lundi 5 avril 2010

La Mobilité urbaine



LA MOBILITE URBAINE



Vouloir sans cesse être de plus en plus mobile revient à vouloir être à la fois ici et ailleurs en un même instant. La mobilité absolue, le mouvement lui-même, est partout et toujours, dans les mouvements des astres, des êtres, des éléments et de la matière. Or, dans notre finitude, nous ne pouvons à la fois être ici et ailleurs, maintenant et en d'autres temps. Nous ne pouvons l'être physiquement, même si mentalement nous nous portons en d'autres lieux, d'autres temps, dans la rêverie où grâce aux médias. Dans quelle mesure nous est-il possible d'accroître notre mobilité, voire notre ubiquité ? Dans quelle mesure est-il nécessaire de nous mouvoir plus ? Quelles sont les limites qui s'y opposent ?



I. Le Mobilisme universel


La thèse du mobilisme universel chez Héraclite (- IV) affirme que tout dans le monde n'est que mouvement. On retrouve cette idée à la renaissance lorsqu'on admet que la terre se meut dans l'espace, puis dans la théorie de l'espace-temps et de la relativité d'Einstein. Cette idée que tout est en mouvement a pu paraître à la tradition platonicienne problématique et hérétique, dans la mesure où l'ordre divin est caractérisé par sa stabilité. Le risque lié au mouvement dénoncé par Platon et la tradition philosophique est celui d'une indistinction, d'une néantisation. Si tout devient rien n'est. Saint Augustin montrait que le passé n'est plus, le futur n'est pas encore et le présent vient tout juste de passer. L'être est assimilé à un point de repère fixe, comme les idées de Platon ou l'ego cogito de Descartes. Héraclite lui-même reconnaissait qu'un ordre immuable devait présider au mouvement : le logos capable d'unifier les contraires.

Or ce qui caractérise la modernité, c'est justement son culte de la mobilité. On peut sans doute le relier aux différents acquis de l'athéisme : liberté (de mouvement), individualisme (du déplacement), culte du corps (puissant), de l'argent (fluide), de l'existence (changeante), de l'expérience (passagère) etc. Pour Peter Sloterdijk, "la société moderne a réalisé l'un de ses projets utopiques : l'automobilisation complète de chacun. L'individu ne saurait être pensé sans son mouvement. Le moi et son auto sont comme l'âme et le corps et forment la même unité de mouvement. L'auto est le centre cultuel de la religion cinétique (qui se traduit par le micro, le portable etc.). Qui conduit une voiture s'approche du divin, élargit son soi et se sent supérieur à l'existence semi-animale du piéton" (La Mobilisation infinie, 1989 ; Cf. également Virillo, La Vitesse de libération). Les nouveaux dieux sont donc des dieux bolides et non sagement assis dans les cieux.

La question de la mobilité concerne tous les échanges, ceux des biens, des personnes et des symboles. "Il y a une solidarité de fait entre le télégraphe électrique et le chemin de fer, le téléphone et l'automobile, la radio et l'avion, la télévision et la fusée" écrit Debray dans ses Cours de Médiologie en 1991. On peut se demander quel sera le transport de demain lié spécifiquement à internet. Je pense qu'après les fusées nous rompons avec l'ère macroscopique de la conquête de l'espace. L'évolution sera microscopique, concentrée sur le temps, la simultanéité, la glocalité.

Cette solidarité fonctionnelle des outils de transport et de communication, pensée ici sur le modèle matérialiste, peut être approché selon le modèle symbolique. Les objets indiquent notre appartenance sociale, cristallisent nos rêves et nos désirs, etc. (Baudrillard). Nos outils de transports sont aussi des média d'information. Non seulement le véhicule est un message (R5 ou Mercedes n'ont pas la même valeur symbolique), mais il est aussi un média. Car si le média habituellement transporte des signes (radio, tv, net etc...), le véhicule me transporte parmi les signes (publicité visuelle et sonore, panneaux, etc.).

On ne saurait d'ailleurs traiter de la mobilité urbaine sans aborder la question de la société de consommation. A Ce propos H. Laborit écrit la chose suivante. "La ville est évidemment le lieu favorable pour créer des automatismes aboutissants aux besoins. La concentration urbaine permet de faire connaître, donc faire désirer plus facilement ; elle permet aussi une comparaison plus facile. Elle place quotidiennement sous les yeux l'objet connu, puis désiré que possède déjà l'autre et la satisfaction qu'il en éprouve. La ville est aussi le lieu où s'effectue la vente des objets, que la publicité a fait connaître et dont la connaissance a créé le besoin." (L'Homme et la ville, Flammarion 1971).



II. La Limite de la mobilité


La mobilité urbaine pose de nombreux problèmes : pollution de l'air, déchets liés aux véhicules et à l'infrastructure, occupation de l'espace, consommation d'énergie, entrave à la circulation, accidents etc. L'apparition de ces inconvénients peut être mise sur le compte du manque d'adaptation entre les véhicules, les villes et les pratiques. Des enjeux de taille apparaissent pour les concepteurs de la société future (Pollution et écologie, dangerosité et fiabilité, voluminosité et malléabilité, hétéronomie et autonomie).

Comme le remarque R. Sennet, "le déplacement est devenu l'activité quotidienne la plus chargée d'anxiété. La voiture privée est devenue l'outil permettant d'exercer son droit à la mobilité illimitée. Il en résulte que l'espace public, la rue, devient un objet d'exaspération lorsqu'il ne répond plus à cet impératif. La technologie du déplacement moderne élimine le plaisir d'être dans la rue" (Les Tyrannies de l'intimité, 1979). Quant aux bouchons automobiles, selon Sloterdijk, ils "marquent la fin d'une illusion - ils sont le vendredi saint cinétique ou s'évanouit l'espoir d'une rédemption par l'accélération" (ibid.). La rue comme la route devient donc exaspérante lorsqu'on y circule mal. Pour autant on ne saurait réduire la rue qu'à un lieu de circulation. "Elle remplit deux fonctions complémentaires, nous dit Abraham Moles : - circuler pour aller quelque part, - s'arrêter pour être, exister en un lieu (...). La maxime "Circulez" est-elle compatible avec les besoins fonctionnels de l'être humain, et spécialement du piéton ? C'est une des questions que pose ce que Lefebvre a appelé "le droit à la ville". On peut considérer au contraire que la rue est un spectacle permanent : il se passe toujours quelque chose dans la rue, c'est un spectacle sans fin, un lieu de rencontre, un lieu public, le domaine des Autres" (Labyrinthes du vécu, 1982). La mobilité urbaine ne concerne donc pas uniquement mon propre mouvement mais également celui d'autrui. C'est ce que Moles appelle un micro-événement. "Un micro événement est un "petit" événement, quelque chose qui survient dans la sphère personnelle de l'être, un fait visible et perceptible du devenir" (ibid.)

