dimanche 14 mars 2010

REPRESENTATION, PARTICIPATION ET AUTOGESTION

      


La démocratie représentative se substitue en principe à l'autoritarisme. Elle naît et se développe à partir du XVIIe. Elle se présente comme l'antidote contre les régimes autocratiques monarchiques ou fascistes. La démocratie représentative est le régime des états libéraux. Mais si démocratie signifie pouvoir du peuple, la démocratie représentative est en vérité une aristocratie élective (Rosanvallon). Parmi les élus, on ne trouve quasi personne qui soit issu des travailleurs manuels. Ils appartiennent à une classe de professionnels éloignée du mode de vie de la plupart des gens. Parmi cette classe, les individus sont mis en concurrence et sélectionnés (examen, campagne) afin que les "meilleurs" (
aristo) soient retenus. Il s'agit souvent des plus riches, des plus cyniques et des plus rusés et non des plus compétents. Il n'y a pas plus de rapport entre les élus et la société qu'entre la carte et le territoire (Mirabeau). Le représentant est coupé du représenté, comme le signifiant du signifié chez Saussure. Il ne représente plus mais dirige en prenant les décisions que les électeurs ne prennent plus eux-mêmes. La politique, pour un électeur, se résume à choisir un candidat occasionnellement. Ainsi, on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'une véritable démocratie. Les représentants délibèrent sur des représentations abstraites sécrétées par la bureaucratie. 

Le pouvoir de la parole et de l'argent achève d'écraser toute forme de participation populaire. Les professionnels politiques sont en concurrence sur le marché de l'opinion. Leur travail consiste à séduire les électeurs à grand renfort de campagnes électorales en tous points comparables à des campagnes publicitaires. Très onéreuses, elles supposent un financement par les grandes fortunes et les industriels en échange de services rendus (monopoles marchands, préservation et développement des privilèges). La propagande, dans les démocraties représentatives (ou aristocratie élective) n'est pas moindre que dans l'aristocratie autoritaire. Elle est même en principe supérieure puisque la force doit se faire plus discrète pour préserver l'apparence d'une démocratie. Mais cette propagande est contraire à la démocratie en ce qu'elle agit plus en amont sur nos choix, et pas seulement nos actes, en conditionnant l'orientation de nos décisions et nos croyances. C'est pourquoi la démocratie représentative est adaptée au libéralisme qui opprime sous couvert de laisser libre. Le but de la propagande d'état ou d'entreprise est de protéger et développer la propriété (capitalisme). Plus précisément, l'entreprise appauvrit le peuple au profit des patrons et l'état protège leurs intérêts tout en redistribuant un peu de la richesse volée pour garantir la paix sociale et la consommation. Quant aux principes républicains, s'il donnent une impression de justice, ils peuvent servir les pire entreprises racistes et capitalistes. La défense de la laïcité opprime les étrangers (Tévénian) et celle de la propriété opprime les pauvres. 


Nous avons qualifié la démocratie représentative d'aristocratie élective, par opposition à une aristocratie autoritaire et héréditaire. Or la représentation est déjà une forme de participation. Mais cette participation étant de plus en plus perçue comme insuffisante, on va tenter de l'amplifier. Il faut que le participant, c'est-à-dire le citoyen modèle majeur, nationalisé, domicilié et sans casier judiciaire, ait l'impression d'être écouté par le représentant. En vérité, ces dispositifs renforcent la légitimité du représentant. Le participant se sentant reconnu et investi sera plus docile. De même que les plus dociles se portent volontaires pour participer. Les réfractaires seront d'autant plus mis à l'index que la participation des autres légitime l'action des décideurs. La participation est en même temps un instrument subtil de communication à destination des citoyens avertis de la propagande classique. Il se peut toutefois que la participation entraîne des déceptions qui poussent certains à la radicalisation. La participation peut faire courir un risque à son commanditaire et lui coûter cher. 

La participation est un outil de marketing autant que de propagande. Les marques ont l'habitude de fidéliser leurs clients à travers divers jeux ou activités, et ce dès le plus jeune âge. Le consommateur a le sentiment de devenir acteur en répondant à des questionnaires, des concours, des émissions télévisées. Mais cette participation est très partielle. Les personnes sont sélectionnées parmi les plus inoffensives ou faussement impertinentes, et les plus compétentes aux yeux des organisateurs, sans pour autant qu'elles soient embarrassantes. De toute façon, le contenu de la participation importe peu. Seul compte le fait de participer et le nombre de ceux qui participent. Le casting est donc lié au capital culturel et technique des candidats (par exemple à l'aise avec le numérique et la langue académique). 

De plus, la participation n'a lieu que sur le plan du discours. La numérisation accentue cette distance entre la parole et les actes. Les militants de terrain se raréfient au profit de cyberactivistes tout à fait inoffensifs et facilement traçables sur les médias sociaux qu'ils alimentent. Les internautes constituent généralement un main d’œuvre bénévole rétribuée à la reconnaissance, denrée rare dans une société où l'espoir de parvenir est grand. Bien sûr participer ne signifie pas décider. Il s'agit juste de fournir des données à partir desquelles les personnes habilitées décideront. Le participant sera toujours considéré comme un amateur face à un expert et sera toujours soumis à son autorité. Cet expert passe pour être neutre, rationnel et objectif par rapport à l'amateur englué dans ses passions, son localisme et ses intérêts privés. L'expert se présente comme le grand conciliateur des égoïsmes. 

La participation peut aussi donner lieu à des formes réactionnaires : voisin vigilant, référendum démagogique (sur les étrangers ou la peine de mort), collaborationnisme, délation, blanc-block etc. Cela est dû à l'insuffisance du processus participatif lui-même et à l'absence de culture sociale et d'entraide. Toutefois le participatif représente une tendance importante dans les démocratie représentatives capitalistes et libérales. Depuis les années quatre-vingt-dix, avec la désindustrialisation et le capitalisme artiste et culturel, s'est développée une ingénierie de la participation avec des métiers d'animation et de management (cf. Alice Mazeau et Magalie Nonjon, Agone 56). Les initiatives populaires comme l'Alma gare de Roubaix des années soixante-dix ont été remplacées par une participation institutionnelle et dirigée.


La démocratie participative n'est donc pas une alternative à la démocratie représentative  mais un complément. Pour qu'il y ait vraiment rupture et l’avènement d'une démocratie au sens propre, il faut une transformation radicale, une révolution. Nous resterions sans cela dans un système aristocratique. Cette alternative nous pouvons l'appeler autogestion anarchiste (pour la distinguer des formes d'autogestion superficielles proches de la participation). Il s'agit bien d'une démocratie réelle et directe (même si le mot "démocratie" est parfois rejeté du vocabulaire anarchiste). 

"Anarchie" est sans doute le terme le plus approprié, même si beaucoup d'idées reçues accompagnent ce mot. L'anarchisme est véritablement le pouvoir du peuple, en tant qu'il signifie l'absence de pouvoir exercé sur le peuple. L'association des individus et la fédération des groupes constituent la méthode anarchiste. Chaque individu s'associe à d'autres sur la base de leurs intérêts. Aucun individu ne doit être fétichisé comme chef pour représenter le peuple et le dominer. Les groupes d'individus ainsi formés librement (autogestion) se fédèrent pour former une organisation plus grande. A la différence du libéralisme, les intérêts ne sont pas en concurrence mais communs. L'intégration de toutes les composantes sociales importe davantage que l'exclusion. 

Souvent l'anarchisme est présenté comme une vue de l'esprit, une utopie irréaliste. Mais il s'appuie bien sur des faits qui certes ne réalisent que partiellement son principe. On pourrait citer la socialité primaire dans les groupes d'égaux (entre amants ou amis quand la relation est globalement dégagée des rapports d'oppression), certaines civilisations (Iroquois, Inuit, Pygmée, Santal, Tiv, Piaroa, Merina, Kung, Bochiman, Mbuti, Guayaki), certains moments de l'histoire (Commune, Soviets, guerre d’Espagne, zapatistes), certains lieux autogérés aujourd'hui. 

L'anarchisme proprement dit naît dans le cadre du socialisme ouvrier mais va prendre différentes formes à partir des années cinquante avec l'écologie politique. L'anarchisme, lorsqu'il combat la démesure et le productivisme, peut s'éloigner des précurseurs qui croyaient en l'émancipation par l'industrie. Mais il reste soucieux d'émancipation sociale. Les communes à taille réduite et respectueuses de l'homme et de l'environnement correspondent à un refus de la démesure prométhéenne et à une certaine humilité bienfaisante et respectueuse de l'économie réelle. Le productivisme et la quête du profit sont au contraire des facteurs de déséquilibres sociaux et environnementaux. Mais les communes ne doivent pas former des îles identitaires et doivent être fédérées et ouverte sur l'internationalisme. La fédération n'est pas la centralisation qui assujettit les régions à un empire pour en faire ses colonies. Le prolétariat doit être solidaire et ne pas se laisser diviser par les nationalismes au profit de la bourgeoisie. L'association et la fédération suivent une logique ascendante à partir du local, du périphérique et de la base. Si une centralité technique apparaît, elle sera la conséquence et non le principe de l'organisation. Jamais le concret ne doit se laisser écraser par l'abstrait. 


Photo : Soviet de Pétrograd

vendredi 12 mars 2010

Réseau tangible


RESEAU TANGIBLE


Avec le développement des nouveaux moyens de communication, on observe une dématérialisation des relations. La proximité villageoise des sociétés traditionnelles a cédé la place aux réseaux sociaux sur internet. Si certains trouvent moyen de faire coïncider leurs rapports virtuels avec leurs relations réelles, d'autres, entend-on dire, souffriraient d'isolement et perdraient contact avec la réalité. Pour les industriels en quête de nouveaux marchés et pour les usagers qui voudraient améliorer leur mode de communication, la question qui se pose alors est celle des objets tangibles de communication susceptibles d'enraciner davantage les réseaux virtuels dans la réalité. Toutefois, cette volonté, si on la considère attentivement, pose question. N'est ce pas l'essence même de la communication d'être immatérielle ? Un réseau social ne suppose-t-il pas un rapport symbolique entre ses membres et donc une relation immatérielle ? Quel serait donc le rôle exact de l'objet tangible dans nos rapports sociaux ?


