre d’engagement à travers une activité feinte qui en somme revient à un dégagement. Celui-ci a lieu du fait que c’est justement notre propre corps qui nous échappe. Notre seul avoir véritable, notre être-avoir, nous manque dans l’avoir de ce que nous ne sommes pas.
Ce que l’on peut entendre par hypercorps, ce n’est pas seulement un instrument susceptible de modifier notre perception, comme la lunette astronomique ou le microscope. C’est le fait qu’un instrument unique serve à diverses personnes, comme si plusieurs personnes utilisaient le même organe. Un train est un hypercorps, puisqu’il est les jambes de plusieurs personnes à la fois. La télévision est un hypercorps puisqu’elle est l’œil de millions de personnes. Un journal en papier est, d’une certaine façon, un hypercorps. Internet est aussi un hypercorps, même si l’individualisation y redevient possible. Le problème de l’hypercorps est le même que celui de l’instrument ou de l’organe. Il n’offre qu’une approche partielle et partiale. À l’hypertrophie qu’il propose d’un aspect des choses, répond l’atrophie d’autres aspects. Déjà, la lunette agrandit une portion du réel mais restreint le champ de vision. L’hypercorps, en tant qu’il est sélectif, est un instrument de domination, de domestication, dès lors que certains déterminent ce qui peut ou non être perçu par les autres. Ainsi engage-t-il notre corps en politique d’une certaine façon, médiatisant un conflit ici, estompant un autre là. De plus, l’hypercorps est un instrument télesthésique mais aussi télépraxique. La sélection de la perception est accompagnée de celle de l’action, car l’avènement de l’interactivité, lion d’être une libération, est une double aliénation. Il s’agit d’ailleurs d’une action de parole, qui certes n’est pas négligeable mais qui se trouve tout à fait relativisée par la massification de l’information, ainsi que par l’habitude schizophrénique de nos sociétés à dire une chose en faisant son contraire. Le discours écologique, par exemple, est devenu courant alors que les actes restent les mêmes.
On peut remettre en cause la réalité de l’engagement du corps également en soulignant son repli dans la sphère privée. Si la vie publique est de plus en plus observable dans le lieu privé, au point que tout le monde peut surveiller tout le monde, cela ne signifie pas pour autant que tous ont la même incidence sur la vie publique. Il se crée plutôt l’illusion d’un engagement, dès lors que la perception est partout immiscée, mais que l’action ne saurait y répondre. Certes on cultive le sentiment que chacun peut intervenir, par mail ou téléphone, mais cela à travers un crible de questions induites ou de tirages au sort. D’ailleurs la seule action permise est celle de l’expression, sans que celle-ci ne rencontre pour autant d’auditeur. Et puis si le corps est engagé, c’est uniquement par certains organes : l’œil et l’oreille, et plus rarement ceux de l’action : la langue et la main. On peut d’ailleurs aller plus loin et dire que le corps en lui-même, en tant qu’il est vivant et pas uniquement organique, est le grand absent de ces communications. Il n’y a qu’une parodie de vie corporelle et, par là même, de vie spirituelle.
Dans cette perspective, le corps est surtout dérobé, désubjectivé. Il est devenu l’instrument d’un complexe technologique médical, industriel et médiatique planétaire. Il n’ y a plus qu’un vaste corps sans appartenance. A mesure que le corps est dérobé par le travail et le loisir, c’est l’être entier, le tout hylémorphique individuel qui est nié. Le désengagement du corps est son enrôlement involontaire dans la vaste machine productrice qui dégage toujours plus de richesse abstraite. Le corps, devenu instrument, n’existe plus comme corps. Il ne peut être engagé, puisqu’il est au contraire ce qui sert de relais à la manipulation dont l’hypercorps est le moyen. Voici qui ne peut plus faire de ce qu’il reste du corps qu’une entité symptomatique ne se manifestant qu’à travers ses troubles.
On comprend donc que l’hypercorps soit le vecteur d’une disparition de l’engagement du corps. Il se construit au détriment du corps propre. La guerre moderne, chez ses acteurs comme chez ses spectateurs, témoigne d’une expulsion hors de l’hypercorps du corps de chacun. Il n’y a qu’à voir la façon dont on peut se sentir engagé dans la guerre en Irak, alors qu’on ne fait qu’y assister passivement. Plus de corps engagé donc, car plus d’engagement réel du vivant, et plus de corps même, si ce n’est des résidus organiques déficients n’entrant plus dans la machine du travail ou du loisir spectaculaire.
On peut se demander dans quelle mesure l’idée de séparer le corps et l’esprit n’a pas permis d’effacer ce qu’il advenait au corps en en diminuant la valeur et donc la perceptibilité. C’est sans doute cet oubli qui permet sa grande adaptation aux outils. On pense avoir construit des outils adaptés à nous sans voir à quel point notre corps a dû se modeler sur l’instrument. C’est là l’essence même du dressage et de l’éducation. Dès lors, on peut se demander ce que nous engageons de nous-mêmes dans le monde et si ce n’est pas un monde qui d’emblée nous engage, nous enrôle, nous fait jouer un rôle. Nous sommes les citoyens du monde au lieu que le monde soit notre cité. Nous vivons au rythme des événements mondiaux, non par la grâce d’outils d’action surpuissants, mais parce que nous sommes happés par la pendule du monde. Nous sommes bien ici et là-bas, nous sommes partout et nulle part, car nous ne sommes presque plus.

Raphaël Edelman, Le diable probablement, Nantes 2009


vendredi 3 avril 2009

Zombis


ZOMBIES


Notre réflexion sur la vie et la mort engage parfois la méditation sur des êtres surnaturels, divins ou démoniaques, qualifiés d'immortels. Mais il est une créature bien curieuse encore pour un philosophe, puisque son nom même est un paradoxe : le mort vivant ou zombi. Comment peut-on à la fois être mort et vivant ? Convaincus de l'importance des mythes et des postulats dans la démarche d'élucidation de sens qui est celle de la philosophie, nous nous demandons quel enseignement tirer de cette figure. Que peut-elle nous apprendre sur notre monde et notre existence ?