Les valeurs modernes de mobilité et d'urbanisation montrent aujourd'hui leurs limites concrètes (surpopulation, pollution, déracinement, stress etc.). Le modèle adverse ancien de sédentarité et de ruralité doit être médité pour trouver une synthèse post-moderne plus vivable. Quels sont les arguments en faveur du nomadisme ? Régis Debray voit dans le monothéisme l'origine du nomadisme moderne, plus "léger" que le polythéisme païen. On peut supposer que ce nomadisme est à l'origine de l'idée d'humanité commune. L'ultra-nationalisme, à cause de son attachement à la terre et au sang, s'oppose au nomadisme cosmopolite. Rousseau lui voit dans la sédentarisation l'origine de la guerre avec la propriété. Le retour au nomadisme peut donc être vu comme une bonne chose. Il favorise l'échange, le partage. On doit distinguer cependant le nomadisme de luxe et le déplacement contraint des populations pauvres. Le nomadisme de luxe est lié au commerce, au loisir, et au développement des moyens de transport. On peut objecter contre le nomadisme de luxe qu'il correspond à un système énergiquement coûteux incompatible avec une décroissance vitale pour l'environnement et les peuples. En outre c'est ce même système qui peut être jugé responsable des catastrophes humanitaires qui jette les peuples du tiers monde sur les routes. Du point de vue des mentalités, tout semble fait aujourd'hui pour dissoudre les obstacles à la mobilité. Ce qui résiste au mouvement perpétuel apparaît comme un défaut. "Le mono-localisme, affirme Solterdijk, ne démontre plus aujourd'hui des résidus persistants des modes de vie agricoles, il constitue plutôt un indicateur de pauvreté ou d'immobilité par maladie ou grand âge" (Traité philosophico-touristique). L'injonction à la découverte paraît ternir l'image de ceux qui ne s'y plient pas.

L'augmentation de notre mobilité peut être entendue comme un accroissement de notre puissance animale (âme motrice chez Aristote). Il reste à se demander si cela correspond à celui de la puissance humaine d'intellection (âme intellective). La mobilité en un sens accélère la collaboration des chercheurs et l'innovation comme elle accélère les échanges en général (cf. Pierre Levy, L'intelligence collective). En un autre, elle nuit à une véritable réflexion inscrite dans la durée. Elle nous expose à une certaine précipitation, à un rythme trépidant peu compatible avec celui de la méditation (cf. Debray, Traité de Médiologie). Il est nécessaire d'envisager des façons intelligentes et constructives de se déplacer.



III. Solutions et indications


Parmi les solutions, Lewis Mumford apporte quelques éléments de réponse. "Une grande part des difficultés présentes que l'on peut observer (...) provient du suremploi d'un seul moyen de transport, la voiture particulière qui, en raison du nombre limité de personnes transportées, est de loin celui qui cause le plus important gaspillage d'espace urbain. Parce que nous avions apparemment décidé que la voiture particulière a le droit sacré d'aller n'importe où, de s'arrêter n'importe où, et de rester n'importe où aussi longtemps que son propriétaire le désire, nous avons négligé les autres moyens de transport et avons même laissé devenir caducs des moyens de transports publics, tandis que les municipalités et les états dépensaient des sommes astronomiques pour offrir de nouvelles activités aux véhicules privés. Le principal correctif à cette super-spécialisation paralysante serait de réhabiliter les modes de transport actuellement méprisés - les véhicules publics et les pieds des particuliers tous les deux essentiels au mouvement des masses. Dans une organisation urbaine moderne et efficace, chaque mode de transport devrait avoir sa place : le marche à pied, la circulation verticale mécanique, la voiture particulière, les transports en commun (de surface et souterrain) et, pour les longues distances, le train, en les citant dans l'ordre de leur rapidité et capacité croissantes. Ce n'est que lorsqu'ils sont utilisés et organisés tous les cinq en liaison les uns avec les autres que la circulation peut se faire sans heurts" (Lewis Mumford, Le Piéton de New-York, The New Yorker 1955). On peut objecter à cette solution deux arguments, celui de la grève qui paralyse ce système (ceci n'est pas un jugement de valeur sur la grève mais uniquement un jugement de fait) et celui de l'attente entre chaque moyen de transport. Ce sont là des raisons qui motivent l'usage du véhicule individuel.

Analysons bien les fins et les moyens de la mobilité. Les fins de la mobilité sont premièrement habiter et travailler et secondement acheter et sortir (loisir, visite, etc.). Les transports peuvent être de personnes ou de produits. Les moyens sont les pieds, les rollers, le vélo ; puis avec la motorisation, la moto, la voiture ; puis avec la mutualisation, le bus, le tram, l'escalator, l'ascenseur et le tapis roulant, le train, le bateau et l'avion. Le temps importe autant que l'espace dans le déplacement : vitesse, rythme synchrone (heure pleine ou creuse) ou asynchrone (frigo, répondeur, lumière). La modularité est aussi un auxiliaire puisqu'elle remplace le déplacement des personnes dans l'espace par celui des choses.

Il faut songer au sens élargi de mobilité tel qu'il se manifeste dans notre civilisation. Il ne concerne pas uniquement les véhicules mais aussi les accessoires, les services etc. La mobilité est un acquis du progrès technique avec l'invention de la peinture impressionniste, grâce à des outils de peinture transportables, du cinéma documentaire, grâce à la caméra portable etc. Ainsi nous invitions les étudiants à s'intéresser à des outils, et pas seulement à des véhicules, susceptibles d'améliorer notre façon de nous déplacer. Il faudra savoir faire la différence entre un accessoire et un gadget, entre la valeur fonctionnelle d'un produit et sa valeur symbolique.