I. La communication

On désigne par "virtualisation des rapports humains" le fait que la relation aux autres se fait entre les esprits mais au détriment du corps, de la présence réelle. Un personne qui passe davantage de temps derrière son ordinateur ou devant sa télévision entretient un rapport virtuel avec les hommes et le monde en général. Cette situation conviendrait sans doute aux anges, esprits sans corps, mais non aux hommes dans la mesure où ils sont d'essence aussi bien corporelle que spirituelle.
Cependant, remarquons d'abord que la notions de relation appartient par définition au champ de l'immatériel. Si ma cuillère est à gauche de ma tasse, le fait d'être à gauche n'est pas à proprement parler un objet matériel. C'est une relation. Si je dis "Paul et Virginie s'aiment", la relation d'amour qu'il y a entre Paul et Virginie est un rapport métaphysique entre deux êtres physiques. Ensuite, bien que nos corps se touchent ou se croisent dans l'espace, ce n'est pas ces événements physiques qui constituent la relation humaine proprement dite. La relation en question est une relation spirituelle, que l'on discute de Platon ou de Football. Or cette relation spirituelle n'est pas en principe matérielle.
Quant au concept de virtualité, il n'est pas exactement synonyme d'immatérialité. Le virtuel s'oppose dans l'usage qui en est fait ici au réel. Le monde virtuel des jeux vidéos, par exemple, est un monde fictif, pour de faux, celui de la simulation. Ici, le rapport homme-monde ou homme-homme est discrètement remplacé par celui homme-machine. Il n'est donc pas tout à fait exact de parler de "rapport virtuel" aux autres avec les nouvelles technologies, dans la mesure ou justement il y a bien un rapport réel avec autrui. Je communique réellement au téléphone et sur internet. Seulement, je le fais sur un mode qui n'implique qu'une partie réduite de mon corps. L'autre n'est pas directement en face ou présent. Il l'est partiellement, par la voix ou son texte. On peut alors parler de rapport immatériel.
Cependant, la matérialité n'a pas intégralement disparu. Elle a fortement diminué, réduite à un son, une image ou un texte. On peut donc dire que les nouveaux médias conservent des rapports réels entre les gens mais diminuent leur implication physique. Même si je ressens bien dans tout mon corps la joie, la peine et les émotions que provoquent en moi une bonne ou une mauvaise nouvelle, la perception de l'autre est altérée par l'interface.
Il y a donc une diminution de la relation physique dans les nouvelles communications. L'autre est réduit à un texte sur un écran, une voix au téléphone ou une image sur un écran. Demain peut-être sera-t-il restitué sous forme d'hologramme et pourquoi pas reconstitué ici où là atome par atome. Dans ce cas, on ne parlera plus d'immatérialité mais de transmatérialité. On comprend ici que ce qui interdit la présence globale d'autrui, c'est l'interface. Plus l'autre sera rendu présent, plus l'interface se fera absente. Ceci non pas nécessairement sur le plan technologique, car la machine transmatérielle, qui nous fera voyager instantanément dans l'espace, doit être un instrument complexe, mais invisible, car autrui sera présent en chair et en os. On peut noter que le barrage temporel de l'interface a été résolu, puisqu'on communique en temps réel. La question actuelle alors est celle de dissoudre les limites spaciales à travers l'augmentation de la résolution et de la restitution.
On ne saurait d'ailleurs nier l'ambivalence de nos interfaces, qu'il s'agisse des mots ou mêmes de puissants outils de calcul. Oui elles s'interposent entre vous et moi, entre nous et le réel mais, en même temps, elles autorisent la découverte de l'autre et du monde. Le langage est un artifice qui s'interpose entre nous et le monde mais sans lequel le monde et l'homme ne seraient pas conçus, sans lequel notre intelligence serait strictement animale. Il faut donc d'abord connaître le monde par nos instruments pour ensuite comprendre que ces instruments nous isolent du monde.
On comprend maintenant que nos rapports humains, bien que de nature spirituelle, requièrent une base physique, aussi faible ou lointaine soit-elle. Il est difficile de croire, à moins de parler de transmission de pensée (télépathie), que nos rapports spirituels soient nullement matériels. Car l'usage des signes est nécessaire, bien qu'ils n'aient parfois sur le plan matériel qu'un faible poids, comme celui des mots écrits ou parlés.
Les rapports humains sont des rapports immatériels qui reposent sur une base matérielle. La question qui est ici en jeu est celle d'une dématérialisation croissante des rapports humains. Il semblerait que celle-ci n'ait rien d'inquiétant puisque l'essence de la communication est immatérielle. On peut même dire que plus les rapports sont immatériels, plus on communique. L'e-mail par rapport au courrier postal est moins matériel et plus rapide. Un coup de fil est moins physique qu'un déplacement et également plus rapide. Cette rapidité entraîne une multiplication. J'envoie des informations plus rapidement, donc je peux en envoyer davantage. La sur-information dont on parle aujourd'hui est une conséquence de l'accélération, elle même issue de la dématérialisation de nos échanges.
Comme les livres du moyen âge, les gros ordinateurs nous obligent à rester statiques. Puis les formats réduits de livres ou d'ordinateurs nous ont rendu plus mobiles. L'électronique permet d'aller plus loin dans la mobilité et la miniaturisation. On peut implanter des prothèses directement sur le corps (lunettes, casques). Mais cela nous isole en un sens du monde. Il ne faut pas confondre en tous cas ergonomie et contact avec l'extérieur. Au contraire, certains outils sont si ergonomiques qu'ils nous coupent de l'extérieur. Le confort des voitures, par exemple, représente un danger dans la mesure où nous perdons conscience de la vulnérabilité des piétons ou de la dangerosité de notre conduite.
"L'un des principaux effets de la numérisation, écrit Derrick de Kerckhove, est de rendre liquide tout ce qui est solide (...). Cette flexibilité fait que la matière, jadis perçue comme constituée de substances mutuellement hétérogènes et impénétrables, semble aussi fluide aujourd'hui que la pensée elle-même" (L'Intelligence des réseaux, Odile Jacob, 1997). Le monde est donc en apparence en train de devenir de la pensée. L'opposition entre la matière lourde et pesante et l'esprit subtil et fluide est, semble-t-il, en train de disparaître. Mais, si tout devenait pensée, il n'y aurait plus de monde, plus de réalité. Cela signifierait que nous aurions entièrement remodelé le monde à l'image que nous aurions choisie. Les problèmes environnementaux, médicaux ou sociaux sont là pour nous rappeler que le monde matériel persiste et oppose une résistance à non projections virtuelles. On ne peut nier l'extraordinaire extension dans le monde de nos interfaces cognitives, sensorielles, communicatives, etc. Mais cela ne doit pas nous faire oublier que, comme le rappelle Bernard Stiegler, notre monde soit disant immatériel est en même temps hyper-matériel (Economie de l'hypermatériel, 2008). Car les instruments et les infrastructures qui permettent les échanges immatériels eux sont bien matériels. Certes, nous usons moins de papier avec les ordinateurs. Mais il faut aussi produire des ordinateurs, l'énergie qu'ils consomment et gérer les déchets qu'ils entraînent.
On peut se demander si c'est la matière qui devient davantage esprit ou l'esprit qui devient davantage matière. Il s'agit au fond du problème de la liberté. Lorsque l'homme devient matière, il se comporte de façon machinale, comme les masses des systèmes totalitaires. "Les images de télévision, constate Serge Tisseron, sont de plus en plus façonnées par un collectif dans lequel les intentions de chacun et les initiatives personnelles sont effacées au profit des interrelations entre les différentes instances intervenant dans la fabrication de ces images. Autrement dit, celles-ci sont produites par des dispositifs plus que par des personnes" (Comment l'esprit vient aux objets, 1999). Il y a donc ici une mécanisation de l'homme plus qu'une libération. Une convention implicite lie le réalisateur et son public. On peut même se demander à quel point notre système politico-économique est volontaire. C'est peut être justement le système qui se déploie selon sa propre logique au delà des volontés individuelles.
L'hypothèse selon laquelle la matière devient humaine et se trouve animée par notre volonté et nos choix, ne relève peut-être que du fantastique ou du religieux. "Nous voulons, ajoute Derrick de Kerckhove, que nos machines répondent (...). La réponse est un nouveau miroir, dont nous avons plus besoin que d'autres. C'est le miroir de nos sentiments, de notre intérieur". Mais le monde fut toujours notre miroir, notre projection, même si, effectivement, le miroir cybernétique s'anime. "Toute forme est un visage qui nous regarde" écrit Serge Daney (Persévérance, 1992). Le monde est perçu en même temps que nous nous apercevons en train de rire ou de pleurer. Pourquoi dessinons-nous si spontanément des visages ? Notre visage est en filigrane dans ce que nous voyons, notre voix dans ce que nous entendons, notre humeur dans ce que nous sentons. Je dirais que l'homme est spontanément animiste, qu'il transfère son esprit partout, même si notre éducation matérialiste nous apprend à ne pas confondre les hommes et les choses. Cela réapparaît lorsque par exemple vous parlez à votre ordinateur. L'intelligence artificielle et le monde moderne réactualisent une sorte d'animisme. Nous ne voyons plus des ancêtres dans les pierres, des génies dans le vent, mais les voitures nous désobéissent ou nous menacent, les affiches publicitaires nous séduisent, nos ordinateurs nous attendent à la maison. On pourrait appeler ça l'effet Pinocchio.