1. Le réveil des morts dans le vaudou


Le vaudou est un rite religieux traditionnel du Togo et du Nigeria. Le terme vaudou désigne les puissances invisibles de l'esprit des ancêtres ou des forces de la nature. Avec l'esclavage, les pratiques Vaudous se sont exportées en Amérique du sud. Elles ont intégré dans leur panthéon les symboles de l'église chrétienne. La religion vaudou eut d'ailleurs à subir de nombreuses et cruelles purges jusqu'en 1941 de la part des occupants.
Selon l'opinion populaire, le zombi est un cadavre exhumé par un sorcier (hougan) et réveillé par l'inhalation de son âme contenue dans une bouteille. Il devient son esclave. Le zombi traditionnel n’est donc pas une créature apparue spontanément, autonome et menaçante, mais un être asservi par un humain et propre à répondre à ses caprices.
Pour éviter ce sort au défunt, les membres de la famille peuvent le tuer une seconde fois par empoisonnement, étranglement ou d'une balle dans la tempe. Le mort peut être aussi enseveli avec un poignard pour se défendre ou avoir la bouche cousue pour ne pas répondre à son nom si le sorcier tentait de le réveiller de cette manière. Il s’agit en quelque sorte de préserver son mort d’une quelconque récupération par un autre. Le mort, privé de sa propre mort, devient l’instrument des intrigues entre les vivants.
Selon une explication un peu plus rationnelle, le zombi est victime d'un empoisonnement, par contact cutané, à la tétrodotoxine (extraite du poisson ballon). Cela entraîne l'arrêt de ses fonctions vitales mais n'altère pas sa conscience. Wes Craven, dans son film L'Emprise des ténèbres (1987), exploite cinématographiquement la terreur d’assister, pour cette raison, sa propre inhumation. Plus tard, le sujet est déterré et réanimé par un antidote (atropine ou datura) ou en vertu de la durée limitée de l'empoisonnement. Une drogue hypnotique permet alors de le réduire en esclavage. Ainsi, selon cette version, il ne s’agit pas de ramener à la vie un mort mais de faire passer le vivant pour mort. On obtient moins un mort vivant qu’un vivant mort, ou apparemment mort. On peut toutefois douter qu’une drogue puisse à ce point nous donner les signes cliniques de la mort sans que nous perdions conscience.
Lors de l'occupation de Haïti par les américains de 1915 à 1934, le thème du zombi à transité aux Etats-unis et est entré dans la littérature en particulier avec Le Roi blanc de la Gonave de Wirkus Lieutenant Faustin en 1932. La figure du zombi s'est implantée sans peine en Europe où régnait traditionnellement une peur du retour des morts. Il arrivait d'ailleurs, à des époques où la définition clinique de la mort restait vague, que l'on assommât un mort qui se réveillait. Cela ne pouvait qu'accroître le risque de se réveiller sous terre. Pour Bataille, le mort est le signe de l’introduction de la violence dans le monde. L’idée de contagion se lie à la décomposition du cadavre où l’on voit une force redoutable et agressive. Ce que l’on cherche alors est l’apaisement de l’entropie qui environne la mort (L’Erotisme).

2. Résurrection et Apocalypse

Le regroupement des morts, en particulier en hiver, est une croyance populaire répandue au moyen âge en Europe (Claude Lecouteux, Chasses fantastiques et cohortes de la nuit, Imago, 1999). Ces morts peuvent assister à des messes spéciales ou danser dans les cimetières. Cependant on ne peut qualifier ce genre de réveil des morts de résurrection. Il s'agit plutôt de reviviscence ou de réactivation, comme celle de Lazare, du jeune homme de Naïm ou de la fille de Jaïre dans les Evangiles. La résurrection est une refondation du corps à partir de l'esprit au moment du jugement dernier. Ce qui est ressuscité est purifié, à l'inverse du zombi qui lui est putréfié. A l’admiration qui s’attache au corps ressuscité fait face le dégoût pour le corps réactivé du mort vivant. Sur le plan mythique, au lieu d’apaiser notre crainte liée à la mort, il la rend permanente et non plus intermittente.
Si le zombi est davantage un cadavre réanimé qu'un ressuscité, il est néanmoins contemporain de la fin du monde. Il en est même l'agent. Le récit eschatologie le plus connu est sans doute celui de l'Apocalypse de St Jean. Il en existe cependant dans Les Psaumes, Isaïe, Ezéchiel, St Matthieu, ou même dans l'Odyssée, l'Enéide et chez Platon. On peut considérer que le scénario type de la marche des morts dans les films d’horreur est de nature apocalyptique. Il s’agit de l’adaptation d’un thème universel mais sur un mode travesti et presque parodique. Plus précisément, le scénario apocalyptique dans les films de zombis, de la marche des morts vivants qui contaminent les vivants et envahissent le monde, est une subversion de l'apocalypse chrétienne. Au lieu d'une résurrection des justes après la destruction du monde, on trouve une reviviscence aveugle de tous les morts, une transformation de l'humanité en zombis, qui provoque la fin du monde humain de façon totalement pessimiste. Toute esquisse d'un happy end est systématiquement rendue impossible par le perpétuel retour de l'infection. Il y a donc une véritable inversion du thème apocalyptique, puisque ce n’est plus le désastre qui permet la résurrection des morts, mais c’est la reviviscence qui provoque le désastre. Ici le Pessimisme paraît absolument amoral. Les justes comme les impies sont destinés à finir en zombis. L’introduction d’un happy end reviendrait à annuler cette inversion.
L'apocalypse zombie est délibérément ludique et amorale. Une phrase comme « les morts reviennent sur terre quand il n'y a plus de place en enfer » (Roméro, Dawn of the dead), obéit seulement à une esthétique de la terreur. Cependant - comme le suggère l'étymologie d'apocalypse, qui signifie initialement dévoilement, comme celle de prophétie, qui signifie avertissement -, on peut déceler dans ce scénario catastrophe une sorte de fable écologique liée à l'angoisse du rétrécissement de l'espace à l'ère technologique et au retour de l'ordure refoulée, comme une vengeance du monde par rapport aux déchets que nous produisons. Bien souvent l'origine du fléau est atomique ou chimique. Plus on cherche à se débarrasser de l'ordure, plus on répète sur elle le geste qui la constitue. Ainsi se met en place le cycle de l'éternel retour des morts vivants.
La monstruosité de cet état est elle-même de nature apocalyptique. Le terme monstre dérive du latin monstrum, signifiant fait prodigieux, avertissement des dieux, qui lui même vient de monere, avertir (J. Girodet, Dictionnaire de la langue française). Le monstre n’est donc pas celui qu’on montre mais aussi celui qui montre, qui révèle (Annie Ibrahim, Qu’est-ce qu’un monstre).


