L’identité multiple
dans A Scanner Darkly de Philip K. Dick
Le film A Scanner Darkly est l’adaptation fidèle du roman de Philip K. Dick paru en France sous le titre Substance Mort. Même si certains détails qui, dans le roman, apportent davantage de profondeur manquent dans le film, il y a peu d’écarts entre les deux. Je voudrais parler à la fois du livre et du film à travers la question qui me paraît centrale de l’identité multiple. Que nous dit l’œuvre à propos de l’identité personnelle ? Quelles angoisses travaillent le texte de K. Dick autour de cette question ? Nous parlerons donc de la double personnalité du héros et de la vision ambiguë de la société que l’auteur délivre à travers son récit. Puis, j’aimerais rappeler brièvement ce que la psychanalyse nous apprend sur la question de l’identité personnelle, sur son rapport à l’image et à la mort, afin que l’on comprenne davantage l’œuvre. Il ne s’agit pas de fournir son mode d’emploi mais de rendre la profondeur et la résonance du roman d’un auteur travaillé par l’expérience de la drogue et de la folie.
Le récit se structure autour du thème de l’identité double du héros, à la fois gendarme et voleur. À vrai dire, on peut parler d’identités multiples, puisque Bob Arctor a mené une vie de famille rangée dans une période antérieure au temps du roman, et puisqu’il finit sous le nom de Bruce dans un état d’abrutissement total. Mais tenons nous en aux deux personnalités principales du héros Fred et Arctor. Fred enquête et espionne un dealer, Arctor, qui n’est autre que lui-même, sans toujours s’en apercevoir. Par moments, la question se pose et le héros se demande lequel des deux il est. Par moments, il se rappelle qu’il est à la fois l’un et l’autre. Vers la fin, alors qu’il est de plus en plus abîmé par la drogue, il apprend avec surprise de la bouche de son supérieur qu’il est à la fois Fred et Arctor. Il est difficile d’établir à quel point le héros est conscient de sa double identité. C’est comme s’il était lui-même extérieur à lui-même. Le héros est moins l’acteur du roman qu’une sorte de marionnette à la merci de la drogue, de ses colocataires, de ses supérieurs ou des médecins. Sans doute est-il d’autant plus possible de s’identifier à lui que, comme nous, il observe son histoire sans toujours s’y retrouver.
Cette duplicité du personnage est figurée par les deux hémisphères du cerveau supposés entrer en conflit et se déconnecter l’un de l’autre. Il s’agit bien sûr d’une image assez grossière d’un point de vue médical mais tout à fait efficace au sein de la fiction. Ce qui explique ce dédoublement cérébral est la prise de la drogue Substance Mort, qui altère l’identité ponctuellement, par les troubles de la perception qu’elle entraîne, mais aussi définitivement par les lésions qu’elle provoque. Cette explication est donnée aux héros par les deux psychotechniciens s’occupant de son cas sur son lieu de travail. Le héros perd donc peu à peu le fil de sa propre vie. Enquêtant au départ sur le milieu de la drogue, il a sombré dedans en continuant son métier et en se divisant en deux personnes. Au fur et à mesure qu’il perd pied, le lecteur ou le spectateur, au contraire, comprend la situation et l’histoire. Ce double mouvement opposé, remarquons-le, permet d’entretenir un certain climat et une certaine tension. Au départ, le héros en sait plus que le lecteur sur ce qu’il se passe et, à la fin, c’est le lecteur qui possède la clé du roman alors que le héros est perdu. Il n’y a pas simplement identification du héros et du lecteur mais en quelque sorte substitution. On peut ajouter que le héros n’est pas le seul à être à cheval entre deux univers dans le récit. Ses proches le sont également. L’amie d’Arctor, Dona, est aussi un agent double qui travaille pour les stups. Quant à Barris, toxicomane fou, il se rend chez les stups pour dénoncer son ami. Toutefois, on peut supposer que Dona et Barris restent conscients de leur double rôle, à la différence d’Arctor. La personnalité de ce dernier se scinde en profondeur et pas uniquement en surface. C’est ce que révèlent ses monologues angoissés.
