lundi 8 juillet 2024

LA MAÎTRISE DES FORMES TECHNIQUES

 

« Nous sommes parvenus en ce point où ce n’est pas notre disparition qui serait un miracle mais notre survie » écrivait Gunther Anders dans les années soixante. Sa critique du monde post-atomique portait également sur le monde fantomatique sécrété par la radio et la télévision. Aujourd’hui, des menaces supplémentaires sont apparues, celle de l’effondrement de la biodiversité, du réchauffement climatique, etc. La malédiction de l’évolution humaine est qu’elle semble mener à sa propre disparition. Cela paraît d’autant plus étrange que l’homme est la seule créature supposée pouvoir contrôler lui-même son propre destin.

Pour aborder cette question, je vais me concentrer sur la question de la technique comme ressort de l’évolution humaine. Je distinguerai trois formes de techniques : les techniques corporelles, instrumentales et symboliques. Puis je détaillerai trois formes de techniques symboliques : l’art, la science et la politique. Enfin, je montrerai la nécessité de repenser nos techniques politiques pour espérer parvenir à maîtriser nos techniques instrumentales.

 

 

(a) Le corps et ses instruments

 

La « technique » d’un musicien, d’un dentiste, d’un garagiste, d’un sportif, etc. désigne son savoir-faire, sa méthode, ses procédures et son habileté. J’appellerai cette forme de technique : « technique corporelle ». Mais le mot « technique » désigne aussi les objets, artefacts, instruments, outils, machines, ouvrages et constructions. J’appellerai cette forme : « technique instrumentale ». La technique corporelle résulte de l’apprentissage, qui est un travail sur soi ; tandis que la technique instrumentale provient du travail productif, qui est un travail sur la matière extérieure. La technique instrumentale suppose la technique corporelle, dans la mesure où le savoir-faire du technicien est nécessaire à la production d’un instrument. De même, le producteur a besoin des techniques instrumentales, c’est-à-dire de tous les outils nécessaires, pour travailler. Il y a donc une circularité entre technique corporelle et technique instrumentale.

Puisque l’efficacité du geste est augmentée par l’outil, on peut dire que la technique instrumentale est née de la technique corporelle. La pierre est plus solide que le poing pour frapper, l’arc que le bras pour propulser, le mulet plus endurant que l’homme pour porter et le cheval plus rapide pour courir. En retour, la technique instrumentale a donné lieu à de nouveaux gestes et a entraîné le développement de nouvelles techniques corporelles et de nouveaux savoir-faire, comme tirer à l’arc ou monter à cheval.

Mais les techniques instrumentales, comme les outils et les machines, ont engendré de nouveaux problèmes en agissant sur l’homme. Nous sommes devenus dépendants de nos propres constructions, en étant soumis au fonctionnement et à l’entretien de nos dispositifs, lorsqu’il faut ramasser les récoltes, nourrir et soigner le bétail et réparer les bâtiments. Nous subissons les cadences infernales des machines, l’ennui de la routine, les accidents et la pollution, ainsi que la dépossession de certains savoir-faire lorsque des tâches sont automatisées ou assistées. Les techniques instrumentales, au lieu d’augmenter notre corps, le martyrisent parfois.

Comme je l’ai dit au début, d’un certain point de vue, les machines, comme les calculatrices ou les avions, sont plus efficaces que l’homme. Mais elles produisent aussi différemment des choses différentes. Les boites à rythmes ne jouent pas comme les batteurs. La nourriture en conserve ou surgelée se distingue de celle que l’on prépare soi-même. On n’assiste donc pas seulement à un accroissement de puissance mais aussi à une transformation qualitative de nos modes de vie. Or, si la notion d’« accroissement » correspond assez bien à l’idée de progrès, celle de « transformation » est plus indéterminée. Le plat surgelé est avantageux en termes d’efforts et de temps, mais pas nécessairement sur le plan économique, écologique et diététique.  

 

 

(b) L’art comme technique symbolique

 

A la technique corporelle et à la technique instrumentale, dont je viens de parler, j’ajouterai une troisième forme que j’appellerai : « technique symbolique ». Il s’agit par exemple des schémas techniques, des panneaux indicateurs, des cartes, des œuvres d’art, des théories scientifiques, etc. La technique symbolique ne pourrait pas exister sans la technique instrumentale et la technique corporelle. Par exemple, le code du solfège suppose la production de papier, d’instruments et des institutions pour apprendre à le maîtriser. La différence est que les techniques instrumentales et corporelles servent à transformer la matière, tandis que la technique symbolique vise à informer les hommes. Un roman, une peinture, un film ou un disque communiquent des informations au spectateur et ne le transforment pas comme une plaque électrique peut le faire en chauffant les aliments. A la limite, je pourrais dire que le public est transformé dans un sens différent, dans la mesure où il a appris quelque chose qui l’a enrichi sur le plan intellectuel.

On pourrait m’opposer ici que lorsque la peinture est abstraite et ne représente rien de précis et que la musique produit de simples sons, il ne s’agit plus de communiquer des informations au spectateur. Je répondrai que des techniques symboliques, comme la peinture abstraite ou la musique, peuvent très bien fonctionner sans messages explicites. Ce sont encore des constructions de signes qui obéissent à des règles et à une culture. Il est vrai qu’on ne peut pas les interpréter aussi précisément qu’une sonnerie de téléphone ou un pictogramme qui dénotent quelque chose de précis. Mais ils fonctionnent autrement, comme le montre Nelson Goodman, en inversant l’orientation d’ajustement entre prédicat et référent et en exemplifiant métaphoriquement, par exemple avec une musique, un prédicat comme la tristesse (au lieu que le prédicat dénote quelque chose). Si l’art offre un rapport plus vague au sens des signes que ne le font les sciences et les techniques, il n’en demeure pas moins que toutes ces techniques symboliques réclament une activité mentale d’interprétation particulière. Dans tous les cas, l’art (comme la science) contribue à la formation intellectuelle, à travers les livres, les écrans, les écoles, les musées, etc.

Je ne nie pas que les techniques corporelles et instrumentales supposent également une dimension symbolique et une interprétation, mais ce serait plutôt dans le contexte pratique d’une action. Entendre la sonnerie du téléphone me permet de prendre l’appel. Voir le froncement des sourcils de mon interlocuteur m’indique de me taire. Mais si je ne comprends pas un tableau, un poème ou une musique, cela n’a pas d’incidence directe (hormis sans doute dans le contexte particulier d’un examen dans une école).

J’ai dit précédemment qu’avec l’évolution des techniques, nous n’assistions pas seulement à un accroissement de puissance, mais aussi à une transformation qualitative de nos modes de vie. Avec l’invention de nouveaux instruments, de nouveaux métiers apparaissent pour s’occuper de ces instruments, pour les produire et les vendre. Les techniques symboliques, comme les techniques instrumentales, agrègent autour d’elles de nombreux métiers, par exemple pour produire et diffuser les œuvres d’art et les théories scientifiques. Des hiérarchies se créent entre les différentes techniques symboliques, instrumentales et corporelles et les métiers correspondants. Ainsi l’administration et la gestion contrôlent l’industrie, et l’industrie modifie les savoir-faire artisanaux. Des réseaux sociotechniques dominants exercent leur pouvoir sur d’autres réseaux sociotechniques. Des rapports de domination se mettent en place entre des organisations à l’intérieur desquelles les agents se succèdent et se substituent les uns aux autres. Mais, j’aborderai plus en détail cet aspect politique à la fin de ce texte.