3. Les zombis au cinéma

Le premier film de zombis, White Zombi de Victor Halperin, sort en 1932 et s'inspire du roman de William Buehler Seabrook, L'Ile magique, paru en 1929. Puis sortiront encore de nombreux films sur ce sujet tels que La Révolte des zombis (Halperin, 1936), King of the Zombies (1941), Plague of the Zombies (1941) ou I Walk with a zombi (Tourneur, 1943). Tous ces films traitent du mort vivant en insistant sur l'aspect fantastique et inquiétant du folklore exotique. Ce genre, que l'on peut qualifier de gothique tropical, reste imprégné d'une sorte d'orientalisme romantique et de paternalisme colonial. Le mort vivant reste proche de ce qu’il était dans le folklore vaudou et participe d’intrigues humaines sans constituer une altérité vraiment menaçante pour la survie de l’humanité.
Le film de zombis subit une révolution dans les années soixante avec la sortie de La Nuit des morts vivants de Georges Roméro en 1968, et plus généralement avec la naissance du gore, c'est-à-dire le passage de la suggestion de la violence et de l'horreur à son exhibition. Le cinéma américain de cette époque se libère de nombreux tabous dans les thèmes et dans la forme avec la contre culture et des films comme The Big shave, Easy rider, Rosemary's baby. Mais aussi apparaissent pour la première fois en temps réel dans les médias les images d'horreurs de la guerre du Vietnam ou la violence de l'assassinat de Kennedy. Enfin, pour se démarquer du flot de niaiseries qui envahissent la télévision, de moins en moins de producteurs hésitent à soutenir la spectacularisation du sexe et de la violence. L’augmentation de l’exhibition, avec le gore et le pornographique dans les années soixante, répond à la fois à une logique de spectacularisation et à une esthétique naturaliste.
Les zombis inventés par Roméro ne sont plus des esclaves dirigés par un sorcier mais une masse de cadavres réanimés et contagieux, anarchiques et primaires. Le réalisateur, inspiré par Les Oiseaux, Carnival of soul ou L'Invasion des profanateurs, invente un genre de film catastrophe où l'on doit affronter un raz de marée de chair humaine en décomposition. Dans La Nuit des morts vivants, une ébauche d'explication est donnée par la télévision : « des radiations cosmiques ». Mais celle-ci se donne sur un mode parodique et incertain. Ce qui prime, c'est moins le pourquoi que le fait brut, le fait divers de grande envergure. Le film de zombis reflète sans doute l'époque de la naissance de la crise du sens des choses, de la priorité de l'accident sur l'essence. Pourquoi le Vietnam ? Pourquoi la mort de Kennedy ? Il ne s’agit pas seulement d’une intrigue plaçant une poignée de personnages dans une situation étrange, mais aussi d’un fléau menaçant une humanité totalement dépassée par un fait face auquel elle reste démunie. La question de la vulnérabilité de l’humanité et de l’imprévisibilité résistant à la domination technique de la nature se pose.
Le zombi est un monstre inédit. Il est purement matérialiste et consumériste. C'est un corps sans esprit (à l'inverse des esprits sans corps que sont les fantômes), une bouche vorace et muette. Mu par une pulsion sans besoin, le zombi mange de la chair humaine, non pas pour vivre puisqu'il est mort, mais par désir et pour se reproduire. Car le zombi ne peut dévorer sa victime en entier si elle doit devenir à son tour un mort vivant. Le peu de cerveau qu'il reste à ces créatures les amène à répéter machinalement les gestes de leur existence antérieure. Il n'est donc pas difficile de voir en elles la caricature de la masse anonyme qui constitue la société de consommation. La motivation du zombi n’est ni la vengeance, comme pour les fantômes, ni l’appétit, comme pour les vampires, mais une pulsion néantisante aveugle qui pousse à réduire le vivant au mort, le singulier à l’indistinct amorphe.
Le zombi est aussi le négatif de l'image publicitaire. Il est, par sa lenteur et sa difformité, la figure inversée du sportif, le débordement paradoxal de la cosmétique. N'est-il pas d'ailleurs étonnant que l'un de ceux qui contribuèrent à la popularité du mort vivant fût, avec son vidéo clip Thriller en 82, Michael Jackson, qui se fit mainte fois refaire le visage et qui dormait dans un caisson aseptisé ? Le zombi, ainsi que tout le spectacle gore, peut être perçu comme le défoulement sur le mode imaginaire et confortable de la violence réelle de nos sociétés. Tout comme il est l’image inversée d’une rédemption eschatologique, le zombi est le négatif de toute utopie sociale. Il est le rappel salvateur de l’entropie qui menace les sociétés qui tentent de l’endiguer par le contrôle des esprits et des corps.
Face à ce cinéma, les réactions sont diverses. On s'y oppose par confort ou conformisme ou parce qu'on a connu l'horreur réelle et qu'on peine à la distinguer de l'imaginaire. Mais on peut aussi s'y plonger pour se soulager du sécuritarisme anxiogène de nos sociétés ou pour exorciser d'anciens traumatismes. Ainsi, Tom Savini, maquilleur pour Roméro après son expérience au Vietnam, confie-t-il : « j'avais le désir que ce soit aussi horrible que ce que j'avais vu ». On peut se demander si le gore au fond ne tente pas de sublimer la mauvaise conscience occidentale qui bâtit ses palais sur l'esclavage et la guerre, comme ces maisons hantées pour avoir été édifiées sur d'anciens cimetières indiens.
Ce qui rend le gore si fascinant c'est qu'il active une identification impossible. Celle du vivant qui, comme l'explique Epicure, se représente son corps mort déchiré par les oiseaux et les bêtes de proie et gémit de se voir gisant à terre en proie aux bêtes et aux flammes (De La nature, III). Cette divagation est-elle pour autant vaine, voire perverse ? N'est-elle pas au contraire essentielle pour saisir l'importance de la mort et respecter la vie ? Nous savons qu'il est plus facile par exemple de faire périr une foule en actionnant une manette ou en appuyant sur un bouton qu'en affrontant les visages. Le spectacle gore nous parle à la fois de la mort de l’autre en insistant sur la souffrance et la terreur qui l’accompagne, et de notre propre mort, sans la conscience de laquelle serait perdue notre humanité. En ce sens, le spectacle de la mort est l’exaltation de la vie.
Bien sûr, l'horreur simulée n'est rien comparée à la réalité. « Ecrite, la merde ne pue pas, nous dit Barthes ; Sade peut inonder ses partenaires, nous n'en recevons aucune effluve, seul le signe abstrait d'un désagrément ». Mais la belle représentation d'une chose laide, c'est-à-dire de manière aboutie sur le plan littéraire ou cinématographique, permet d'ébranler à distance les tabous du corps et de la mort et de nous instruire sur notre finitude. L'art chrétien déjà avait saisi la familiarité du tabou et du sacré en représentant les décollations, le massacre des innocents, les visions de l'apocalypse, le triomphe de la mort, la pesée des morts, le jugement dernier, l'enfer, le châtiment des damnés et les drames de la passion. Le film de zombis peut-être considéré comme un mode d’interrogation sur l’espace sacré, le tabou, la transgression liée à la mort, le sens de la vie et ce qui nous constitue en tant
qu’humains par rapport au naturel et au surnaturel.
Mais ce qui caractérise le film d'horreur par rapport aux représentations classiques du morbide, c'est sa capacité à choquer, à dégoûter, à faire expérimenter l'impossible grâce au réalisme du cinéma. En outre, par rapport au schéma narratif habituel, le film d'horreur rejette l'heureux dénouement, la romance, l'héroïsme et le moralisme. Il scandalise par son absence de sens et reste radicalement tragique, bien qu'on tente parfois de l'adoucir par le burlesque (Evil dead, bad taste, Shaun of the dead) ou l'action (28 jours plus tard, L'armée des morts). Ce serait minimiser le gore que de chercher à en désamorcer l’effet et à le normaliser. Il est provocateur, démoralisant, punk et refuse la bonne conscience. Il rejette l’angélisme, l’hypocrisie et tente l’expérience de nous introduire au vertige de l’horreur sans pour autant franchir, comme le snuff movie, la frontière séparant le fantasme de la réalité.