II. L'Objet

La joie d'un visage ou l'austérité d'une bâtisse sont des signes ayant une certaine densité matérielle. L'architecture est un langage. Tous les objets, au fond, sont des signes. Les objets sont parfois fonctionnels mais toujours aussi symboliques. Ils ont une utilité mais aussi un sens et expriment un statut. Si je me promène avec un fusil de chasse dans le tramway, on ne se dira pas en priorité "cet homme a là un instrument de chasse". Immédiatement l'objet laissera penser certaines choses à mon propos. Il s'instaurera une relation humaine particulière, méfiante et hostile, entre les voyageurs et moi. Le fusil est perçu comme un signe avant d'être vu comme un outil.
Le design consiste bien souvent non pas à remettre en cause la fonction (une chaise est une chaise) mais la symbolique (une chaise d'écolier ou de notable). Le design, aujourd'hui étendu à tout (au corps, à l'espace, aux images etc.), est avant tout une production symbolique de formes, de styles et de modes. Le design génère aussi de nouveaux usages, qui à leur tour deviennent symboliques. Au début du téléphone portable, les rares personnes à utiliser des mobiles dans la rue se distinguaient des autres par leur statut. Notre manière de parler, de marcher, de vivre n'est pas anodine du point de vue symbolique.
Les objets ont donc deux fonctions, l'une utilitaire et l'autre symbolique. Certes la fonction utilitaire apparaît comme nécessaire et la fonction symbolique accessoire. S'il fait moins quinze dehors et que je me retrouve à la porte de chez moi en pyjama pour une raison ou une autre, je ne vais pas refuser un manteau que l'on me tend sous prétexte qu'il est ringard. Toutefois, la fonction symbolique des objets et des gestes obéit à une certaine nécessité sociale. Il y a des manières de se tenir, de s'habiller et de parler différentes en fonction des situations et disqualifiantes si on ne les respecte pas. Si je faisais mon intervention ici allongé sur le dos, cela ne changerait rien au contenu de ce que je dis mais pourrait me faire perdre ma crédibilité.
Par définition, l'interface, comme l'écran de notre ordinateur, s'interpose entre nous et autrui. Mais d'autres produits, nos vêtements, nos véhicules, nos accessoires nous permettent de communiquer. Ces produits sont même capables de supporter nos affects, comme le doudou, le nounours ou le foulard de l'aimé. Les objets singularisés peuvent devenir fétiches, c'est-à-dire pouvoir accueillir une âme et transmettre une relation émotive. Les objets les plus affectueux sont des objets qui ont comme une personnalité et donc une singularité. Par contre un objet standardisé, comme une petite cuillère, est considéré comme indistinct, massif, c'est de la petite cuillère, comme on dirait c'est de l'eau ou du vent.
Avec la nourriture ou la cigarette, on observe cependant un rapport sinon affectif du moins sensuel. On peut en plus s'attacher à telle marque de cigarette, en fonction de son image ou de sa saveur. On remarque aussi que nous sommes plus sensibles à la palpation et l'audition qu'à la vision qui met les choses à distance. C'est pourquoi les objets ou les matières les plus sensuelles sont celle que l'on touche, que l'on sent, que l'on goûte ou que l'on entend. On peut comparer à nouveau la lettre manuscrite au mail. La lettre est un objet tangible, que l'autre a touché et sur laquelle il a écrit avec sa main. Les jeunes amoureuses laissent parfois une trace de baiser au rouge à lèvre pour accentuer cela. Ainsi, la lettre manuscrite, qui tout à l'heure en tant que symbole était moins rapidement accessible qu'un mail, est plus intense en terme affectif et qualitatif.
L'objet personnel n'est pas l'objet personnalisé du marketing, qui n'est que l'objet spécifique d'une gamme. L'objet fétichisé aura la trace de notre action propre, notre odeur sur un foulard, notre bricolage sur une voiture tuning, notre autocollant sur notre ordinateur. Mais l'objet sorti d'usine, même en série limitée, n'a pas encore eu le temps de se charger d'affect par son frottement avec la vie.
On peut distinguer plus précisément l'objet personnel individuel (oreillette, mouchoir), l'objet interpersonnel (dont la "saleté" est un gage d'intimité, comme le tee-shirt porté par l'aimé), l'objet collectif utilisé individuellement (cabine téléphonique, fauteuil) et l'objet collectif utilisé collectivement (baby foot, wagon, cinéma). Notre transfert affectif est plus difficile sur des objets collectifs utilisés individuellement qui sont alors souvent perçus comme sales, à la différence des objets personnels ou interpersonnels. L'objet collectif utilisé collectivement, par contre, dégoûte un peu moins (le ballon de Rugby, la piscine).
On pourrait opposer l'objet-fétiche affectif, personnel ou interpersonnel, à l'objet-totem symbolique collectif en reprenant la distinction de Frazer rapportée par Freud : "Le totem se distingue du fétiche en ce qu'il n'est jamais un objet unique, comme ce dernier, mais toujours le représentant d'une espèce, animale ou végétale, plus rarement d'une classe d'objets inanimés, et plus rarement encore d'objets artificiellement fabriqués (Totem et tabou, 1913). Le fétiche est davantage le résultat d'une transition affective alors que le totem est le symbole d'une valeur. "Le totémisme, écrit Freud, est un système à la fois religieux et social" (Totem et tabou, 1913). Le totem est un support de réseau en nous attachant à une valeur transcendante qui nous permet de nous fédérer aux autres de manière impersonnelle.
On peut encore assimiler le totem à l'image-objet et le fétiche à l'objet-image, si l'on reprend l'analyse de Serge Tisseron : "Alors que l'image-objet réduit l'image matérielle à la représentation qui orne l'une de ses faces, l'objet-image prend en compte l'ensemble des relations que nous entretenons avec elle. Ces relations engagent sa matière, sa taille, son poids, son épaisseur, le jeu de son recto et de son verso, mais aussi la possibilité de le manipuler et de la transformer (...). Le modèle de notre relation aux images sera de moins en moins le miroir devant lequel nous nous immobilisons, comme devant un tableau, et de plus en plus les premières traces de l'enfant avec lesquelles il établit une relation interactive (...). Autrement dit, dans la relation qu'il a avec ces images, ce n'est pas le regard qui importe, c'est l'interaction entre l'oeil et la main comme moyen d'appropriation psychique des expériences du monde" (Comment l'esprit vient aux objets, 1999). L'objet-image introduit donc rapport intime et affectif aux interfaces. On peut donc postuler que l'invention de nouvelles interfaces, davantage interactives, nous conduit à passer d'un système totémique à un système fétichiste. Ceci est corroboré par le fait que notre société soit plus individualiste et narcissique que les sociétés traditionnelles.
DW Winnicott a introduit le terme d'objets tansitionnels et de phénomènes transitionnels "pour désigner l'aire intermédiaire d'expérience qui se situe entre le pouce et l'ours en peluche, entre l'érotisme oral et la véritable relation d'objet" (Jeu et réalité,1971). L'objet transitionnel est donc dérivé d'un rapport narcissique. C'est un rapport auto-érotique qui se déplace en utilisant l'objet comme intermédiaire. Il ajoute plus loin : "Le bout de couverture (ou n'importe quoi d'autre) est symbolique, c'est vrai, d'un objet partiel, du sein, par exemple. Cependant, ce qui importe n'est pas tant sa valeur symbolique que son existence effective. Que cet objet ne soit pas le sein (ou la mère), bien qu'il soit réel, importe tout autant que le fait qu'il soit à la place du sein (ou de la mère)" (Jeu et réalité,1971). Selon le point de vue affectif, l'objet est antérieur à autrui. Autrui devient, après l'objet, le dernier stade du rapport auto-érotique médiatisé. Lorsque un fétiche porte la trace d'autrui, et non plus la mienne, il s'agit d'un retour tardif à l'objet médiatisé par autrui. En ce sens, la personnification des machines n'est plus nécessairement concevable comme un transfert symbolique d'autrui sur l'objet, mais comme un transfert affectif de soi sur l'objet.


