La vie moderne se déroule dans un environnement d'outils techniques variés. Mais un éléments est rencontré à chaque instant : la porte et ses variétés comme le portail ou le portillon. Nous ouvrons et fermons les portes de nos chambre, de nos maisons, de nos placards, frigos et voitures et passons tous les jours différents portails. Nous composons des codes à l'entrée des immeubles ou sur le réseau internet.
On peut se demander si petit à petit les portes ne deviennent pas plus nombreuses, plus impersonnelles et si elles ne transforment pas notre monde en un labyrinthe. Il faut donc nous interroger sur le sens que possède les portes, sur le type d'expérience qu'elles induisent, pour éviter de les transformer en outil ternes, rigoureusement fonctionnels. L'évolution des portes, de notre manière de découper l'espace, fait partie intégrante de l'évolution de la société.
La porte est avant tout un élément architectural symbolique. D'après Jean Cousin, les premières portes manufacturées sont, à la préhistoire, des trous creusés dans la roche où l'on fait passer les infirmes pour les guérir (L'espace vivant). Les portes triomphales, comme l'arc de triomphe, transforment l'entrée d'une une ville en un seuil magique. La Sublime Porte est le nom de la porte d'honneur monumentale du grand vizirat à Constantinople, siège du gouvernement du sultan de l'Empire ottoman. On trouve des portes monumentales à l'entrée des églises ou des banques aujourd'hui.
La porte permet une articulation de l'espace et le passage d'un monde profane à un domaine sacré. Porta signifie passage en latin. C'est un passage physique mais aussi symbolique. "Un seuil est une chose sacrée" écrit Porphyre. Car on traverse des espaces ayant des valeurs différentes. Le seuil de l'église, de l'école, de la demeure, induisent un changement d'état profond. Dans le japon traditionnel, mais au fond dans de nombreuses cultures également, le franchissement d'un seuil suppose parfois des rites complexes, et induisent une succession d'états d'âmes. Pour la cérémonie du thé, si le thé est servi dans une maison du thé séparée, plutôt que dans la chambre du thé, les invités attendront dans un jardin couvert jusqu’au moment où ils seront appelés par l'hôte. Ils se purifient alors rituellement en se lavant les mains et en se rinçant la bouche dans un petit bassin en pierre contenant de l’eau. Ils se dirigent alors vers le « tokonoma », ou alcôve, où ils admirent les parchemins et/ou les autres déclarations. Puis, ils s'assoient dans la position seiza sur le tatami, par ordre de prestige. On peut citer en France la tradition de porter la mariée lors du franchissement du seuil de la maison qui avait pour but de laisser les mauvais esprits sur le pas de la porte.
La porte propose l'expérience d'un espace-temps. Elle s'ouvre à tel ou tel moment. Elle régule l'accès selon les heures d'ouverture et de fermeture. La porte est psychologiquement le lieu et le moment de l'appréhension de l'avenir. C'est le "lieu géométrique des arrivées et des départs" écrit Michel Barrault (Dominicale). On redoute d'entrer quelque part, ou l'on se réjouit de franchir enfin la sortie. Le portail parfois porte une inscription de plus ou moins bonne augure. A Auschwitz, il y est inscrit "le travail rend libre". A l'entrée de l'académie de Platon, on pouvait lire "nul n'entre ici s'il n'est géomètre". La porte est un lieu de régulation, d'enfermement, de contrôle social. Les péages sont des portes avec des barrières. Le réseau internet peut ainsi être conçu comme un territoire virtuel, avec des portails et des sites accessibles gratuitement ou non.
Une porte désigne aussi bien l'encadrement qu'un panneau mobile, dont les deux faces deviennent intérieures ou extérieures lorsqu'elles viennent limiter un espace clos. La dimension symbolique de la porte s'affirme vis-à-vis de l'extérieur comme vitrine, afin de signifier au passant quelque chose comme une permission d'entrer (entrée libre) ou une interdiction (attention chien méchant). La porte est aussi un miroir dans ce cas. Elle sert à donner aux autres et à soi-même une image gratifiante, parfois pleine d'orgueil. La porte exprime son goût, son identité, ce que l'on est ou désirerait être. Elle constitue également une barrière de sécurité contre les intrusions physiques ou visuelles. On peut chercher à dissimuler ses biens pour éviter d'éveiller la convoitise. Ou bien, et parfois en même temps, on tente de laisser paraître notre prestige avec celui de notre maison. Il peut s'agir simplement d'un leurre lorsque la beauté du portail dépasse celle-de la maison. En tout cas, le portail protège l'intimité, comme un vêtement, qui parfois s'ouvre à l'encolure, aux avant bras, et laisse passer un bout de chair, qui apparait par une ouverture ou par transparence.
La porte et les portails évoluent en fonction des modes qui reposent sur certains principes. Jean Gabriel Tarde, sociologue du XIX, propose deux notions pour expliquer les mouvements sociaux : l'imitation et l'invention. Chacun imite ce qu'il admire, ce qu'il juge bon et capable de lui servir de modèle, mais agence, de manière originale, par des mélanges, les imitations choisies à plusieurs sources. Ainsi l'Histoire se présente comme une succession de flux imitatifs différents, une succession de modèles aptes à susciter une imitation par un grand nombre d’individus. Tarde conçoit les individus comme un grand ensemble de reflets (il reprend l'idée des monades de Leibniz), c'est-à-dire que chacun voit ses semblables et en eux se retrouve lui-même. C'est un jeu de miroir qui est au cœur de la vie en société, dans le sens où chaque fois on est juge et jugé. Pour Georges Simmel, la mode crée une uniformité des apparences extérieures et en même temps une distinction sociale. La distinction concerne une ligne de démarcation symbolique face aux autres classes. Autrement dit, on s'efforce d'imiter les autres en les surpassant.
