dimanche 6 avril 2025

DESIGN ET DEMOCRATIE

 

Si la technique a permis à l’humanité de se maintenir et de se développer jusqu’à aujourd’hui, son évolution a aussi produit un certain nombre d’effets pervers : pollution de l’environnement, diminution de la biodiversité, épuisement des ressources, réchauffement climatique, déshumanisation des conditions de travail, développement des technologies de propagande, de contrôle et de destruction, diminution des interactions sociales, etc. A moins d’imputer uniquement ces effets à une fatalité inhérente à l’essence de la technique, on peut espérer les corriger par de meilleures décisions politiques.

En réalité, il y a à la fois des environnements techniques plus ou moins vertueux et des décisions humaines plus ou moins sages. L’évolution des techniques, à la différence de l’évolution des espèces vivantes, est supposée rester soumise à la volonté humaine, laquelle soulève la question de la décision collective de l’humanité. Comme celle-ci est composée de groupes et d’individus en désaccords, cela ramène bien le problème du contrôle de la technique à un problème politique. Or nos modes de gouvernement et de décision actuels ne semblent pas permettre une telle maîtrise.

La thèse que nous souhaitons défendre ici est que le design peut apporter des réponses qui permettraient de réorganiser à cet effet nos systèmes techniques et sociaux. Plus précisément, c’est à un certain type de design, que nous qualifierons de « démocratique », qu’il faudra faire appel. Pour exposer cette thèse, nous rappellerons d’abord les liens existants entre le design et le progrès technique et social, en insistant sur les formes démocratiques de design. Puis nous montrerons en quoi la démocratie doit jouer un rôle central dans l’évolution à venir de l’organisation sociale.

 

 

I. Design et progrès

 

Pour souligner la relation qui existe entre le design et le progrès technique et social, nous allons parcourir quelques étapes de son développement à partir de la révolution industrielle jusqu’à aujourd’hui. Citons d’abord le mouvement Art and Craft et sa critique du modèle industriel naissant. D’un côté, il lui oppose le modèle corporatif de l’artisanat médiéval, comme symbole de l’autonomie ouvrière. D’un autre côté, il emprunte au mouvement ouvrier son idéal d’égalité, de progrès social et d’émancipation hérité des Lumières (William Morris). Cette tendance subsiste dans le design à travers son souci du progrès social et sa prudence vis-à-vis d’une société industrielle potentiellement déshumanisante.

Dans la première moitié du vingtième siècle, l’absorption de la forme par la fonction, et de l’esthétique et du style par l’efficacité, traduisit le règne de la raison instrumentale. La version du progrès qui fut alors proposée était marquée par une posture élitiste et paternaliste (Adolf Loos, Le Corbusier). Cette attitude technocratique s’accorde avec l’esprit de certaines philosophies positiviste (Auguste Comte) et utilitariste (Jeremy Bentham). Si le Bauhaus possédait également une dimension fonctionnaliste, sa conception du progrès comprenait en outre la volonté de lier l’art, l’artisanat et la vie, et de favoriser l’expérimentation et la collaboration entre étudiants et professeurs. Le philosophe pragmatiste Charles Morris y enseigna de 1937 à 1945.

Dans la deuxième moitié du vingtième siècle sont apparus le design radical (Superstudio, Archizoom) et l’anti-design (Ettore Sottsass, Archigram) qui héritèrent des tendances contestataires du surréalisme et inspirèrent le design critique (Fiona Raby, Anthony Dunne). Au sérieux fonctionnaliste, s’opposa le jeu des singularités, accompagné de la critique de la massification engendrée par la société de consommation. Ce type de design nous paraît favoriser une approche démocratique, à l’encontre d’une ingénierie sociale standardisée encourageant une forme passive d’hédonisme. La théorie critique en Allemagne et le post structuralisme en France défendirent des idées analogues.

Apparut également ce que nous appelons aujourd’hui le design durable, avec le diagnostic alarmant des menaces que la production industrielle fait peser sur les écosystèmes. Il s’agit d’inventer de nouvelles manières de produire et de consommer, et de sortir du modèle productiviste et consumériste dominant (Victor Papanek). De même, un design que nous qualifions aujourd’hui d’inclusif, propose une autre facette du progrès social en design. Son objectif est de repenser nos environnements en fonction des personnes en situation d’exclusion, grâce à l’aménagement des espaces et l’adaptation des objets.

 

 

II. Le design démocratique

 

Bien qu’il ait contribué au développement de la société industrielle, le design s’efforce d’en limiter les effets pervers. Parmi eux figure l’approche élitiste du progrès social, en vertu de laquelle la structure sociale est conçue pour le peuple et non par lui, par des « hommes d’exception » et non à travers la collaboration de divers acteurs. C’est pourquoi nous allons nous intéresser maintenant à ce que nous appelons le « design démocratique ».

Un premier exemple de design démocratique nous est donné par le cas norvégien d’Utopia, dans le contexte du développement d’outils informatiques pour l’imprimerie, l’hôpital et le bureau dans les années quatre-vingt, en vue d’adapter la conception aux utilisateurs (Kristen Nygaard). Il fallut pour cela des méthodes et des outils interactifs afin de favoriser l’apprentissage mutuel. Ainsi, les utilisateurs pouvaient énoncer leurs besoins et expliquer leurs difficultés ; tandis que les concepteurs pouvaient exposer le fonctionnement et les possibilités de leurs dispositifs, chacun étant à la fois novice et expert par rapport à l’autre.

On trouve une ressemblance de principes entre le design participatif scandinave et le design thinking (Rolf Faste), bien que les contextes soient différents. Nous retrouvons l’idée d’une démarche itérative, avec des corrections et des améliorations, la combinaison de diverses compétences dans un réseau interdisciplinaire, l’expérimentation sur le terrain, un positionnement pragmatique dépassant les anticipations théoriques et le développement de méthodes et outils facilitant la réflexion collective.

Il est couramment reproché aux démarches participatives de réclamer du temps du fait de leur nature itérative, exploratoire et délibérative. Mais parfois des initiatives collectives locales sont plus rapides que le cheminement d’une décision le long d’une chaîne hiérarchique. Il faut également tenir compte des pertes de temps à venir liées au rattrapage de mauvaises décisions éloignées du terrain. Enfin, une façon de compenser l’étalement dans le temps de la concertation est de favoriser le rapprochement dans l’espace. Ce peut être des espaces partagés concrets, comme les jardins collectifs ou les fablabs qui permettent l’échange des connaissances, la mutualisation des outils et des dépenses, et de raccourcir les circulations à des échelles soutenables.

L’utilisation du cyberespace permet également un gain de temps et le partage de ressources informationnelles et techniques (peer to peer, open source). Il s’y développe une économie contributive fondée sur l’entraide, le don et le contre-don. Ces îlots d’économie informelle s’intègrent au modèle marchand dominant tout en espérant étendre leur influence. Ils fonctionnent selon le principe de gestion collective des biens communs (Elinor Ostrom).

La production et le partage des informations et des analyses permet à l’intelligence collective de développer la connaissance en ligne (encyclopédies, tutoriels, cours, etc.). La manière dont les interactions produisent des croyances et des connaissances intéresse l’épistémologie sociale (Alvin Goldman, Philip Kitcher, Helen Longino). Plus généralement, la façon dont se forment les groupes à travers les représentations et les actions peut être analysée par l’ontologie sociale (John Searle, Margaret Gilbert, Ruth Millikan). Il est possible d’étudier les structures communicationnelles plus ou moins centralisées qui servent de forces de liaison aux collectifs humains. Nous avons montré ce que nous entendons par design démocratique à travers les exemples du design participatif scandinave, du design thinking et des espaces communs. Nous allons à présent explorer la question de la place de la démocratie dans le progrès technique et social d’un point de vue plus philosophique.