Nous comprenons que la question n'est pas de se mouvoir plus mais de se mouvoir mieux. Il faut réfléchir au véhicule, en se renseignant sur ce qui a pu être inventé par le passé et imaginé pour l'avenir pour mouvoir biens et personnes. Il faut s'intéresser à l'extérieur du véhicule, l'urbanisme, et l'intérieur, l'agent. En urbanisme, on doit penser à la structuration du temps et de l'espace (centralisation, atomisation, mutualisation, individuation, rationalisation, libération, mouvement, repos, rythmes, vitesses etc.). Au niveau des agents, il faut s'intéresser aux profils des cibles et se demander qui, quand, pourquoi et quoi, où, comment ; s'instruire sur les déplacement et stationnement, les travaux et distractions, le partage et l'isolement. De manière générale, les projets doivent prendre en compte la part esthétique (agréable, beau, adapté, ergonomique), fonctionnelle (disponibilité, malléabilité, sécurité) et technique (matériaux, énergies, systèmes).

Il faudra également travailler sur l'invention des formes et les notions d'amélioration et d'hybridation. L'amélioration consiste à rendre un objet plus efficace ou à lui trouver une valeur ajoutée. L'hybridation consiste à faire fusionner deux types d'objet et inventant une forme nouvelle et distincte. Une valise skate ne doit ressembler ni à une valise ni à un skate mais doit en même temps exprimer ses fonctions. Cela oblige à s'intéresser à la notion de transfert de modèles. Celui-ci réclame une veille conséquente. Quant à la synthèse qui, à partir de deux modèles, accouche d'un hybride, elle doit être élégante, c'est-à dire ni trop vulgaire ni trop extravagante.





Spectacle vivant et multimédia



SPECTACLE VIVANT ET MULTIMEDIA



On assiste au développement parallèle du spectacle vivant (art de rue, festival, concert, etc.) et enregistré (tv, cinéma, disque,etc.). L'apparition du cinéma et du disque ont entraîné une réaction consistant à retourner vers le spectacle vécu directement. En dépit de l'existence de multimédias à la maison, les gens continue de se déplacer, d'aller voir des spectacles (ciné, théâtre, expo, concert, conférence).

Pour analyser cette question, on peut montrer d'abord le rapport exclusif entre le vivant et le mécanique et comment on distingue les deux. Puis on peut montrer le rapport inclusif, en démontrant que le vivant peut perdurer dans le mécanique. Ainsi, on peut montrer d'abord qu'il y a une perte de l'expérience réelle et partagée des événements avec l'apparition des médias et l'essor de l'individualisme. Dans le développement de cette première thèse (la machine s'oppose à la vie), il faut trouver des arguments et des exemples : prolétarisation (travail à la chaîne, vie à la chaîne), déshumanisation (masse totalitaire), virtualisation (internaute asocial, repas de famille avec télé), attention flottante (l'écran au lieu de la feuille en cours). Mais on peut aussi constater de nouvelles pratiques et de nouvelles manières de se rencontrer grâce aux médias comme internet. Dans ce cas, on arriverait à une nouvelle époque de la technique (internet, mobile, satellite) susceptible de briser l'individualisme et le règne de la pensée unique diffusée par les médias de masse. Pour cette antithèse (la vie subsiste dans la machine), voici quelques arguments et exemples : l'art numérique (Dan Graham), les réseaux sociaux (face book, meetic), l'information en ligne, les rencontres, la famille, les amis que l'on retrouve.


Voyons tout d'abord l'opposition entre le vivant et le mécanique. Le vivant suppose un plan d'immanence sans hiérarchie ou fusionnent et se confondent créateurs et publics, où tous sont acteurs dans la réalité, comme dans les cérémonies traditionnelles. Ce qui est vivant est effectif, actif, participatif, réel, authentique, présent. On trouve une philosophie du vivant, le vitalisme, chez Nietzsche, Bergson ou Deleuze. Elle s'oppose à l'idéalisme, à la transcendance religieuse, à la rationalité scientifique et technique.

Il y a un paradoxe dans le terme de "spectacle vivant". Le spectacle correspond à une forme de muséification de l'art, de marchandisation (valeur d'échange), de mise à distance imagée, de mise à mort, contre laquelle luttent libertaires situationnistes et improvisateurs (cf Debord). Le spectacle est la mort et parler de spectacle vivant est une hypocrisie et un paradoxe. Le spectacle implique la priorité du regard (spectaculum, vue, aspect, panorama), le rapport fasciné et passif du public face à une mise en scène transcendante. Le spectacle hérite de la mise en scène religieuse et devient un outil de propagande (catharsis). Le spectacle suppose un découpage de l'espace, un cadre et une frontière hiérarchique entre la fosse et la scène, les gradins et l'arène. L'écran, l'interface est la frontière entre le monde réel, chez soi, dans la rue, et le monde virtuel du show biz. Cette césure est ce qui porte la mort avec d'un côté un public médusé, fasciné (fosse, canapé) et de l'autre un monde faux (scène, estrade, écran). On oppose encore le spectacle vivant au spectacle enregistré, qui n'est au fond qu'un accomplissement de la réification de l'art entamée par le spectacle (culture) et rendu plus exploitable encore (commerce). L'enregistrement, par son aspect mécanique (mêkhanê, ruse, art, engin ; machina, invention, machination, engin), s'oppose même au vivant, et à l'aura, l'authenticité de l'oeuvre originale dont parle Benjamin.

L'enregistrement correspond à une dégradation de l'instant (ici et maintenant), à une déterritorialisation, une décontextualisation, une délocalisation qui avait déjà eu lieu avec l'écriture. C'est donc un rapport à l'espace, au temps et à l'existence qui se trouve là altéré. Cette altération rejoint la représentation chez Schopenhauer, la spacialisation chez Bergson, l'arraisonnement chez Heidegger. On peut considérer ces philosophies comme des versions modernes et parfois paradoxales de la critique platonicienne de l'illusion. Le sens de la réalité n'est plus le même pour les modernes que pour Platon. Ce ne sont plus les idées qui sont voilées par les apparences mais la vie qui est niée par les représentations. Platon condamnait la technique au nom de la raison, les modernes condamnent la raison technique, la technologie. Le problème est une virtualisation de notre rapport au monde (une confusion entre les représentations vraies et les fausses) et une perte de savoir faire et de savoir vivre dans notre allégeance aux dispositifs (musique automatisée, traduction automatique, relations atomisées). La mécanisation est perçue comme une dévitalisation (disparition esthétique et historique), une perte d'enracinement dans le réel mais aussi dans le spirituel.