III. Le réseau

L'interaction réelle concerne le rapport homme-homme, quand je discute avec quelqu'un dans la rue par exemple. L'interaction virtuelle (interactivité) concerne le rapport homme-machine, quand je joue aux échec avec mon ordinateur ou commande des billets sur internet. L'interaction immatérielle concerne le rapport homme-machine-homme, lorsque j'échange des mails ou des coup de fils. Le rapport immatériel par les machines est une sophistication du rapport par l'outil (la machine est un outil avec un moteur). Les rapports humains sont médiatisés par l'outil (langage, vêtement, porte manteau, horloge, tableau, arrêt de bus, salle d'attente). Le domaine de la sensualité (parentale ou sexuelle) échappe en partie à l'outil dans la caresse ou la fessée. Mais bien souvent il passe par l'outil : les mots, les cadeaux, le martinet. Autrement dit, le rapport immatériel est un accroissement du rapport ustensile qui est un rapport au fond répandu. Il peut même se substituer utilement au langage. "Lorsque le chef suprême d'Hawaï rencontra, en 1779, le capitaine Cook, il ôta sa cape et enveloppa les épaules du navigateur : c'était lui offrir un présent d'une grande valeur en signe de bienvenue et de respect" (B. Geoffroy-Schneiter, Arts premiers, 1999).
Pouvons-nous interagir avec des services ou des réseaux sociaux, comme on le fait avec les personnes, grâce des dispositifs ou des objets ? Avant de répondre voyons ce qu'est un réseau. "Réseau" vient de rez, filet, et désigne concrètement des lignes croisées, un entrelacs (rets, résille) mais aussi une relation physique (réseau sanguin, téléphonique) ou sociale (réseau d'ami, de collègues), un groupe ou une classe. On peut insister sur l'aspect capteur et paralysant de la toile (B. Stiegler). L'araignée immobilise sa proie sur sa toile pour la dévorer. En un sens, la toile nous vampirise, nous rend contrôlable, classable. En un autre, elle nous rend mobiles, fuyants. Au fond la toile, comme la terre, offre libertés et contraintes, physiques et humaines. On est empêché sur internet par des obstacles techniques, comme des montagnes, et refoulés de frontières ou bloqués par des péages.
"Par le terme de réseau, précise Siegfried Nadel, je ne veux pas seulement indiquer les liens entre les personnes : le terme de relation suffit à cela. Je veux plutôt indiquer qu'il y a liaison entre les liens eux-mêmes" (1957). "La triade, conclut Pierre Mercklé, s'impose donc aux yeux d'un grand nombre de chercheurs spécialisés dans l'analyse des réseaux sociaux comme la figure élémentaire du social, l'unité atomique de son analyse ; il y a entre la dyade et la triade une différence de nature, et pas seulement de nombre. Une triade n'est pas la somme de trois individus, elle n'est pas non plus la somme de trois dyades. La logique n'est plus additive, elle devient combinatoire, ouvrant la possibilité d'étudier les stratégies de coalition, de médiation, la transitivité ses affinités, etc." (Sociologie des réseaux sociaux, 2004). Le réseau est un effet impersonnel des relations et est donc à distinguer de la relation interpersonnelle.
Les relations réticulaires ou interpersonnelles peuvent être égalitaires ou hiérarchiques. Il y a des rapport interpersonnels égalitaires (amoureux) et hiérarchiques (sado-masochistes ou filiaux), comme des rapports réticulaires égalitaires (cercle d'amis, web) ou hiérarchiques (religion, politique, enseignement, santé, famille, médias de masse).
Les objets communicants concernent habituellement la relation interpersonnelle (peluche, bouquet) et non les réseaux qui concernent plus de deux personnes. L'hostie, cependant est un des objets qui permettent la communion sur un mode hiérarchique réticulaire, de l'un au multiple, de la main du curée à la bouche de chaque croyant. Par contre le vin des banquets est davantage réticulaire. Tout le monde trinque avec tout le monde d'égal à égal. La communication tangible de multiple à multiple peut encore se faire lorsque l'on tire au chapeau. Chacun met un papier et chacun en retire un. L'ordinateur est un dispositif qui reçoit lui aussi de multiples sources et émet à des cibles multiples. On a plusieurs mails sur sa boite et on envoie un mail groupé. Mais ce qui manque avec l'ordinateur, c'est la dimension tangible. Si l'on observe les vêtements, on émet avec eux des signes dans la rue à tous et on en reçoit de chacun. Le vêtement est donc un support de réseau plus tangible que l'ordinateur.
La famille est un réseau dès lors que l'on considère la séquence triadique père-mère-enfant. Pour Aristote, les parents chérissent leurs enfants comme étant quelque chose d'eux-mêmes et les enfants leurs parents comme étant quelque chose d'où ils procèdent (Ethique à Nicomaque, VIII). La famille est un réseau hiérarchique alors que les amis constituent en principe un réseau égalitaire. Un objet tangible entre dans le réseau s'il est commun à plusieurs membres de la famille ou amis, le réfrigérateur pour la famille, un compact disque entre amis. Il sera davantage réglementé dans la famille en raison du rapport hiérarchique. Le réseau commercial est lui aussi hiérarchisé. L'emprunt du vélib obéit à certaines conditions. En regardant attentivement, on trouvera des hiérarchies implicites un peu partout. Rares sont les rapports totalement égalitaires où un confiance inconditionnelle laisse le champ libre à l'usage des objets.
Comparons maintenant le réseau familial avec le rapport interpersonnel entre mari et femme. Pour Aristote, l'homme est un être naturellement enclin à former un couple, plus même qu'à former une société politique, dans la mesure où la famille est quelque chose d'antérieur à la cité et de plus nécessaire qu'elle, et la procréation des enfants une chose plus commune aux êtres vivants." L'interpersonnel est ici antérieur au réseau. L'amour mais aussi l'amitié sont premiers. Pour Aristote, sans amis personne ne choisirait de vivre, eut-il les autres biens. Quand les hommes sont amis, il n'y a plus besoin de justice (Ethique à Nicomaque, VIII). L'amitié, la philia grecque, est à prendre en fait ici au sens le plus général de relation interpersonnelle et englobe la figure de l'amour.
Dans l'espèce humaine, continue Aristote, la cohabitation de l'homme et de la femme n'a pas seulement pour objet la reproduction, mais s'étend à tous les besoins de la vie. Les conjoints se portent une aide mutuelle, mettant leurs capacités propres au service de l'oeuvre commune. C'est pour ces raisons que l'utilité et l'agrément semblent se rencontrer à la fois dans l'amour conjugal. Mais cet amour peut aussi être fondé sur la vertu.
Pour qu'il y ait amitié (dont l'amour est ici une des figures) selon Aristote, il faut qu'il y ait bienveillance mutuelle, chacun souhaitant le bien de l'autre, et que cette bienveillance ne reste pas ignorée des intéressés (cette remarque rend caduque l'usage du mot ami pour la collection des liens sur Face book ou My space). Cette bienveillance doit avoir pour cause le bien, l'agréable et l'utile. Ces deux dernières sont accidentelles et cesse quand les amis ne sont plus agréables ou utiles. L'amitié vertueuse est elle essentielle. Elle s'attache à ce qu'est la personne et non ce qu'elle a qui pourrait nous être utile ou agréable (Ethique à Nicomaque, VIII). Aristote analyse ici les relations non pas formellement mais en fonction de leur contenu. Cependant, on peut supposer que l'amitié vertueuse a plus de chance d'être égalitaire que les autres qui peuvent se réduire à un profit ou une exploitation. Ainsi, l'amour conjugal peut être considéré comme un rapport interpersonnel égalitaire, en particulier s'il repose sur la vertu.
Les enfants pour Aristote constituent un trait d'union entre mari et femme, et c'est pourquoi les époux sans enfants se détachent plus rapidement l'un de l'autre : les enfants en effet sont un bien commun aux deux et ce qui est commun maintient l'union (Ethique à Nicomaque, VIII). Si l'utile ou l'agréable sont les seuls causes, le rapport peut aisément devenir hiérarchique, surtout si les intérêts sont asymétriques. D'ailleurs l'intervention de l'enfant comme trait d'union introduit à la fois la relation réticulaire et la hiérarchie.
Voyons pour finir si le rapport interpersonnel favorise le rapport réticulaire ou non. La sociabilité est, selon Putnam, l'élément principal du capital social qu'il considère comme une ressource collective, dont le déclin menace la confiance et fait reculer l'action collective, qui sont les fondements de la démocratie américaine (...). Ainsi plus les rapports interpersonnels sont forts, plus le réseau civique sera solide. La critique la plus synthétique peut être formulée à l'aide de la théorie de la "force des liens faibles" : selon Granovetter plus les réseaux de sociabilité sont denses, plus ils sont étroits et ressemblent à des cliques fermées sur elles-mêmes, imperméables aux relations extérieures. Heran formule une loi générale : la densité des échanges au sein d'un milieu ne repose pas sur la densité des réseaux interpersonnels, mais, tout au contraire, sur leur dilatation. Les deux densités varient en sens inverse" (Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, 2004). Ont peut dire que la diminution de la relation étroite interpersonnelle, au lieu de nuire aux relations élargies réticulaires, les favorise. Dans ce cas, il faut se demander si les rapports humains dans le cadre technologique favorisent les rapports étroits (sociétés) ou larges (Etat). On sait qu'en un sens la mondialisation par la technologie diminue la sociabilité immédiate mais augmente les réseaux mondiaux. Il faut se demander également si le fétiche, en resserrant les liens interpersonnels, ne nuit pas à la constitution de réseaux. Si les interfaces deviennent plus tangibles, y aura-t-il une augmentation des sociétés étroites au détriment des réseaux ? Ce pourraient-il que nous puissions accroître à la fois les rapports interpersonnels et réticulaires ? Cela est-il même tout à fait souhaitable ? En effet l'individualisme à certes des défauts (Toqueville) mais il a aussi certaines qualités.


IV. Conclusion

Nous avons donc rappelé la faible matérialité des rapports spirituels. Ainsi on ne saurait s'inquiéter en un sens de l'immatérialité des rapports humains. Nous avons cependant montré le rôle important des objets matériels dans la communication, selon leur dimension affective de fétiche et symbolique de totem. Enfin nous avons montré l'existence de relations interpersonnelles ou réticulaire entre les hommes. Le fétiche est certainement lié à l'interpersonnel et le totem au réticulaire. L'idée de réseau tangible, c'est-à-dire de communauté virtuelle réalisée, suppose l'existence de fétiches réticulaires (l'auto familiale a un peu ce statut). La question qui se pose alors est de savoir si ce genre d'objet est susceptible d'entraîner un regain des rapports proches et lointains et même si cela est souhaitable.


mardi 2 mars 2010

La Xénophilie


"Les chiffres sont accablants, il y a de plus en plus d'étrangers dans le monde", disait l'humoriste Pierre Desproges. Cette proposition, absurde si l'on envisage l'étranger en soi, prend un certain sens si l'on considère que la notion d'étranger est relative. A mesure que les moyens techniques élargissent notre sphère d'activité et réduisent les distances, que la vie des hommes en divers points du globe est susceptible de nous intéresser autant sinon plus que celle de nos voisins de pallier, on peut considérer que nous sommes davantage concernés par l'étranger que ne l'étaient nos ancêtres ; "quand on sait, écrit Peter Sloterdijk, que le voisinage et l'hostilité sont traditionnellement des frères jumeaux, on sait aussi que les conséquences de la mondialisation ne peuvent pas être inoffensives" (Traité philosophico-touristique).
Une attitude xénophobe dans ces conditions consistera à éprouver de la crainte face aux étrangers, à considérer leur proximité réelle ou fantasmée comme une menace. En revanche, le xénophile se réjouira de cette ouverture à des mondes nouveaux. Il partira à la rencontre des autres peuples, apprendra leur langue et leur culture. De toute évidence, la figure généreuse et vivante du xénophile apparaît préférable à celle renfrognée et haineuse du xénophobe. Nous avons donc tout intérêt à fournir une analyse de la xénophilie pour en montrer les racines et les vertus.
Mais il est tout aussi nécessaire de déterminer les limites de la xénophilie. Car nul n'est tout amour ou tout haine, et la xénophilie peut être le masque d'une xénophobie qui s'ignore ; car aussi l'amour n'est parfois qu'un mirage et peut n'être que l'amour d'un autre que l'on s'est inventé à sa propre image. Il nous semble donc qu'un moyen encore parmi les meilleurs de lutter contre la xénophobie consiste à sonder les limites de la xénophilie que nous voulons défendre.