 

 

III. Démocratie et progrès

 

On distingue la démocratie participative de la démocratie représentative en ce qu’elle permet d’en approfondir la dimension démocratique (Jean Jacques Rousseau, Pierre Rosanvallon, Bernard Manin). La démocratie représentative est souvent considérée comme superficiellement démocratique et requalifiée comme aristocratie élective, puisque les prises de décision sont déléguées à des élus parmi l’élite au lieu que les citoyens participent directement aux décisions. Parmi les différentes théories de la démocratie participative, nous nous concentrerons sur la version pragmatiste de Dewey. Une objection courante qui est opposée à ce type de démocratie consiste à dénoncer l’incompétence et les préjugés des citoyens ordinaires et leur incapacité à prendre des décisions éclairées (Gabriel Almond, Walter Lippmann). La réponse de Dewey consiste à renverser l’argument. La compétence suppose l’accès à la délibération. Autrement dit, il faut créer un environnement favorable à la démocratie en organisant un meilleur accès à l’information, la formation des citoyens en encourageant l’implication de chacun. Par ailleurs, la démocratie participative n’exclut pas les différences de niveaux de qualification et défend la complémentarité des expertises. Par exemple, l’Empowered Participatory Governance permet de confronter les savoirs professionnels et profanes locaux dans les prises de décisions à l’aide d’experts facilitateurs (Archon Fung, Erik Wright).

Précisons les caractéristiques d’une ontologie sociale démocratique et pragmatique. Nous trouvons chez Herbert Mead et John Dewey l’idée d’une « individuation psychique et collective » (pour reprendre l’expression de Gilbert Simondon), selon laquelle l’individu ne peut se réaliser qu’en tant que membre de la société, en s’engageant dans un processus coopératif. Il ne s’agit pas simplement ici de s’intégrer et de s’ajuster à la société mais de se réaliser soi-même en participant au développement social. Cela comprend la socialisation de l’intelligence à travers la confrontation des expériences et la recherche d’une entente intersubjective. La résolution des problèmes doit avoir lieu en intégrant la multiplicité des points de vue des différents acteurs.

C’est également le principe défendu par la théorie de l’acteur-réseau (Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour). Celle-ci est née de l’étude de la science en action, et non déjà faite, à travers les controverses entre différents acteurs sociaux. L’objectivité selon les auteurs dépend non plus d’un point de vue dominant unique mais du jeu complémentaire des différents cadres de références. Elle est kaléidoscopique plutôt que télescopique. Un aspect intéressant de la théorie de l’acteur-réseau pour le design est sa compréhension des êtres naturels et techniques comme des acteurs de la vie sociale. Ils s’expriment à travers les porte-paroles des différents groupes sociaux engagés dans des relations particulières avec des instruments ou des êtres naturels (ouvriers, agriculteurs, pêcheurs, éleveurs, scientifiques, écologistes, etc.). Les actants humains et non humains, généralement invisibles lorsqu’ils fonctionnent comme intermédiaires dans un réseau, deviennent des médiateurs visibles dans les controverses qui surgissent dans les situations exceptionnelles (recherche, crises, pannes, conflits, etc.).

La théorie de la rationalisation démocratique d’Andrew Feenberg appartient à la même famille constructiviste et pragmatique que la théorie de l’acteur-réseau. Selon elle, c’est moins l’efficacité technique intrinsèque qui détermine les choix d’innovation que les intérêts des divers groupes sociaux. Le choix entre des tailles de roues de vélo différentes ou identiques (John Starley, 1884) ou la hauteur des passerelles sur les autoroutes de New York (Robert Moses, 1922) est lié aux types d’acteurs et d’activités que l’on souhaite privilégier. Ce constat souligne l’importance des controverses autour des évolutions techniques : revendication des femmes concernant les méthodes d’accouchement, des malades du VIH concernant les traitements expérimentaux, des ouvriers pour les conditions de travail ou des écologistes concernant l’aménagement du territoire, etc. On peut également citer les cas d’appropriation techniques par les utilisateurs, lorsqu’ils adaptent eux-mêmes à leurs besoins les dispositifs prévus par les concepteurs (Michel de Certeau, Roger Silverstone, Eric Von Hippel, Pierre Rabardel). Andrew Feenberg défend donc un mode de développement technique inclusif encourageant les alliances entre les acteurs des différents réseaux de conception, de production et d’utilisation.

C’est également le modèle développé par les théoriciens de la planification démocratique. A ceux qui leur opposent que l’économie est trop complexe pour être démocratiquement planifiée, Pat Devine et Fikret Adaman estiment que c’est justement l’accès aux connaissances des producteurs et des consommateurs qui favorise les processus de décision complexes. Avec la « démocratie des personnes concernées », on peut donner plus de poids aux décisions des personnes directement affectées par certaines situations. La redistribution du pouvoir social permettrait à chacun d’accomplir des tâches d’exécution et de décision, mais aussi de répartir plus équitablement les tâches indésirables, afin de mieux distribuer en contrepartie celles qui favorisent le développement de l’individu. Michael Albert et Robin Hahnel proposent de reconvertir la publicité et le marketing dans la transmission d’informations claires, exactes et utiles, pour que des comités puissent s’en servir pour corriger les défauts de l’organisation sociale. Paul Cockshot et Allin Cottrell imaginent des modèles de planification démocratiques basés sur l’informatique. Ces propositions spéculatives de coordination négociée, d’économie participaliste, de planification ascendante, d’économie de communauté etc. sont imaginées à partir de l’analyse des problèmes de la société existante (Audrey-Laurin Lamothe, Frederic Legault, Simon Tremblay Pépin).

On trouvera cependant des précédents historiques correspondant à l’esprit de ces projets dans le mouvement coopératif qui fournit de nombreux exemples de partages des décisions, des données et des équipements (Anne Catherine Wagner). Son histoire remonte au dix-neuvième siècle : magasin coopératif New Lanark de Robert Owen en Ecosse, épicerie sociale de Michel-Marie Derrion à Lyon, société de tisserands Equitables Pionners en Angleterre, boulangerie coopérative Raiffeissen en Allemagne, etc. On comptait 4140 coopératives en France en 2024 selon la Confédération générale de SCOP. Les principes coopératifs déclarés par l’Alliance coopérative internationale en 1885 et revisités en 1995 sont : l’adhésion volontaire et sans discrimination ; le pouvoir démocratique exercé par les membres qui participent aux décisions à travers des représentants élus ; la participation économique avec la contribution équitable au capital et son contrôle ; l’indépendance de la coopérative par rapport aux accords avec d’autres organisations ou le gouvernement ; le développement de l’éducation, de la formation et de l’information, y compris auprès du grand public ; la coopération des coopératives entre elles ; et la contribution au développement durable.

Axel Honneth insiste sur l’importance du développement des pratiques démocratiques dans le cadre du travail. D’abord, elles permettent de résoudre les problèmes inhérents au travail lui-même : épuisement, chômage, sentiment d’impuissance, manque de reconnaissance, etc. Ensuite, au-delà de la transformation des conditions de travail, l’engagement dans la coopération sociale renforce les dispositions des citoyens à l’action démocratique. Il s’agit alors de réduire l’écart existant entre la sphère du travail et celle de la pratique démocratique. Pour cette raison d’ailleurs, Axel Honneth se montre critique à l’égard du revenu de base garanti. Il estime que l’engagement citoyen dépend de l’intégration dans la division du travail social auquel nous devons la garantie de notre existence.

