lundi 8 juillet 2024

LA MAÎTRISE DES FORMES TECHNIQUES

 

« Nous sommes parvenus en ce point où ce n’est pas notre disparition qui serait un miracle mais notre survie » écrivait Gunther Anders dans les années soixante. Sa critique du monde post-atomique portait également sur le monde fantomatique sécrété par la radio et la télévision. Aujourd’hui, des menaces supplémentaires sont apparues, celle de l’effondrement de la biodiversité, du réchauffement climatique, etc. La malédiction de l’évolution humaine est qu’elle semble mener à sa propre disparition. Cela paraît d’autant plus étrange que l’homme est la seule créature supposée pouvoir contrôler lui-même son propre destin.

Pour aborder cette question, je vais me concentrer sur la question de la technique comme ressort de l’évolution humaine. Je distinguerai trois formes de techniques : les techniques corporelles, instrumentales et symboliques. Puis je détaillerai trois formes de techniques symboliques : l’art, la science et la politique. Enfin, je montrerai la nécessité de repenser nos techniques politiques pour espérer parvenir à maîtriser nos techniques instrumentales.

 

 

(a) Le corps et ses instruments

 

La « technique » d’un musicien, d’un dentiste, d’un garagiste, d’un sportif, etc. désigne son savoir-faire, sa méthode, ses procédures et son habileté. J’appellerai cette forme de technique : « technique corporelle ». Mais le mot « technique » désigne aussi les objets, artefacts, instruments, outils, machines, ouvrages et constructions. J’appellerai cette forme : « technique instrumentale ». La technique corporelle résulte de l’apprentissage, qui est un travail sur soi ; tandis que la technique instrumentale provient du travail productif, qui est un travail sur la matière extérieure. La technique instrumentale suppose la technique corporelle, dans la mesure où le savoir-faire du technicien est nécessaire à la production d’un instrument. De même, le producteur a besoin des techniques instrumentales, c’est-à-dire de tous les outils nécessaires, pour travailler. Il y a donc une circularité entre technique corporelle et technique instrumentale.

Puisque l’efficacité du geste est augmentée par l’outil, on peut dire que la technique instrumentale est née de la technique corporelle. La pierre est plus solide que le poing pour frapper, l’arc que le bras pour propulser, le mulet plus endurant que l’homme pour porter et le cheval plus rapide pour courir. En retour, la technique instrumentale a donné lieu à de nouveaux gestes et a entraîné le développement de nouvelles techniques corporelles et de nouveaux savoir-faire, comme tirer à l’arc ou monter à cheval.

Mais les techniques instrumentales, comme les outils et les machines, ont engendré de nouveaux problèmes en agissant sur l’homme. Nous sommes devenus dépendants de nos propres constructions, en étant soumis au fonctionnement et à l’entretien de nos dispositifs, lorsqu’il faut ramasser les récoltes, nourrir et soigner le bétail et réparer les bâtiments. Nous subissons les cadences infernales des machines, l’ennui de la routine, les accidents et la pollution, ainsi que la dépossession de certains savoir-faire lorsque des tâches sont automatisées ou assistées. Les techniques instrumentales, au lieu d’augmenter notre corps, le martyrisent parfois.

Comme je l’ai dit au début, d’un certain point de vue, les machines, comme les calculatrices ou les avions, sont plus efficaces que l’homme. Mais elles produisent aussi différemment des choses différentes. Les boites à rythmes ne jouent pas comme les batteurs. La nourriture en conserve ou surgelée se distingue de celle que l’on prépare soi-même. On n’assiste donc pas seulement à un accroissement de puissance mais aussi à une transformation qualitative de nos modes de vie. Or, si la notion d’« accroissement » correspond assez bien à l’idée de progrès, celle de « transformation » est plus indéterminée. Le plat surgelé est avantageux en termes d’efforts et de temps, mais pas nécessairement sur le plan économique, écologique et diététique.  