"La production artistique commence par des images qui servent au culte, d'après Benjamin. On peut supposer que l'existence même de ces images a plus d'importance que le fait qu'elles sont vues. L'élan que l'homme figure sur les parois d'une grotte, à l'âge de pierre, est un instrument magique. Cette image est certes exposée au regards de ses semblables, mais elle est destinée avant tout aux esprits. (...)." Ici Benjamin montre la valeur cultuelle des premières production (pour l'esprit) à différencier de la valeur d'exposition (pour les yeux). Ils sont vivant spirituellement avant tout. Leur présence est le signe d'un ailleurs qui importe plus que tout. C'est l'aura de l'oeuvre qui est présence et transcendance à la fois. "A mesure que les différentes pratiques artistiques s'émancipent du rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de les exposer. Un buste peut être envoyé ici ou là ; il est plus exposable par conséquent qu'une statue de dieu, qui a sa place assignée à l'intérieur d'un temple. Le tableau est plus exposable que la mosaïque ou la fresque qui l'ont précédé (...)". L'exposabilité de l'oeuvre est une question d'espace susceptible de devenir autre et multiple en vue d'accroître le regard (spectacle). Il y a donc déterritorilisation et démultiplication avec la reproduction mécanique (photo, audio, ciné, vidéo, numérique). Le spectacle enregistré expose plus. Mais cela ne nuit-il pas au contenu spirituel vivant ? Ex ponere, signifie placer hors de, déplacer, décontextualiser, ne pas placer au bon endroit, ne pas être à sa place. Expositio signifiait autrefois abandon d'un enfant au regard de tous. Se sentir exposé, c'est se sentir vulnérable. Au contraire, s'imposer, c'est montrer son bien fondé.

"Les diverses méthodes de reproduction technique de l'oeuvre d'art, ajoute Benjamin, l'ont rendue exposable à un tel point que, par un phénomène analogue à celui qui s'était produit à l'âge préhistorique, le déplacement quantitatif intervenu entre les deux pôles de l'oeuvre d'art s'est traduit par un changement qualitatif, qui affecte sa nature même. De même, en effet, qu'à l'âge préhistorique la prépondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait avant tout un instrument magique de cette oeuvre d'art, dont on n'admit que plus tard, en quelque sorte, le caractère artistique, de même aujourd'hui la prépondérance absolue de sa valeur d'exposition lui assigne des fonctions tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien que celle dont nous avons conscience - la fonction artistique - apparaisse par la suite comme accessoire. Il est sûr que, dès à présent, la photographie, puis le cinéma fournissent les éléments les plus probants à une telle analyse" (Walter Benjamin, L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, 1939). La valeur cultuelle laisse donc place à la valeur d'exposition. L'oeuvre d'art est à mi chemin dans ce processus qui va de l'icône au produit. Les condition spatiales de l'oeuvre agissent sur leur statut. Il s'agit d'un changement de nature dans le passage de l'espace rare du sacré à celui commun du profane. Il peut s'agir aussi d'une perte de contenu. En échange, la forme devient manipulable. L'oeuvre devient outil (décorer son blog, personnaliser la sonnerie de son téléphone). Benjamin précise encore que la notion d'aura est liée à la mise en situation, à la territorialisation. "A la plus parfaite reproduction, il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l'oeuvre d'art - l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve." L'unicité et l'authenticité de l'oeuvre dépend de la précision de sa localisation.

"C'est cette existence unique pourtant, et elle seule, qui, aussi longtemps qu'elle dure, subit le travail de l'histoire. Nous entendons par là aussi bien les altérations subies par sa structure matérielle que ses possesseurs successifs. La trace des altérations matérielles n'est décelable que grâce à des analyses physico-chimiques, impossibles sur une reproduction ; pour déterminer les mains successives entre lesquelles l'oeuvre d'art est passée, il faut suivre toute une tradition en partant du lieu où se trouve l'originale." La localisation et l'unicité, avec la durée, est la condition de l'histoire matérielle et sociale de l'oeuvre. Le devenir art, puis produit, des objets cultuels (musique du monde) risque de détruire leur histoire. Et en détruisant l'histoire, le contenu peut être perdu. On a alors un produit décoratif (sonnerie portable). "Le hic et nunc de l'original constitue ce qu'on appelle son authenticité. Pour établir l'authenticité d'un bronze, il faut parfois recourir à des analyses chimiques de sa patine; pour démontrer l'authenticité d'un manuscrit médiéval, il faut parfois établir qu'il provient réellement d'un dépôt d'archives du XVe siècle. Tout ce qui relève de l'authenticité échappe à la reproduction - et bien entendu pas seulement à la reproduction technique (manuelle)". On n'altère pas uniquement l'esprit de l'objet dans la mécanisation mais aussi et conjointement son histoire physique et sociale. Le mécanique annule le vrai et le faux, le modèle et la copie. "Mais en face de la reproduction faite de main d'homme et généralement considérée comme un faux, l'original conserve sa pleine autorité ; il n'en va pas de même en ce qui concerne la reproduction technique". Il y a une perte de l'histoire car l'original tend à disparaître avec la numérisation. Celle-ci bouleverse notre rapport à la copie. La diachronie devient anachronie. Dès lors qu'un objet est clonable, on ne peut distinguer le modèle et la copie et ainsi la diachronie. Le numérique conduit vers un anachronisme. Les reproductions manuelles et mécaniques délocalisent l'oeuvre et en rendent l'histoire impossible. Il y a donc disparition de l'espace et du temps (contextes) garants du sens. "Les conditions nouvelles dans lesquelles le produit de la reproduction technique peut être placé ne remettent peut-être pas en cause l'existence même de l'oeuvre d'art, elles déprécient en tout cas son hic et nunc. Il en va de même sans doute pour autre chose que l'oeuvre d'art, et par exemple pour le paysage qui défile devant le spectateur d'un film ; mais quand il s'agit de l'objet d'art, cette dépréciation le touche en son coeur, là où il est vulnérable comme aucun objet naturel : dans son authenticité". L'oeuvre d'art, comparée à l'objet naturel, a une authenticité et une histoire. Elle se prête moins à sa reproduction que la chose. C'est que la reproduction instrumentalise et que l'oeuvre possède les caractéristiques d'un sujet à respecter. "Ce qui fait l'authenticité d'une chose est tout ce qu'elle contient de transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique. Comme cette valeur de témoignage repose sur sa durée matérielle, dans le cas de la reproduction, où le premier élément - la durée matérielle - échappe aux hommes, le second - le témoignage historique de la chose - se trouve également ébranlé. Rien de plus assurément, mais ce qui est ainsi ébranlé, c'est l'autorité de la chose" (ibid.)". L'oeuvre n'a pas disparu mais à perdu son autorité. Elle n'a plus son propre ici et maintenant. Celui est aliéné à l'ici et maintenant de son propriétaire, fut-il temporaire. Elle ne témoigne plus de sa matérialité ou de ses possesseurs. En ceci, elle perd un contenu. Elle devient forme exploitable. Le problème ici n'est pas proprement esthétique mais éthique.