 

 

(c) Le symbolique et l’esthétique

 

Je voudrais revenir sur la manière dont les techniques instrumentales et symboliques peuvent fusionner, par exemple en architecture, en design, artisanat et stylisme. En effet, dans ces domaines, cohabitent la fonction et le style, l’ergonomie et l’esthétique. Une église baroque est à la fois utilisée par les fidèles et les visiteurs et compréhensible en termes religieux et artistiques. Mais il arrive que des techniques instrumentales paraissent n’avoir aucune dimension symbolique. J’ai déjà précisé que ces objets symbolisent au moins leur fonction dans le contexte pratique d’une action. Dans ma cuisine, si je dois remuer des pates dans l’eau bouillante, je me saisis automatiquement d’une cuillère en bois. On peut donc parler ici d’une symbolisation pratique, distincte d’une symbolisation théorique plus abstraite véhiculant un style, une appartenance sociale, une idéologie, etc.

Mais il a un aspect supplémentaire que je qualifierai d’ « esthétique ». Ce n’est pas la même expérience de remuer les pâtes avec une cuillère en métal et avec une cuillère en bois. Des activités techniques corporelles et plus ou moins instrumentales, comme marcher, nager, cuisiner ou bricoler, sont également des expériences esthétiques. Il s’agit là d’expériences liées à une activité physique. Tandis que les expériences consistant à écouter de la musique, lire un livre ou assister à une pièce de théâtre, qui sont également esthétiques, engagent davantage une activité intellectuelle d’ordre symbolique.

Je voudrais faire encore quelques remarques sur la relation entre l’esthétique et le symbolique. Par exemple, lorsqu’en randonnée je contemple un paysage, je n’ai pas ou peu d’activité physique, ce qui me rapproche de la situation du spectateur. Le paysage forme alors un système symbolique comparable à celui de l’œuvre d’art et dont les aménageurs ont dû se préoccuper en organisant le territoire. Et, quand je nage, quand je danse, je peins ou je chante, j’applique des schèmes pratiques qui forment une sorte de syntaxe sensori-motrice parallèle à l’articulation symbolique d’une œuvre. Il y a par exemple une correspondance entre la partition musicale et la manière dont je manipule mon instrument ou place ma voix.

Il semble néanmoins que, dans l’art, l’expérience symbolique se soit autonomisée, en diminuant l’activité physique, ce qui a pu conduire à considérer l’art comme plus « noble » que les plaisirs corporels du sport, de la gastronomie, de l’érotisme, etc., selon un ancestral schéma culturel de mépris du corps. La naissance de l’art correspondrait à un détachement de l’esthétique de la technique instrumentale et à une survalorisation de l’esthétique de la technique symbolique, avec la naissance du métier d’artiste distinct de celui d’artisan. Avec le développement de l’industrie mécanisée, l’artisanat paraît à son tour s’être scindé en deux parties, avec d’un côté à nouveau les artistes, symbolisant l’émancipation et l’épanouissement personnel, et de l’autre côté l’ouvrier, représentant l’aliénation et la subordination à la machine. Quant au divertissement de masse, il se situerait à mi-chemin entre le labeur abrutissant et la créativité spirituelle. Je veux dire que la critique aristocratique de l’industrie culturelle reproduit dans le champ des loisirs la hiérarchisation entre arts libéraux et arts serviles.

 

 

(d) Naissance et conséquences de la science

 

Comme l’art, la science est une technique symbolique qui s’appuie sur des techniques instrumentales et corporelles. Mais le savoir, comme technique symbolique, et le savoir-faire, comme technique instrumentale et corporelle, furent à l’origine confondus, avant l’apparition de la science comme telle dans la philosophie antique. La médecine, l’agriculture et l’élevage furent d’abord des techniques empiriques, mêlant corps, instruments et symboles, avant de devenir des sciences biologiques, avec le développement des techniques instrumentales et symboliques.

Ce qui a contribué à la naissance de la science depuis l’Antiquité, c’est le développement des techniques d’écriture, des instruments de mesure et des métiers de savants. L’arpentage et la navigation ont donné naissance à la géométrie et à l’astronomie. En retour, ces sciences, comme techniques symboliques, ont permis le progrès des techniques instrumentales. La médecine, l’agriculture, l’élevage, l’architecture, l’industrie, les transport, l’enseignement, etc. ont été bouleversés par les apports des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la biologie, de la psychologie et de la sociologie.

Le décrochage de la science, comme technique symbolique, par rapport à la technique instrumentale, a conduit peu à peu à un renversement. Une « science » gestionnaire a engendré une mécanisation et un recul des savoir-faire, avec une dépossession de la qualification, liée à l’assistance des producteurs par des automates et aux procédures imposées par des experts. L’organisation du travail fut alors fixée par le projet de l’ingénieur et, en face, le manœuvre usa de tactiques pour moduler et réaliser le programme à appliquer tant bien que mal. Dans ce cas, les techniques corporelles et instrumentales furent formatées par les schémas des techniques symboliques.

La technique instrumentale dans les sciences permet d’accroitre aussi bien notre pouvoir d’observer que d’agir. Le biologiste, tout en regardant la cellule dans son microscope, manipule les vis métriques. Il est intervenu préalablement sur son échantillon à l’aide d’outils, comme la lame, la pince, le colorant. Dans notre quotidien, les instruments permettent également d’augmenter l’action et la perception, comme avec l’automobile et son pare-brise, ses rétroviseurs, ses compteurs, son volant, son levier de vitesse et son pédalier.

La société fut progressivement colonisée par les instruments nés dans les laboratoires. L’ordinateur, d’abord réservé à un petit groupe d’experts, s’est retrouvé entre toutes les mains, grâce en particulier au progrès de la miniaturisation. Cette histoire rappelle celle des peintres libérés des ateliers grâce aux tubes de peintures ou des cinéastes s’échappant des studios avec leurs caméras portatives. L’appareil photographique intégré à mon téléphone est un descendant lointain de l’héliographe de Nicéphore Niepce. La plupart des gestes techniques que nous exécutons couramment ont un jour été inaugurés par un savant dans son laboratoire ou un inventeur dans son atelier. En même temps, nous sommes devenus les cobayes à grande échelle de toutes ces inventions entrelacées.

Le développement des techniques instrumentales entraine celui de nouvelles techniques corporelles. La spécialisation des métiers augmente avec celle des machines. Par exemple, l’apparition des appareils électroniques a entraîné l’apparition de nouvelles compétences. En même temps, des savoir-faire artisanaux ont disparu avec des outils et des machines devenus obsolètes. En quelques millénaires, la morphologie humaine a peu évolué. Mais avec le développement des sciences, des techniques et des nouveaux savoir-faire, l’espèce humaine a vu son comportement changer radicalement sur la majeure partie du globe (si l’on excepte certaines sociétés « traditionnelles »). Nos manières de nous alimenter, de nous déplacer, de communiquer, etc. sont distinctes de celles de nos ancêtres. Si la diversité des coutumes se réduit, la variété des modes vie dépend aujourd’hui davantage de la possibilité d’accéder plus ou moins aisément aux produits industriels. Le bilan de cette évolution est mitigé au regard des destructions environnementales et de la dégradation des conditions de vie d’une partie de l’humanité (famine, guerre, exploitation, migration, maladie, chômage, misère, etc.).