4. Un Conte philosophique

Le film de zombi témoigne de la gestion des corps et des masses dans le monde moderne. Ce sont des films biopolitiques où l'espace est conçu comme une partie vitale, contaminée ou purifiée, sur le modèle de la logique fasciste de l'espace vital et de l'espace nettoyé. Le corps des populations y est une matière traitée dans sa plasticité même, gazée (Auschwitz), irradiée (Hiroshima) ou brûlée (Vietnam). Le mort vivant introduit dans le monde l’inhumanité chez l’homme même ou la souligne. Elle vient de ce que l’autre n’est plus considéré que comme une matière organique malléable, susceptible d’ailleurs de devenir cobaye, cuir, savon etc.
Le mort dans cette logique représente le repoussoir absolu, l'ultime altérité à faire disparaître. Déjà le rite funéraire pouvait être lié au désir de se faire des alliés de cet être gênant et incertain, par crainte d'une vengeance de l'au-delà autant que par respect pour le défunt. Dans le monde contemporain, le mort devient un problème médical et technique à éradiquer. Le mort vivant devient dans ce contexte doublement problématique. Comment tuer un mort ? Si chez Roméro il est toujours possible d'en venir à bout en visant le cerveau, chez Fulci et O Bannon la fumée de la crémation d'un zombi est elle-même contagieuse et peut, dans l'eau de pluie, réanimer les morts des cimetières. Le mort vivant révèle l’échec de la domination humaine la nature. Il est contemporain de la conscience post moderne que la destruction travaille en nous et hors de nous, de façon inéluctable, sans qu’aucune technologie
ne puisse l’empêcher. Celle-ci en est même l’instrument le plus efficace.
La haine de l'autre consiste à le faire glisser peu à peu du côté de la mort à éradiquer. Le premier acte de la destruction raciste consiste à voir en sa victime un être putride, mortifère et contagieux. Dans les écrits fielleux d'un Hitler ou d'un Céline, la diabolisation des juifs passe par une stigmatisation au sens médical, ce qui conduit à terme, en guise d'exorcisme, à des solutions chimiques et scientifiques. Une fois l'humanité de la victime niée, le bourreau devient à son tour un monstre inhumain. Cela correspond, dans le film de morts vivants, au moment où l'on doit se résoudre à ne plus voir en un proche contaminé qu'une créature qu'il faut détruire. Si le zombi est un personnage de fiction, il ne s’oppose pas à la réalité en ce que la fiction travaille elle-même nos actions. La transformation matérielle de l’homme en zombi au cinéma exprime la diabolisation et la métamorphose imaginaire qui s’opère quand l’alter ego est considéré comme une altérité radicale.
Toutefois, la figure du zombi au cinéma ne saurait être assimilée au visage biffé de ceux que l'on appelait les « musulmans » (Primo levi) à Auschwitz., affamés et épuisés jusqu'à être qualifiés par Carpi de « morts-vivants » (Diaro di gusen). Le masque zombi reste une entité carnavalesque manifestant l'opacité des pulsions humaines. C'est un objet de terreur fascinante alors que le visage des damnés d'Auscwhitz fut à ce point insoutenable qu'il fut négligé autant par les SS que par les détenus (Z. Ryn et S. Klodzinski, An der Grenze zwischen Leben und Tod). Le zombi est véritablement le produit d’une catastrophe involontaire, tandis que le « musulman » est un humain ruiné, c’est un vivant mort, tué, intentionnellement assassiné à petit feu. Le mort vivant est autre qu’humain et non un humain ruiné. En cela le masque zombi est fascinant et peut être regardé en face, tandis que le visage de l’homme exténué d’Auschwitz est insupportable, comme sont insupportables les corps en lambeaux d’Hiroshima.


Le zombi apparaît comme un monstre moderne, reflétant des problèmes contemporains que les figures classiques du fantastique ne pouvaient porter. C'est une créature de l'apocalypse moderne, gigantesque par sa capacité d'expansion et de croissance. Il représente l'ordure de l'humanité en même temps que notre propre inhumanité, avec une cruauté bien supérieure à celle de l'animal sous une tunique aseptisée. Certes le film de morts vivants s'apparente à un jeu effrayant, à un conte pour adulte. Mais on ne peut lui refuser, chez des réalisateurs comme Roméro, sa qualité esthétique et son intelligence. Le spectacle gore de cette catégorie est loin de nous désensibiliser et de nous apprendre à être cruel. Il nous enseigne plutôt quels peuvent être les mécanismes de la peur et de la violence. Le film de zombis marque la limite du progrès. Il participe d’une herméneutique du monstrueux (Sloterdijk) propre à la pensée moderne qui côtoie au quotidien la virtualité apocalyptique nucléaire, chimique etc.

Raphaël Edelman, Rencontres de Sophie, Nantes 2009

samedi 14 mars 2009

LIEUX D'ENFERMEMENT ET ESPACES D'EXCLUSION



Des milliers de personnes meurent chaque année en raison de la politique européenne de fermeture des frontières. Le phénomène ne se limite pas au continent européen. Dans les camps, les bidonvilles, les squats des millions de personnes survivent dans la misère et sont exclues du système de partage des richesses. Comment ces espaces d’exclusions naissent-ils ? Quel est leur rapport avec les lieux d’enfermement ? Comment lutter contre ?


Dans Surveiller et punir, M. Foucault nous livre une analyse précieuse des lieux d’enfermement et de la logique historique qui a conduit à la gestion autoritaire de l’espace que nous connaissons aujourd’hui. Le processus de mise au pas, de discipline et d’arraisonnement des corps et des peuples que décrit Foucault est contemporain du développement du capitalisme. Celui-ci repose sur le processus d’appropriation des terres, d’enclosure, d’exclusion des paysan.es et leur transformation en prolétariat. Exclu.es de leur espace de vie agricole, il.les se sont retrouvé.es enfermé.es dans des caserne-usines. Quant aux exclu.es du système capitaliste, que l’usine n’a pas absorbé.es, il.les rempliront les prisons. 

Ainsi se complètent les deux logiques d’exclusions et d’enfermement. Les exilé.es chassé.es de leurs lieux de vie par la guerre et la misère et refoulé.es par les autres pays se retrouvent séquestré.es dans des camps ou des centres « humanitaires » quand il.les ne sont pas tout simplement à la rue. L’origine commune des lieux d’enfermement et des espaces d’exclusion sont le vol et l’exploitation capitaliste.

Dans un sens, à différents degrés, nous sommes tou.tes exclu.es de quelque part et enfermé.es quelque part. Les tavailleur.euses sont enfermé.es dans leur routine, dans le monde préformé des médias et exclu.es d’un certain nombre de richesses plus ou moins factices. Le sentiment de manque est le moteur de la productivité. La représentation de la misère fonctionne également comme un ressort. 

On peut considérer que plus on possède de richesse moins on est exclu ou enfermé. Le riche a ses entrées partout. Rien ne lui est refusé. Les frontières lui sont grandes ouvertes. Si jamais un groupe « minoritaire » refuse de lui serrer la main, de débattre avec lui ou de se plier aux règles électorales, s’il se sent vulnérable dans les quartiers populaires, alors il s’insurge contre le non respect des lois républicaines et démocratiques. 

L’écart est frappant entre, d’un côté, un discours de légitimation basé sur la défense de la démocratie, la république, l’unité nationale, la laïcité, le respect de la loi et, de l’autre côté, la réalité politique et sociale : prises de décisions autoritaires, ségrégation de classe, genre et race, prédominance des « souchiens » et des chrétiens, état d’urgence et d’exception. Quand malgré tout la réalité traverse les discours hypocrites, quand la misère, les massacres, les suicides et les violences produits par notre société refont surface, la diabolisation œuvre à convertir l’empathie en haine : «après tout, ces souffrances doivent être méritées, puisque nous, les honnêtes gens, échappons à ce sort tragique ». 