A. Contre la xénophobie
Tout d'abord nous voulons montrer que la xénophilie ne va pas de soi et doit être développée pour faire rempart à la xénophobie. La xénophobie est une attitude première, malheureusement commune, et bien souvent exacerbée par les politiques à des fins électorales. La xénophobie et la logique du bouc émissaire font partie de l'arsenal de toute politique facile. La xénophobie est une caractéristique proprement humaine fondamentale qui offre un terreau fertile à l'exaltation du sentiment communautaire et sectaire. On aura sans doute remarqué que le refus de l'humanité de l'autre, son infériorisation, induit automatiquement un sentiment de supériorité, de surhumanité, chez le xénophobe. Ce phénomène explique le rôle fédérateur de la xénophobie dans l'affirmation de l'identité des peuples.
On peut donc considérer la xénophobie comme un mal radical. "L'idée que tous les peuples du monde forment une seule humanité, observe Finkielfraut, n'est pas, il est vrai, consubstantielle au genre humain. Ce qui a même longtemps distingué les hommes de la plupart des autres espèces animales, c'est précisément qu'ils ne se reconnaissaient pas entre eux. Un chat, pour un chat, a toujours été un autre chat. Un homme devait à l'inverse, remplir certaines conditions draconiennes pour ne pas être radié, sans recours, du monde humain. Le propre de l'homme c'était, à l'origine, de réserver jalousement le titre d'homme a sa seule communauté" (L'humanité perdue, 1996).
Ce qui caractérise l'homme, par rapport à l'animal, c'est qu'il tend à considérer la différence culturelle de son semblable comme une différence naturelle. "L'humanité, écrit Levi-Strauss, cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village : a tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d'un nom, qui signifie "les hommes" (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion ? - les "bons", les "excellents", les "complets"), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais sont tout au plus composés de "mauvais", de "méchants", de "singes de terre" ou d'"oeufs de poux". On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré" de réalité en en faisant un "fantôme" ou une "apparition"" (
Anthropologie structurale, 1973). Il aura sans doute fallu un apprentissage assez long pour comprendre qu'une nature humaine commune s'exprime à travers les différentes cultures.
L'infériorisation de l'étranger, bien qu'irréfléchie, est le résultat d'un jugement. Elle vient de ce que l'étranger ne répond pas aux mêmes critères de valeur que celui qui le juge. Ce n'est d'ailleurs qu'en vertu de cette différence de critère qu'on peut qualifier quelqu'un d'étranger. Un débat comme celui sur l'identité nationale a justement pour objet de déterminer le critère selon lequel une personne est ou non étrangère. Mais voyons précisément avec Claude Levi-Strauss comment les critères que nous valorisons conditionnent notre jugement sur les civilisations.
"La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l'homme des moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou poins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou même ces milliers de sociétés qu'on appelle "insuffisamment développées" et "primitives", qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n'est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque et occupe chez elles une place très secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres ; selon le point de vue choisi, on aboutirait donc à des classements très différents" (
Race et Histoire, 1952).
Levi-Strauss illustre cela par quelques exemples. Il montre pour chaque culture les domaines dans lesquelles elle s'est distinguée : énergétique et mécanique pour l'occident ; maîtrise environnementale pour les Bédouins et les Esquimaux ; philosophique et religieux pour l'Inde ; démographique pour la Chine ; technique, économique, social et spirituel pour l'Islam ; somatique pour l'Orient ; agricole, naval et moral pour la Polynésie ; familial pour l'Australie ; artistique pour les Mélanésiens ; culturel, politique et artistique pour l'Afrique. Levi Strauss n'entend pas là décerner rigoureusement des palmes à chaque culture. "Ces éléments, dit-il, sont moins importants que la façon dont chaque culture les groupe, les retient ou les exclut. Et ce qui fait l'originalité de chacune d'elles réside plutôt dans sa façon particulière de résoudre des problèmes, de mettre en perspective des valeurs, qui sont approximativement les mêmes pour tous les hommes : car tous les hommes sans exception possèdent un langage, des techniques, un art, des connaissances de type scientifique, des croyances religieuses, une organisation sociale, politique et économique. Or ce dosage n'est jamais exactement le même pour chaque culture, et de plus en plus l'ethnologie moderne s'attache à déceler les origines secrètes de ces options plutôt qu'à dresser un inventaire de traits séparés" (
Race et Histoire, 1952). La différence des critères qui caractérisent les civilisations ne doit donc pas laisser croire à des identités incommensurables. Il s'agit des expressions différemment proportionnées de capacités humaines communes. Chaque civilisation s'est spécialisée dans le développement de tel ou tel trait mais aucune de ces options n'est meilleure ni pire qu'une autre. L'étranger est donc celui qui n'a pas les mêmes habitudes ou priorités que moi mais il est mon semblable en ce qu'il a les mêmes préoccupations fondamentales que moi.
Comme le remarque Montaigne,"chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai il semble que nous n'avons pas d'autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et les idées des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, le parfait et accompli usage de touts choses" (
Essais)". Il n'y a pas de critère extérieur pour distinguer l'étranger. Je suis la mesure de l'étrangeté de l'autre si je considère disons mon style culturel. Mais je suis aussi, en tant qu'humain, la mesure de sa ressemblance avec moi. On connaît l'exemple célèbre de la controverse de Valladolid en 1550. Une commission de théologiens se réunit pour décider si les indiens sont esclaves par nature, ou bien de même rang que les chrétiens d'Europe, et donc libres et égaux. Le cardinal décide d'interrompre le débat par une "expérience". Face à des indiens amenés pour l'occasion, le légat décide de faire jouer des bouffons de cour pour voir si les indiens rient comme eux. Les bouffons font leur entrée ; les indiens ne rient pas, malgré leur pitreries qui ridiculise la noblesse et le clergé d'Espagne. Certains ont beau souligner que les scènes évoquées sont propres à la civilisation espagnole, et donc incompréhensibles aux indiens, le légat se prévaut de leur absence de réaction. Mais voici que, hors de toute représentation, il s'effondre dans l'escalier qu'il descend : les trois indiens éclatent de rire" (Dictionnaire culturel en langue française, 2005). Je suis donc capable de saisir aussi bien l'identité que la différence. Je suis capable face à un visage et des gestes de reconnaître mon prochain. Mais je peux tout aussi bien m'obstiner à ne voir que la différence, comme c'est le cas chez ceux qui persécutent de sang froid leur semblable.
Notons que le xénophobe se place dans ce cas lui-même en situation d'étranger par rapport à l'autre. Il ne peux désigner l'étranger sans se rendre étranger à lui. Et la crainte que le xénophobe a de ses ennemis est à la mesure de la menace qu'il exerce sur eux. Certes, les xénophobes haïssent ceux qu'ils redoutent. Mais lorsque cette crainte n'est pas fondée sur une menace réelle, on peut supposer plutôt qu'ils craignent parce qu'ils haïssent, que la peur est au fond une inquiétude née de la haine. Dans ce cas la haine a en vérité une autre cause que la crainte. On peut supposer qu'elle compense un sentiment d'infériorité, de solitude, d'angoisse et que l'objet haï est construit pour gérer un malaise. Et c'est cet objet, que le xénophobe s'est créé pour transformer sa haine de soi en haine de l'autre, qui deviendra alors un objet de crainte.
Analysons plus en détail la xénophobie. Il faut distinguer la xénophobie quantitative - quand on dit, par exemple, qu'un cinquième des terriens sont chinois - et la xénophobie qualitative - quand on se plaint d'entendre parler une langue étrangère dans le métro. Le problème du jugement quantitatif est de nier l'individu. Traiter quantitativement autrui c'est risquer de lui faire porter le poids d'un généralité. Un chinois tout seul devient en même temps un cinquième du monde. A cette xénophobie calculatrice et quantitative, la xénophobie émotionnelle et qualitative consiste en un dégoût et une crainte à l'égard de l'autre ici et maintenant ou, plus précisément, à l'égard d'un aspect de l'autre. Ici l'erreur n'est pas de généraliser mais au contraire de particulariser, de réduire l'autre à un seul trait spécifique. Il faut bien voir cependant que ce dégoût peut avoir pour origine un préjugé. On peut généraliser un trait particulier. "Ces étrangers parlent fort" par exemple est une généralisation d'une particularité.
Le xénophobe est très attentif à l'immigration qu'il y a dans son pays. Ses arguments sont bien souvent économiques car ils paraissent plus raisonnables que ses mobiles affectifs. Or l'usage hypnotique de chiffres et de statistiques rhétoriques n'offre qu'une vue partielle. On ignore la véritable dynamique des échanges. Qui arrive exactement, qui part, qui va, qui vient, combien de temps, pourquoi et comment, et faut-il réellement s'en inquiéter ? S'il doit être question de gérer les flux migratoires, ce qui me semble parfois aussi absurde que de vouloir contrôler la météo, alors il faudrait une analyse bien plus complète que celles que l'on peut entendre habituellement.
La xénophobie peut être aussi réactive lorsque la xénophobie répond à la xénophobie. Une première xénophobie a pu s'exercer dans la négation de la culture de l'autre en lui imposant notre culture. Prenons comme exemples les japonais et les chinois confrontés à l'occident. "Chinois et Japonais, selon François Julien, ont (...) dû réexprimer leur propre culture à travers un outillage ainsi qu'une exigence théorique qui n'étaient pas les leurs, et même dont il n'était pas dit qu'ils leur convenait (...). Mais voici aussi que se développe en retour, chez les chinois eux-mêmes, face à cette perte, la conviction d'une incommunicabilité de leur culture : de son "mystère" ou de son "essence", impénétrables aux étrangers. Au japon, où est célébrée "l'âme japonaise", prolifèrent les discours comparatistes les plus sommaires sur l'"homme japonais" (
De L'Universel, 2008). Ainsi la réaction xénophobe et le repli identitaire sont-ils encouragés par une action xénophobe antérieure qui a consisté à imposer une culture à une autre. On sait combien le nationalisme allemand du XX ème siècle procédait des frustrations consécutives aux guerres napoléoniennes puis au Traité de Versailles. Une politique interculturelle non xénophobe ne doit donc pas se résumer à exporter ses valeurs. Sans quoi, nous ne récolterions rien de plus qu'une réponse elle-même xénophobe. Au contraire, et comme l'affirme Tzvetan Todorov, "le but d'une politique interculturelle devrait être plutôt l'importation des autres que l'exportation de soi" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986).
Mais pourquoi aurions-nous besoin des étrangers ? Si ce n'est par philanthropie, amitié, curiosité, ou même intérêt etc. nous avons besoin des étrangers en vertu d'une certaine nécessité spirituelle que je qualifierais de xénologique. Nous avons besoin des étrangers pour nous comprendre nous-mêmes à travers leur regard sur nous, tout comme notre regard extérieur et distancié peut servir aux étrangers à se comprendre : "la non appartenance à une culture, constate Tzvetan Todorov, me rend plus à même de découvrir ce qui échappe à ses membres, à force de se confondre avec le naturel" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). "On apprend beaucoup sur son pays en voyageant" me dit un ami. La rencontre authentique avec l'autre nous libère de certains préjugés sur eux, mais aussi sur nous-mêmes.
Pour François Julien, "l'humain se réfléchit - à la fois se mire et se médite - dans ses vis-à-vis divers. Il se découvre à travers les facettes qu'en éclairent et qu'en déploient les multiples cultures, se dévisageant patiemment entre elles : dans la traduction résistante entre langues de départ et d'arrivée" (De L'Universel, 2008). Ce qui fait l'humanité n'est pas seulement une universalité statique. C'est un jeu dynamique de différences et de traductions réciproques. La pensée c'est justement cette dynamique des différences selon François Julien. "Si l'on sait que les philosophes sont en Grèce, la philosophie n'en est pas moins née à Rome : dans les traductions tâtonnantes de Lucrèce et de Cicéron. Ou, si l'on sait que la philosophie est une "chose grecque", comme on ne cesse de le répéter depuis Hegel, elle ne devient pleinement elle-même qu'en décollant de l'idiome dans lequel elle est apparue. Aussi, si traduire est penser, la réciproque aussi est vraie, du moins en Europe, et même c'est elle qui, pour une part, a fait culturellement l'Europe : penser, c'est toujours aussi traduire. D'être devenue babélienne, à partir des grecs, est la chance qui a porté la philosophie" (De L'Universel, 2008). Il ne saurait donc y avoir de phénoménologie, au sens hégélien, de développement de l'esprit, dans le solipsisme culturel. La dialectique des cultures, c'est ce qui grandit les cultures elles-mêmes. On pourrait encore dire du Jazz par exemple ce qui vient d'être dit de la philosophie. Sa naissance et son développement est l'affaire d'un fabuleux dialogue des cultures. Veillons cependant à ce que cet argument ne nous mène pas à qualifier de primitives les cultures qui se mélangent moins que d'autres. Ces sociétés peuvent sans doute apparaître stationnaires par rapport à celles qui fréquentent abondamment les autres. Cela peut les préserver des influences néfastes de la mondialisation. En retour il leur est difficile d'avoir la distance nécessaire à réformer certains défauts (on prend souvent comme exemple le droit des femmes). Toutefois, il est peu probable que des cultures aient pu rester absolument autarciques. Toute culture à nécessairement des voisins.
La rencontre avec les peuples offre l'intérêt de nous faire connaître d'abord l'homme dans sa généralité et ensuite nous-mêmes en retour. Goethe dans l'une de ses lettres confesse la chose suivante : "je n'ai jamais jeté un regard ni fait un pas dans un pays étranger sans l'intention de connaître dans ses formes les plus variées l'universellement humain, ce qui est répandu et réparti sur la terre entière, et ensuite de le retrouver dans ma patrie, de le reconnaître et de le promouvoir". Si l'on veut comprendre ce qu'est l'homme dans sa généralité, il faut donc aller vers l'étranger. "Quand on veut étudier les hommes, avait déjà remarqué Rousseau, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les propriétés" (Essai sur l'origine des langues). Celui qui n'observe que ce qui est semblable à lui n'apprendra rien sur l'humain, sur sa propre humanité, et donc ne saura évoluer dans son propre milieu. Il est fort probable que l'évolution positive, bien qu'insuffisante, de nos mœurs en matière du droit des gens dans nos démocraties soit liée à la découverte, par notre civilisation fortement mobile, de nouveaux mondes.
Mais continuons notre analyse xénologique du rapport entre les cultures. "L'homme, dit Goethe, ne se connaît lui-même qu'en tant qu'il connaît le monde, qu'il n'appréhende que par l'interférence de deux moments inextricablement conjugués : le monde en lui, lui dans dans le monde" (Die Schriften zur Naturwissenschaft). Goethe perçoit très bien la dialectique du soi et de l'autre sans laquelle il n'y a ni l'un ni l'autre. "Pas plus, écrit Tzvetan Todorov, qu'on ne peut imaginer les hommes vivant d'abord isolément et ensuite seulement formant une société, on ne peut concevoir une culture qui n'aurait aucune relation avec les autres : l'identité naît de la prise de conscience de la différence" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). Il est intéressant de retrouver ici, retourné contre les communautarismes, l'argument des communautariens contre la fiction individualiste d'un état de nature antérieur au contrat social. Si l'universaliste fantasme un homme sans communauté, le communautarisme fantasme une communauté sans altérité. En fait, rien n'est isolé dans le concret et on ne saurait prendre nos abstractions pour des entités existantes comme telles. L'individu s'articule dans son rapport à l'autre, comme la communauté s'articule dans son rapport à d'autres communautés. Le danger d'une communauté unique dans ce cas est de perdre toute capacité à se considérer elle-même et de sombrer dans une pratique quasi instinctive non questionnée. Car ce qui distingue l'humain de l'animal est justement sa capacité à faire évoluer sa pratique et ce du fait d'être capable de se comparer. "Il y a là une seconde voie vers l'universel, affirme Maurice Merleau-Ponty : non plus l'universel de surplomb d'une méthode strictement objective, mais comme un universel latéral dont nous faisons l'acquisition par l'expérience ethnologique, incessante mise à l'épreuve de soi par l'autre et de l'autre par soi" (Signes). Cet universel latéral et ouvert nous paraît en effet un très bon complément à celui des droits de l'homme abstrait que l'on a pu dénoncer comme étant celui de l'homme blanc moderne et non véritablement de tous.
Le concept d'étrangeté est central dans le cadre d'un xénologie (qui est, on s'en rend compte, une sorte d'anthropologie et d'ethnologie générale et philosophique). On peut dire de l'étrangeté ce que Platon dit de la connaissance dans Menon. Si on ne savait pas ce qu'on cherche, on ne le chercherait pas. Mais si on le savait déjà, on ne le chercherait pas non plus. L'étrangeté, comme la vérité, est un appel à se dépasser. "L'étrangeté nous apparaît comme ce qui nous est originairement inaccessible, comme une absence qui nous requiert, qui nous appelle" (F. Duportail sur Bernhard Waldenfels, Topographie de l'étranger, 2009). L'étrangeté est un appel mais aussi un dérangement. Il est un dérangement au même titre que l'étonnement philosophique qui nous pousse à enquêter sur ce qui nous surprend. On ne saurait rester insensible à ce qui résiste. Comprendre ce dérangement c'est se comprendre soi, comprendre ce qui résiste en nous. En revanche, rejeter le dérangement, s'y soustraire au lieu d'y répondre, c'est s'ignorer soi-même. C'est pourquoi la découverte de l'étranger est une découverte de soi ; elle constitue une "ethnologie de nous-mêmes à travers l'autre"" (F. Duportail sur Bernhard Waldenfels, Topographie de l'étranger, 2009). "On peut appeler, avec Northorp Frye, transvaluation ce retour vers soi d'un regard informé par le contact avec l'autre" indique Tzvetan Todorov (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). C'est sans doute cette transvaluation qui est recherchée dans l'étude des autres. "Je ne dis les autres sinon pour d'autant plus me dire" affirmait Montaigne. Il y a donc dans chaque société un manque fondamental qui réclame, pour être dépassé, d'aller vers l'autre chercher des réponses aussi sur soi.