Le processus de concrétisation de la technique, selon Gilbert Simondon, consiste en un perfectionnement de l’intégration des composants d’une structure mécanique dans un ensemble, en une convergence des fonctions dans une unité structurale, afin d’obtenir une solidarité organique des parties. Cette concrétisation peut se prolonger avec l’intégration des machines dans leur milieu technique. On peut imaginer ici la complémentarité parfaite des modules dans une usine ou des aménagements dans une ville. Pour bien faire, cette intégration devrait également aboutir à une harmonisation des environnements humains et naturels. Ce processus de long terme aurait dû commencer avec l’hominisation, jusqu’aujourd’hui, pour se prolonger dans l’avenir.

Mais comparé à l’évolution des espèces vivantes naturelles, celle de l’homme et de ses techniques paraît plus périlleuse et engage la question de sa propre responsabilité dans ce processus. Si l’évolution des êtres vivants a lieu spontanément et inconsciemment, celle de l’homme et de ses instruments est supposée rester soumise à sa propre volonté. Cela soulève le problème de la décision collective de l’humanité, puisque celle-ci est composée de groupes et d’individus en rapports désaccordés. Le problème technique devient alors politique. Comment organiser au mieux la prise de décision collective et son application ?

 

 

(e) Le progrès des techniques symboliques

 

Les opinions divergent quant à la valeur à attribuer à la technique instrumentale dans l’organisation sociale. Pour certains (i) la technique instrumentale apporte la solution à de nombreux problèmes en améliorant les conditions de travail, le confort et la santé des hommes. Pour d’autres, au contraire, (ii) elle détruit les liens sociaux et l’environnement naturel et représente à terme une menace existentielle. Enfin, (iii) on peut considérer la technique instrumentale comme neutre et ne faire reposer ses effets que sur le choix des agents.

Selon (iii), si les armes à feu tuent, c’est bien à cause de leur utilisateur. Mais (ii) n’est pas incompatible : si ces armes sont aisément disponibles, en nombre important, avec une forte puissance, et que la culture de la méfiance et de la violence est hégémonique, cela favorise leur utilisation. Il y a donc à la fois (iii) des hommes vertueux ou non ; et (i)&(ii) des environnements également vertueux ou non (concernant cette question de l’environnement technique, on remarque qu’il faut poser la question des conditions culturelles et techniques ensemble). Il n’y a pas ou bien (iii) la pleine liberté des hommes d’utiliser bien ou mal les techniques, ou bien (i) & (ii) l’entière soumission au développement heureux ou malheureux des techniques. Il y a des niveaux de problématisation : Qu’est-ce qu’un usage vertueux des techniques ? Comment les hommes s’accordent-ils sur le meilleur usage des techniques ? Comment les circonstances sociotechniques favorisent-elle ou défavorisent-elles un usage vertueux ?

Il est incontestable que l’évolution technique a des conséquences problématiques sur les équilibres humains et terrestres (crise économique, pollution, bouleversement climatique, etc.). Aux injustices envers les vivants s’ajoutent celles vis-à-vis des générations à venir. Il est de notre devoir de tenter de contrôler les techniques au lieu de se résigner à leurs effets nocifs. Il s’agit d’optimiser la technique de façon à profiter de ses bienfaits sans nuire à la santé humaine et à la préservation de l’environnement. Or ceci dépend d’un mode d’expertise et de décision qui implique la participation de la majorité des acteurs en vue de l’intérêt général, contre une minorité guidée par son intérêt particulier.

Optimiser se distingue de maximiser. Une « meilleure » technique n’est pas « plus » de technique. Il s’agit de trouver un accord parmi les conflits d’intérêts, lesquels représentent des perspectives différentes sur la réalité. Des groupes défendent l’environnement, d’autres leur modèle économique, d’autres le paysage, d’autres des principes éthiques, etc. Ainsi, il revient à la parole partagée de guider le geste, autrement dit à la technique communicationnelle de conduire la technique instrumentale. La question n’est pas « Pouvons-nous », mais « Comment devons-nous construire un modèle politique qui permette aux hommes de s’accorder sur les meilleurs moyens de construire des sociétés pacifiques et durables ? ». Cela suppose d’accentuer nos efforts sur la compréhension de nous-mêmes et de nos sociétés. Or comprendre et communiquer relèvent bien de la technique symbolique. La question devient donc : « Quelles formes doivent avoir nos techniques symboliques pour diriger correctement nos techniques instrumentales » ?

 

 

(f) Progrès technique et transformation culturelle

 

Sur le plan culturel des arts et des sciences, l’expansion des techniques instrumentales entraîne le mélange des cultures et des peuples et, en même temps, standardise, automatise et atomise les individus. Cela a pour effet réactif le repli identitaire des groupes et la nostalgie d’un passé plus ou moins fantasmé. Or une issue plus constructive consisterait à accompagner l’enrichissement réciproque des cultures et à construire un monde inédit plus vivable qu’aucun monde précédent. Encore une fois, c’est sur le plan des techniques symboliques qu’il faut agir pour accompagner l’évolution instrumentale.

Il est clair que le développement instrumental a une incidence sur les transformations culturelles. Aussi le contrôle collectif de la technique doit-il inclure une réflexion également sur leur impact culturel. Le but est de faire cohabiter les composantes variées de l’humanité et de veiller à limiter les tensions et favoriser les enrichissements mutuels. En fin de compte, il s’agit de construire la conciliation des intérêts et des cultures. Il faut bien évidemment éviter la guerre de tous contre tous et unir nos efforts pour l’amélioration du monde et de notre être au monde. Mais en même temps, nous ne devons pas éliminer la diversité, ni créer une table rase mondialisée où tous les hommes seraient les rouages d’une vaste machine dont le mouvement s’acheminerait vers son épuisement.

 

 

Conclusion

 

Dans ce texte, j’ai cherché à montrer :

(a) que la technique instrumentale prolonge la technique corporelle ;

(b) que la technique symbolique artistique prolonge la technique instrumentale ;

(c) le rapport entre esthétique et technique ;

(d) que la technique symbolique scientifique conduit à une autonomisation du savoir par rapport au savoir-faire, puis à son réinvestissement dans l’observation et l’action ; que l’interaction entre les différentes sphères techniques corporelles, instrumentales et symboliques produit une évolution de l’espèce humaine aux impacts ambigus sur la société et l’environnement ;

(e) que la technique instrumentale est considérée comme positive, négative ou neutre selon les cas ; que son optimisation repose sur la démocratisation de l’expertise ; que l’évolution de l’espèce doit se faire par complémentarité, et non uniformisation ou morcellement.

L’évolution de la technique correspond donc à une évolution de l’espèce. Mais à la différence de l’évolution biologique, l’évolution technique engage notre responsabilité. Elle suppose une évolution politique. Tout le problème alors est de réformer les techniques symboliques de gestion qui enferment les corps et les âmes dans une instrumentalité morbide.

(f) J’ai enfin défendu la construction d’une culture commune où les pratiques symboliques conduiraient à une instrumentalité et une corporéité heureuse et émancipatrice.

Pour terminer, voici l’inventaire d’un certain nombre de problèmes liés aux évolutions techniques qui pourraient être abordés dans un prochain article consacré à la maîtrise de nos techniques : La pollution et la destruction de l’environnement, l’apparition de maladies liées à la pollution, le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, l’alimentation industrielle, les conflits géopolitiques en lien avec l’exploitation des ressources énergétiques et les métaux rares, la transformation des conditions de travail, l’évolution de la pédagogie et de la formation, la place des écrans, la transformation des rapports sociaux, l’accélération des rythmes de vie, les technologies de contrôle des populations, les technologies militaires, l’impact des biotechnologies, l’accès au soin, la numérisation des services publics, l’évolution des médias, la protection de la vie privée, la régulation des contenus numériques, etc.