Nous éprouvons un besoin d'intimité pour qu'un endroit nous soit familier. "Trop d'espace nous étouffe, beaucoup plus que s'il n'y en avait pas assez" écrit Jules Supervielle (Gravitation). L'homme, comme l'animal, hiérarchise son territoire qui est une extension de son corps, comme le remarque E. T. Hall. Tout comme il maintient une certaine distance physique avec les autres et supporte mal que l'on pénètre dans sa sphère personnelle, il dresse des barrières autour de son habitat. L'homme, expliquent Gaston Bachelard ou Abraham Moles, est entouré de différentes coquilles qui partent du corps propre, s'étendent à la chambre, la maison, le quartier, la région etc. Pour Rousseau, notre manière d'enclore des espaces privés est à l'origine de la guerre, puisqu'elle fait en sorte que la nature (la terre, l'air, l'eau) ne soit plus un bien universel mais une propriété qu'il faut défendre contre les envieux. Si les valeurs véhiculées par l'extérieur de la porte sont la protection contre l'intrus et l'étranger, celles de l'intérieur sont plutôt l'appropriation, la personnalisation, l'identité.
Le monde moderne se caractérise par un développement de l'individualisme. La demeure devient un refuge contre le monde extérieur à la différence des sociétés traditionnelles où l'on allait et venait entre l'espace privé et l'espace public. Comme le montre l'historien Philippe Aries dans son Histoire de la vie privée, la modernité se caractérise par la fonctionnalisation des espaces, non seulement à l'extérieur (espace de travail ou de loisir), mais à l'intérieur : la chambre à coucher, la salle de bain, les toilettes, la cuisine deviennent des espaces distincts à partir du XVIIIe siècle. La demeure s'embourgeoise avec la société de consommation. Elle devient l'endroit ou l'on protège et consomme ses biens matériels et immatériels.
La notion d'environnement est aujourd'hui associée au terme de crise. Il y a une crise de l'environnement d'abord pour des raisons écologiques. La pollution industrielle et domestique induit une détérioration des ressources. Mais ce constat touche aussi l'aspect esthétique de l'environnement : le paysage. Le bétonnage des sites tend à leur faire perdre leur aspect naturel et l'on se plaint même de dispositifs écologiques tels que les éoliennes. Du point de vue de l'architecture, les modèles sont trop souvent standardisés et s'éloignent des modèles vernaculaires pour s'uniformiser sur toute la planète. Les buildings, les villas, les immeubles etc. tendent à se ressembler. Le terme «vernaculaire» désigne la construction qui utilise les ressources et les méthodes disponibles localement pour répondre aux besoins locaux. Mais la construction dans les pays développés n'est plus faite suivant le mode traditionnel. Elle repose sur des éléments constructifs normés et standardisés et des matériaux modernes fabriqués non localement. Aussi l'on s'interroge aujourd'hui sur la façon de réhabiliter un certain artisanat, du moins dans l'apparence, pour singulariser son espace en fonction de soi mais aussi du site et de l'histoire de la région. Ainsi l'on s'inspire parfois de la maison basque, de l'habitat troglodytique, de la maison Béarnaise ou landaise, de l'igloo, dans les formes, les matériaux ou les process. Le Centre culturel Tjibaou en Nouvelle Calédonie de Renzo Piano, par exemple, est une traduction moderne et monumentale de l'architecture vernaculaire de l'île.
Le levier de la standardisation des demeures est la normalisation de ses constituants. A partir du Bauhaus, au début du XXe, on a commencé à construire en série des éléments répétitifs qui firent de l'architecture un jeu de construction. Le préfabriqué a permis d'engendrer une production en série. La société de masse s'est donc organisée autour de la production en série accessible grâce au préfabriqué qui n'est autre que la multiplication de l'unité à l'identique. Si l'on observe le Légo ou le Méccano, on constate que l'on peut grâce à eux faire de multiples formes, mais que ces formes gardent la signature des éléments constituants. Une voiture en Légo diffère d'une voiture en Mécano. De même, les portails en pvc ou aluminium ont un aspect reconnaissable en vertu des profilés dont ils sont composés. Certes l'architecture traditionnelle elle aussi utilise des éléments comme la brique ou la pierre de taille. Mais ces éléments sont différents d'une région à l'autre.
Symboliquement, les portes et les portails permettent un jeu de rupture sur le territoire en qualifiant les différents espaces et en leur accordant un caractère plus ou moins sacré. Ils permettent également de gérer les temps de fréquentation et de réguler les flux sociaux, ce qui induit également des expériences psychologiques fortes d'attente, d'appréhension etc. Vis-à-vis des autres, les portails permettent d'exprimer une identité, une volonté d'ouverture ou de fermeture. Comme les vêtements, les portails évoluent selon les modes. Ils sont à la fois des indicateurs sociaux et des outils de protection. On peut supposer une inflation des portes et portails dans le monde moderne avec l'individualisation et la fonctionnalisation des espaces. En mêmes temps, on peut craindre une standardisation des styles avec les méthodes modernes de production en série.
On risque donc d'assister à une démultiplication de portes impersonnelles et stéréotypées, destinées à découper l'espaces en une multitude d'espaces privatifs. On peut également redouter que l'expérience symbolique liée à la porte devienne moins riche et moins profonde. Il faut donc se demander comment les portes pourraient aujourd'hui devenir un moyen d'expression diversifié et permettre un enrichissement de l'expérience symbolique que nous avons traditionnellement de l'espace. Sur un plan plus concret, il faudrait éviter que nos portes transforment l'espace en un réseau de fortification. Elle ne doivent pas nuire à la communication des espaces et doivent inviter à leur communication.
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