 

 

(b) L’art comme technique symbolique

 

A la technique corporelle et à la technique instrumentale, dont je viens de parler, j’ajouterai une troisième forme que j’appellerai : « technique symbolique ». Il s’agit par exemple des schémas techniques, des panneaux indicateurs, des cartes, des œuvres d’art, des théories scientifiques, etc. La technique symbolique ne pourrait pas exister sans la technique instrumentale et la technique corporelle. Par exemple, le code du solfège suppose la production de papier, d’instruments et des institutions pour apprendre à le maîtriser. La différence est que les techniques instrumentales et corporelles servent à transformer la matière, tandis que la technique symbolique vise à informer les hommes. Un roman, une peinture, un film ou un disque communiquent des informations au spectateur et ne le transforment pas comme une plaque électrique peut le faire en chauffant les aliments. A la limite, je pourrais dire que le public est transformé dans un sens différent, dans la mesure où il a appris quelque chose qui l’a enrichi sur le plan intellectuel.

On pourrait m’opposer ici que lorsque la peinture est abstraite et ne représente rien de précis et que la musique produit de simples sons, il ne s’agit plus de communiquer des informations au spectateur. Je répondrai que des techniques symboliques, comme la peinture abstraite ou la musique, peuvent très bien fonctionner sans messages explicites. Ce sont encore des constructions de signes qui obéissent à des règles et à une culture. Il est vrai qu’on ne peut pas les interpréter aussi précisément qu’une sonnerie de téléphone ou un pictogramme qui dénotent quelque chose de précis. Mais ils fonctionnent autrement, comme le montre Nelson Goodman, en inversant l’orientation d’ajustement entre prédicat et référent et en exemplifiant métaphoriquement, par exemple avec une musique, un prédicat comme la tristesse (au lieu que le prédicat dénote quelque chose). Si l’art offre un rapport plus vague au sens des signes que ne le font les sciences et les techniques, il n’en demeure pas moins que toutes ces techniques symboliques réclament une activité mentale d’interprétation particulière. Dans tous les cas, l’art (comme la science) contribue à la formation intellectuelle, à travers les livres, les écrans, les écoles, les musées, etc.

Je ne nie pas que les techniques corporelles et instrumentales supposent également une dimension symbolique et une interprétation, mais ce serait plutôt dans le contexte pratique d’une action. Entendre la sonnerie du téléphone me permet de prendre l’appel. Voir le froncement des sourcils de mon interlocuteur m’indique de me taire. Mais si je ne comprends pas un tableau, un poème ou une musique, cela n’a pas d’incidence directe (hormis sans doute dans le contexte particulier d’un examen dans une école).

J’ai dit précédemment qu’avec l’évolution des techniques, nous n’assistions pas seulement à un accroissement de puissance, mais aussi à une transformation qualitative de nos modes de vie. Avec l’invention de nouveaux instruments, de nouveaux métiers apparaissent pour s’occuper de ces instruments, pour les produire et les vendre. Les techniques symboliques, comme les techniques instrumentales, agrègent autour d’elles de nombreux métiers, par exemple pour produire et diffuser les œuvres d’art et les théories scientifiques. Des hiérarchies se créent entre les différentes techniques symboliques, instrumentales et corporelles et les métiers correspondants. Ainsi l’administration et la gestion contrôlent l’industrie, et l’industrie modifie les savoir-faire artisanaux. Des réseaux sociotechniques dominants exercent leur pouvoir sur d’autres réseaux sociotechniques. Des rapports de domination se mettent en place entre des organisations à l’intérieur desquelles les agents se succèdent et se substituent les uns aux autres. Mais, j’aborderai plus en détail cet aspect politique à la fin de ce texte.

 

 

(c) Le symbolique et l’esthétique

 

Je voudrais revenir sur la manière dont les techniques instrumentales et symboliques peuvent fusionner, par exemple en architecture, en design, artisanat et stylisme. En effet, dans ces domaines, cohabitent la fonction et le style, l’ergonomie et l’esthétique. Une église baroque est à la fois utilisée par les fidèles et les visiteurs et compréhensible en termes religieux et artistiques. Mais il arrive que des techniques instrumentales paraissent n’avoir aucune dimension symbolique. J’ai déjà précisé que ces objets symbolisent au moins leur fonction dans le contexte pratique d’une action. Dans ma cuisine, si je dois remuer des pates dans l’eau bouillante, je me saisis automatiquement d’une cuillère en bois. On peut donc parler ici d’une symbolisation pratique, distincte d’une symbolisation théorique plus abstraite véhiculant un style, une appartenance sociale, une idéologie, etc.