Voici également un corpus non exhaustif de théoriciens de l’éthique et de la politique sur lesquels je pourrais m’appuyer pour aborder ces questions : Seyla Benhabib, Amy Gutmann, Dennis Thompson, Iris Marion Young, Nancy Fraser, Lynn Sanders, Loïc Blondiaux, Ruwen Ogien, Sandra Laugier, Christine Tappolet, Bruno Latour, Isabelle Stengers, Andrew Feenberg, Richard Rorty, Gérald Cohen, John Elster, Philippe Van Parijs, Erick Olin Wright, Isaiah Berlin, Ronald Dworkin, Michael Sandel, Pat Devine, Robert Boyer, Gregory Chigolet, Pascal Lebrun, Michael Albert, Bruce Ackerman, Benjamin Barber, James Fishkin, Charles Larmore, Bernard Manin, Philip Pettit, Hanna Pitkin, Peter Singer, Derek Parfit etc.

 

R. Edelman, Nantes, Juillet 2024

 

 

 

 

mardi 27 février 2024

LES ESPACES MONSTRUEUX ET AUTRES ECRITS 2008-2023

 

Les espaces monstrueux et autres écrits est un recueil de vingt-neuf articles écrits entre 2008 et 2023, quinze années pendant lesquelles j’ai enseigné la philosophie à l’Ecole de Design Nantes Atlantique. Il s’agit de petits essais philosophiques relativement accessibles qui s’appuient sur des auteurs passés ou présents pour relire leurs œuvres en les confrontant aux problèmes actuels. Malgré la variété des sujets abordés, le thème de la technique m’apparaît central.

La philosophie de la technique se trouve à l’intersection des champs philosophiques traditionnels des sciences, de l’art et de la politique. Les évolutions techniques impactent tous ces domaines à la fois. Une place particulièrement importante revient à la dimension politique de la technique. Car le mode d’organisation social des techniques importe autant que les instruments et savoir-faire utilisés. Quelques soient les moyens techniques que nous employons, ce sont les pratiques et enjeux sociaux dans lesquels ils s’inscrivent qui leur confèrent tout leur sens. 

Cliquez ici : Les espaces monstrueux


dimanche 19 novembre 2023

Lazing

 

Lazing today is regard as a silly way of wasting time. In a productivist and competitive society, this seems like a scandalous waste. By the standard of busyness, lazing is perceived as deviant, undisciplined, immoral, or sickly behavior. The recalcitrant person is exposed to treatment or punishment. The role of the manager, facilitator, educator or therapist may be to prevent or rectify lazy behavior.

The reprobation of laziness also affects leisure. It should be rewarding, be able to be displayed and not be frivolous or vulgar. Leisure should allow you to recover your strength or to develop yourself, through a sporting, artistic, cultural or associative activity for example. As for intellectual laziness, it is equated with dissipation, rambling, lack of method and rigor.

But the argument can be turned on its head. The accusation of laziness can be turned against the exploiter who profits from the work of the exploited. Laziness at work can be perceived, not as a lack of individual effort, but as the consequence and resistance to the excessive demands of managers.  Unemployment, in turn, can be interpreted as the effect of a system of exclusion generating a worrying mass of jobseekers that discourages the demands of employees who already have a job.

To defend a right to laziness, or more precisely to relaxation, it would be necessary to invent different forms of life, non-productivist, non-consumerist and non-repressive, with an organization of work based on sharing and pleasure, oriented towards real needs and without superfluous sectors, such as marketing or management. The time freed up would no longer be time considered wasted or unproductive, but time spent convivially, discussing, playing, partying, strolling, creating and reflecting. 

Raphaël Edelman 10/06/2023

 Credit Photo : La Paresse – La Verrerie (residencelaverrerie.fr)

jeudi 23 février 2023

Les amis des idées et les damnés de la terre

    

Qu'est-ce que la philosophie ? Est-ce la construction de concepts ? La clarification de la pensée ? Mais n'est-ce pas là confondre les moyens avec les fins,  comme si l'on demandait : cuisiner est-ce couper ou cuire ? Marx nous dit que les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde et qu'il s'agit désormais de le transformer. Platon pense-t-il le contraire, lui qui liait l'éducation du citoyen à la direction de la société ? Qu'apporte de neuf le tournant matérialiste de Marx deux mille ans après ?


Au début de La République de Platon, plusieurs définitions de la justice sont examinées : c'est dire la vérité, rendre à chacun son dû, nuire aux méchants, être utile aux bons, avantager les plus forts. L'expérience de pensée, racontée par Glaucon, de l'anneau de Gyges, qui a le pouvoir de rendre son utilisateur invisible, tente de montrer que l'on agit de façon juste uniquement sous la contrainte et non par choix. Car celui qui pourra utiliser l'anneau d'invisibilité, pour se soustraire à la justice des hommes, profitera de son pouvoir pour nuire à autrui. Mais ce n'est pas l'avis de Socrate. La définition satisfaisante de la justice donnée dans La République sera : un ordre social où chacun est à sa place selon sa fonction - on pourrait parler ici de façon satirique de Division Scientifique du Travail. Cependant, cet ordre ne doit pas reposer sur la coercition. Il doit être reconnu comme légitime. Ce à quoi va s'appliquer Platon.

Il explique d'abord qu'au fur et à mesure du développement de la cité et de l'extension du commerce, la spécialisation des tâches s'est accrue - une description qui peut être comparée à celle de l'expansion du capitalisme au début du Manifeste communiste de Marx et Engels. Avec le développement de la cité athénienne, montre Platon, le nombre de métiers augmente. Les marchands et les soldats s'ajoutent aux groupes des cultivateurs et des artisans. L'essor économique entraîne le développement du luxe mais aussi des la guerre (un schéma qu'on retrouve aussi dans le Discours sur l'inégalité de Rousseau). 

Pour veiller au bien et à la sécurité de la cité, Platon recommande la formation d'une caste de Gardiens dès le plus jeune âge, aussi bien sur le plan intellectuel que physique. Leur éducation doit reposer sur un savoir fiable et sérieux et non sur des fables, comme celles des sophistes ou des poètes. Il sera donc question de la formation et de l'éducation de cette avant-garde. Il ne s'agit pas là chez Platon d'éducation populaire, comme ce sera le cas dans le mouvement ouvrier du XIXe siècle, mais bien de celle d'une élite. 

L'acquisition de la science est conçue comme un moyen de bien gouverner. Les Gardiens doivent s'appuyer sur un modèle de sagesse, de vérité et de mesure. Ils doivent apprendre à aimer le beau, haïr le vice et développer leur grandeur d'âme, leur courage et leur tempérance. Le but n'est pas uniquement d'augmenter la connaissance mais aussi d'élever le caractère. Ceci non pas pour son intérêt particulier mais pour le bien général. Cette classe de gouvernants, entièrement consacrés à l'intérêt général, rigoureusement sélectionnés parmi les plus doués de la cité, soumis aux exercices et à la diète, est distincte des travailleurs manuels dans La République. Toutefois, il ne s'agit pas, du moins dans le texte de Platon, pour cette classe de profiter du travail d'autrui, comme ce sera le cas pour la bourgeoisie décrite dans le Manifeste. Il s'agit de se dévouer au travail de la direction. Mais en présentant ainsi les Gardiens comme les serviteurs de la cité, Platon omet d'évoquer le système esclavagiste dont il est le contemporain.