K. Dick part d’un fait, sans doute réel, qu’il explique dans son roman : beaucoup de stups ayant le rôle d’agent double finissent par mener de front les deux vies de policier et de revendeurs. Ça constitue une bonne couverture, ça rapporte des bénéfices. Par ailleurs, certains dealers, pour se protéger ou régler des comptes, fréquentent la brigade et deviennent parfois stups. Ce qui se joue au niveau de la personnalité du héros exprime également l’ambiguïté d’une société qui, bien que divisée en deux camps du bien et du mal, fonctionne comme un miroir. La paranoïa du toxicomane est en même temps celle d’un système policier fondée sur la surveillance. Le malade et le médecin forment un tout délirant interdépendant. Naturellement, comme le remarque l’auteur dans son livre, la vie sociale réclame que l’on troque une personnalité contre une autre en passant de la vie privée à la vie professionnelle. Mais on se rend compte en outre à la fin que New Path, l’organisme de désintoxication, est également celui d’intoxication, en tant qu’il produit secrètement la drogue. Emmanuel Carrère dans Je suis vivant et vous êtes morts, sa biographie de K. Dick, relate la théorie de l’auteur : « La même main distribuait le poison et le contre poison, afin de créer un nouveau type d’individu : docile, aliéné, l’androïde citoyen de la société à venir. L’organisation en faisait son esclave, d’abord en l’accrochant à la drogue, ensuite, de façon plus subtile, en le sauvant de la drogue, en lui apprenant à la haïr et à aimer le maître qui seul pouvait l’en protéger ». On peut voir ici si l’on veut une allégorie de la société de consommation qui nous domine en développant des pathologies (par exemple l’obésité, le repli sur soi, le surmenage), et qui délivre en outre les remèdes (centre de fitness, clubs de rencontres et antidépresseurs). L’univers toxicomane et fantastique de K. Dick, comme chez William Burroughs, forme une dystopie éloquente qui peut nous éclairer sur notre monde.
Le roman comme le film jouent par ailleurs sur les catégories visuelles du trouble et de la clarté. La confusion est entretenue avec les tenues brouillées, les délires hallucinatoires, les phantasmes ou encore le système de surveillance. Il s’instaure alors un rapport entre trouble de la perception visuelle et confusion identitaire. « Tout se passe comme si un hémisphère de votre cerveau voyait le monde réfléchi dans un miroir, dit un médecin dans le roman » (p.304). Cette question du miroir nous conduit vers le thème psychanalytique du stade du miroir. C’est par la contemplation de soi dans le miroir, selon Lacan, que le sujet donne forme à son identité, avec le sentiment de son propre corps dans l’imaginaire (Séminaire 1). C’est d’ailleurs cet idéal du moi qui permet ensuite la projection amoureuse. Chez le héros, l’amour pour Dona devient comme un rempart contre la disparition de son identité. C’est à elle qu’est destinée tout à la fin la fleur qu’il cueille.
Dans le texte de Freud, L’inquiétante étrangeté, il est aussi question de l’impression désagréable que l’on a lorsque l’on se perçoit dans un reflet sans tout à fait se reconnaître, comme si nous-mêmes étions autre. Songeons également à ce que nous ressentons en voyant ou entendant un enregistrement de nous. C’est comme si l’on accédait, non pas seulement à quelqu’un d’étranger, mais comme si une certaine réalité sur nous-même nous était donnée, une certaine objectivité sur la façon dont nous apparaissons aux autres. Ainsi la caméra apparaît-elle comme une sorte de juge impartial par son inhumanité même. Le miroir, la bande magnétique, la caméra représentent un témoignage potentiel sur notre identité, un œil supposé savoir des choses sur nous-mêmes et qui nous échappent du fait de notre immersion en nous-mêmes, dans les eaux troubles de notre personnalité complexe. « Que peut voir une caméra ? Que voit-elle vraiment ? Voit-elle dans la tête ? Plonge-t-elle son regard jusqu’au cœur, écrit K. Dick ».
La situation où l’on doute qu’un être apparemment vivant ait une âme, ou bien à l’inverse, celle où l’on se demande si un objet non vivant n’aurait pas par hasard une âme, éveille en nous le sentiment d’inquiétante étrangeté, nous dit également Freud. L’inquiétude sur sa propre identité se redouble de celle concernant l’ambiguïté du mort et du vivant, de la machine et de l’homme. Au regard mécanique de la caméra répond l’œil vide du junkie. Chez K. Dick, le monde technologique est cousin de celui de la drogue, avec les réactions mécaniques du corps liées à la dépendance. Cet animisme naturel qui prête une âme aux choses peut tout à fait être accentué par la paranoïa provoquée par la drogue. De même, le fait de considérer les humains comme au fond des machines sans cœur ni scrupules répond à la même névrose.