Selon S. Sontag, la photographie est le prototype de l'orientation caractéristique, à notre époque, de l'art d'avant garde comme des arts commerciaux : la transformation des arts en méta-arts ou médias. (Le cinéma, la télévision, la vidéo, la musique magnétique de Cage, Staukhausen et Steve Reich sont des prolongements logiques du modèle institué par la photographie)". La photo est donc la mère de tous les médias, la rivale des arts. Pourquoi ? "Les beaux arts traditionnels sont élitistes : leur forme caractéristique est la pièce unique produite par un individu ; ils impliquent une hiérarchie des sujets à l'intérieur de laquelle certains sont considérés comme importants, profonds, nobles et d'autres comme insignifiants, ordinaires, vulgaires. Les médias sont démocratiques : ils diminuent le rôle du producteur spécialisé, de l'auteur (en utilisant des méthodes fondées sur le hasard, ou des techniques mécaniques que n'importe qui peut apprendre, et en étant des oeuvres collectives ou le produit d'un travail d'équipe) ; ils considèrent le monde entier comme leur matière première. Les beaux-arts traditionnels s'appuient sur la distinction de l'authentique et du faux, de l'original et de la copie, du bon et du mauvais goût ; les médias brouillent, quand ils ne la suppriment pas tout de go, ce genre de distinction. Les beaux-arts postulent que certaines expériences, certains sujets ont un sens. Les médias sont essentiellement vides de contenu (c'est là la vérité de la formule de Marshall Mc Luhan selon laquelle le message n'est autre que le médium lui-même) : leur ton caractéristique est l'ironie, la neutralité, la parodie. Il est inévitable que de plus en plus d'oeuvres d'art trouvent leur accomplissement dans une photographie" (Susan Sontag, Sur la photographe, 1977). L'art devient média en se démocratisant et en abolissant les hiérarchies voulues par leur contenu. Les média sont un méta-art en raison de la disparition de l'auteur, de l'autorité garante du sens, du contenu. La disparition vrai-faux, modèle-copie n'affecte pas seulement l'autorité de l'oeuvre mais aussi celle de l'auteur.


Ne peut-on pas cependant préserver le vivant dans le mécanique ? Doit-on totalement diaboliser le spectacle et la machine ? N'ont-ils pas une dimension naturelle chez l'homme ? Il est par exemple naturel de créer un cadre temporel au spectacle. Son temps n'est plus celui de la réalité du public. Même une cérémonie traditionnelle possède un cadre temporel. Il y a toujours une tendance naturelle au spectacle, à l'exposition. Les reporters de guerre expliquent que leur appareil photo suffit à les couper de la réalité pour en supporter l'horreur. L'espace d'exposition est un espace sacré, hors du temps, virtuel. Il y a dans ce cas une vie sacrée du corps et de l'esprit différente de la vie profane. On peut supposer que la reproduction mécanique peut reconduire cette vie sacrée. On peut même imaginer que l'art numérique soit plus vivant encore que l'art vivant. Une certaine vie serait possible grâce aux machines (comme Proust disait "la vraie vie c'est la littérature"). Elles peuvent permettre l'accès à des dimensions de l'art insoupçonnées et même revaloriser les pratiques vivantes, inviter à enrichir nos perceptions, nos connaissances, notre participation. N'est-ce pas la reproduction mécanique des oeuvres qui incite à aller les découvrir en vrai ? Ainsi la vertu épistémique se double d'une vertu esthétique nouvelle.

Tout d'abord la mécanisation n'est pas incompatible avec l'intelligence. Benjamin note lui-même que la reproduction permet d'accéder à de nouveaux aspects de l'oeuvre, de la déplacer. On peut trouver des vertus épistémiques à l'enregistrement. Les nouveaux médias, par leur plus grande plasticité, possèdent des vertus cognitives. "La reproduction technique, affirme Benjamin, est plus indépendante de l'original que la reproduction manuelle. Dans le cas de la photographie, par exemple, elle peut faire ressortir des aspects de l'original qui échappent à l'oeil et ne sont saisissables que par un objectif librement déplaçable pour obtenir divers angles de vue ; grâce à des procédés comme l'agrandissement ou le ralenti, on peut atteindre des réalités qu'ignore toute vision naturelle". Le pas franchi par la reproduction mécanique, par rapport à la reproduction manuelle, ouvre un nouvel horizon de perception et connaissance. Benjamin ajoute que "la reproduction technique peut transporter la reproduction dans des situations où l'original lui-même ne saurait jamais se trouver. Sous forme de photographie ou de disque, elle permet surtout de rapprocher l'oeuvre du récepteur. La cathédrale quitte son emplacement réel pour venir prendre place dans le studio d'un amateur ; le mélomane peut écouter à domicile le coeur exécuté dans une salle de concert ou en plein air". Benjamin reconnaît la disponibilité de l'oeuvre sans totalement nier son caractère d'oeuvre. La reproduction technique met l'oeuvre sous la main. Ce que l'on perd en autorité, on le gagne en plasticité. Pour Benjamin"la nature qui parle à l'appareil photographique est autre que celle qui parle à l'oeil - autre, avant tout, en ce qu'à un espace consciemment travaillé par l'homme se substitue un espace élaboré de manière inconsciente. Par exemple : si l'on se rend généralement compte, fût-ce en gros, comment les gens marchent, on ne sait certainement plus rien de leur attitude en cette fraction de seconde où ils "allongent le pas". La photographie, avec cette auxiliaire que sont les ralentis, les agrandissements, montre ce qui se passe. Elle seule nous renseigne sur cet inconscient visuel, comme la psychanalyse nous renseigne sur l'inconscient pulsionnel. Les agencements structuraux, les tissus cellulaires, auxquels la technique et la médecine sont habituellement confrontés - tout cela est lié à l'appareil-photo plus originairement que le paysage évocateur ou le portrait expressif" (W. Benjamin, Petite histoire d la photographie, 1931). L'appareil photo possède une dimension scientifique en ce qu'il révèle le caché, l'inconscient visuel qui conditionne notre regard coutumier. La photo est une optanalyse. De même, l'enregistrement audio permet d'analyser le son.