Il faut se garder toutefois de toute idéalisation. Il reconnaît que dans les conditions actuelles de l’économie globale, les coopératives risquent la faillite ou l’édulcoration par rapport aux principes de base si elles ne bénéficient pas d’un soutien étatique. De plus, la réalité empirique des coopératives est loin d’être parfaite et les cas de frustration, de surtravail ou de reproduction de la domination existent comme partout ailleurs dans le monde du travail. Enfin, la définition claire du niveau de participation doit faire l’objet d’une vigilance particulière (Sherry Arnstein). Trois écueils souvent conjoints sont à éviter : la simulation de participation, lorsqu’elle se limite à des consultations sans réponses ; la diversion, qui détourne l’attention des participants des enjeux les plus importants pour faire porter la décision sur des points secondaires ; la récupération, dont Luc Boltanski et Eve Chiapello ont fourni une analyse avec l’exemple du détournement de la critique artiste de mai soixante-huit par le nouvel esprit du capitalisme. Ils décrivent la mutation post-fordiste des années soixante-dix, passant d’une structure hiérarchique à un modèle réticulaire favorisant l’initiative et l’autonomie relative des salariés mais sacrifiant leur sécurité matérielle et psychologique.

Johann Chapoutot fournit lui aussi un exemple de participation tronquée et dévoyée dans son analyse du management sous le troisième Reich. Dans l’armée, la tactique par la mission consistait à confier un objectif au soldat en le laissant libre des moyens d’y parvenir. Ce transfert de compétence délègue à l’exécutant la responsabilité d’un éventuel échec, sans nécessairement lui donner les moyens d’accomplir sa tâche correctement. Cette méthode de management par objectif augmente l’élasticité et la rapidité du travail en évitant toute inhibition bureaucratique. Mais si cette liberté aménagée permet à l’exécutant de goûter momentanément à l’enivrement du sentiment d’autonomie, il finit par laisser place à des symptômes d’anxiété, d’épuisement, d’ennui ou de culpabilité. Convaincu de participer à la cogestion de l’entreprise, le collaborateur n’a plus à contester sa hiérarchie.

 

 

Conclusion

 

Rappelons, avant de conclure, le chemin parcouru dans ce texte. Nous avons rappelé le rôle important joué par le design dans l’amélioration technique et sociale de notre environnement à l’ère industrielle, en évoquant l’Art and Craft, le fonctionnalisme, le Bauhaus, les designs radical, critique, durable et inclusif. Puis nous avons défini un design démocratique, contre une approche élitiste et paternaliste du progrès, en partant du design participatif scandinave, du design thinking, des jardins partagés, des fablabs de l’open source et du peer to peer. Ensuite, nous avons exploré plus en détail les interactions sociales démocratiques et leurs effets sur la connaissance et l’action, en partant de la conception pragmatiste de la participation et en la précisant relativement à la question de la technique et du design avec les théories de l’acteur-réseau et de la rationalisation démocratique. Nous avons également indiqué l’existence d’un courant prospectif de planification démocratique qui va dans la même direction. Enfin, nous avons trouvé dans le mouvement coopératif un ancrage concret correspondant à ces théories, ce qui a permis de mieux cerner l’articulation entre démocratie économique dans le travail et démocratie politique dans la sphère publique. Nous avons aussi relevé un ensemble d’écueils qui menacent les pratiques démocratiques.

Pour conclure, nous allons préciser le rapport que nous établissons entre design démocratique et démocratie économique. Le principe consiste à nourrir la démarche et le résultat de la conception de motifs démocratiques. La démarche doit intégrer les outils d’enquête, d’observation et de participation des utilisateurs. Le résultat doit fournir les conditions requises pour l’échange d’informations, l’accessibilité, l’adaptabilité constante aux besoins et l’interactions entre les utilisateurs. Cette orientation concerne aussi bien l’urbanisme et l’architecture que toutes les branches du design. Si nous appliquons par exemple cette logique démocratique à l’intelligence artificielle dans le cadre du design numérique, celle-ci doit être conçue pour faciliter l’accès à l’information et bien adaptée à chaque utilisateur. Elle doit permettre les interactions, l’analyse, la clarification, la hiérarchisation, la vérification des données et faciliter la codécision. Elle doit également être constamment corrigée pour protéger l’utilisateur contre la désinformation, la manipulation, la polarisation simplificatrice des idées, le harcèlement, la malveillance et les intrusions dans la vie privée. Enfin, l’intelligence artificielle ne doit pas simplement assister ou remplacer l’humain mais aussi le former et l’entraîner pour qu’il développe son propre esprit critique et les compétences qui lui permettront d’ouvrir les boites noires des technologies qui l’entourent pour en assurer le contrôle démocratique.

 

Je remercie Laurent Neyssensas, Responsable de la Cellule Innovation de l’Ecole de Design Nantes Atlantique, pour son expertise et ses suggestions pertinentes (Raphaël Edelman, Nantes le 02/02/2025).

 

Bibliographie

Bauwens, Michael & Lienvens, Jean, Sauver le monde, Les liens qui libèrent, 2015

Boltansky, Luc & Chiapello, Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, 2011

Chapoutot, Johann, Libres d'obéir, Gallimard, 2020

Comte, Auguste, Cours de philosophie positive, Garnier, 2021

de Certeau, Michel, L'invention du quotidien, Folio, 1990

Feenberg, Andrew, Repenser la technique, La découverte, 2004

Lauria, Mickey & Schively Slotterback, Carissa, Learning from Arnstein's ladder, Routledge, 2020

Laurin-Lamothe, Audrey, Legault, Frederic & Tremblay-Pépin, Simon, Construire l'économie postcapitaliste, Lux, 2023

Le Goff, Alice, Pragmatisme et démocratie radicale, CNRS Edition, 2019

Le Corbusier, Vers une architecture, Flammarion, 2008

Levy, Pierre, L'Intelligence collective, La découverte, 2013

Longino, Helen, Science as Social Knowledge, Princeton University Press, 2020

Loos, Adolf, Ornement et crime, Rivages, 2015

Manin, Bernard, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 2019

Menichinelli, Massimo, Fab Lab, Niggli Verlag, 2017

Morris, William, L’âge de l'ersatz, L'Encyclopédie des nuisances, 1996

Morris, William, L'art et l'artisanat, Rivage, 2015

Nef, Frédéric & Berlioz, Sophie, La nature du social, Edition le bord de l'eau, 2021

Ostrom, Elinor, Governing the Commons, Cambridge University Press, 2015

Papanek, Victor, Design pour un monde réel, Les presses du réel, 2021

Richard, Lionel, Comprendre le Bauhaus, Infolio, 2009

Silverstone, Roger & Hirsh, Eric, Consuming Technologies, Routledge, 1992

Wagner, Anne Catherine, Coopérer, CNRS édition, 2022

Wizinsky, Matthew, Design After Capitalism, The Mitt Press, 2022

Honneth, Axel, Le souverain laborieux, Gallimard, 2024

Latour, Bruno, Changer de société, La découverte, 2007

 

DESIGN AND DEMOCRACY

 

If technology has allowed humanity to sustain itself and develop up to the present day, its evolution has also produced a number of adverse effects: environmental pollution, loss of biodiversity, resource depletion, climate change, dehumanization of working conditions, development of propaganda, control, and destruction technologies, reduction of social interactions, etc. Unless we attribute these effects solely to an inherent fatality of technology itself, we can hope to correct them through better political decisions.

In reality, there are both more or less virtuous technical environments and more or less wise human decisions. The evolution of technology, unlike the evolution of living species, is supposed to remain subject to human will, which raises the question of collective decision-making by humanity. Since humanity consists of groups and individuals in disagreement, the issue of controlling technology ultimately comes down to a political problem. However, our current modes of governance and decision-making do not seem to allow for such control.

The thesis we wish to defend here is that design can provide solutions to help reorganize our technical and social systems in this regard. More specifically, we must turn to a particular type of design, which we will refer to as “democratic” design. To present this thesis, we will first recall the existing links between design, technological progress, and social progress, emphasizing democratic forms of design. Then, we will demonstrate why democracy must play a central role in the future evolution of social organization.