B. Les limites de la xénophilie
François Julien rappelle l'origine commune des hommes : "l'hominien est apparu à partir d'un écart progressif avec d'autres espèces, elles-mêmes lentement issues de tant d'écarts précédents (De L'Universel, 2008). On peut aisément concevoir que les différences culturelles sont venues créer ensuite les différences au sein d'une même et universelle espèce humaine. Mais on peut par ailleurs placer l'universel comme finalité politique qui consisterait pour les peuples à vivre en paix. Il y a donc unité du genre humain au début et à la fin, comme origine et comme projet. Disons que si l'histoire a un sens, c'est celui de compléter l'identité générique par une unité politique - qui n'a pas à être pour autant une unité culturelle. "Dans chaque particularité, observait Goethe, qu'elle soit historique, mythologique, provenant d'une fable, qu'elle soit inventée de manière plus ou moins arbitraire, on verra de plus en plus l'universalité luire et transparaître à travers le caractère national et individuel". Le contact entre les diversités ne conduit pas à une explosion des sociétés mais à leur rapprochement de manière finaliste. On peut même suggérer comme Kant que la nature a accusé les différences culturelles pour encourager les hommes à chercher la paix universelle. Il va jusqu'à affirmer que la nature se sert de la guerre "comme d'un moyen pour peupler toute la terre" (Vers la paix perpétuelle). La xénophobie serait donc selon Kant la condition de la diversité des peuples au lieu d'en être la conséquence. Il ne s'agit pas de légitimer la xénophobie en tant que telle mais de montrer l'impossibilité de sa négation à moins d'entraîner l'uniformité des peuples. Ce que semble montrer Kant est que la xénophobie vaut mieux que la tyrannie. "C'est, dit Kant, le désir de tout État, ou de son souverain, de s'installer dans un état de paix durable de telle sorte qu'il puisse dominer le monde entier. Mais la nature en décide autrement. Elle se sert de deux moyens pour empêcher les peuples de se mélanger et pour les séparer, à savoir la diversité des langues et des religions. Celle-ci s'accompagne certes du penchant à la haine mutuelle et sert de prétexte à la guerre, mais avec le développement de la culture et le rapprochement progressif entre les hommes, elle conduit à un accord croissant sur les principes et à une bonne intelligence dans la paix qui n'est pas obtenue et assurée, comme dans le despotisme (sur le cimetière de la liberté, par un affaiblissement des forces), mais par leur équilibre au sein de la rivalité la plus vive" (Vers la paix perpétuelle). Il serait sans doute abusif de voir ici l'apologie pure et simple de la xénophobie. Kant dénonce les effets négatifs d'une apathie des peuples qui, indifférents, se laisseraient asservir sans rechercher la justice. Autrement dit, une mauvaise xénophilie, passive et soumise, pourrait être une forme d'asservissement volontaire à la tyrannie. S'il est important d'entrer dans la dialectique de soi et de l'autre pour comprendre la subtilité des rapports entre autochtones et étranger, et également entre autophilie et xénophilie, il existe en revanche une mauvaise xénophilie, qui ne permet pas une sortie de soi (et un retour à soi dans la transvaluation) et qui revient, quoique de façon moins agressive que celle du xénophobe, à une fermeture, non pas sur soi mais en l'autre.
Abordons d'abord la question générale du préjugé positif. "Le préjugé positif, d'après Peter Sloterdijk, offre pour ainsi dire une disposition naturelle pour les modes de perception et les valeurs néophiles, c'est-à-dire favorables à la nouveauté, et xénophiles, aimables avec les étrangers ou le caractère étranger" (
Traité philosophico-touristique). Il semblerait que le préjugé positif constitue un préalable à la compréhension bienveillante de l'autre. Nous voyons une objections à cela. Certes il est inévitable de commencer par quelques préconceptions qui pourront ensuite évoluer. Mais ce qui est redoutable avec les préjugés, positifs comme négatifs, est leur persistance en dépit de l'expérience. Par exemple, il nous paraît improbable que le tourisme suffise à transformer nos préjugés par simple déplacement physique. Il existe des xénophiles racistes, qui aiment l'exotisme mais tiennent des propos xénophobes. C'est la rencontre plus profonde, selon nous, sous les formes du dialogue, oral ou lettré, qui sont les véritables moteurs du changement.
Sloterdijk considère également que "le tourisme de masse, bien qu'il déplaise souvent sur un plan moral et esthétique, doit également être considéré comme une pratique de xénophilie induite. Il donne à l'étranger et à la personne différente une chance de partager une partie de sa propre vie, en le faisant accueillir par un échantillon empirique - ne serait-ce que pour quelques jours ou semaines (différemment de la xénophilie de principe, qui ne doit pas voir l'autre, pour en conserver une image abstraite)" (
Traité philosophico-touristique). Selon Sloterdijk, la xénophilie induite suffirait à modifier la xénophilie de principe. Mais elle peut tout aussi bien la confirmer. C'est accorder grand crédit à l'empirisme. La démarche vis-à-vis des préjugés consiste en un effort intellectuel plus que physique. On rencontre chez Tzvetan Todorov une indulgence comparable à l'égard du tourisme : "nous sommes tous des touristes français, et le premier contact avec une culture étrangère est forcément superficiel. Avant de connaître un pays, il faut découvrir des raisons pour le faire, il faut commencer par le rencontrer, serait-ce en passant" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). Il est indéniable que notre rapport à l'inconnu est d'abord superficiel. Mais la véritable question est de savoir dans quelle mesure cette superficialité peut-être dépassée. Or ce dépassement est davantage volontaire qu'automatique. La confrontation à l'autre n'est pas nécessairement accompagnée de la volonté de le connaître vraiment. Cela dépend d'abord d'un rapport à soi : ou bien l'on admet sa propre inconséquence avec humilité pour découvrir l'autre, ou bien on soutient une autosuffisance face à l'autre, et ce dernier ne sera jamais guère plus que l'illustration de nos préjugés.
Le tourisme ne nous paraît donc pas assez rigoureux pour fonder une xénologie conséquente, une transvaluation satisfaisante. Sloterdijk admet que "le tourisme doit être classé dans le domaine des phénomènes de détente. On entend par là des comportements humains qui n'exigent pour leur accomplissement aucune gravité totale ni d'engagement ultime de la part des acteurs (...). Le colonisateur, le conquérant, le missionnaire, le voyageur chercheur, le voyageur d'affaires, le marin, même le guide de voyage et enfin même le ministre du tourisme sont des faux doubles des touristes, car leurs mouvements sont motivés par des raisons et des objectifs sérieux" (
Traité philosophico-touristique). Nous serions donc assez austère pour dire que la vraie xénophilie est sérieuse. Certes on a tous envie de se détendre. Mais ce n'est pas cette approche là, même si elle est nécessaire, qui permettra de dépasser l'incompréhension des autres. Cependant l'activité qui nous semble requise pour véritablement saisir l'autre ne doit pas nécessairement être pénible. Elle doit être exigeante, comme l'est l'apprentissage d'une langue. La vraie compréhension ne saurait se satisfaire d'une représentation figée, d'un stéréotype, d'une idylle (eidyllion, petite image). L'idylle est cette représentation que l'on emporte avec soi et dont on ne se débarrasse pas toujours, voire que l'on redouble par des photos de vacance. "Depuis l'apparition d'appareils photo faciles à utiliser, dit Sloterdijk, la documentation privée des voyages est devenue un immense marché, et ce qui a pu être perdu du côté de la culture littéraire a été plutôt compensé par un gain du côté de la culture des images" (Traité philosophico-touristique). Nous ne nions pas qu'il y ait une intelligence des images, comme il y a une bêtise du texte. Mais la diminution de l'effort dans le reportage photographique a moins de chance de conduire à une conversion du regard. Le touriste utilise bien souvent ses photos et ses récits comme faire valoir. C'est un capital que dont l'on se sert parfois pour se vanter et chercher à séduire en suivant les clichés.
Cet usage de l'image semble répondre à un devoir implicite de consommation ostensible. Tout semble fait à présent pour lisser les obstacles à la mobilité. Ce qui résiste au mouvement perpétuel apparaît comme un défaut. "Le mono-localisme, affirme Solterdijk, ne démontre plus aujourd'hui des résidus persistants des modes de vie agricoles, il constitue plutôt un indicateur de pauvreté ou d'immobilité par maladie ou grand âge" (Traité philosophico-touristique). L'injonction à la découverte paraît ternir l'image de ceux qui ne s'y plient pas. Or il ne faudrait pas confondre la véritable xénologie avec un devoir de consommation touristique ostensible. On peut dès lors supposer qu'il existe un extrémisme xénophile lié au marché comme il y a un extrémisme xénophobe, les deux s'exaspérant mutuellement : "l'extrémisme du pays d'origine (tout pour notre pays, rien pour les étrangers) et l'extrémisme de l'implantation (tout pour les étrangers, rien pour les natifs)" (Traité philosophico-touristique). On comprend bien qu'il peut être tout aussi absurde de prôner une ouverture sans conditions au tourisme, à l'échange exclusivement économique, qu'une fermeture totale sur soi.
L'exotisme, père du tourisme, consiste en une caricature assumée de l'étranger et parfois par l'intéressé lui-même. "Au sommet des buildings de Pékin, rapporte François Julien, on a retroussé l'arête des toits en coyaux, qu'on souligne de tuiles vernissées et, pourquoi pas, de dragons rampants, pour faire quand même un peu chinois"(De L'Universel, 2008). Les autochtones développent eux-mêmes, pour des raisons commerciales, leur propre exotisme. Ils s'enferment dans les caricatures que l'on fait d'eux, par confort. Dans chaque pays les particularismes culturels se mettent à ressembler à des reconstitutions exotiques spectaculaires. Il semblerait que les peuples ne sachent plus très bien où se situer entre des folklores devenus obsolètes et un mode de vie mondialisé.
Quant à l'humanitaire, c'est une forme de xénophilie politico-médiatique, certes utile aux populations secourues, mais qui peut masquer une certaine réalité. Rony Brauman écrit par exemple que François Mitterand "est resté, bien au-delà du raisonnable, favorable au maintient de la Yougoslavie dans ses frontières et persuadé que seul un pouvoir Serbe fort était à même de garantir une certaine stabilité dans cette région explosive (...). L'affairement et le discours humanitaire lui ont permis de réaffirmer l'attachement indéfectible de la France aux droits de l'homme, de mimer une opposition au fascisme grand-serbe tout en lui laissant la voie libre" (Humanitaire, le dilemme, 1996). L'humanitaire arrive toujours trop tard et est censé gommer les responsabilités passées ou présentes des États. Ce stratagème est d'autant plus efficace qu'il paraît peu probable pour l'opinion publique qu'un État encourage des actions humanitaires contradictoires avec sa politique réelle. L’Amérique mène ou soutient des politiques d'agression mais utilise ses célébrités pour redorer son image. En outre, lorsqu'une catastrophe arrive, comme à Haïti, s'organise une quête auprès de la société civile. Mais on sait que la meilleure solution eut été une vraie politique d'aide au développement en amont de la part des États.