Mais il a un aspect supplémentaire que je qualifierai d’ « esthétique ». Ce n’est pas la même expérience de remuer les pâtes avec une cuillère en métal et avec une cuillère en bois. Des activités techniques corporelles et plus ou moins instrumentales, comme marcher, nager, cuisiner ou bricoler, sont également des expériences esthétiques. Il s’agit là d’expériences liées à une activité physique. Tandis que les expériences consistant à écouter de la musique, lire un livre ou assister à une pièce de théâtre, qui sont également esthétiques, engagent davantage une activité intellectuelle d’ordre symbolique.

Je voudrais faire encore quelques remarques sur la relation entre l’esthétique et le symbolique. Par exemple, lorsqu’en randonnée je contemple un paysage, je n’ai pas ou peu d’activité physique, ce qui me rapproche de la situation du spectateur. Le paysage forme alors un système symbolique comparable à celui de l’œuvre d’art et dont les aménageurs ont dû se préoccuper en organisant le territoire. Et, quand je nage, quand je danse, je peins ou je chante, j’applique des schèmes pratiques qui forment une sorte de syntaxe sensori-motrice parallèle à l’articulation symbolique d’une œuvre. Il y a par exemple une correspondance entre la partition musicale et la manière dont je manipule mon instrument ou place ma voix.

Il semble néanmoins que, dans l’art, l’expérience symbolique se soit autonomisée, en diminuant l’activité physique, ce qui a pu conduire à considérer l’art comme plus « noble » que les plaisirs corporels du sport, de la gastronomie, de l’érotisme, etc., selon un ancestral schéma culturel de mépris du corps. La naissance de l’art correspondrait à un détachement de l’esthétique de la technique instrumentale et à une survalorisation de l’esthétique de la technique symbolique, avec la naissance du métier d’artiste distinct de celui d’artisan. Avec le développement de l’industrie mécanisée, l’artisanat paraît à son tour s’être scindé en deux parties, avec d’un côté à nouveau les artistes, symbolisant l’émancipation et l’épanouissement personnel, et de l’autre côté l’ouvrier, représentant l’aliénation et la subordination à la machine. Quant au divertissement de masse, il se situerait à mi-chemin entre le labeur abrutissant et la créativité spirituelle. Je veux dire que la critique aristocratique de l’industrie culturelle reproduit dans le champ des loisirs la hiérarchisation entre arts libéraux et arts serviles.

 

 

(d) Naissance et conséquences de la science

 

Comme l’art, la science est une technique symbolique qui s’appuie sur des techniques instrumentales et corporelles. Mais le savoir, comme technique symbolique, et le savoir-faire, comme technique instrumentale et corporelle, furent à l’origine confondus, avant l’apparition de la science comme telle dans la philosophie antique. La médecine, l’agriculture et l’élevage furent d’abord des techniques empiriques, mêlant corps, instruments et symboles, avant de devenir des sciences biologiques, avec le développement des techniques instrumentales et symboliques.

Ce qui a contribué à la naissance de la science depuis l’Antiquité, c’est le développement des techniques d’écriture, des instruments de mesure et des métiers de savants. L’arpentage et la navigation ont donné naissance à la géométrie et à l’astronomie. En retour, ces sciences, comme techniques symboliques, ont permis le progrès des techniques instrumentales. La médecine, l’agriculture, l’élevage, l’architecture, l’industrie, les transport, l’enseignement, etc. ont été bouleversés par les apports des mathématiques, de la physique, de la chimie, de la biologie, de la psychologie et de la sociologie.

Le décrochage de la science, comme technique symbolique, par rapport à la technique instrumentale, a conduit peu à peu à un renversement. Une « science » gestionnaire a engendré une mécanisation et un recul des savoir-faire, avec une dépossession de la qualification, liée à l’assistance des producteurs par des automates et aux procédures imposées par des experts. L’organisation du travail fut alors fixée par le projet de l’ingénieur et, en face, le manœuvre usa de tactiques pour moduler et réaliser le programme à appliquer tant bien que mal. Dans ce cas, les techniques corporelles et instrumentales furent formatées par les schémas des techniques symboliques.