Dans les sociétés traditionnelles, la mise au banc était la pire des punitions. L’enfermement est apparu avec les états, avec l’esclavage, la ville, sur le modèle de l’enclos et de l’élevage. Dans l’histoire récente, le panoptique de Bentham s’inspira du zoo, les usines de Ford des abattoirs. Toutefois le bannissement n’a pas été aboli, il a été renommé « exclusion ». Que l’on soit enfermé dans un camp ou mis à la porte de chez soi et interdit de séjour dans les banques et les commerces, c’est à peu près équivalent, ou ça le devient de plus en plus. 

Une autre manière encore d’exclure, c’est de détruire l’environnement. La pollution des sites, le bombardement des villes, la destruction des commerces, le gazage des bidonvilles, le harcèlement policier sont autant de techniques de pourrissement du milieu. 


La dépendance structurelle des espaces d’exclusion et des lieux d’enfermement nous invite à les déconstruire simultanément. La lutte contre l’incarcération suppose la défense d’espaces décents. Défendre Calais c’est lutter contre les procédures de rétentions, de sélection et d’expulsion des exilé.es. Défendre la ZAD c’est défendre des lieux d’autonomie qui échappent à la précarisation liée au développement capitaliste. Le gouvernement souhaite construire de nouvelles prisons pour pallier à la surpopulation carcérale. Nul doute qu’elles seront rapidement saturées à leur tour tant que l’on continuera à détruire les conditions d’une vie décente. Lutter contre les murs c’est donc reconquérir les espaces colonisés par le commerce et la police. Ne nous laissons pas enfermer dans nos appartements, descendons dans les rues, bâtissons des lieux de résistance et défendons les.


Photo : Tribune de Genève, Camp de réfugiés, Bosnie, 2019

VIOLENCE ET DEMOCRATIE

L'expérience de la violence, dans le cadre du confort moderne, semble n'appartenir plus qu'au monde virtuel des pages et des écrans. La violence ne serait plus qu'un objet de crainte et non une expérience immédiate. Mais la violence n'est-elle pas encore bien présente, au cœur même de la peur, à travers les discours et les images ? N'est-elle pas encore là, sous une forme plus ou moins voilée, dans la vie quotidienne ? Dans les quartiers pauvres, les prisons, aux frontières, dans les camps de rétention ou les manifestations, la violence a-t-elle vraiment disparu ? Pour bien comprendre cette violence inhérente à notre société, nous nous interrogerons sur ses origines, ses  formes et les manières de la combattre. Nous verrons si cela est possible sans recourir à une contre-violence qui risquerait de la perpétuer plutôt que de la faire disparaître.

Demandons-nous d'abord si la violence appartient au monde naturel. Nous qualifions de violents certains des comportements animaux, comme la chasse ou les luttes de rivalité, motivées par l'instinct. Selon les travaux de Conrad Lorenz et Irenaus Eibesfeldt, les agressions intraspécifiques sont peu dangereuses, excepté en milieu artificiel sous l'effet du stress. 

L'emploi du mot "violence", concernant l'animal, pourrait trahir une sorte de projection anthropomorphique du comportement humain sur l'animal. Car, chez l'homme, la violence se définit comme transgression d'une règle. Ainsi, la lutte, la boxe, la chirurgie ou l'euthanasie ne sont pas considérés comme des agressions. Autrement dit, le qualificatif "violent" possède un caractère moral. Dire d'une tempête qu'elle est violente est une personnification, au même titre qu'on dit du soleil qu'il se lève. Les violences contre l'environnement sont en réalité des violences contre les organismes qui dépendent de cet environnement. La violence serait donc attribuable à l'homme uniquement. Il faut un être responsable d'un côté, c'est-à-dire libre d'agir ou de s'abstenir, et un être intentionnel de l'autre, susceptible de souffrir, d'où la possibilité de la violence contre les animaux.

La grande majorité des philosophes partent du principe que l'homme est naturellement violent, ce qui leur permet de justifier l'autorité et, du même coup, leur statut de conseiller d’État. Dans le Gorgias de Platon, Socrate défend la raison discursive contre la violence revendiquée par Callicles et Pollos (1). Chez Hobbes, au XVIIe, l'homme est naturellement en état de guerre (2). De même, l'image de la violence naturelle de l'homme permet-elle de justifier la logique compétitive et évolutionniste de l'économie de marché, tout comme elle légitime le darwinisme social ou l'oppression raciste (3). 

Il faut donc attendre un auteur comme Pierre Kropotkine et sa défense de la solidarité dans La morale anarchiste (1889) pour démentir ce préjugé d'un homme naturellement violent et combattre par là même la justification de l'exploitation et de la répression. Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, a également valorisé l'entraide et la coopération dont les hommes sont capables depuis des temps reculés. En un sens, ces auteurs font écho aux positions d'Aristote, dans la Politique, sur la nature sociable de l'homme . 

Selon nous, l'homme n'est pas naturellement violent mais il le devient suivant le type de société qu'il développe. Des auteurs ont par exemple fait de la propriété privée la cause de la violence, en vertu des inégalités qu'elle entraîne. Erich Fromm, Ernst Gellner ou encore John Zerzan prétendent que l'agressivité humaine naît au néolithique, en 8000 env. Av JC, avec l'apparition de l'agriculture. C'est aussi ce qu'illustre  un célèbre passage du Discours sur l'inégalité de Rousseau (4). 

On peut insister plus particulièrement sur le rôle du développement technique, inversement proportionnel au développement moral. Le recours à des instruments et des machines de plus en plus sophistiqués induit une déshumanisation des sociétés, en déréalisant les rapports humains et délayant les responsabilités. Nous admettons donc que la violence apparaît en particulier chez l'homme, mais de manière contingente en vertu du type de société qu'il se donne. 

Considérer la violence comme le résultat de la culture et des institutions permet par ailleurs d'éviter le piège du moralisme qui consiste à juger les personnes et leur responsabilité sans prendre en considération les facteurs sociaux et systémiques. C'est ce qu'on fait de nombreux philosophes en plaçant le libre arbitre au cœur de la nature humaine de manière à ne jamais mettre en cause l'ordre établi. Si le mal existe, c'est en vertu selon eux de la nature humaine pécheresse et non d'une société injuste et inégale. Or c'est l'inverse qu'il faut faire, en désignant, en ce qui concerne par exemple la violence conjugale ou la brutalité policière, non la faute individuelle en priorité mais le système qui les rendent possibles, à travers l'éducation et les préjugés. On s'aperçoit alors que la société produit et se nourrit de la violence qu'elle prétend contenir et corriger (5). 