Nous voudrions montrer à présent comment les sentiments xénophiles et xénophobes peuvent cohabiter non seulement dans une société mais aussi en chacun de nous. Au fond tout rapport affectif aux peuples, plutôt qu'aux personnes, à quelque chose d'un peu suspect. La tendance de l'affect est, dans ce cas, de se faire passer pour un concept par généralisation. On peut tout à fait aimer ou haïr une personne. Mais aimer ou détester un groupe de personnes comme on aime un style musical ou une science pose problème. Car rejeter un style artistique ne fera pas souffrir outre mesure qui que ce soit, tandis que rejeter un groupe humain peut avoir sur les individus qui lui appartiennent des conséquences déplorables. Je ne trouve d'ailleurs pas plus enviable d'être aimé en vertu de ma religion, mon métier ou mon pays que d'être détesté pour les mêmes raisons. Certes, comme individu j'actualise bien ces propriétés générales. Mais celles-ci sont suffisamment multiples en moi pour que l'une d'entre elle n'ait pas à susciter un sentiment univoque à mon égard. Mon métier de philosophe peut par exemple mettre mal à l'aise un inconnu, mais il se rassurera de constater que nous avons les mêmes goûts musicaux.
On aime parfois quelqu'un par avance, pour son appartenance à tel type ethnique. Tel homme aime par exemple les italiennes. Ne s'agit-il pas d'un racisme positif ? Du moins il s'agit ici de suivre un stéréotype et nullement d'un sentiment pour l'individu lui-même, si ce n'est en tant qu'il illustre un trait général. Ce n'est pas non plus le respect de l'humanité qui est en jeu. A vrai dire le respect de l'humanité est contraire à une xénophilie qui prendrait autrui comme moyen et non comme fin, pour reprendre les termes de Kant. Par ailleurs, n'entre-t-il pas de la xénophilie dans la xénophobie lorsque l'on surestime les pouvoirs de l'étranger que l'on craint (il existe une blague juive sur un lecteur juif d'un journal antisémite. "Parce qu'au moins, se défend-il, le juif y est présenté en position de force, comme maître du monde, ce qui est moins démoralisant que l'annonce de nouvelles persécutions dans les autres journaux"). On peut réciproquement se demander s'il n'entre pas de la xénophobie dans la xénophilie. Lors d'une récente déclaration, Noel Pearson, le représentant des aborigènes d'Australie, affirmait son admiration inconditionnelle pour le peuple juif et la force qu'il a su tirer de siècles de persécutions. Cet éloge paraît maladroit (l'argument ressemble, par inversion, à celui des antisémites qui justifient les persécutions du peuple juif par la menace qu'il représentait à leurs yeux). Sans xénophilie ni xénophobie, ne faudrait-il pas dire plus raisonnablement que le peuple juif est un peuple parmi les autres, avec son lot propre de persécution et de réussite, sans aucune corrélation entre les deux ? Aucun lien sérieux ne saurait être établi entre un constat historique et le supposé caractère d'un peuple. La glorification de l'autre n'est donc pas beaucoup plus raisonnable que sa diabolisation. Il y a quelque chose de suspect dans l'amour inconditionnel d'un groupe. Il confine au fanatisme. De même qu'on ne saurait affirmer que son peuple est totalement parfait ni totalement nul, on ne saurait aimer ou détester tel ou tel peuple de façon raisonnable (la question des haines de classe est un peu différente de celle de la xénophobie et mériterait un développement à part).
Todorov souligne encore deux aspects critiques de la xénophilie. "La xénophilie connaît deux variantes, selon que l'étranger en question appartient à une culture perçue globalement comme supérieure ou inférieure à la sienne propre. Les Bulgares admirateurs de l'"Europe" illustrent la première (...). Le phénomène est bien attesté dans toutes les cultures où un sentiment d'infériorité se maintient par rapport à une autre culture. La seconde variante est familière à la tradition française (et aux autres traditions occidentales) : c'est celle du bon sauvage, c'est-à-dire des cultures étrangères admirées précisément en raison de leur primitivisme, de leur arriération, de leur infériorité technologique. Cette dernière attitude reste vivante de nos jours et on peut l'identifier clairement à travers tel discours écologiste ou tiers-mondiste. Ce qui rend ces comportements de xénophilie non pas antipathiques, mais peu convaincants, est donc ce qu'ils ont en commun avec la xénophobie : la relativité des valeurs sur lesquelles ils se fondent ; c'est comme si je déclarais la vue de profil intrinsèquement supérieure à la vue de face" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986).
De plus la xénophilie n'est parfois rien de plus qu'un narcissisme projectif : ""ces sauvages ne sont bons" dit, en citant Montaigne, Tzvetan Todorov, que parce qu'ils incarnent l'idéal de Michel de Montaigne, le monde des valeurs grecques et romaines, tel que l'auteur des Essais le reconstitue et le projette ou bon lui semble : courage guerrier, déférence à l'égard des femmes ; leur poésie même n'est louable que pour cette raison : "non seulement il n'y a rien de barbarie en cette imagination, mais elle est tout à fait Anacréontique". Même si l'élan initial de Montaigne est généreux, sa position revient finalement à celle d'un ethnocentrisme inconscient (contre lequel il croyait nous mettre en garde) : il est bien amené à prononcer des jugements de valeur au nom de critères absolus, mais ces critères ne sont que la projection non critique de ses propres opinions" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). Une xénophilie peut aussi être inversement le signe d'une sorte de xénophobie à l'endroit de sa propre culture. Bien des voyageurs le sont devenus afin de fuir leur propres coutumes. A vrai dire, Montaigne projette sa culture en droit et non en fait sur l'étranger. La xénophilie peut être à la fois ethnocentrique et autophobe dès lors qu'elle reconnaît dans d'autres peuples des valeurs admirées dans la culture source mais prétendument réalisées dans la culture cible.
La xénophilie extrême débouche sur une tolérance intenable : "(la) position de tolérance généralisée est intenable, dit Todorov, et le texte de Montaigne illustre bien ses pièges. D'abord c'est une position intérieurement contradictoire, puisqu'elle consiste à déclarer en même temps toutes les attitudes équivalentes, et à en préférer une à toutes les autres : la tolérance elle-même" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). Les injustices ne peuvent être tolérées nulle part et cela ne saurait dépendre des cultures. Les massacres de Sadam Hussein sont tout aussi condamnables que les bombardements américains. On ne doit pas comparer les deux pratiques l'une à l'autre mais à l'aune d'un principe extérieur du respect des peuples.
"On aime opposer la tolérance au fanatisme, ajoute Todorov, et la lui juger supérieure ; mais dans ces conditions le jeu est gagné d'avance. La tolérance n'est une qualité que si les objets à l'égard desquels elle s'exerce sont réellement inoffensifs : pourquoi condamner les autres, comme cela s'est pourtant fait d'innombrables fois, s'ils diffèrent de nous dans leur habitude alimentaires, vestimentaires, ou hygiéniques ? En revanche, la tolérance est hors de propos si les "objets" en question sont les chambres à gaz, ou, pour prendre un exemple plus éloigné, les sacrifices humains des Aztèques : la seule attitude acceptable à leur égard est la condamnation" (Tzvetan Todorov, Le Croisement des cultures, Communications, 1986). Cette remarque suffit à éclairer la question des signes religieux. Il est illégitime de ne pas les tolérer, surtout si celles et ceux qui les portent le font volontairement. Par contre, il est condamnable de ne pas veiller au respect de leur éducation et de leur bien être, c'est-à-dire de les rejeter.
De plus, la force ou le laisser faire ne saurait se justifier par la xénophilie mais par l'éthique. Comment savoir si l'interventionnisme est un crime ou un devoir ou si, au contraire, la passivité est une vertu ou une lâcheté ? Nullement en se fiant à ses sentiments pour tel ou tel peuple mais en fonction du respect éthique de la dignité humaine. "Les Etats, remarque Todorov - que leur évolution démocratique conduit à dénoncer la guerre comme moyen de régler les conflits internationaux et à renoncer à leur armée - ne risquent-ils pas de périr sous les coups de leur voisin armé jusqu'aux dents, et de faire ainsi disparaître cette forme de civilisation supérieure qui les avait conduits au désarmement ?" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). On peut donc défendre la force en tant qu'elle permet à la loi de ne pas rester lettre morte. Autrement dit, on peut tolérer une armée ou une police défensive et non agressive, comme l'était en principe l'armée de libération française. Ce qui va décider de l'usage de cette armée, ce n'est pas le sentiment d'amour ou de haine pour tel groupe menacé, c'est la défense des principes du respect de la personne (on peut cependant rester sceptique quant à la possibilité que la force reste morale et impartiale. La défense de la loi n'est bien souvent qu'un faux semblant qui masque la défense d'intérêts trop souvent inégalitaires).
La xénophilie n'est pas antipathique ,comme la xénophobie, mais insuffisante pour fonder une réelle justice. On a le droit d'aimer qui l'on veut, mais les devoirs que l'on a de secourir son prochain ne saurait cesser avec cet amour. "Si je condamne les chambres à gaz ou les sacrifices humains, dit Todorov, ce n'est pas en fonction de tels sentiments, mais au nom de principes absolus qui proclament, par exemple, l'égalité de droit de tous les être humains ou le caractère inviolable de leur personne" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). Je dirais que la xénophilie et la xénophobie sont au départ des problèmes esthétiques et ne sauraient constituer des principes éthiques. Effectivement, je serais tenté de donner l'aumône à telle personne plutôt que telle autre en fonction de son attitude ou de mon humeur, mais je ne saurais soutenir qu'il s'agit là d'un bon principe.
Tzvetan Todorov montre bien l'inefficacité des solutions émotivistes au problème du racisme. Il paraît militer pour une solution toute kantienne et déontiste à travers le constat suivant : "alors que les comportements racistes pullulent, personne ne se réclame d'une idéologie raciste (...). Il semblerait que l'accord même, sur ce que sont les bons sentiments en la matière, la conviction universelle que le bien est préférable au mal privent cet idéal de toute efficacité : la banalité exerce un effet paralysant" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). On peut diagnostiquer un règlement par déclaration d'intention sentimentaliste, ce qui n'a aucune efficacité juridique et pratique. A la fois l'on attend trop d'une morale spontanée, à la fois on s'en sert pour simuler de véritables résolutions.
L'idée qu'une xénoéthique serait plus fiable qu'une xénophilie se trouve donc chez Kant. "Pas plus que dans les articles précédents il n'est question ici de philanthropie (morale, bienveillance), mais de droit, et l'hospitalité (aptitude à accueillir) signifie alors le droit d'un étranger de ne pas être traité de façon hostile par celui dont il foule le sol" (Vers la paix perpétuelle). Autrement dit, la xénophilie n'est pas le principe de l'entente des peuples. C'est le droit et le respect de l'homme et des peuples qui importent. L'hospitalité, la convivialité, le respect sont des valeurs catégoriques et valant par elles-mêmes. Certes le détachement kantien des passions peut détruire la pitié naturelle autant que l'égoïsme. Le désintéressement moral peut ressembler à une indifférence. L'obéissance à des principes peut déshumaniser pour faire de nous des saints comme des démons. Mais il reste que l'affectivité ne fournit pas la garantie solide et constante d'un principe. Le problème n'est pas le principe en lui-même mais sa légitimité. Un sentiment fluctuant est de loin préférable à un mauvais principe. Les gens donnent ou non aux mendiants mais on ne saurait éloigner de force les mendiants des villes. Mais un bon principe vaut encore mieux. Personne ne doit être réduit à un état de survie dégradant. Nous préconisons donc une xénoéthique plutôt qu'une xénophilie.