Les Gardiens ne sont pas censés former une classe riche pour Platon mais une classe moyenne. La société doit rester unie et non divisée en riches et pauvres. Les chefs parmi les Gardiens doivent faire preuve de sagesse et les gardiens eux-mêmes se caractérisent par leur courage. Toute la société doit faire preuve de tempérance, c'est-à-dire savoir soumettre l'inférieur au supérieur. Les serviteurs doivent obéir à leur chef, tout comme les passions individuelles doivent se plier à la raison. La justice consiste donc à établir une division "naturelle" du travail dans la société et un équilibre de la raison, du courage et des appétits sensuels dans l'âme. 

Parmi les Gardiens, Platon ne fait pas de différence de nature entre les hommes et les femmes et établit la communauté des biens. La sélection des Gardiens se fait parmi tous les citoyens et permet de retenir les plus doués indépendamment de leur famille d'origine. Evidemment, on  peut supposer, ce que ne fait pas Platon, que les membres des familles aisées auront plus de facilité que les plus pauvres qui n'ont pas un accès égal à la culture. En principe, on l'a dit, Platon entend limiter l'écart de richesse entre l'élite et les gens ordinaires. Il défend une classe moyenne universelle. En même temps, dans les faits et d'un point de vue historique, l'homme libre athénien vit du travail des femmes et des esclaves. L'élite gouvernementale pourrait difficilement subsister sans exploitation. De plus, il existe un risque, bien connu aujourd'hui, que l'avant garde politique professionnelle se transforme en bureaucratie accapareuse et prédatrice hors contrôle démocratique. 

Dans la théorie Platonicienne, l'organisation de la république repose donc sur une élite savante capable de distinguer la science de l'opinion et de l'ignorance. A sa tête règne le philosophe-roi, souverain éclairé, ami de la vérité et guide du peuple. Au contraire, reconnaît Platon, dans la société athénienne réelle, l'opinion publique, principalement erronée, domine encore. Et les philosophes existants, de leur côté, choisissent de s'éloigner de la vie publique. Au lieu de diriger la société grâce à leur connaissance, ils préfèrent s'en écarter. Ce qu'il faudrait plutôt, pense Platon, c'est qu'un roi-philosophe gouverne, guidé par l'idée du Bien et choisi parmi les Gardiens, eux-mêmes sélectionnés parmi les meilleurs citoyens. Il faudrait donc, selon lui, sélectionner parmi les Gardiens le meilleur et le mieux formé, tout comme les Gardiens furent eux-mêmes choisis parmi les plus doués de la cité.

Ce qui justifie la hiérarchie sociale d'après Platon, c'est l'homotéthie (l'analogie proportionnelle) avec la hiérarchie morale. Tout comme l'homme équilibré soumet ses passions à la raison, le peuple doit être soumis au sage. L'harmonie entre les classes sociales équivaut à l'harmonie entre le corps et l'esprit chez l'individu. Le philosophe-roi guide la cité, éclairé par la vérité, comme la tête lucide dirige le corps. Il ne s'agit pas d'ignorer le corps mais de ne pas se soumettre à lui. Platon compare cet idéal avec la société réelle qu'il juge dominée par l'opinion publique et l'erreur. C'est comme si une personne ne se fiait qu'à ses perceptions immédiates et aux apparences sans chercher à connaître l'essence des choses. Platon rejette ainsi le monde ordinaire des apparences sensibles et sa représentation par les poètes et favorise le nombre, la mesure et la muse philosophique. Il invite à se défaire des phénomènes et à rechercher l'essence, employant  l'image de la statue de Glaucos débarrassée de sa gangue et de sa carapace d'algues, de pierres et de coquillages. 

Platon reconnaît la difficulté que représente cette conversion. Nous sommes habitués, comme le montre l'allégorie de la caverne, à observer l'image des objets et non ces objets eux-mêmes, tout comme nous suivons l'opinion et non la science. Changer cela revient à habituer nos yeux à la lumière et à se détacher de l'ombre. Le philosophe qui y parvient doit ensuite à nouveau s'habituer à l'obscurité. Cette image illustre l'étape de l'éducation suivie de celle de l'administration publique. Ce qui fait obstacle, c'est la force de l'habitude. Abandonner l'opinion pour la science et saisir les objets en eux-mêmes au lieu de leur image est aussi pénible que de regarder la lumière quand on est habitué à la pénombre. La peine est redoublée lorsqu'il s'agit ensuite de se réhabituer à l'obscurité pour diriger les affaires publiques contre l'opinion courante. 

Si l'intention paraît généreuse, la méthode, paternaliste et professorale, a de quoi rebuter, en tant qu'elle ignore par principe la société pour la diriger contre son gré. Le manque de confiance dans le point de vue des producteurs équivaut chez Platon à la méfiance envers les données corporelles. En cela l'idéalisme est à l'opposé du matérialisme. Cet idéalisme transparaît bien dans le programme éducatif des gardiens. Platon détaille le contenu de l'éducation : la science des nombres (arithmétique), des figures (géométrie), des solides (stéréonomie), des mouvements (astronomie) et la musique (arts et poésie). La science platonicienne repose essentiellement sur la contemplation des formes pures et se détourne des phénomènes matériels. Cependant, les dialogues platoniciens, conformément au mythe de la caverne, élèvent dialectiquement les interlocuteurs vers les idées en partant de l'opinion. Mais ce qu'illustre l'allégorie, c'est sans doute la difficulté du travail éducatif et la peine que nous éprouvons à nous défaire de la conscience ordinaire, pour maîtriser la connaissance mathématique et philosophique. En outre, aux yeux de Platon, nous ne sommes pas tous également disposés à faire ce travail. L'éducation platonicienne n'est pas coercitive au sens où il ne servirait à rien de forcer les moins doués à s'élever vers les idées intelligibles. L'éducation sera donnée sans contrainte et facilement acceptée par les plus doués. Il y aurait des natures propres à cela et donc susceptibles de se consacrer librement à la science. Cette éducation des jeunes naturellement disposés à la science doit permettre de former la magistrature de la callipolis, la belle cité.

Lorsque Platon souligne l'homotéthie entre l'harmonie morale de l'individu et sociale de la cité, il tente de peindre simultanément le portrait de la cité idéale et de l'homme parfait. Il s'agit on l'a vu d'une description théorique et générale (Platon s'occupera plus tard de la dimension pratique dans Les Lois et La Politique). Les individus chez qui la raison domine la passion sont destinés à devenir les maîtres des autres hommes. Ce sont les personnes qu'il vaudra la peine de former comme soldats et comme magistrats. La cité idéale ne peut être dirigée que par des hommes parfaits, tant du point de vue de l'éducation que du don naturel, du travail que de la chance. Il s'agit là de prescriptions parfaitement théoriques, d'une expérience de pensée, d'assez mauvais goût, il faut le dire, pour notre sensibilité démocratique.

A partir de cet archétype social et moral, Platon dessine  ensuite les portraits de la dégénérescence de la cité. Les figures dégradées que Platon propose intègrent toutes les frictions qui nous rapprochent de l'état réel des choses. D'abord lorsque le courage domine plutôt que la sagesse, on passe de l'aristocratie à la timocratie, où se développe non l'amour de la sagesse mais celui du lucre, de la richesse et de l'ambition. La société est alors gouvernée non plus par les citoyens les plus sages et les plus prudents mais par les plus téméraires et les plus entreprenants.