La drogue à forte dose ou à la longue nous fait tutoyer la mort, sinon totale, du moins cérébrale. Le double et la mort sont présents dans la toxicomanie, qui altère notre personnalité en accélérant le phénomène de la vie au risque de jeter l’organisme dans la mort. La perception se brouille et nous sombrons vers le néant de l’indistinct. Nous régressons pour devenir comme Bruce à la fin du roman qui répète automatiquement ce qu’on lui dit. Nous nous rétractons comme un bébé à l’intérieur d’une masse de chair informe semblable à la tenue brouillée. C’est un retour à l’état fœtal, embryonnaire et au néant.
dans A Scanner Darkly de Philip K. Dick
Le film A Scanner Darkly est l’adaptation fidèle du roman de Philip K. Dick paru en France sous le titre Substance Mort. Même si certains détails qui, dans le roman, apportent davantage de profondeur manquent dans le film, il y a peu d’écarts entre les deux. Je voudrais parler à la fois du livre et du film à travers la question qui me paraît centrale de l’identité multiple. Que nous dit l’œuvre à propos de l’identité personnelle ? Quelles angoisses travaillent le texte de K. Dick autour de cette question ? Nous parlerons donc de la double personnalité du héros et de la vision ambiguë de la société que l’auteur délivre à travers son récit. Puis, j’aimerais rappeler brièvement ce que la psychanalyse nous apprend sur la question de l’identité personnelle, sur son rapport à l’image et à la mort, afin que l’on comprenne davantage l’œuvre. Il ne s’agit pas de fournir son mode d’emploi mais de rendre la profondeur et la résonance du roman d’un auteur travaillé par l’expérience de la drogue et de la folie.
Le récit se structure autour du thème de l’identité double du héros, à la fois gendarme et voleur. À vrai dire, on peut parler d’identités multiples, puisque Bob Arctor a mené une vie de famille rangée dans une période antérieure au temps du roman, et puisqu’il finit sous le nom de Bruce dans un état d’abrutissement total. Mais tenons nous en aux deux personnalités principales du héros Fred et Arctor. Fred enquête et espionne un dealer, Arctor, qui n’est autre que lui-même, sans toujours s’en apercevoir. Par moments, la question se pose et le héros se demande lequel des deux il est. Par moments, il se rappelle qu’il est à la fois l’un et l’autre. Vers la fin, alors qu’il est de plus en plus abîmé par la drogue, il apprend avec surprise de la bouche de son supérieur qu’il est à la fois Fred et Arctor. Il est difficile d’établir à quel point le héros est conscient de sa double identité. C’est comme s’il était lui-même extérieur à lui-même. Le héros est moins l’acteur du roman qu’une sorte de marionnette à la merci de la drogue, de ses colocataires, de ses supérieurs ou des médecins. Sans doute est-il d’autant plus possible de s’identifier à lui que, comme nous, il observe son histoire sans toujours s’y retrouver.
Cette duplicité du personnage est figurée par les deux hémisphères du cerveau supposés entrer en conflit et se déconnecter l’un de l’autre. Il s’agit bien sûr d’une image assez grossière d’un point de vue médical mais tout à fait efficace au sein de la fiction. Ce qui explique ce dédoublement cérébral est la prise de la drogue Substance Mort, qui altère l’identité ponctuellement, par les troubles de la perception qu’elle entraîne, mais aussi définitivement par les lésions qu’elle provoque. Cette explication est donnée aux héros par les deux psychotechniciens s’occupant de son cas sur son lieu de travail. Le héros perd donc peu à peu le fil de sa propre vie. Enquêtant au départ sur le milieu de la drogue, il a sombré dedans en continuant son métier et en se divisant en deux personnes. Au fur et à mesure qu’il perd pied, le lecteur ou le spectateur, au contraire, comprend la situation et l’histoire. Ce double mouvement opposé, remarquons-le, permet d’entretenir un certain climat et une certaine tension. Au départ, le héros en sait plus que le lecteur sur ce qu’il se passe et, à la fin, c’est le lecteur qui possède la clé du roman alors que le héros est perdu. Il n’y a pas simplement identification du héros et du lecteur mais en quelque sorte substitution. On peut ajouter que le héros n’est pas le seul à être à cheval entre deux univers dans le récit. Ses proches le sont également. L’amie d’Arctor, Dona, est aussi un agent double qui travaille pour les stups. Quant à Barris, toxicomane fou, il se rend chez les stups pour dénoncer son ami. Toutefois, on peut supposer que Dona et Barris restent conscients de leur double rôle, à la différence d’Arctor. La personnalité de ce dernier se scinde en profondeur et pas uniquement en surface. C’est ce que révèlent ses monologues angoissés.