C. Pour la xénologie et la xénoéthique
François Julien entend dépasser la xénophilie consensuelle et la xénophobie avec le concept de dia-logue. "Entre, d'une part, le consensus mou du dialogue suspecté toujours d'être un alibi ou d'enfouir plus insidieusement les rapports de forces sous son apparente ouverture et, de l'autre, le clash annoncé -constaté- ainsi que l'appel au repli identitaire de l'"Occident" (Huntington), quelle autre voie qui ne verse d'aucun côté : qui ne soit ni utopique, ni défensive, ni de compromis (...) ? En faisant entendre, d'une part, dans le dia du dialogue, la distance de l'écart, entre cultures nécessairement plurielles, maintenant en tension ce qui est séparé (...) ; et, dans le logos, d'autre part, le fait que toutes les cultures entretiennent entre elles une communicabilité de principe" (De L'Universel, 2008). Ni dialogue consensuel ni repli identitaire, le dia-logue mêle l'un et le multiple. Ce dialogisme chez Julien participe d'une xénologie susceptible de dépasser la xénophilie comme la xénophobie.
Chez Todorov, on trouve une voie médiane entre l'universalisme et le relativisme. "Ne pourrait-on pas combiner l'universalisme de Condorcet avec le non interventionnisme de Montaigne ? C'est Montesquieu qui illustre cette position intermédiaire (...). D'une part il est nécessaire de prendre en considération le contexte historique, géographique et culturel, ce que Montesquieu appelle l'esprit d'une nation ; et, pour bien des sujets, il faut suspendre son jugement avant d'en savoir plus. Mais d'autre part, sa typologie des régimes politiques repose sur une distinction de nature absolue, entre Etats tyranniques et Etats modérés : on peut choisir entre plusieurs régimes en fonction de leur adaptation au contexte particulier, mais seulement à condition qu'ils satisfassent à l'exigence universelle de modérations" (Tzvetan Todorov, Le Croisement des cultures, Communications, 1986). L'universalisme ici s'accommode du pluralisme, le logique du dialectique. C'est un universalisme éthico-politique comprenant la diversité esthético-culturel. Le culturel relève de l'esthétique et réclame la diversité, le politique de l'éthique et du respect commun des principes qui assurent une vie digne à chacun.
Le contrat éthique se distingue de la dilution uniforme des cultures : "le melting pot poussé à l'extrême, dit Todorov, où chacune des cultures d'origine apporte sa propre contribution à un mélange nouveau n'est pas une bonne solution, tout au moins du point de vue de l'épanouissement des cultures ; c'est un peu la littérature universelle obtenue par soustraction, où chacun ne donne que ce que les autres avaient déjà ; les résultats ici font penser à ces plats au goût indéfini qu'on trouve dans les restaurants italo-cubano-chinois, en Amérique du nord" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). Contre la tolérance aveugle d'un côté et l'uniformisation culturelle radicale de l'autre, il faut défendre une xénoéthique et une xénologie. Seule une xénoéthique qui maintient le droit sans niveler les différence peut d'ailleurs permettre la xénologie par laquelle l'indentité des peuples perdure dans les échanges. La xénoéthique, ou sagesse éthique vis-à-vis de l'étranger, se distingue de la xénophilie dont les principes sont purement affectifs. Quant à la xénologie, ou approche raisonnée de l'étranger et non simple goût particulier comme dans la xénophilie, il est un horizon d'attente, un principe directeur épistémique de connaissance de soi et de l'autre.

Raphaël Edelman, Nantes, Rencontres de Sophie, Nantes 2010