Tirons les conséquences de tout ceci pour le projet de site pour spectacles vivants. Il faut utiliser les ressources du média, travailler sur l'interaction des pages, le glisser-déposer, l'avatar, les menus déroulants. Le net permet une interaction et une activité qui est impossible lors d'un spectacle. Le réseau est un environnement vivant (interaction) et doit être distinguer de l'outil informatique (interactivité). La logique de sociabilité sur internet est distendue, large, réticulaire, par rapport à la proximité en situation et interpersonnelle. Pour autant, en dépit de la médiation mécanique, il y a bien interaction entre les hommes. Le réseau crée un flux instantané d'échanges réels qui sur le plan corporel est réduit mais efficace au point de vue psychique. Il faut penser la complémentarité du vivant et du mécanique. En un sens la machine s'intègre dans la vie autant que la vie dans la machine.





jeudi 1 avril 2010

Une lecture de Friedrich Engels, L’origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, 1884

 



    


    Friedrich Engels, suivant Lewis Morgan (La Société archaïque, 1877) et les catégories de son époque, distingue différents stades dans l'histoire ancienne de l'humanité : "Sauvage", "Barbare" et "Civilisé". Cette terminologie correspond respectivement aujourd’hui, en modifiant aussi les datations, au Paléolithique, au Néolithique et à l'Antiquité (1). Le "Sauvage" a développé une langue articulée, pratiquait la pêche, la chasse, utilisait le feu, des arcs et des flèches et vivait dans des villages. Le "Barbare" a développé la poterie, la domestication, l'agriculture et l’élevage. Il utilisait la fonte et le minerai de fer. Il vit sa population s’accroitre. La "Civilisation" correspond au développement de l'écriture et surtout, d'après Engels, à l'apparition du commerce et de l'Etat. 

En s'appuyant sur les études de Lewis Morgan sur les Iroquois, ainsi que d'autres travaux sur les Grecs, les Romains, les Celtes et les Germains, Friedrich Engels dresse un portrait de la famille sauvage très idéalisé. C'est, pourrait-on dire, la version communiste de l'état de nature, contrepoint des robinsonades libérales. Ce qui permet de relativiser et nuancer l'analyse de Engels, ce sont les découvertes faites entre temps, comme le démontre Christophe Darmangeat (2). Ce professeur d'économie et d'anthropologie sociale montre que, dans les sociétés archaïques, et conrairement aux affirmations d'Engels, les femmes pouvaient participer aussi bien à l'approvisionnement en nourriture qu'au travail domestique, que le travail domestique et le soin des enfants n'était pas nécessairement collectivisé et que les femmes ont quasiment toujours subi la domination masculine en raison notamment de la possession des armes par les hommes.

Toutefois, pour ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, le paradigme proposé par Engels, s'il doit être révisé, ne doit pas être considéré comme entièrement caduc. Les sociétés préhistoriques ou tribales ont une vie communautaire plus riche que dans les organisations plus tardives. Quant au développement de l'Etat et des classes sociales, il ne semble pas qu'il y ait grand chose à redire sur le principe. S'il y avait des inégalités dans les sociétés primitives, elles n'ont fait que s'accentuer avec l'évolution. Le progrès de l'humanité fut réel mais relatif, dans la mesure où il se fit au détriment d'une partie de cette humanité. Le texte d'Engels fournit donc toujours les bases d'une compréhension marxiste de l'histoire humaine et de la naissance des classes sociales. Il permet également d'articuler entre elles les oppressions liées à la classe, au genre et à l'origine géographique dans une perspective marxiste, ce qui n'est pas inutile dans les débats actuels très fragmentés sur ces questions. 

Je vais essayer de restituer les grandes lignes du texte de Friedrich Engels sur le développement de la famille, de la propriété et de l'Etat. Le texte orginal est complexe et tend à aller et venir sur les différentes périodes, ce qui rend difficile une vision d'ensemble, mais offre au lecteur une richesse de détails dont la présente synthèse ne saurait rendre compte.



1. La période sauvage et barbare.


Au commencement était l’économie domestique communiste avec le mariage par groupe. Un groupe d'hommes se mariait conjointement à un groupe de femmes. Il n’y avait selon Engels pas de jalousie. Le mariage désigne à ce moment là uniquement l'union entre adultes jusqu’à la naissance de l’enfant. La femme n’était alors pas esclave de l’homme et les rapports sexuels étaient libres.

L'organisation tribale iroquoise fournit un exemple du mode de vie au stade inférieur de la barbarie. La population était clairsemée et asservie à la nature. La tribu des gens (3) était sacrée. L’homme comme individu n’était pas tellement différencié de cette communauté primitive (ce que Durkheim a appelé la "solidarité mécanique"). La propriété était collective et la société sans classes. L'économie domestique était commune. La seule propriété était celle de la tribu. Il y avait parfois des alliances contingentes des tribus qui formaient une confédération des iroquois. Ces alliances se constituaient avec le danger et disparaissaient avec lui.

L'organisation gentilice grecque fournit un autre exemple. Il n'y avait pas de droit paternel. La coutume primait et il n'y avait pas de différences de richesses. Pour les membres de la tribu et des guerriers, il n'y avait pas de force publique distincte du peuple. Dans l'organisation gentilice, la division du travail était sexuelle mais le travail était commun. L'économie domestique était commune à plusieurs familles. Les échanges se faisaient seulement de tribu à tribu et non de personne à personne. On ne produisait que pour les besoins, pas pour le commerce. La production commune étroite impliquait la maîtrise des producteurs sur le processus et le produit.

Il y eut ensuite une exclusion progressive des individus du commerce sexuel. Les tabous se sont développés entre parents et enfants et entre frères et soeurs. Il y eut donc un rétrécissement progressif du cercle des partenaires pour arriver, à l'époque barbare, à la famille appariée, c'est-à-dire une union par couple pour un temps plus ou moins long. Les saturnales antiques rappelèrent la liberté sexuelle de l'époque sauvage. Mais la femme fut peu à peu confinée à la maison et dut garder le ménage tandis que l’homme procurait la nourriture. 



2. Les périodes barbare et antique


A l'époque barbare le système pastoral fut adopté. La chasse, de nécessité, devint un luxe. L'accroissement de la production apporta la capacité de produire plus qu'il ne faut pour la subsistance. L’excédent et le stockage sont nés avec l’agriculture développée par l'utilisation des métaux et des esclaves. Le fer permit la culture sur de grandes surfaces. La maîtrise du fer augmenta donc le rendement des cultures et permit le développement de la ville. La hausse de la production produisit de l’excédent grâce également à la force de travail des esclaves. On eut besoin de plus de prisonniers pour en faire des bergers pour l'élevage. La guerre fournit cette nouvelle force de travail. Ces esclaves furent troqués comme du bétail et de la marchandise. 