Lorsque l'on compare la société moderne à certaines sociétés traditionnelles, on insiste généralement sur le rôle important que jouent les coutumes et la religion dans ces dernières. Les tabous et les rites de ces sociétés traditionnelles sont souvent perçus comme brutaux et arbitraires comparé aux sociétés modernes considérées comme moins violentes. Or c'est notre cadre de référence et notre absence de recul qui nous empêchent de prendre la mesure de la violence de notre société. Comme l'a montré par exemple Michel Foucault, la société moderne n'a pas éliminé la violence mais l'a rendue moins visible. L'exécution publique spectaculaire a laissé place à la discipline et, plus globalement, à la gestion technologique des populations. Le conditionnement s'exerce à la fois sur le corps, par le biais de la médecine et de l'éducation, mais également sur l'esprit, à travers les techniques de l'information, du management, de l'enseignement, de l'éducation etc. Le résultat d'un tel conditionnement n'est pas l'élaboration d'un peuple pacifique. Les études sur l'obéissance, la déresponsabilisation et la banalité du mal ont montré comme ce dispositif a accouché d'une armée de bourreaux ordinaires et serviles, entièrement dévouée à l'administration de l'exploitation et du meurtre (6). 

Les avis divergent sur le nom qu'il faut donner au système moderne : Système technicien ? Système capitaliste ? Peut-être ne s'agit-il que des faces d'une même médaille, l'efficacité servant la rentabilité, le développement technologique nourrissant la croissance capitaliste et la consommation destructrice permettant l'accumulation financière d'une minorité. On peut énumérer un grand nombre de dispositifs techniques destinés à maintenir ce système basé sur l'exploitation : rénovation urbaine et urbanisme sécuritaire, empêchant la réappropriation, l'entraide et l'autogestion ; gentrification des quartiers, notamment à l'occasion de grands événements sportifs, métropolisation, plan vigipirate,  marché carcéral, mise en réseau des bases de données sociales et policières, néo-management etc. 

L'impérialisme et le colonialisme sont encore d'autres noms possibles, qu'il s'agisse de conquérir des terres, des peuples, des corps ou des consciences, et cela depuis les enclosures ou la découverte de l'Amérique jusqu'à l'appropriation de temps de cerveau disponible par les outils numériques. La colonisation des esprits, avec la victoire des médias de masse, comme l'a remarqué entre autre Gunter Anders, remet sérieusement en cause la démocratie. 


L'organisation de la violence dans la société moderne suppose au moins trois niveaux liés aux différentes classes et traduisant une gradation de cette violence. Le niveau le plus discret mais déjà puissant est celui des cadres. A la fois dominants et dominés, dominants parce que dominés, les cadres sont stressés par la politique du chiffre et l'obligation du résultat.. Ils subissent une certaine violence physique : disponibilité, mobilité ; et psychique : évaluation, quantification, modernisation, sanction, harcèlement, pression, licenciement (7). Managers, animateurs, DRH, chefs de services etc. sont pleinement soumis à l'injonction productiviste mais aussi consumériste. Car la consommation statutaire, bien qu'elle garantisse à la classe dirigeante un confort exceptionnel, s'avère en même temps très contraignante (tourisme, cosmétique, équipement etc.). 

Le niveau suivant sur lequel la violence s'exerce encore bien plus fortement est celui du prolétariat. Il s'agit traditionnellement des ouvriers, des paysans ou des esclaves, c'est-à-dire généralement des métiers manuels, même si certains métiers administratifs peuvent aussi s'avérer aliénant (appels téléphoniques, saisie des données, vente, surveillance, etc.) (8). Le travail y est mal rémunéré, peu valorisé et réclame peu de savoir-faire. Ainsi le prolétaire n'a pas de singularité et représente une fonction que n'importe qui peut effectuer. Le prolétaire est dépossédé de tout, de ses moyens de production, du logement qu'il loue, du savoir-faire lorsqu'il est sous-diplômé, du savoir-vivre lorsqu'il n'a plus la force de faire autre chose en fin de journée que d'avaler un plat préparé devant un écran de télévision. Autrement dit, le prolétaire a perdu toute autonomie pour devenir la ressource organique principale du capitalisme. Asservis dans leur corps au travail, les prolétaires sont aujourd'hui bien souvent dépossédés de leur imaginaire, colonisés par une culture de masse destinée à stériliser toute contre-culture ouvrière. 

Le dernier niveau où s'exerce le plus durement la violence sociale et institutionnelle est celui du sous prolétariat, comprenant les exclus, les marginaux, les anormaux, les fous, les étrangers, les réfugiés, les jeunes de banlieue, les pauvres, les squatteurs et les sans-abris, bref tous les criminalisés soumis au grand enfermement auparavant destiné aux lépreux et aux pestiférés (Foucault). Le monde moderne est celui des murs (Mexique, Israel, Afrique du Sud), du barbelé, des frontières, des codes d'accès, des cartes et des trousseaux de clés en tout genre, des ghetto et des bidonvilles contre les gatted communities (Rodrigo Pla, La Zona) (9). Ce sous-prolétariat, véritable anomalie pour le système, représente le potentiel révolutionnaire le plus évident, puisque d'emblée redouté par tous en temps de crise et de terreur perpétuelles. Rappelons que la terreur est avant tout le nom d'un régime politique qui désigne un ennemi interne et externe, véritable victime émissaire, en vue de garantir l'unité de l'Etat contre lui (10). Quel que soit les conflits réels de notre société, nous devons reconnaître à quel point la mise en scène médiatico-policière et simpliste de l'ennemi répond à un processus fondamental de diabolisation en vue de dessiner l'unité nationale, interdisant ainsi l'analyse complexe des causes de ces conflits. On peut se demander si cette situation figée n'est pas nécessaire à la classe politique pour se rendre indispensable aux citoyens. 

Or le régime de la terreur produit la plus grande des violences : loi d'exception, camps, ghettos, torture etc. Le résultat est inéluctablement la souffrance intolérable des habitants des bidonvilles, des migrants noyés, des militants persécutés, avec son lot de mutilations et d'exécutions sommaires. La terreur accouche mécaniquement d'un contre-terrorisme révolutionnaire tout aussi abominable mais nécessaire au maintien de la terreur d'Etat (11). 


Nous avons tenté de faire correspondre à la structure de classe de la société moderne différents niveaux de violence. Il s'agit bien sûr d'idéaux types dont les définitions recouvrent une réalité complexe. Deux possibilités pratiques sont alors possibles face à ce constat théorique : collaborer au système oppressif ou y résister. Dans le premier cas, la violence du système est acceptée, généralement par crainte d'être plus durement écrasé par ce système si l'on s'y oppose. Dans l'autre cas, on accepte le risque de s'exposer à une plus grande violence, dans l'espoir malgré tout de la faire reculer (12). 


L'opposition non-violente est d'abord celle qui emprunte les voies légales en vue de réformer le système de l'intérieur. Par exemple l'association Robin des toits réussi à obtenir un moratoire sur les antennes relais, sans doute provisoire, uniquement par la voie des médias et des tribunaux. Ce genre d'opposition s'appuie sur des structures reconnues : partis politiques, syndicats, associations. Il utilise les outils du dialogue, de la procédure, de la concertation, de l'animation, de la publication, de la manifestation etc. Il peut se retrouver empêchée par des procès, des coupures de subvention, des intimidations, etc. Mais le pouvoir, dans les démocraties parlementaires, en tant qu'elles veillent à leur image pour se maintenir, s'efforcent d'accueillir la contestation, sans pour autant trop céder de terrain pour ne pas perdre son autorité et ses privilèges. Son but est essentiellement de perdurer en s'adaptant aux revendications et en améliorant ses méthodes de persuasion. Le défaut de l'opposition légale et non-violente est sa faible puissance pour combattre les privilèges et les inégalités en profondeur et rapidement. Elle aboutit à des aménagements de l'oppression qui se restructure pour mieux persister (syndicalisme). 