Puis apparaît l'oligarchie, où l'avarice entraîne une division profonde entre les riches et les pauvres. On a vu que l'aristocratie de Platon, modèle de cité parfaite, comparée à cette oligarchie, n'est pas basée sur une différence de richesse mais de compétence. Ensuite, lorsque les inégalités deviennent insupportables, la révolte conduit à ce que Platon appelle la démocratie, dominée par la licence et l'incompétence. Aux yeux de Platon, le remède n'est pas meilleur que le mal. De la parcimonie, on passe à la frivolité. Timocratie, oligarchie et démocratie, telles qu'elles sont conçues par Platon, pourraient assez bien caractériser les régimes contemporains. Pour faire cesser la désorganisation de la cité, un tyran enfin s'impose, supposé rétablir l'ordre et la sécurité. Mais celui-ci ressemble à un fils indigne dans la maison paternelle. La société subit alors les caprices et la luxure du tyran et la corruption qui va avec. 

Les quatre formes de dérives sociales que sont la timocratie, l'oligarchie, la démocratie et la tyrannie correspondent à différentes manières qu'aurait un individu de déraisonner. Une société injuste, quelque soit sa forme, ressemble au caractère intempérant et déséquilibré d'une personne. Platon est toujours attentif au lien entre la qualité du régime politique et celle du caractère personnel. Il favorise les plaisirs de l'âme de l'homme sage et royal par rapport à ceux déréglés du corps sans direction. Il voit une relation entre la paix et l'harmonie intérieure de la personne et le plan de la cité idéale. Si le hasard et la fatalité jouent un rôle dans l'état de la société, l'éducation importe également et fournit un principe permettant de corriger l'état de chose. Comme on l'a vu, une bonne éducation s'oriente vers l'essence des choses et non leur apparence. Elle favorise une attitude scientifique de découverte, dont le modèle est celui du mathématicien, et se méfie des inventions issues de la perception et de l'imagination donnant une image déformée de la réalité. 

A la fin de La République, c'est une conception religieuse de la science, liée à l'immortalité de l'âme, au détachement de la vie terrestre et au souci de la vie future, qui est défendue. Les positions ultérieures d'Épicure, de Diderot ou de Marx infléchiront cet idéalisme teinté de sacré et contribueront à réconcilier la science avec l'expérience et la matière. 


Si l'on compare La République de Platon au Manifeste de Marx et Engels, le régime communisme y tient lieu de cité idéale. Mais le Manifeste ne prétend pas fournir un modèle a priori, à la différence des socialistes utopiques comme More ou Fourier. Il s'élabore à travers la critique de la propriété privée et non celle du manque de sagesse, comme dans La République - mais on retrouve dans les deux ouvrages une condamnation du clivage entre riches et pauvres. A l'inverse de La République, qui analyse les conflits sociaux à partir d'un modèle harmonieux, le Manifeste part des conflits historiques entre les oppresseurs et les opprimés comme moteurs de l'histoire. Platon décrit les formes de société dégénérées à partir d'un modèle idéal aristocratique (ce que fait d'ailleurs aussi Nietzsche à sa manière, en regrettant la domination religieuse et philosophique des "faibles" sur les "forts"). Au contraire, Marx part des déséquilibres de la société réelle pour construire le projet d'une société juste. Les mêmes déséquilibres sociaux qui minent la société créent en retour la dynamique révolutionnaire de l'évolution et la marche vers un possible progrès. La figure actuelle de l'injustice entre prolétaires et bourgeois apparaît comme la plus profonde et la plus prononcée. Plus la société crée techniquement de richesses, moins elle est correctement répartie.

Le Manifeste, en se concentrant sur l'opposition moderne entre bourgeois et prolétaires, décrit les bourgeois comme des serfs de l'ancien régime qui ont réussi à conquérir le pouvoir grâce au développement du commerce, des échanges, de la navigation et des chemins de fer, de la manufacture et de l'industrie. La République décrit l'expansion de la cité, le Manifeste montre celle de la classe bourgeoise. La République évoque le début de l'expansion de la cité-état et la naissance du commerce. Le Manifeste montre la domination du commerce sur le monde. L'idéologie qui domine alors est celle du calcul égoïste dont les traits rappellent l'oligarchie et le règne des sophistes chez Platon. Mais une notion apparaît chez Marx et Engels qui n'était pas chez Platon, c'est celle du travail, autre moteur important, voire premier, de l'évolution des sociétés. Le travail produit les richesses et l'appropriation de ces richesses par une classe au détriment de ceux qui la produisent crée la pauvreté et la révolution. 

L'évolution technique du travail a transformé nos vies et nos mentalités, en développant la dimension urbaine et cosmopolite du monde et de l'humanité. Le Manifeste souligne l'interdépendance des nations, le développement des villes et le phénomène de centralisation du pouvoir de la classe dominante. La collaboration internationale des travailleurs dans le réseau mondial de la production, parallèle à la concurrence entre tous, donne une image à la fois globale et dynamique du monde. Autant l'harmonie Platonicienne est un gage de stabilité, autant le déséquilibre capitaliste est un moteur de développement et de transformation. Autant le conservatisme de Platon tente de conjurer l'instabilité sociale en déterminant la place de chacun, autant le progressisme de Marx et Engels nous amène au contraire à concevoir les crises socio-économiques comme un moyen d'accomplir le communisme. La forme inédite des crises capitalistes suggère aux auteurs l'avénement d'une lutte finale. L'équilibre entre la force de production (travail) et le rapport de production (propriété) est faussé par la dégradation des conditions de vie du prolétariat. La contradiction entre la productivité gigantesque du système capitaliste et le dénuement absolu du prolétariat conduit à des crises de surproduction totalement nouvelles et favorables aux révolutions.

Le prolétariat du XIXe siècle se développe à l'intérieur des structures militarisées de l'industrie et de l'armée. Il est discipliné et centralisé, ce qui lui donne une certaine puissance. Sa force principale réside dans sa capacité à produire des richesses et donc à pouvoir se mettre en grève pour assécher les revenus patronaux. Cette force requiert pour s'exercer que le prolétariat se constitue en classe consciente et en parti organisé. Mais l'impuissance des prolétaires vient de leur instrumentalisation par la bourgeoisie et de leur désorganisation, ce qui les empêche de s'unir en classe et en parti. Les stratagèmes sont nombreux pour affaiblir la masse ouvrière : menace du chômage, fractionnement en nationalités, en corporations, en genres, concessions sociales inégales et provisoires, divertissements et diversions, découragement et pessimisme, etc. 

Cependant les prolétaires forment une classe majoritaire qui se retrouve, en raison de leur condition de vie et de travail, sans propriété, sans nation, sans religion et avec un intérêt commun, celui de la disparition de l'exploitation. La bourgeoisie quant à elle fait bien plus qu'asservir la société, elle la détruit, comme le montrent les crises capitalistes (économiques, sociales, diplomatiques, environnementales). Contre cela, l'union des prolétaires devrait mettre fin à la concurrence, à l'exploitation salariale et donc au capitalisme. C'est le but du communisme : la constitution du prolétariat en classe, le renversement de la bourgeoisie et la prise du pouvoir politique. Une fois la propriété privée abolie, la propriété commune et le contrôle économique et politique assurera la vie heureuse des travailleurs. Car la privatisation actuelle de la propriété par quelques uns signifie la privation de propriété pour tous. 