 

I. Design and progress


To highlight the relationship between design and technological and social progress, we will trace some key stages of its development from the Industrial Revolution to the present day. First, let us mention the Arts and Crafts movement and its critique of the emerging industrial model. On the one hand, it opposed this model with the medieval craft guild system as a symbol of workers’ autonomy. On the other hand, it borrowed from the labor movement its ideals of equality, social progress, and emancipation inherited from the Enlightenment (William Morris). This tendency persists in design through its concern for social progress and its caution toward an industrial society that could become dehumanizing.

In the first half of the twentieth century, the absorption of form by function, and of aesthetics and style by efficiency, reflected the dominance of instrumental reason. The version of progress proposed at the time was marked by an elitist and paternalistic stance (Adolf Loos, Le Corbusier). This technocratic attitude aligns with certain positivist (Auguste Comte) and utilitarian (Jeremy Bentham) philosophies.  While the Bauhaus also had a functionalist dimension, its vision of progress also included a desire to connect art, craftsmanship, and life, and to promote experimentation and collaboration between students and teachers. The pragmatist philosopher Charles Morris taught there from 1937 to 1945.

In the second half of the twentieth century, radical design (Superstudio, Archizoom) and anti-design (Ettore Sottsass, Archigram) emerged, inheriting the rebellious tendencies of Surrealism and inspiring critical design (Fiona Raby, Anthony Dunne). Against the seriousness of functionalism, they introduced playfulness and individuality, alongside a critique of massification brought about by consumer society. This type of design seems to encourage a democratic approach, counteracting a standardized form of social engineering that fosters passive hedonism. In philosophy, Critical theory in Germany and post-structuralism in France defended similar ideas.

Sustainable design also emerged, responding to alarming diagnoses of the threats industrial production poses to ecosystems. It aims to invent new ways of producing and consuming and to move away from the dominant productivist and consumerist model (Victor Papanek). Likewise, what we now call inclusive design represents another facet of social progress in design. Its goal is to rethink our environments to accommodate people in situations of exclusion by adapting spaces and objects.

 

 

II. Democratic design

 

Although design has contributed to the development of industrial society, it strives to mitigate its adverse effects. Among these is the elitist approach to social progress, in which the social structure is designed for the people rather than by the people, by “exceptional men” rather than through collaboration among various actors. This is why we now turn our attention to what we call “democratic design.”

A first example of democratic design is the Norwegian case of Utopia, in the context of developing computer tools for printing, hospitals, and offices in the 1980s, aiming to adapt design to users (Kristen Nygaard). This requires interactive methods and tools to foster mutual learning. In this way, users could express their needs and explain their difficulties, while designers could present the functioning and possibilities of their systems, each being both a novice and an expert in relation to the other.

There is a resemblance in principles between Scandinavian participatory design and design thinking (Rolf Faste), although their contexts are different. We find the idea of an iterative process, with corrections and improvements, the combination of various skills in an interdisciplinary network, field experimentation, a pragmatic approach that goes beyond theoretical anticipations, and the development of methods and tools that facilitate collective reflection.

Participatory approaches are often criticized for being time-consuming due to their iterative, exploratory, and deliberative nature. However, in some cases, local collective initiatives can be faster than decisions moving through a hierarchical chain. It is also important to consider the future time lost in correcting poor decisions made without input from the field. Finally, one way to compensate for the extended duration of deliberation is to promote physical proximity. This can take the form of shared spaces such as community gardens or fab labs, which facilitate knowledge exchange, tool and cost sharing, and the shortening of logistical pathways to sustainable scales.

The use of cyberspace also allows for time savings and the sharing of informational and technical resources (peer-to-peer, open source). A contributive economy based on mutual aid, gifting, and reciprocity is developing in this space. These islands of informal economy integrate into the dominant market model while aiming to expand their influence. They operate according to the principle of collective management of common goods (Elinor Ostrom).

The production and sharing of information and analyses enable collective intelligence to develop online knowledge (encyclopedias, tutorials, courses, etc.). The way interactions produce beliefs and knowledge is a subject of social epistemology (Alvin Goldman, Philip Kitcher, Helen Longino). More generally, the way groups form through representations and actions can be analyzed through social ontology (John Searle, Margaret Gilbert, Ruth Millikan). It is possible to study the more or less centralized communication structures that act as binding forces for human collectives. We have illustrated our understanding of democratic design through examples of Scandinavian participatory design, design thinking, and shared spaces. Now, we will explore the role of democracy in technological and social progress from a more philosophical perspective.

 

 

III. Democracy and progress

 

Participatory democracy differs from representative democracy in that it deepens its democratic dimension (Jean-Jacques Rousseau, Pierre Rosanvallon, Bernard Manin). Representative democracy is often seen as superficially democratic and is sometimes reclassified as an elective aristocracy, since decision-making is delegated to elected officials from the elite rather than allowing citizens to participate directly. Among the various theories of participatory democracy, we will focus on Dewey’s pragmatist version. A common objection to this type of democracy is the claim that ordinary citizens are incompetent, biased, and unable to make informed decisions (Gabriel Almond, Walter Lippmann). Dewey’s response is to reverse this argument: competence requires access to deliberation. In other words, a favorable democratic environment must be created by improving access to information, fostering citizen education, and encouraging participation. Furthermore, participatory democracy does not exclude differences in levels of expertise but rather promotes the complementarity of knowledge. For example, Empowered Participatory Governance enables the integration of local professional and lay knowledge into decision-making with the help of expert facilitators (Archon Fung, Erik Wright).

Let us clarify the characteristics of a democratic and pragmatic social ontology. In the works of Herbert Mead and John Dewey, we find the idea of “psychic and collective individuation” (to use Gilbert Simondon’s term), which suggests that individuals can only fulfill themselves as members of society by engaging in cooperative processes. This is not merely about integrating into and adjusting to society but about self-realization through participation in social development. This includes the socialization of intelligence through the confrontation of experiences and the search for intersubjective understanding. Problem-solving must incorporate the multiple perspectives of different stakeholders.

This principle is also upheld by Actor-Network Theory (Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour). This theory emerged from the study of science in action - rather than science as a finished product - by examining controversies among various social actors. According to this perspective, objectivity does not stem from a single dominant viewpoint but from the complementary interplay of different frames of reference. It is kaleidoscopic rather than telescopic. An interesting aspect of Actor-Network Theory for design is its understanding of natural and technical entities as actors in social life. They express themselves through the spokespersons of different social groups engaged in specific relationships with instruments or natural entities (workers, farmers, fishers, breeders, scientists, environmentalists, etc.). Human and non-human actants, usually invisible when they function as intermediaries in a network, become visible mediators in controversies that arise in exceptional situations (research, crises, breakdowns, conflicts, etc.).

Andrew Feenberg’s theory of democratic rationalization belongs to the same constructivist and pragmatic family as Actor-Network Theory. According to this view, technological choices are not determined solely by intrinsic technical efficiency but rather by the interests of various social groups. The choice between different bicycle wheel sizes (John Starley, 1884) or the height of overpasses on New York highways (Robert Moses, 1922) is linked to the types of actors and activities that are prioritized. This observation highlights the importance of controversies surrounding technological developments, such as demands from women regarding childbirth methods, HIV patients advocating for experimental treatments, workers seeking better labor conditions, or environmentalists influencing land use planning. We can also cite cases of technological appropriation by users, where people adapt devices designed by engineers to better suit their needs (Michel de Certeau, Roger Silverstone, Eric Von Hippel, Pierre Rabardel). Andrew Feenberg thus advocates for an inclusive approach to technological development that encourages alliances among actors across design, production, and user networks.