On appelle désobéissance civile (même si elle n'est pas nécessairement le fait de personnes reconnues ou autoproclamées comme citoyens) le fait de sortir de la légalité de manière non-violente afin de pallier à l'inefficacité des réformes. Elle consiste en un refus non dissimulé de respecter la loi, en acceptant de subir d'éventuelles peines, de manière à sensibiliser l'opinion à l'illégitimité de cette loi (fauchage d'ogm, sabotage, grève, protection des demandeurs d'asile, lancement d'alerte, refus de la délation, par exemple à l'Anpe ou l'éducation nationale en ce qui concerne les sans papiers, réquisition de terres ou de logements, manifestation spontanée, etc) (13).

Le déséquilibre des forces entre le désobéissant et l'autorité contribue à alerter l'opinion sur l'injustice de la loi. Il est clair que cette méthode est appropriée dans des régimes où la représentation médiatique est importante. Bien qu'elle expose en principe le désobéissant à des peines (licenciement, amende, mutilation, emprisonnement, blessures, décès), elle apporte certains résultats, comme par exemple le moratoire sur les Ogm en France (14). Bien que non violente, la désobéissance civile est très souvent qualifiée de violente par les institutions, surtout lorsqu'il y a dégradation des biens, ce qui traduit une certaine fétichisation de la marchandise par les médias et le pouvoir dans notre société.


Il nous semble que l'on peut vraiment caractériser un acte comme violent lorsqu'il vise une personne pour la blesser physiquement ou menacer de le faire. La violence psychologique existe également mais est plus difficile à définir. Il est certain qu'elle s'avère bien plus grave lorsque le responsable de cette violence est en position de force et n'a pas grand chose à perdre (15). Il faut aussi distinguer la violence défensive de la violence offensive. La responsabilité de la première est largement partagée avec l'attaquant. On peut refuser de se défendre lorsqu'on est prêt à en subir personnellement les conséquences. Mais la passivité, quand elle met en danger autrui, peut s'apparenter à de la non assistance à personne en danger (16). 

Quant à la distinction entre révolte et révolution, elle est liée à la finalité de chacune. La première est perçue comme une réaction ponctuelle et corporative à une injustice. La seconde vise à installer durablement un nouveau régime. Les révoltes, nombreuses à travers l'histoire, ont rarement abouti à des révolutions. Quant aux révolutions, préparées de longues dates, elles profitent d'une révolte, ou en tout cas d'une circonstance exceptionnelle, pour avoir lieu (17).  

Bien que les révoltes apparaissent comme plus superficielles que les révolutions, on a vu à l'époque post-moderne apparaître une défense de la révolte contre l'idéal révolutionnaire, considéré comme inéluctablement totalitaire. Cette position se dessine après la seconde guerre mondiale, par exemple avec la dialectique négative de l'Ecole de Francfort (Adorno, Horkheimer, Marcuse) mais surtout dans le sillage de mai 68 avec le post-structuralisme. Il s'agit de refuser le mythe de la fin de l'histoire, avec son caractère messianique et totalitaire. Dans ce cas, on va privilégier des actions éparses, locales, ancrées dans le présent. Cette remise en cause du processus révolutionnaire, basée sur un certain réalisme, présente en revanche le risque de ne rien proposer d'autre qu'un aménagement du système et convient assez bien aux réformistes libéraux voire aux conservateurs. La tradition révolutionnaire, quant à elle, héritée de la Révolution française et conceptualisée par Marx et Bakounine, dans le sillage de Hegel, ne disparaîtra pas. Elle défend l'idée d'une violence purificatrice, issue de la vie et susceptible de renverser l'ordre inégalitaire imposé par les Etats bourgeois (Sorel, Benjamin, Sartre, Fanon).

Il est évident que ce qui apparaît comme un processus insurrectionnel ou révolutionnaire pour certains est directement qualifié de terrorisme par les responsables de l'ordre établi. Par exemple, les résistants de la seconde guerre mondiale étaient qualifiés de terroristes par le régime de Vichy. C'est pourquoi il est souvent si difficile d'évaluer de manière neutre et dépassionnée la violence révolutionnaire. La violence, en particulier lorsqu'elle est cruelle et gratuite, est un mal insupportable. La violence et la guerre sont des maux intolérables et méritent bien d'être condamnés a priori. Leur justification utilitariste est généralement suspecte et problématique. Mais, comme nous l'avons vu, la passivité peut aussi s'apparenter à de la complicité. On ne peut se soustraire aux principes de légitime défense et d'assistance aux personnes menacées. Autrement dit, si la violence doit disparaître, il faut s'interroger sur les meilleurs moyens d'y parvenir.


Nous avons d'abord tenté de montrer que la violence n'a pas disparu des sociétés dites démocratiques mais qu'elle les structure encore. De même, la résistance à la violence comporte différents degrés. La violence est indiscutablement un mal que l'on souhaite voir disparaître. Mais tout serait beaucoup plus simple si le refus de la violence ne revenait pas parfois à l'acceptation de la violence des autres. Comment rester sagement à sa place lorsque son voisin se fait agresser ? Ainsi le pacifisme peut se faire complice de l'agression. 

La démocratie, étymologiquement pouvoir du peuple, suppose un engagement de celui-ci supérieur à ce que le système électoral veut bien lui donner. Dans un sens, ce système est antidémocratique en ce qu'il invite chacun à déléguer sa puissance politique. Si bien que le militantisme est peut-être la seule activité susceptible de véritablement combattre la violence de l'exploitation. La légalité est idéalement la meilleure voie contre la violence. Mais dès lors que la légalité est elle-même illégitime, que reste-t-il d'autre que l'illégalité pour défendre la justice (18) ? 

Enfin, il semble que nous ne puissions pas définitivement parvenir à la paix et la justice autrement qu'à travers une révolution culturelle mettant fin au système de la défiance générale qui justifie les pouvoirs autoritaires. Comme le rappelle Cicéron, "Le fond de la justice est la foi, c'est-à-dire la fidélité et la véracité dans les paroles et les conventions". Nous retrouvons cet horizon chez un philosophe comme Levinas, qui prône une éthique de l'ouverture à autrui, en opposition avec le règne libéral actuel de la peur de l'autre et des calculs d'intérêt. Mais c'est également dans l'histoire des peuples anciens, comme le montrent les anthropologues Pierre Clastre et David Greiber, ou dans les conduites quotidiennes entre amis (Alain Caillé), que réside la possibilité réelle d'un vivre ensemble pacifié, dans lequel les conflits, inhérents à la diversité des opinions et des libertés, n'aboutissent pas à la guerre et l'horreur.


Notes


(1) Callicles affirme : "La nature nous prouve qu'en bonne justice, celui qui vaut plus doit l'emporter sur celui qui vaut moins, le capable sur l'incapable... La marque du juste, c'est la domination du puissant sur le faible" (Platon, Gorgias). Cette idée sera reprise par Nietzsche : "L'exploitation n'est pas le fait d'une société corrompue, imparfaite ou primitive ; elle est inhérente à la nature même de la vie" (Par delà le bien et le mal).