La fin de l'appropriation du travail d'autrui s'accompagnera de la disparition de la culture et du droit bourgeois. Les idées de la classe dominante disparaîtront avec la domination des hommes sur les femmes, des bourgeois sur les prolétaires, des nations les unes sur les autres. La destruction des conditions de vie capitalistes entraînera la dissolution des idées capitalistes. Une fois détruite la domination bourgeoise, sa culture et son droit s'éteindront également. Les idées de l'ancienne classe déclineront avec la disparition du pouvoir des hommes sur les femmes, des bourgeois sur les prolétaires, des pays riches sur les pays pauvres. La constitution d'un Etat prolétaire transitoire contre la bourgeoisie nationale et internationale permettra des mesures comme l'impôt progressif, l'étatisation des entreprises, le développement de l'éducation, l'abolition de la division ville-campagne. Puis, une fois que les classes, avec la domination bourgeoise, auront disparu, l'Etat comme appareil de domination ne sera plus nécessaire.

Le thème de l'éducation, à travers l'art et la science, ne consiste plus chez Marx et Engels à former les Gardiens de la cité comme chez Platon mais le prolétariat, ainsi que son avant-garde, c'est-à-dire les cadres chargés de son éducation et de sa direction. La critique de l'opinion et du sensible chez Platon devient chez Marx et Engels celle de l'idéologie. L'intuition des essences par le philosophe-roi platonicien devient la compréhension de la structure économique et politique de la société à travers l'étude de l'histoire sociale. L'éducation communiste fait apparaître la bourgeoisie comme responsable de l'exploitation et de la destruction des hommes et de la terre et non l'homme en général, la technique ou le corps comme chez Platon. 

S'il importe de déconstruire l'idéologie bourgeoise à l'ère capitaliste, cette transformation ne peut s'accomplir sans le renversement de son soubassement matériel. La formation et l'organisation des prolétaires a pour objectif de les armer contre le système capitaliste avec sa concurrence et son exploitation salariale. La constitution du prolétariat en classe organisée par un parti vise le renversement de l'économie bourgeoise et la prise du pouvoir politique. Le but final est l'abolition de la propriété privée des moyens de production. Cette réappropriation est plus profonde qu'une redistribution des richesses. Elle permettra d'assurer durablement une vie digne à chacun en reprenant le pouvoir sur le monde du travail. Il peut sembler ici que Marx renoue avec une certaine utopie lorsqu'il anticipe la société communiste. Ce qui lui confère néanmoins un caractère plus réaliste, c'est la volonté de fonder cette possibilité sur l'analyse de l'économie politique.

On se souvient que Platon dans La République décrit les formes déviantes de gouvernement : timocratie, oligarchie, démocratie, tyrannie. Dans le Manifeste, ce sont les formes déviantes de socialismes qui sont décrites comme de fausses alliées du prolétariat contre la bourgeoisie. Il existe toute une littérature socialiste qui présente de mauvaises solutions. Le socialisme réactionnaire, par exemple, s'oppose à la bourgeoisie au nom d'un retour à la féodalité. Il est anti-révolutionnaire. Il défend un retour à l'ordre ancien et non un dépassement du capitalisme. Le socialisme petit bourgeois est à mi-chemin entre bourgeoisie et prolétariat. Ses analyses sont pénétrantes mais ses solutions réactionnaires et utopiques. Quant au socialisme littéraire allemand, il remplace  l'enracinement social par la phraséologie philosophique. Il disserte sur l'homme plutôt que sur le prolétariat. La lutte des classes est remplacée par la polémique métaphysique de salon. Le socialisme conservateur petit bourgeois lui est anti-communiste et nationaliste. Enfin le socialisme réformiste conservateur cherche à apaiser l'opposition de classe et non à l'abolir. Il imagine naïvement une bourgeoisie oeuvrant dans l'intérêt du prolétariat et propose des plans utopiques éloignés du prolétariat réel. Il croit à la force de l'exemple et non à l'action révolutionnaire, ce qui aboutit à la formation de sectes pseudo-révolutionnaires. Pour conclure, Marx et Engels acceptent que des alliances ponctuelles avec les partis ouvriers aient lieu, à condition de ne pas tomber dans l'opportunisme. Le communisme doit conserver comme but la révolution, avec l'abolition de la propriété privée et des classes sociales et la défense de la propriété commune des moyens de production.

Nous avons comparé la critique des faux-amis socialistes de Marx et Engels à celle des mauvais régimes de Platon. Mais on peut aussi comparer plus généralement les débats internes au mouvement ouvrier ou contre les idéologies bourgeoises et réactionnaires aux dialogues de Socrate avec les différents courants philosophiques de son époque. Ces débats, s'ils confrontent différentes opinions sur ce que sont ou doivent être les choses, n'ont pas seulement une portée  épistémologique ou esthétique. On voit en arrière plan de La République de Platon se poser la question politique et morale de ce que doit être une société juste. Les questions de la science et de l'art entrent dans le cadre de l'éducation susceptible de former de meilleurs dirigeants. De même, les affrontements théoriques au sein du mouvement ouvrier ont non seulement pour objet de définir les enjeux économiques et les stratégies de l'action politique, mais aussi le type de connaissance et d'enseignement scientifique et artistique conforme à la société sans classe.


Alors que la devise communiste de Louis Blanc affirme : "de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins !", Platon paraît nous dire : "que chacun occupe sa place naturelle !". Il défend une société hiérarchique pilotée par une caste savante. La philosophie apparaît comme la méthode éducative de la classe dominante. Deux mille ans plus tard, notre réalité ne semble pas très différente. Néanmoins le projet démocratique d'une pédagogie pour tous a vu le jour à l'âge moderne, avec cette conviction que c'est l'éducation qui fait le sage et non la nature. Le naturalisme et l'essentialisation des castes chez Platon dissimule les conditions socio-économiques et éducative des classes. Au lieu d'éduquer les meilleurs dans le platonisme, il s'agit d'améliorer chacun par l'éducation dans le marxisme. L'objet de cette éducation n'est pas la contemplation des idées mais la compréhension de la structure économique et sociale. Son cadre n'est pas l'agora où polémiques les philosophes mais l'espace public et le monde du travail où se mène la lutte des classes. Il ne s'agit plus d'agir en vue de la conservation de la cité antique mais pour la transformation mondiale des rapports de production. 

Toutefois ce qui est commun au platonisme et au marxisme, c'est l'idée que l'art, la science et la philosophie ne sont pas des activités séparées mais qu'elles participent d'un projet politique. Plus généralement, nos activités techniques, esthétiques et cognitives sont investies dans des rapports de pouvoir. Il y a un lien entre l'éducation et la direction de la société, par les Gardiens chez Platon et par les prolétaires chez Marx. Aussi la philosophie consiste-t-elle aussi bien à interpréter qu'à transformer le monde. Mais au lieu d'une transformation morale et conservatrice comme chez Platon, Marx défend une transformation matérielle et progressiste. 

Les deux philosophes supposent une interaction entre la théorie et la pratique. Mais la théorie ne se trouve pas que dans les universités et les bibliothèques. L'art et le savoir ne se limitent pas aux chefs d'oeuvres de Homère et Euclide, de Racine et Newton, de Chaplin et Einstein. La théorie se trouve également dans tous les rapports esthétiques et cognitifs de notre environnement, dans les rues, dans les jardins, dans les journaux, à la télé, à la radio, à l'école, au travail et dans tous les mots que l'on utilise. Notre caverne est le bain culturel de la réalité sociale qui habille les faits bruts. Le matérialisme de Marx et de ses successeurs s'efforce alors d'exprimer la réalité physique, économique et sociale en réduisant la distorsion de notre relation au réel par les rapports de domination.