La technique instrumentale dans les sciences permet d’accroitre aussi bien notre pouvoir d’observer que d’agir. Le biologiste, tout en regardant la cellule dans son microscope, manipule les vis métriques. Il est intervenu préalablement sur son échantillon à l’aide d’outils, comme la lame, la pince, le colorant. Dans notre quotidien, les instruments permettent également d’augmenter l’action et la perception, comme avec l’automobile et son pare-brise, ses rétroviseurs, ses compteurs, son volant, son levier de vitesse et son pédalier.

La société fut progressivement colonisée par les instruments nés dans les laboratoires. L’ordinateur, d’abord réservé à un petit groupe d’experts, s’est retrouvé entre toutes les mains, grâce en particulier au progrès de la miniaturisation. Cette histoire rappelle celle des peintres libérés des ateliers grâce aux tubes de peintures ou des cinéastes s’échappant des studios avec leurs caméras portatives. L’appareil photographique intégré à mon téléphone est un descendant lointain de l’héliographe de Nicéphore Niepce. La plupart des gestes techniques que nous exécutons couramment ont un jour été inaugurés par un savant dans son laboratoire ou un inventeur dans son atelier. En même temps, nous sommes devenus les cobayes à grande échelle de toutes ces inventions entrelacées.

Le développement des techniques instrumentales entraine celui de nouvelles techniques corporelles. La spécialisation des métiers augmente avec celle des machines. Par exemple, l’apparition des appareils électroniques a entraîné l’apparition de nouvelles compétences. En même temps, des savoir-faire artisanaux ont disparu avec des outils et des machines devenus obsolètes. En quelques millénaires, la morphologie humaine a peu évolué. Mais avec le développement des sciences, des techniques et des nouveaux savoir-faire, l’espèce humaine a vu son comportement changer radicalement sur la majeure partie du globe (si l’on excepte certaines sociétés « traditionnelles »). Nos manières de nous alimenter, de nous déplacer, de communiquer, etc. sont distinctes de celles de nos ancêtres. Si la diversité des coutumes se réduit, la variété des modes vie dépend aujourd’hui davantage de la possibilité d’accéder plus ou moins aisément aux produits industriels. Le bilan de cette évolution est mitigé au regard des destructions environnementales et de la dégradation des conditions de vie d’une partie de l’humanité (famine, guerre, exploitation, migration, maladie, chômage, misère, etc.).

Le processus de concrétisation de la technique, selon Gilbert Simondon, consiste en un perfectionnement de l’intégration des composants d’une structure mécanique dans un ensemble, en une convergence des fonctions dans une unité structurale, afin d’obtenir une solidarité organique des parties. Cette concrétisation peut se prolonger avec l’intégration des machines dans leur milieu technique. On peut imaginer ici la complémentarité parfaite des modules dans une usine ou des aménagements dans une ville. Pour bien faire, cette intégration devrait également aboutir à une harmonisation des environnements humains et naturels. Ce processus de long terme aurait dû commencer avec l’hominisation, jusqu’aujourd’hui, pour se prolonger dans l’avenir.

Mais comparé à l’évolution des espèces vivantes naturelles, celle de l’homme et de ses techniques paraît plus périlleuse et engage la question de sa propre responsabilité dans ce processus. Si l’évolution des êtres vivants a lieu spontanément et inconsciemment, celle de l’homme et de ses instruments est supposée rester soumise à sa propre volonté. Cela soulève le problème de la décision collective de l’humanité, puisque celle-ci est composée de groupes et d’individus en rapports désaccordés. Le problème technique devient alors politique. Comment organiser au mieux la prise de décision collective et son application ?

 

 

(e) Le progrès des techniques symboliques

 

Les opinions divergent quant à la valeur à attribuer à la technique instrumentale dans l’organisation sociale. Pour certains (i) la technique instrumentale apporte la solution à de nombreux problèmes en améliorant les conditions de travail, le confort et la santé des hommes. Pour d’autres, au contraire, (ii) elle détruit les liens sociaux et l’environnement naturel et représente à terme une menace existentielle. Enfin, (iii) on peut considérer la technique instrumentale comme neutre et ne faire reposer ses effets que sur le choix des agents.