K. Dick part d’un fait, sans doute réel, qu’il explique dans son roman : beaucoup de stups ayant le rôle d’agent double finissent par mener de front les deux vies de policier et de revendeurs. Ça constitue une bonne couverture, ça rapporte des bénéfices. Par ailleurs, certains dealers, pour se protéger ou régler des comptes, fréquentent la brigade et deviennent parfois stups. Ce qui se joue au niveau de la personnalité du héros exprime également l’ambiguïté d’une société qui, bien que divisée en deux camps du bien et du mal, fonctionne comme un miroir. La paranoïa du toxicomane est en même temps celle d’un système policier fondée sur la surveillance. Le malade et le médecin forment un tout délirant interdépendant. Naturellement, comme le remarque l’auteur dans son livre, la vie sociale réclame que l’on troque une personnalité contre une autre en passant de la vie privée à la vie professionnelle. Mais on se rend compte en outre à la fin que New Path, l’organisme de désintoxication, est également celui d’intoxication, en tant qu’il produit secrètement la drogue. Emmanuel Carrère dans Je suis vivant et vous êtes morts, sa biographie de K. Dick, relate la théorie de l’auteur : « La même main distribuait le poison et le contre poison, afin de créer un nouveau type d’individu : docile, aliéné, l’androïde citoyen de la société à venir. L’organisation en faisait son esclave, d’abord en l’accrochant à la drogue, ensuite, de façon plus subtile, en le sauvant de la drogue, en lui apprenant à la haïr et à aimer le maître qui seul pouvait l’en protéger ». On peut voir ici si l’on veut une allégorie de la société de consommation qui nous domine en développant des pathologies (par exemple l’obésité, le repli sur soi, le surmenage), et qui délivre en outre les remèdes (centre de fitness, clubs de rencontres et antidépresseurs). L’univers toxicomane et fantastique de K. Dick, comme chez William Burroughs, forme une dystopie éloquente qui peut nous éclairer sur notre monde.
Le roman comme le film jouent par ailleurs sur les catégories visuelles du trouble et de la clarté. La confusion est entretenue avec les tenues brouillées, les délires hallucinatoires, les phantasmes ou encore le système de surveillance. Il s’instaure alors un rapport entre trouble de la perception visuelle et confusion identitaire. « Tout se passe comme si un hémisphère de votre cerveau voyait le monde réfléchi dans un miroir, dit un médecin dans le roman » (p.304). Cette question du miroir nous conduit vers le thème psychanalytique du stade du miroir. C’est par la contemplation de soi dans le miroir, selon Lacan, que le sujet donne forme à son identité, avec le sentiment de son propre corps dans l’imaginaire (Séminaire 1). C’est d’ailleurs cet idéal du moi qui permet ensuite la projection amoureuse. Chez le héros, l’amour pour Dona devient comme un rempart contre la disparition de son identité. C’est à elle qu’est destinée tout à la fin la fleur qu’il cueille.
Dans le texte de Freud, L’inquiétante étrangeté, il est aussi question de l’impression désagréable que l’on a lorsque l’on se perçoit dans un reflet sans tout à fait se reconnaître, comme si nous-mêmes étions autre. Songeons également à ce que nous ressentons en voyant ou entendant un enregistrement de nous. C’est comme si l’on accédait, non pas seulement à quelqu’un d’étranger, mais comme si une certaine réalité sur nous-même nous était donnée, une certaine objectivité sur la façon dont nous apparaissons aux autres. Ainsi la caméra apparaît-elle comme une sorte de juge impartial par son inhumanité même. Le miroir, la bande magnétique, la caméra représentent un témoignage potentiel sur notre identité, un œil supposé savoir des choses sur nous-mêmes et qui nous échappent du fait de notre immersion en nous-mêmes, dans les eaux troubles de notre personnalité complexe. « Que peut voir une caméra ? Que voit-elle vraiment ? Voit-elle dans la tête ? Plonge-t-elle son regard jusqu’au cœur, écrit K. Dick ».
La situation où l’on doute qu’un être apparemment vivant ait une âme, ou bien à l’inverse, celle où l’on se demande si un objet non vivant n’aurait pas par hasard une âme, éveille en nous le sentiment d’inquiétante étrangeté, nous dit également Freud. L’inquiétude sur sa propre identité se redouble de celle concernant l’ambiguïté du mort et du vivant, de la machine et de l’homme. Au regard mécanique de la caméra répond l’œil vide du junkie. Chez K. Dick, le monde technologique est cousin de celui de la drogue, avec les réactions mécaniques du corps liées à la dépendance. Cet animisme naturel qui prête une âme aux choses peut tout à fait être accentué par la paranoïa provoquée par la drogue. De même, le fait de considérer les humains comme au fond des machines sans cœur ni scrupules répond à la même névrose.
La drogue à forte dose ou à la longue nous fait tutoyer la mort, sinon totale, du moins cérébrale. Le double et la mort sont présents dans la toxicomanie, qui altère notre personnalité en accélérant le phénomène de la vie au risque de jeter l’organisme dans la mort. La perception se brouille et nous sombrons vers le néant de l’indistinct. Nous régressons pour devenir comme Bruce à la fin du roman qui répète automatiquement ce qu’on lui dit. Nous nous rétractons comme un bébé à l’intérieur d’une masse de chair informe semblable à la tenue brouillée. C’est un retour à l’état fœtal, embryonnaire et au néant.
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