R. Edelman 23/2/2023


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mercredi 21 décembre 2022

L'Etude des Codes

L'activité humaine repose sur la transmission du savoir. Puisqu'aucun savoir ne peut être produit sans signes, le savoir des signes est le savoir des savoirs (avec le savoir de la production). 

Prenons un exemple d'usage de signes. La couleur du feu rouge signifie l'ordre d'arrêter de circuler. L'atome de sens est formé d'unités purement esthétiques (points, lignes, couleurs, sons, graphèmes, phonèmes). Nous observons que le sens naît des signes un peu comme la mélodie des notes. Les atomes de sens (p. ex. les mots) composent de plus grandes unités de sens (phrases, textes). Les emboitements linguistiques (lettres, mots, phrases, textes, livres, bibliothèques) sont comparables à ceux du monde physique (atomes, molécules, cellules, organes, organismes, espèces, écosystèmes). Nous pouvons tenter de traduire cet emboitement spatial sur le plan temporel. Comme l'univers contient les atomes, le futur contient les moments présents qui contiennent les moments passés. Ainsi, le monde moderne contient les mondes médiéval, antique et préhistorique. Nous voulons dire que l'étape actuelle ne pourrait pas exister sans la coopération des étapes antérieures, tandis les étapes antérieures se passaient des suivantes pour exister.

Pour revenir aux signes eux-mêmes essayons de les classer. Il y a trois classes de signes. Le signe symbolique possède une relation conventionnelle avec un état de chose (phrase). Le signe iconique possède une relation analogique avec un état de chose (portrait). Le signe indiciel est la trace physique d'un état de chose (empreinte). Nous pouvons ajouter que le produit est aussi un signe puisqu'il possède un sens lié à sa valeur d'usage. L'imperméable signifie la protection contre la pluie. Au sens dénotatif fonctionnel (contre la pluie) peut s'ajouter un sens connotatif social (démodé) plus ouvertement idéologique. La structure des connotations négatives et positives (hiérarchisée autour d'idoles comme dieu, l'homme, la nature, la science, l'argent, la nation, le peuple, le moi) se distingue de l'ensemble apparemment neutre des dénotations.

Nous remarquons que le signe est nécessairement matériel (goût, son, image, texte, objet, action) et suppose un acte perceptif. Le signe est à la surface des choses. Mais la manière de découper la surface des choses est idéologique. Nous aborderons cela bientôt.

Comment le sens vient-il aux signes ? Le sens suppose un acte mental en relation plus ou moins claire avec un état de chose. Le rapport du signe à l'état de chose est enfoui dans l'histoire et la genèse de la dénomination et de l'attribution d'une étiquette à un échantillon. 

Comment faire apparaître le sens ? Nous ne pouvons exprimer le sens d'un signe qu'en le traduisant en d'autres signes mieux connus, comme le fait le dictionnaire, ou en le référant à un état de choses.

Comment analyser le signe ? Nous ne pouvons observer les relations de signes qu'à partir d'une juxtaposition synchronique. Pour observer les relations diachroniques, soit nous prélevons une tranche synchronique dans un enchaînement, soit nous projetons l'enchaînement sur un plan (horloge, calendrier).

Quel est le rapport entre le signe et le sens ? Même si le signe et le sens apparaissent simultanément, leur relation de signification est aussi hétérogène que celle entre salaire et travail ou entre prix et marchandise - par contre, la relation de valeur entre les signes eux-mêmes est homogène (deux euros est le double d'un euro, la nuit est le contraire du jour). L'hétérogénéité du rapport entre signe et sens n'empêche pas leur solidarité. Il n'y a pas de signes sans sens et réciproquement, comme il n'y a pas d'endroit sans envers, de montagne sans vallée. Aussi l'articulation des signes est-elle également le découpage du sens. L'articulation des signes détermine le découpage du sens, comme les rides à la surface de l'eau correspondent aux rides à la surface de l'air.

Quel est le rapport entre sens et idéologie ? La connotation idéologique ajoute au niveau dénotatif un second niveau de sens. Le méta-code d'étude ajoute un second niveau de signes aux signes du code-objet. Le but du méta-code est de faire apparaître l'idéologie comme idéologie. 

Quelle est le rapport entre le code et l'idéologie ? L'idéologie est l'imaginaire collectif porté par la structure du code. Le code est le système des associations mnésiques latentes. Le poids de l'imaginaire d'une époque pèse lourdement sur l'ensemble de la production et de la consommation du code.

Comment étudie-t-on le code ? L'étude du code isole ses traits pertinents, présents dans un corpus défini, pour les cartographier. Elle vise à déterminer le système de conventions, le code d'un collectif, son cadre de référence et celui du code oppositionnel (p. ex. le discours libéral opposé au discours socialiste). Les corpus sont produits par différentes institutions pour différents publics.

Pourquoi faut-il réunir un corpus pour étudier le code ?  La cristallisation du message dans l'écriture facilite l'accès au code, d'où l'intérêt d'étudier le code dans les publications.

Que contient le corpus ? Le corpus de recherche peut contenir des matériaux divers : paroles, images, produits, actions. Dans un corpus hétérogène, nous devons repérer des corpus homogènes. Dans le cinéma, nous trouvons du théâtre, de la musique, de la peinture, du design. L'étude du corpus est celle des messages qu'il véhicule. Le message est la combinaison ponctuelle actualisant le code. Aucun message (performance) n'est possible sans l'utilisation d'un code (compétence). Le message perpétue le code et peut imperceptiblement le modifier. L'invention se caractérise par des figures de transgression de la norme. Le pouvoir d'encodage dépend fortement de groupes de décisions, malgré l'influence possible des individus formant la masse des usagers.

Comment le message est-il reçu par les usagers ?L'encodage de l'émetteur n'est pas identique au décodage du récepteur, d'où des effets de distorsions interprétatives. Le récepteur personnalise sa réception.

Comment se présente le message ? Le message présente un choix syntaxique (répétition, gradation, ellipse, opposition, conjonction, subordination) et lexical (littéralité, métaphore, métonymie, hyperbole, litote, ironie). Mais le choix individuel trouve son centre de gravité dans les stéréotypes communs.

Que révèlent les figures de style produites par le message ? Les figures de style traduisent et trahissent les connotations idéologiques. Le message littéral correspond à l'idéal mathématique de transparence des standards syntaxiques et lexicaux. Moins il y a de signes, plus il y a de norme - mais l'absence est encore un signe. Le code technique est le plus standardisé et monotone. Le code esthétique est le plus polysémique et excédentaire. 

    Il y aurait donc un code propre à chaque domaine ?

Pour un même domaine, il existe plusieurs codes en fonction des publications. Pour les costumes, il y a les revues de mode, les instructions techniques, les conseils pratiques, etc. Pour l'alimentation, il y a les livres de recette, les articles, les émissions télévisées. Pour étudier le code de l'automobile ou du mobilier, nous pouvons classer, définir et comparer les prototypes et les discours. 

Enfin l'étude du code n'est-elle pas trop systématique ? Ne risque-t-elle pas de négliger l'enquête de terrain ? On associe parfois le holisme méthodologique (marxisme, structuralisme) à l'étude du code, pour l'opposer à l'individualisme méthodologique (phénoménologie, pragmatique, interactionnisme) et à l'étude du message. Mais toute discipline théorise le code à partir de messages types. 


R. Edelman, Nantes 21/12/2022