This is also the model developed by theorists of democratic planning. To those who argue that the economy is too complex to be democratically planned, Pat Devine and Fikret Adaman counter that access to the knowledge of producers and consumers actually facilitates complex decision-making processes. With the “democracy of those concerned,” greater weight can be given to the decisions of people directly affected by certain situations. The redistribution of social power would allow everyone to take on both executive and decision-making tasks while ensuring a fairer distribution of undesirable tasks in order to better allocate those that foster individual development. Michael Albert and Robin Hahnel propose repurposing advertising and marketing to provide clear, accurate, and useful information, so that committees can use it to correct the flaws of social organization. Paul Cockshott and Allin Cottrell envision democratic planning models based on computing. These speculative proposals -including negotiated coordination, participatory economics, bottom-up planning, and community-based economies - are conceived through an analysis of the issues in existing society (Audrey-Laurin Lamothe, Frederic Legault, Simon Tremblay Pépin).

However, historical precedents reflecting the spirit of these projects can be found in the cooperative movement, which offers numerous examples of shared decision-making, data, and resources (Anne Catherine Wagner). Its history dates back to the nineteenth century, with initiatives such as Robert Owen’s cooperative store in New Lanark, Scotland; Michel-Marie Derrion’s social grocery store in Lyon; the Equitable Pioneers’ weaving society in England; and Raiffeisen’s cooperative bakery in Germany. As of 2024, there were 4,140 cooperatives in France, according to the Confédération générale des SCOP. The cooperative principles declared by the International Cooperative Alliance in 1885 and revised in 1995 include voluntary and non-discriminatory membership, democratic power exercised by members through elected representatives, economic participation with equitable contribution to and control over capital, cooperative independence from agreements with other organizations or governments, development of education, training, and public information, cooperation among cooperatives, and contributions to sustainable development.

Axel Honneth emphasizes the importance of developing democratic practices in the workplace. First, they help resolve problems inherent to labor itself, such as exhaustion, unemployment, powerlessness, and lack of recognition. Beyond transforming working conditions, engagement in social cooperation also strengthens citizens’ dispositions toward democratic action. The goal is to reduce the gap between the sphere of work and democratic practice. For this reason, Axel Honneth is critical of the idea of a guaranteed basic income, arguing that civic engagement depends on integration into the social division of labor, which ensures our collective existence.

However, idealization should be avoided. Honneth acknowledges that in the current conditions of the global economy, cooperatives risk bankruptcy or dilution of their foundational principles if they do not receive state support. Furthermore, the empirical reality of cooperatives is far from perfect, with instances of frustration, overwork, and power imbalances occurring just as in traditional workplaces. Additionally, careful attention must be given to defining the level of participation (Sherry Arnstein). Three common pitfalls should be avoided: simulated participation, where consultation occurs without meaningful responses; diversion, which shifts participants’ focus away from major issues to secondary matters; and co-optation, which Luc Boltanski and Eve Chiapello analyze in the context of how the post-1968 “artistic critique” was absorbed into the new spirit of capitalism. They describe the post-Fordist transformation of the 1970s, which replaced rigid hierarchies with a network-based model that encouraged initiative and relative autonomy among employees - at the cost of material and psychological security.

Johann Chapoutot provides another example of distorted and manipulated participation in his analysis of management under the Third Reich. In the military, mission-oriented tactics involved assigning a goal to a soldier while leaving them free to determine the means to achieve it. This delegation of competence transferred responsibility for potential failure to the individual worker without necessarily providing them with the necessary resources. This management-by-objectives approach increased flexibility and efficiency by bypassing bureaucratic constraints. However, while this structured freedom may temporarily give workers a sense of autonomy, it ultimately leads to anxiety, exhaustion, boredom, or guilt. Convinced they are co-managing the enterprise, workers no longer feel the need to contest their hierarchy.

 

 

Conclusion

 

Before concluding, let us review the ground covered in this text. We first highlighted the important role of design in the technological and social improvement of our environment during the industrial era, discussing movements such as Arts and Crafts, Functionalism, the Bauhaus, Radical Design, Critical Design, Sustainable Design, and Inclusive Design. We then defined democratic design, as opposed to an elitist and paternalistic vision of progress, by exploring examples such as Scandinavian participatory design, design thinking, shared gardens, fab labs, open source, and peer-to-peer networks. Next, we examined in greater depth the democratic social interactions and their effects on knowledge and action, drawing on pragmatist theories of participation and refining this perspective in relation to technology and design through Actor-Network Theory and Democratic Rationalization. We also introduced the prospective field of democratic planning, which aligns with these approaches. Finally, we found in the cooperative movement a concrete foundation for these theories, allowing us to better understand the connection between economic democracy in labor and political democracy in the public sphere. Along the way, we also identified a series of pitfalls that threaten democratic practices.

To conclude, we will clarify the relationship we establish between democratic design and economic democracy. The core principle is to infuse both the design process and its outcomes with democratic values. The design process should integrate tools for inquiry, observation, and user participation. The outcomes should provide the necessary conditions for information exchange, accessibility, continuous adaptability to needs, and interaction among users. This approach applies to urban planning, architecture, and all branches of design. For example, if we apply this democratic logic to artificial intelligence in digital design, AI should be developed to facilitate access to information and be well-adapted to individual users; enable interactions, analysis, clarification, prioritization, and verification of data, while promoting co-decision-making; be continuously refined to protect users against disinformation, manipulation, oversimplified ideological polarization, harassment, malice, and privacy intrusions. Finally, AI should not merely assist or replace humans but also educate and train them so that they can develop their own critical thinking and the skills needed to “open the black boxes” of the technologies that surround them, ensuring democratic control over them.

 

I would like to thank Laurent Neyssensas, Head of the Innovation Unit at the Nantes Atlantique School of Design, for his expertise and relevant suggestions (Raphaël Edelman, 02/02/2025, Nantes).

 

Bibliography

 

Bauwens, Michael & Lienvens, Jean, Sauver le monde, Les liens qui libèrent, 2015

Boltansky, Luc & Chiapello, Eve, Le nouvel esprit du capitalisme, 2011

Chapoutot, Johann, Libres d'obéir, Gallimard, 2020

Comte, Auguste, Cours de philosophie positive, Garnier, 2021

de Certeau, Michel, L'invention du quotidien, Folio, 1990

Feenberg, Andrew, Repenser la technique, La découverte, 2004

Lauria, Mickey & Schively Slotterback, Carissa, Learning from Arnstein's ladder, Routledge, 2020

Laurin-Lamothe, Audrey, Legault, Frederic & Tremblay-Pépin, Simon, Construire l'économie postcapitaliste, Lux, 2023

Le Goff, Alice, Pragmatisme et démocratie radicale, CNRS Edition, 2019

Le Corbusier, Vers une architecture, Flammarion, 2008

Levy, Pierre, L'Intelligence collective, La découverte, 2013

Longino, Helen, Science as Social Knowledge, Princeton University Press, 2020

Loos, Adolf, Ornement et crime, Rivages, 2015

Manin, Bernard, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 2019

Menichinelli, Massimo, Fab Lab, Niggli Verlag, 2017

Morris, William, L’âge de l'ersatz, L'Encyclopédie des nuisances, 1996

Morris, William, L'art et l'artisanat, Rivage, 2015

Nef, Frederic & Berlioz, Sophie, La nature du social, Edition le bord de l'eau, 2021

Ostrom, Elinor, Governing the Commons, Cambridge University Press, 2015

Papanek, Victor, Design pour un monde réel, Les presses du réel, 2021

Richard, Lionel, Comprendre le Bauhaus, Infolio, 2009

Silverstone, Roger & Hirsh, Eric, Consuming Technologies, Routledge, 1992

Wagner, Anne Catherine, Coopérer, CNRS édition, 2022

Wizinsky, Matthew, Design After Capitalism, The Mitt Press, 2022

Honneth, Axel, Le souverain laborieux, Gallimard, 2024

Latour, Bruno, Changer de société, La découverte, 2007

 

 

lundi 8 juillet 2024

LA MAÎTRISE DES FORMES TECHNIQUES

 

« Nous sommes parvenus en ce point où ce n’est pas notre disparition qui serait un miracle mais notre survie » écrivait Gunther Anders dans les années soixante. Sa critique du monde post-atomique portait également sur le monde fantomatique sécrété par la radio et la télévision. Aujourd’hui, des menaces supplémentaires sont apparues, celle de l’effondrement de la biodiversité, du réchauffement climatique, etc. La malédiction de l’évolution humaine est qu’elle semble mener à sa propre disparition. Cela paraît d’autant plus étrange que l’homme est la seule créature supposée pouvoir contrôler lui-même son propre destin.