La propriété de la tribu devint propriété privée. Le troupeau devint une propriété familiale. Plus précisément, l’homme devint propriétaire de la source d’alimentation et a renforcé sa situation vis-à-vis de la femme. L’industrie publique des gens devint la famille conjugale, nouvelle unité économique. La famille conjugale fut alors considérée comme noyau primitif. La suprématie de l’homme sur la femme apparut avec le travail domestique des femmes. La monogamie se développa. La femme fut rejetée au second rang. Avec le mode monogamique de la civilisation antique, la famille devint l’image miniaturisée de l'antagonisme de la société. L’homme fut alors le maître et la femme l'esclave au sein de la famille. D'ailleurs, le mot famille vient de « famulus » qui signifie serviteur, esclave domestique. Le mariage fut donc un assujettissement pour la femme. Ce fut la victoire de l’homme et de la propriété sur le commun. La paternité se transmit à travers l’héritage. La monogamie permit la concentration de la richesse dans les mains des hommes. La prépondérance de l'homme dans le mariage fut une conséquence de sa prépondérance économique. En fait, la monogamie concernait surtout la femme. La polygamie resta un privilège masculin. Le mariage par groupe a subsisté seulement à travers le privilège polygame des hommes.

Il y eut alors une révolution du mode de propriété. L’échange entre individus remplaça celui entre tribus. Les troupeaux passèrent de la propriété commune à celle des chefs. Le bétail tint lieu de monnaie, puis la monnaie métal apparut. Les métaux précieux devinrent monnaie marchandise. L’économie monétaire a dissout le mode d'existence traditionnel. Les producteurs ne consommèrent plus eux-mêmes leurs produits et s’en dessaisirent par l’échange. Ils en perdirent le contrôle. L’économie naturelle devint monétaire et la consommation fut soumise à l'échange. La production marchande pour l'échange se développa. La propriété privée et la richesse en monnaie, en esclave et en navire devinrent un but en soi. La cupidité, le prêt d’argent et l’usure se développèrent, ainsi que le marché, la propriété foncière et la concentration des richesses. La soif de richesse a créé des antagonismes dans la gens. De nouvelles divisions apparurent, qui n’eurent plus pour but la production en vue des besoins directs : division du travail entre pasteurs, chasseurs, agriculteurs et artisans, entre villes et campagnes, producteurs et marchands, dirigeants et exécutants. Des antagonismes apparurent dans la société. La ville domina la campagne. Le marchand s'immisca entre les producteurs. Il domina avec la monnaie métallique après l'achat de marchandises pour de l'argent. La centralisation des richesses se fit dans des mains peu nombreuses. La généralisation de l’échange conduisit à la dévalorisation de l’homme par rapport à la marchandise.

L’Etat a ruiné la vieille organisation gentilice. La confédération des tribus fusionna en un seul peuple. Les anciennes règles furent profanées pour justifier le vol des richesses par la violence. La richesse fut estimée comme bien suprême. Les classes vinrent de l’exploitation soutenue par l'Etat. Il fut inventé avec la naissance de la division de la société en classes et le droit de la classe possédante à exploiter celle qui ne possédait rien. La division entre privilégiés et défavorisés fut actée. Les plus vils intérêts inaugurèrent la société de classe, avec le développement d’une petite minorité contre la majorité exploitée. 

Avec le passage de l'époque barbare (néolithique) à la civilisation (antiquité), il y eut donc une dissolution de l'organisation gentilice chez les grecs, les romains, les celtes et les germains. La tribu devint peuple avec son territoire. Derrière les principes de démocratie, fraternité, et d’égalité, il y eut en fait l’élimination de l'organisation gentilice au profit de la domination et la servitude. La cupidité conduisit à l’exploitation et la contradiction de classe. La richesse individuelle augmenta. Les droits et devoirs se firent au profit des riches qui parfois couvraient la pauvreté du manteau de la charité. La ville devint le siège central. L'organisation gentilice devint Etat, avec l’antagonisme de classe.

Dans l'Etat athénien, le peuple en arme devint force publique. Cette force publique se distingua du peuple. C'est un pouvoir imposé du dehors à la société. Tandis que le chef gentilice jouissait de l'estime spontanée. La force publique ne coïncida plus avec la population. Elle se composa d'hommes armés et d'annexes comme les prisons et les impôts. La police diffèra du citoyen. Elle est aussi vieille que l’État et le développement du commerce et de l'industrie. La police de l'Etat sécurise l'accumulation et la concentration des richesses en un petit nombre de mains. L’Etat fut séparé de la collectivité et des citoyens, avec ses soldats, sa police, ses juges, ses prisons et tribunaux. Le chef militaire du peuple devint fonctionnaire d'Etat.

Le commerce et l’industrie entraînèrent la concentration de la richesse. Le territoire fut divisé. La population se répartit selon ses occupations. On subdivisa le peuple et le territoire. La division entre privilégiés et défavorisés vint de la formation de l’État qui conquit des territoires. La richesse des voisins excitait la cupidité des peuples auxquels l'acquisition de richesse semblait le but principal de la vie. Les guerres de rapine accrurent le pouvoir des chefs. Les tribus s’organisèrent pour piller les voisins au lieu de régler leurs propres affaires. L’Etat règna sur son territoire à l’aide de la force publique et de la prison. A Rome, par exemple, le lien du sang fut remplacé par celui du territoire et de la fortune. L'ancien ordre social fut brisé. Il était fondé sur les lignées puis a été remplacé par une constitution d’Etat basée sur la répartition territoriale et la différence des fortunes. L'organisation gentilice des celtes et des germains ont également disparu avec l'Etat et le rabot niveleur de l’hégémonie mondiale romaine. L'appartenance au monde romain exprimait l’absence de nationalité. Mais l'État romain était devenu une machine gigantesque destinée a pressuriser les sujets. Son ordre était pire que les pires désordres. L'état romain fut comme une machine gigantesque. A la Fin de l'antiquité, l’appauvrissement général de l’empire Romain se traduisit par la régression du commerce, de l’artisanat, de l’art, le dépeuplement, la décadence des villes et de l'agriculture. L'esclavage ne payait plus. Il cessa d’exister.