(2) "Les hommes ne retirent pas d'agrément... de la vie en compagnie, là où il n'y a pas de pouvoir capable de les tenir tous en respect. Dans un tel état (de guerre), il n'y a pas de place pour une activité industrieuse, parce que le fruit n'en est pas assuré" (Hobbes, Leviathan).

(3) Par exemple, Kant affirme, dans l'Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolite, que l'opposition à autrui éveille le force humaine conduisant à la culture et la moralité. C'est la même idée que l'on retrouvera chez Hegel dans La raison dans l'histoire. On pourrait y ajouter les théories de Bernard de Mandeville et d'Adam Smith concernant le rôle joué par le vice privé, la concurrence et donc la violence, dans l'enrichissement des nations. 

(4) "Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux et comblant le fossé, eût crié à ses semblables: "gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne" (Rousseau, Discours sur l'inégalité).

(5) Arrêtons-nous un instant sur la question de la violence policière. Matthieu Rigouste a défendu la thèse selon laquelle la notion de bavure est inadéquat pour la comprendre. Le tir tendu au flash-ball à auteur de visage est une technique précise et délibérée. Car, par essence, la police a pour objectif le maintien de l'ordre et non le respect strict de la légalité. L'intimidation et l'humiliation jouent ici un rôle fondamental. C'est sans doute la raison pour laquelle la promesse N°30 de F. Hollande de délivrer des récépissés de contrôle de police pour éviter le harcèlement au faciès n'a pas été tenue. Par ailleurs, Serge Dassault en 2011 affirmait "Quand on vend du matériel, c'est pour que les clients s'en servent". L'expansion du marché de la coercition et de la guerre, que ce soit au niveau de l'architecture, de l'armement, des technologies de contrôle ou des services, en France et à l'étranger, n'a donc pas un but simplement préventif. On peut difficilement  comprendre ce développement autrement que comme la condition d'un projet de domination et de contrôle par la force.

(6) Les expérience de Zimbardo, sur le zèle des participants à s'identifier à leur rôle de gardiens et de prisonniers, ou de Milgram, sur la façon dont les participants obéissent aveuglément aux experts, confirment les thèse de Hanna Arendt sur la banalité du mal dans Eichmann à Jérusalem. Experts, bureaucrates et ouvriers se trouvent pris dans un appareillage sophistiqué de domination et de répression généralisés, duquel il ne peuvent s'extraire sans risquer d'en être à leur tour la victime.

(7) voir par exemple Richard Sennet, La culture du nouveau capitalisme ; Frederic Lordon, Capitalisme, désir et servitude ; Philippe Coutant, Gérer sa vie

(8) Le prolétaire aujourd'hui peut être être aussi l'étudiante ou l'étudiant déguisé en peluche pour distribuer des tracts, le serveur ou la serveuse de fast-food, la caissière ou le caissier de grande surface, etc.

(9) Giorgio Agamben, dans Moyens sans fins notamment, décrit le régime d'exclusion et d'exception qui s'applique à la vie nue de ceux  qui ne sont plus considérés comme faisant partie de la cité et de la vie politique. Matthieu Rigouste, dans La domination Policière, parle lui des damnés de l'intérieur soumis à l'endocolonialisme, c'est-à-dire à une guerre coloniale mais à l'intérieur même des Etats. 

(10) René Girard, Dans la violence et le sacré, explique que les sociétés trouvent leur unité en tournant les rivalité, liées au fait de désirer tous les mêmes choses, vers un ennemi fantasmé. Freud, dans Malaise dans la civilisation, montre également que le groupe trouve son unité organique et vitale en détournant sa pulsion de mort vers l'étranger.

(11) Un modèle récent de terreur est celui de 2001 aux Etats-unis avec le Patriot acte, avec l'usage de la torture et la surveillance généralisée. Cet état de non droit s'appuie sur une philosophie utilitariste du mal nécessaire où la fin justifie les moyens. Torture (Abou Grahaïb, Guantanamo), guerre préventive, rétention de sûreté et prolongation des peines, droit pénal d'exception, politiques sécuritaires sont justifiés par l'argument de la recherche du plus grand bonheur pour le plus grand nombre (Günther Jacob, Fritz Allhoff et l'argument de la ticking-time bomb). Or cette philosophie, parfaitement amorale sur le plan déontologique, s'avère également désastreuse dans ses conséquences, puisqu'aucune information fiable n'est délivrée sous la torture et que l'agression préventive ne fait qu'accroître les haines et les violences.

(12) Les plus opprimés peuvent à première vue paraître ceux qui ont le moins à perdre à combattre le système. Toutefois, étant les plus affaiblis, il peuvent aussi désirer conserver le peu qu'ils possèdent, tandis que les plus privilégiés peuvent plus aisément prendre des risques. Ainsi il n'y a pas nécessairement de correspondance entre les différents degrés d'oppression et les différents degrés de résistance.

(13) On trouvera chez La Boétie au XVIe siècle, dans son Discours sur la servitude volontaire, un précurseur de la désobéissance civile. Il se demande "comment il se peut que tant d'hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d'un tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'on lui donne". On trouvera chez Locke la possibilité de désobéir à L'Etat s'il est injuste. La figure la plus célèbre aujourd'hui est sans doute celle de Gandhi. Sandra Laugier et Albert Ogien, dans Pourquoi désobéir en démocratie se réfèrent à Emerson et Thoreau aux Etats-unis. 

(14) La désobéissance civile se distingue des opérations discrètes en vue de l'intérêt personnel que l'on qualifie de délinquantes. Toutefois, il n'est pas évident que toutes les opérations discrètes n'ait qu'un intérêt personnel, comme dans le cas de sabotage, de saccage ou de vol à des fins politiques ou sociales.

(15) On imagine mal un employé harceler son patron. De même, la dégradation des biens, lorsqu'elle touche directement une personne, peut être assimilée à une violence, en tant qu'elle nuit à sa qualité de vie, comme lorsqu'on expulse en urgence un squat de sans-abris. Mais la destruction d'un bâtiment administratif ou d'une vitrine relèvent davantage du sabotage ou du saccage que de la violence au sens propre. 

(16) C'est l'argument utilisé par Gunter Anders pour légitimer la violence antinucléaire. Selon lui, la non-violence, qu'il nomme happening, contre le lobby nucléaire, particulièrement dangereux pour l'humanité, est plus irresponsable encore que le pacifisme face à Hitler (La violence, oui ou non). 

(17) On ne confondra cependant pas les révoltes et révolutions avec les crises, qui sont la façon dont les régimes profitent ou créent des catastrophes pour étendre leur pouvoir : une guerre, un accident, un attentat, un séisme etc. (Naomie Klein, La Stratégie du choc).

(18) Toutefois, en tant que l'illégalité échoue elle aussi bien souvent et renforce l'oppression, lorsqu'elle est violente, en menant peu à peu vers la guerre, les dirigeants politiques et économiques ne pourront préserver la paix qu'en rompant avec leur incapacité structurelle au dialogue et surtout en acceptant de partager le pouvoir avec tous, ce qui risque de prendre encore un certain temps.


Février 2015, Nantes 


Photo : Fotomovimiento, Manifestation indépendantiste, Catalogne, Octobre 2019