Pour aborder cette question, je vais me concentrer sur la question de la technique comme ressort de l’évolution humaine. Je distinguerai trois formes de techniques : les techniques corporelles, instrumentales et symboliques. Puis je détaillerai trois formes de techniques symboliques : l’art, la science et la politique. Enfin, je montrerai la nécessité de repenser nos techniques politiques pour espérer parvenir à maîtriser nos techniques instrumentales.

 

 

(a) Le corps et ses instruments

 

La « technique » d’un musicien, d’un dentiste, d’un garagiste, d’un sportif, etc. désigne son savoir-faire, sa méthode, ses procédures et son habileté. J’appellerai cette forme de technique : « technique corporelle ». Mais le mot « technique » désigne aussi les objets, artefacts, instruments, outils, machines, ouvrages et constructions. J’appellerai cette forme : « technique instrumentale ». La technique corporelle résulte de l’apprentissage, qui est un travail sur soi ; tandis que la technique instrumentale provient du travail productif, qui est un travail sur la matière extérieure. La technique instrumentale suppose la technique corporelle, dans la mesure où le savoir-faire du technicien est nécessaire à la production d’un instrument. De même, le producteur a besoin des techniques instrumentales, c’est-à-dire de tous les outils nécessaires, pour travailler. Il y a donc une circularité entre technique corporelle et technique instrumentale.

Puisque l’efficacité du geste est augmentée par l’outil, on peut dire que la technique instrumentale est née de la technique corporelle. La pierre est plus solide que le poing pour frapper, l’arc que le bras pour propulser, le mulet plus endurant que l’homme pour porter et le cheval plus rapide pour courir. En retour, la technique instrumentale a donné lieu à de nouveaux gestes et a entraîné le développement de nouvelles techniques corporelles et de nouveaux savoir-faire, comme tirer à l’arc ou monter à cheval.

Mais les techniques instrumentales, comme les outils et les machines, ont engendré de nouveaux problèmes en agissant sur l’homme. Nous sommes devenus dépendants de nos propres constructions, en étant soumis au fonctionnement et à l’entretien de nos dispositifs, lorsqu’il faut ramasser les récoltes, nourrir et soigner le bétail et réparer les bâtiments. Nous subissons les cadences infernales des machines, l’ennui de la routine, les accidents et la pollution, ainsi que la dépossession de certains savoir-faire lorsque des tâches sont automatisées ou assistées. Les techniques instrumentales, au lieu d’augmenter notre corps, le martyrisent parfois.

Comme je l’ai dit au début, d’un certain point de vue, les machines, comme les calculatrices ou les avions, sont plus efficaces que l’homme. Mais elles produisent aussi différemment des choses différentes. Les boites à rythmes ne jouent pas comme les batteurs. La nourriture en conserve ou surgelée se distingue de celle que l’on prépare soi-même. On n’assiste donc pas seulement à un accroissement de puissance mais aussi à une transformation qualitative de nos modes de vie. Or, si la notion d’« accroissement » correspond assez bien à l’idée de progrès, celle de « transformation » est plus indéterminée. Le plat surgelé est avantageux en termes d’efforts et de temps, mais pas nécessairement sur le plan économique, écologique et diététique.  

 

 

(b) L’art comme technique symbolique

 

A la technique corporelle et à la technique instrumentale, dont je viens de parler, j’ajouterai une troisième forme que j’appellerai : « technique symbolique ». Il s’agit par exemple des schémas techniques, des panneaux indicateurs, des cartes, des œuvres d’art, des théories scientifiques, etc. La technique symbolique ne pourrait pas exister sans la technique instrumentale et la technique corporelle. Par exemple, le code du solfège suppose la production de papier, d’instruments et des institutions pour apprendre à le maîtriser. La différence est que les techniques instrumentales et corporelles servent à transformer la matière, tandis que la technique symbolique vise à informer les hommes. Un roman, une peinture, un film ou un disque communiquent des informations au spectateur et ne le transforment pas comme une plaque électrique peut le faire en chauffant les aliments. A la limite, je pourrais dire que le public est transformé dans un sens différent, dans la mesure où il a appris quelque chose qui l’a enrichi sur le plan intellectuel.

On pourrait m’opposer ici que lorsque la peinture est abstraite et ne représente rien de précis et que la musique produit de simples sons, il ne s’agit plus de communiquer des informations au spectateur. Je répondrai que des techniques symboliques, comme la peinture abstraite ou la musique, peuvent très bien fonctionner sans messages explicites. Ce sont encore des constructions de signes qui obéissent à des règles et à une culture. Il est vrai qu’on ne peut pas les interpréter aussi précisément qu’une sonnerie de téléphone ou un pictogramme qui dénotent quelque chose de précis. Mais ils fonctionnent autrement, comme le montre Nelson Goodman, en inversant l’orientation d’ajustement entre prédicat et référent et en exemplifiant métaphoriquement, par exemple avec une musique, un prédicat comme la tristesse (au lieu que le prédicat dénote quelque chose). Si l’art offre un rapport plus vague au sens des signes que ne le font les sciences et les techniques, il n’en demeure pas moins que toutes ces techniques symboliques réclament une activité mentale d’interprétation particulière. Dans tous les cas, l’art (comme la science) contribue à la formation intellectuelle, à travers les livres, les écrans, les écoles, les musées, etc.

Je ne nie pas que les techniques corporelles et instrumentales supposent également une dimension symbolique et une interprétation, mais ce serait plutôt dans le contexte pratique d’une action. Entendre la sonnerie du téléphone me permet de prendre l’appel. Voir le froncement des sourcils de mon interlocuteur m’indique de me taire. Mais si je ne comprends pas un tableau, un poème ou une musique, cela n’a pas d’incidence directe (hormis sans doute dans le contexte particulier d’un examen dans une école).

J’ai dit précédemment qu’avec l’évolution des techniques, nous n’assistions pas seulement à un accroissement de puissance, mais aussi à une transformation qualitative de nos modes de vie. Avec l’invention de nouveaux instruments, de nouveaux métiers apparaissent pour s’occuper de ces instruments, pour les produire et les vendre. Les techniques symboliques, comme les techniques instrumentales, agrègent autour d’elles de nombreux métiers, par exemple pour produire et diffuser les œuvres d’art et les théories scientifiques. Des hiérarchies se créent entre les différentes techniques symboliques, instrumentales et corporelles et les métiers correspondants. Ainsi l’administration et la gestion contrôlent l’industrie, et l’industrie modifie les savoir-faire artisanaux. Des réseaux sociotechniques dominants exercent leur pouvoir sur d’autres réseaux sociotechniques. Des rapports de domination se mettent en place entre des organisations à l’intérieur desquelles les agents se succèdent et se substituent les uns aux autres. Mais, j’aborderai plus en détail cet aspect politique à la fin de ce texte.