3. Du capitalisme actuel au socialisme à venir.


Un première scission de l'unité économique des sociétés traditionnelle apparut avec l'esclavage, la monnaie, la marchandise et la monogamie. L'homme devint  lui-même marchandise. L'Etat antique maintint l'esclavage, l'Etat féodal maintint le servage, l'État moderne le salariat. L'appropriation individuelle, avec la division du travail, développa la production non pour la consommation, d'après un plan élaboré en commun, mais pour l’échange soumis aux lois aveugles de la violence. L'État protège le possédant contre le non possédant. La cupidité est l'âme de la civilisation avec l'exploitation et la contradiction recouverte du manteau de la charité. Le progrès de la civilisation est réel mais reste relatif tant qu'il est obtenu par la souffrance d'une partie de l'humanité. La marchandise a remplacé les coutumes. Le contrat a remplacé le statut. Le libre arbitre, présent chez Luther, se développe. Les entraves du pays et de la pensée sautent. Avec la marchandise, surgit le libre contrat. On passe du statut traditionnel au contrat entre "libres" et "égaux". En même temps que les barrières étroites du pays natal tombent, les entraves millénaires pesant sur la pensée du Moyen Âge tombent également. Toutefois, le contrat de mariage, comme le contrat de travail, représente l’égalité sur le papier seulement. Aujourd'hui, les mariages ont lieu le plus souvent à l'intérieur des mêmes classes sociales.

Avec l'industrialisation, l’économie domestique devient sociale. L'industrie moderne fait du travail privé une industrie publique. La propriété sociale des moyens de production favorise l’égalité. Le prolétariat permet l’amour sexuel et non intéressé car le prolétaire n’a pas de propriété. L'amour sexuel est plus présent chez les opprimés. Les rapports basés sur l'inclination se développent. La norme morale devient l’amour. Le travail des femmes permet de lutter contre la suprématie masculine. L’industrie publique favorise l’affranchissement des femmes. Il n’y a pas de propriété ni de transmission. La grande industrie marque la fin de la suprématie masculine. Le mariage devient librement consenti. Avec l’entrée des femmes dans l’industrie publique, la famille conjugale n’est plus l’unité économique de la société. La propriété sociale conduit à la fin du salariat, de la prostitution et de la monogamie masculine. Les mariages libres sont la règle chez les opprimés. Le régime socialiste est le seul vivable. La démocratie dans l'administration, la fraternité dans la société, l'égalité des droits, l'instruction universelle doivent succéder au capitalisme.



Conclusion


Comme je l'ai fait remarquer en introduction, le communisme primitif apparaît aujourd'hui avoir été idéalisé par Engels qui y voyait le règne du matriarcat et du collectivisme absolu. La réalité de la préhistoire et des sociétés tribales (ce qui d'ailleurs n'est pas identique) est plus nuancée et moins schématique. Mais cela remet-il pour autant en cause sur le fond la théorie marxiste et ses analyses sur le développement de la propriété et de l'Etat ? Je ne le pense pas. Le  but du marxisme n'est pas de revenir à un passé glorieux, ce qui serait parfaitement réactionnaire, mais de progresser vers un avenir meilleur (4). Donc, que le communisme primitif tel qu'il est décrit par Engels soit rectifié par la science n'interdit en rien d'oeuvrer pour une société sans classes à venir. Certes, à première vue, on perd un ancrage naturaliste. Mais ce n'est pas important au regard de la théorie marxiste du progrès. Le communisme primitif n'est pas un collectivisme. Les taches domestiques sont certes effectuées assez collectivement, mais la domination masculine, liée au privilège des armes et de la chasse, a toujours existé. Ce qui ne signifie pas qu'elle ne s'est pas développée ensuite et qu'elle ne peut pas disparaître peu à peu à l'époque contemporaine et totalement à l'avenir. 

L'intérêt du texte de Engels, c'est d'élargir la question des classes sociales pour y comprendre celle du genre et de l'origine. Le thème de la lutte des classes se retrouve dans le microcosme familial entre l'homme et la femme (et dans le macrocosme géopolitique entre le colonisateur et le colonisé). Cette déclinaison de la lutte des classes permet de garder une cohérence entre les formes de dominations et d'exploitation et d'éviter le morcellement des luttes entre communautés de genre et d'origine auquel on assiste et qui a pour effet d'obscurcir l'horizon d'une révolution émancipatrice. Il est important d'élargir la lutte sociale aux questions sociétales des minorités et des moeurs. Ce n'est pas contradictoire avec le mouvement ouvrier. Mais il ne faut pas perdre de vue les racines capitalistes et le projet d'émancipation communiste d'une société sans classe. Il ne faut pas faire disparaitre la lutte des classe dans une atomisation des luttes qui pourrait diviser les travailleurs et brouiller leur conscience. 



Notes


    (1) On distingue aujourd'hui en France les périodes suivantes : Paléolithique depuis - 800 000 (controle du feu) ; Néolithique depuis - 8 000 (pierre polie et agriculture) ; Antiquité depuis - 3000 (écriture) ; Moyen-âge depuis 476 (chute de Rome) ; Temps modernes depuis 1492 (Christophe Colomb) ; Epoque contemporaine depuis 1789 (Révolution française). 


  (2) Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était, Smolny, 2012. Blog : http://cdarmangeat.blogspot.com/


      (3) Les membres d’une même gens appartiennent à une même communauté, le gentilice ou la gens qui est un groupe de familles (synonymes : peuple, ethnie, tribu). 


    (4) Il existe des formes de pseudo-marxismes réactionnaires et fascisantes (par exemple chez Pierre Guillaume ou Constanzo Preve). Le communisme d'extrême droite s'apparente à une défense du peuple sur un modèle nationaliste voire ethniciste. Ces courants dégénérés du marxisme défendent une approche réactionnaire fantasmant parfois la tribu originelle. Ici le social-patriotisme est poussé à l'extrême pour devenir une sorte de social-racisme. Le marxisme d'extrême droite ne voit en Marx que la critique du capitalisme et ignore sa défense partielle en tant qu'étape vers le socialisme, ce sur quoi insista Lénine. C'est l'écueil d'une attitude purement pessimiste. Or il faut choisir entre le progressisme ou la réaction. Et le progressisme suppose d'accorder certains bénéfices à l'évolution, fusse-t-elle capitaliste. 


Emma Uguen



Credit Photo : http://country-rolandro.e-monsite.com/pages/old-west-far-west/nation-iroquoise.html