 

 

(c) Le symbolique et l’esthétique

 

Je voudrais revenir sur la manière dont les techniques instrumentales et symboliques peuvent fusionner, par exemple en architecture, en design, artisanat et stylisme. En effet, dans ces domaines, cohabitent la fonction et le style, l’ergonomie et l’esthétique. Une église baroque est à la fois utilisée par les fidèles et les visiteurs et compréhensible en termes religieux et artistiques. Mais il arrive que des techniques instrumentales paraissent n’avoir aucune dimension symbolique. J’ai déjà précisé que ces objets symbolisent au moins leur fonction dans le contexte pratique d’une action. Dans ma cuisine, si je dois remuer des pates dans l’eau bouillante, je me saisis automatiquement d’une cuillère en bois. On peut donc parler ici d’une symbolisation pratique, distincte d’une symbolisation théorique plus abstraite véhiculant un style, une appartenance sociale, une idéologie, etc.

Mais il a un aspect supplémentaire que je qualifierai d’ « esthétique ». Ce n’est pas la même expérience de remuer les pâtes avec une cuillère en métal et avec une cuillère en bois. Des activités techniques corporelles et plus ou moins instrumentales, comme marcher, nager, cuisiner ou bricoler, sont également des expériences esthétiques. Il s’agit là d’expériences liées à une activité physique. Tandis que les expériences consistant à écouter de la musique, lire un livre ou assister à une pièce de théâtre, qui sont également esthétiques, engagent davantage une activité intellectuelle d’ordre symbolique.

Je voudrais faire encore quelques remarques sur la relation entre l’esthétique et le symbolique. Par exemple, lorsqu’en randonnée je contemple un paysage, je n’ai pas ou peu d’activité physique, ce qui me rapproche de la situation du spectateur. Le paysage forme alors un système symbolique comparable à celui de l’œuvre d’art et dont les aménageurs ont dû se préoccuper en organisant le territoire. Et, quand je nage, quand je danse, je peins ou je chante, j’applique des schèmes pratiques qui forment une sorte de syntaxe sensori-motrice parallèle à l’articulation symbolique d’une œuvre. Il y a par exemple une correspondance entre la partition musicale et la manière dont je manipule mon instrument ou place ma voix.

Il semble néanmoins que, dans l’art, l’expérience symbolique se soit autonomisée, en diminuant l’activité physique, ce qui a pu conduire à considérer l’art comme plus « noble » que les plaisirs corporels du sport, de la gastronomie, de l’érotisme, etc., selon un ancestral schéma culturel de mépris du corps. La naissance de l’art correspondrait à un détachement de l’esthétique de la technique instrumentale et à une survalorisation de l’esthétique de la technique symbolique, avec la naissance du métier d’artiste distinct de celui d’artisan. Avec le développement de l’industrie mécanisée, l’artisanat paraît à son tour s’être scindé en deux parties, avec d’un côté à nouveau les artistes, symbolisant l’émancipation et l’épanouissement personnel, et de l’autre côté l’ouvrier, représentant l’aliénation et la subordination à la machine. Quant au divertissement de masse, il se situerait à mi-chemin entre le labeur abrutissant et la créativité spirituelle. Je veux dire que la critique aristocratique de l’industrie culturelle reproduit dans le champ des loisirs la hiérarchisation entre arts libéraux et arts serviles.

 

 

(d) Naissance et conséquences de la science

 

Comme l’art, la science est une technique symbolique qui s’appuie sur des techniques instrumentales et corporelles. Mais le savoir, comme technique symbolique, et le savoir-faire, comme technique instrumentale et corporelle, furent à l’origine confondus, avant l’apparition de la science comme telle dans la philosophie antique. La médecine, l’agriculture et l’élevage furent d’abord des techniques empiriques, mêlant corps, instruments et symboles, avant de devenir des sciences biologiques, avec le développement des techniques instrumentales et symboliques.

Ce qui a contribué à la naissance de la science depuis l’Antiquité, c’est le développement des techniques d’écriture, des instruments de mesure et des métiers de savants. L’arpentage et la navigation ont donné naissance à la géométrie et à l’astronomie. En retour, ces sciences, comme techniques symboliques, ont permis le progrès des techniques instrumentales. La médecine, l’agriculture, l’élevage, l’architecture, l’industrie, les transport, l’enseignement, etc. ont été bouleversés par les apports des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la biologie, de la psychologie et de la sociologie.

Le décrochage de la science, comme technique symbolique, par rapport à la technique instrumentale, a conduit peu à peu à un renversement. Une « science » gestionnaire a engendré une mécanisation et un recul des savoir-faire, avec une dépossession de la qualification, liée à l’assistance des producteurs par des automates et aux procédures imposées par des experts. L’organisation du travail fut alors fixée par le projet de l’ingénieur et, en face, le manœuvre usa de tactiques pour moduler et réaliser le programme à appliquer tant bien que mal. Dans ce cas, les techniques corporelles et instrumentales furent formatées par les schémas des techniques symboliques.

La technique instrumentale dans les sciences permet d’accroitre aussi bien notre pouvoir d’observer que d’agir. Le biologiste, tout en regardant la cellule dans son microscope, manipule les vis métriques. Il est intervenu préalablement sur son échantillon à l’aide d’outils, comme la lame, la pince, le colorant. Dans notre quotidien, les instruments permettent également d’augmenter l’action et la perception, comme avec l’automobile et son pare-brise, ses rétroviseurs, ses compteurs, son volant, son levier de vitesse et son pédalier.

La société fut progressivement colonisée par les instruments nés dans les laboratoires. L’ordinateur, d’abord réservé à un petit groupe d’experts, s’est retrouvé entre toutes les mains, grâce en particulier au progrès de la miniaturisation. Cette histoire rappelle celle des peintres libérés des ateliers grâce aux tubes de peintures ou des cinéastes s’échappant des studios avec leurs caméras portatives. L’appareil photographique intégré à mon téléphone est un descendant lointain de l’héliographe de Nicéphore Niepce. La plupart des gestes techniques que nous exécutons couramment ont un jour été inaugurés par un savant dans son laboratoire ou un inventeur dans son atelier. En même temps, nous sommes devenus les cobayes à grande échelle de toutes ces inventions entrelacées.

Le développement des techniques instrumentales entraine celui de nouvelles techniques corporelles. La spécialisation des métiers augmente avec celle des machines. Par exemple, l’apparition des appareils électroniques a entraîné l’apparition de nouvelles compétences. En même temps, des savoir-faire artisanaux ont disparu avec des outils et des machines devenus obsolètes. En quelques millénaires, la morphologie humaine a peu évolué. Mais avec le développement des sciences, des techniques et des nouveaux savoir-faire, l’espèce humaine a vu son comportement changer radicalement sur la majeure partie du globe (si l’on excepte certaines sociétés « traditionnelles »). Nos manières de nous alimenter, de nous déplacer, de communiquer, etc. sont distinctes de celles de nos ancêtres. Si la diversité des coutumes se réduit, la variété des modes vie dépend aujourd’hui davantage de la possibilité d’accéder plus ou moins aisément aux produits industriels. Le bilan de cette évolution est mitigé au regard des destructions environnementales et de la dégradation des conditions de vie d’une partie de l’humanité (famine, guerre, exploitation, migration, maladie, chômage, misère, etc.).

Le processus de concrétisation de la technique, selon Gilbert Simondon, consiste en un perfectionnement de l’intégration des composants d’une structure mécanique dans un ensemble, en une convergence des fonctions dans une unité structurale, afin d’obtenir une solidarité organique des parties. Cette concrétisation peut se prolonger avec l’intégration des machines dans leur milieu technique. On peut imaginer ici la complémentarité parfaite des modules dans une usine ou des aménagements dans une ville. Pour bien faire, cette intégration devrait également aboutir à une harmonisation des environnements humains et naturels. Ce processus de long terme aurait dû commencer avec l’hominisation, jusqu’aujourd’hui, pour se prolonger dans l’avenir.

Mais comparé à l’évolution des espèces vivantes naturelles, celle de l’homme et de ses techniques paraît plus périlleuse et engage la question de sa propre responsabilité dans ce processus. Si l’évolution des êtres vivants a lieu spontanément et inconsciemment, celle de l’homme et de ses instruments est supposée rester soumise à sa propre volonté. Cela soulève le problème de la décision collective de l’humanité, puisque celle-ci est composée de groupes et d’individus en rapports désaccordés. Le problème technique devient alors politique. Comment organiser au mieux la prise de décision collective et son application ?

 

 

(e) Le progrès des techniques symboliques

 

Les opinions divergent quant à la valeur à attribuer à la technique instrumentale dans l’organisation sociale. Pour certains (i) la technique instrumentale apporte la solution à de nombreux problèmes en améliorant les conditions de travail, le confort et la santé des hommes. Pour d’autres, au contraire, (ii) elle détruit les liens sociaux et l’environnement naturel et représente à terme une menace existentielle. Enfin, (iii) on peut considérer la technique instrumentale comme neutre et ne faire reposer ses effets que sur le choix des agents.

Selon (iii), si les armes à feu tuent, c’est bien à cause de leur utilisateur. Mais (ii) n’est pas incompatible : si ces armes sont aisément disponibles, en nombre important, avec une forte puissance, et que la culture de la méfiance et de la violence est hégémonique, cela favorise leur utilisation. Il y a donc à la fois (iii) des hommes vertueux ou non ; et (i)&(ii) des environnements également vertueux ou non (concernant cette question de l’environnement technique, on remarque qu’il faut poser la question des conditions culturelles et techniques ensemble). Il n’y a pas ou bien (iii) la pleine liberté des hommes d’utiliser bien ou mal les techniques, ou bien (i) & (ii) l’entière soumission au développement heureux ou malheureux des techniques. Il y a des niveaux de problématisation : Qu’est-ce qu’un usage vertueux des techniques ? Comment les hommes s’accordent-ils sur le meilleur usage des techniques ? Comment les circonstances sociotechniques favorisent-elle ou défavorisent-elles un usage vertueux ?

Il est incontestable que l’évolution technique a des conséquences problématiques sur les équilibres humains et terrestres (crise économique, pollution, bouleversement climatique, etc.). Aux injustices envers les vivants s’ajoutent celles vis-à-vis des générations à venir. Il est de notre devoir de tenter de contrôler les techniques au lieu de se résigner à leurs effets nocifs. Il s’agit d’optimiser la technique de façon à profiter de ses bienfaits sans nuire à la santé humaine et à la préservation de l’environnement. Or ceci dépend d’un mode d’expertise et de décision qui implique la participation de la majorité des acteurs en vue de l’intérêt général, contre une minorité guidée par son intérêt particulier.

Optimiser se distingue de maximiser. Une « meilleure » technique n’est pas « plus » de technique. Il s’agit de trouver un accord parmi les conflits d’intérêts, lesquels représentent des perspectives différentes sur la réalité. Des groupes défendent l’environnement, d’autres leur modèle économique, d’autres le paysage, d’autres des principes éthiques, etc. Ainsi, il revient à la parole partagée de guider le geste, autrement dit à la technique communicationnelle de conduire la technique instrumentale. La question n’est pas « Pouvons-nous », mais « Comment devons-nous construire un modèle politique qui permette aux hommes de s’accorder sur les meilleurs moyens de construire des sociétés pacifiques et durables ? ». Cela suppose d’accentuer nos efforts sur la compréhension de nous-mêmes et de nos sociétés. Or comprendre et communiquer relèvent bien de la technique symbolique. La question devient donc : « Quelles formes doivent avoir nos techniques symboliques pour diriger correctement nos techniques instrumentales » ?

 

 

(f) Progrès technique et transformation culturelle

 

Sur le plan culturel des arts et des sciences, l’expansion des techniques instrumentales entraîne le mélange des cultures et des peuples et, en même temps, standardise, automatise et atomise les individus. Cela a pour effet réactif le repli identitaire des groupes et la nostalgie d’un passé plus ou moins fantasmé. Or une issue plus constructive consisterait à accompagner l’enrichissement réciproque des cultures et à construire un monde inédit plus vivable qu’aucun monde précédent. Encore une fois, c’est sur le plan des techniques symboliques qu’il faut agir pour accompagner l’évolution instrumentale.

Il est clair que le développement instrumental a une incidence sur les transformations culturelles. Aussi le contrôle collectif de la technique doit-il inclure une réflexion également sur leur impact culturel. Le but est de faire cohabiter les composantes variées de l’humanité et de veiller à limiter les tensions et favoriser les enrichissements mutuels. En fin de compte, il s’agit de construire la conciliation des intérêts et des cultures. Il faut bien évidemment éviter la guerre de tous contre tous et unir nos efforts pour l’amélioration du monde et de notre être au monde. Mais en même temps, nous ne devons pas éliminer la diversité, ni créer une table rase mondialisée où tous les hommes seraient les rouages d’une vaste machine dont le mouvement s’acheminerait vers son épuisement.

 

 

Conclusion

 

Dans ce texte, j’ai cherché à montrer :

(a) que la technique instrumentale prolonge la technique corporelle ;

(b) que la technique symbolique artistique prolonge la technique instrumentale ;

(c) le rapport entre esthétique et technique ;

(d) que la technique symbolique scientifique conduit à une autonomisation du savoir par rapport au savoir-faire, puis à son réinvestissement dans l’observation et l’action ; que l’interaction entre les différentes sphères techniques corporelles, instrumentales et symboliques produit une évolution de l’espèce humaine aux impacts ambigus sur la société et l’environnement ;

(e) que la technique instrumentale est considérée comme positive, négative ou neutre selon les cas ; que son optimisation repose sur la démocratisation de l’expertise ; que l’évolution de l’espèce doit se faire par complémentarité, et non uniformisation ou morcellement.

L’évolution de la technique correspond donc à une évolution de l’espèce. Mais à la différence de l’évolution biologique, l’évolution technique engage notre responsabilité. Elle suppose une évolution politique. Tout le problème alors est de réformer les techniques symboliques de gestion qui enferment les corps et les âmes dans une instrumentalité morbide.

(f) J’ai enfin défendu la construction d’une culture commune où les pratiques symboliques conduiraient à une instrumentalité et une corporéité heureuse et émancipatrice.

Pour terminer, voici l’inventaire d’un certain nombre de problèmes liés aux évolutions techniques qui pourraient être abordés dans un prochain article consacré à la maîtrise de nos techniques : La pollution et la destruction de l’environnement, l’apparition de maladies liées à la pollution, le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, l’alimentation industrielle, les conflits géopolitiques en lien avec l’exploitation des ressources énergétiques et les métaux rares, la transformation des conditions de travail, l’évolution de la pédagogie et de la formation, la place des écrans, la transformation des rapports sociaux, l’accélération des rythmes de vie, les technologies de contrôle des populations, les technologies militaires, l’impact des biotechnologies, l’accès au soin, la numérisation des services publics, l’évolution des médias, la protection de la vie privée, la régulation des contenus numériques, etc.

Voici également un corpus non exhaustif de théoriciens de l’éthique et de la politique sur lesquels je pourrais m’appuyer pour aborder ces questions : Seyla Benhabib, Amy Gutmann, Dennis Thompson, Iris Marion Young, Nancy Fraser, Lynn Sanders, Loïc Blondiaux, Ruwen Ogien, Sandra Laugier, Christine Tappolet, Bruno Latour, Isabelle Stengers, Andrew Feenberg, Richard Rorty, Gérald Cohen, John Elster, Philippe Van Parijs, Erick Olin Wright, Isaiah Berlin, Ronald Dworkin, Michael Sandel, Pat Devine, Robert Boyer, Gregory Chigolet, Pascal Lebrun, Michael Albert, Bruce Ackerman, Benjamin Barber, James Fishkin, Charles Larmore, Bernard Manin, Philip Pettit, Hanna Pitkin, Peter Singer, Derek Parfit etc.

 

R. Edelman, Nantes, Juillet 2024