Selon (iii), si les armes à feu tuent, c’est bien à cause de leur utilisateur. Mais (ii) n’est pas incompatible : si ces armes sont aisément disponibles, en nombre important, avec une forte puissance, et que la culture de la méfiance et de la violence est hégémonique, cela favorise leur utilisation. Il y a donc à la fois (iii) des hommes vertueux ou non ; et (i)&(ii) des environnements également vertueux ou non (concernant cette question de l’environnement technique, on remarque qu’il faut poser la question des conditions culturelles et techniques ensemble). Il n’y a pas ou bien (iii) la pleine liberté des hommes d’utiliser bien ou mal les techniques, ou bien (i) & (ii) l’entière soumission au développement heureux ou malheureux des techniques. Il y a des niveaux de problématisation : Qu’est-ce qu’un usage vertueux des techniques ? Comment les hommes s’accordent-ils sur le meilleur usage des techniques ? Comment les circonstances sociotechniques favorisent-elle ou défavorisent-elles un usage vertueux ?

Il est incontestable que l’évolution technique a des conséquences problématiques sur les équilibres humains et terrestres (crise économique, pollution, bouleversement climatique, etc.). Aux injustices envers les vivants s’ajoutent celles vis-à-vis des générations à venir. Il est de notre devoir de tenter de contrôler les techniques au lieu de se résigner à leurs effets nocifs. Il s’agit d’optimiser la technique de façon à profiter de ses bienfaits sans nuire à la santé humaine et à la préservation de l’environnement. Or ceci dépend d’un mode d’expertise et de décision qui implique la participation de la majorité des acteurs en vue de l’intérêt général, contre une minorité guidée par son intérêt particulier.

Optimiser se distingue de maximiser. Une « meilleure » technique n’est pas « plus » de technique. Il s’agit de trouver un accord parmi les conflits d’intérêts, lesquels représentent des perspectives différentes sur la réalité. Des groupes défendent l’environnement, d’autres leur modèle économique, d’autres le paysage, d’autres des principes éthiques, etc. Ainsi, il revient à la parole partagée de guider le geste, autrement dit à la technique communicationnelle de conduire la technique instrumentale. La question n’est pas « Pouvons-nous », mais « Comment devons-nous construire un modèle politique qui permette aux hommes de s’accorder sur les meilleurs moyens de construire des sociétés pacifiques et durables ? ». Cela suppose d’accentuer nos efforts sur la compréhension de nous-mêmes et de nos sociétés. Or comprendre et communiquer relèvent bien de la technique symbolique. La question devient donc : « Quelles formes doivent avoir nos techniques symboliques pour diriger correctement nos techniques instrumentales » ?

 

 

(f) Progrès technique et transformation culturelle

 

Sur le plan culturel des arts et des sciences, l’expansion des techniques instrumentales entraîne le mélange des cultures et des peuples et, en même temps, standardise, automatise et atomise les individus. Cela a pour effet réactif le repli identitaire des groupes et la nostalgie d’un passé plus ou moins fantasmé. Or une issue plus constructive consisterait à accompagner l’enrichissement réciproque des cultures et à construire un monde inédit plus vivable qu’aucun monde précédent. Encore une fois, c’est sur le plan des techniques symboliques qu’il faut agir pour accompagner l’évolution instrumentale.

Il est clair que le développement instrumental a une incidence sur les transformations culturelles. Aussi le contrôle collectif de la technique doit-il inclure une réflexion également sur leur impact culturel. Le but est de faire cohabiter les composantes variées de l’humanité et de veiller à limiter les tensions et favoriser les enrichissements mutuels. En fin de compte, il s’agit de construire la conciliation des intérêts et des cultures. Il faut bien évidemment éviter la guerre de tous contre tous et unir nos efforts pour l’amélioration du monde et de notre être au monde. Mais en même temps, nous ne devons pas éliminer la diversité, ni créer une table rase mondialisée où tous les hommes seraient les rouages d’une vaste machine dont le mouvement s’acheminerait vers son épuisement.

 

 

Conclusion

 

Dans ce texte, j’ai cherché à montrer :

(a) que la technique instrumentale prolonge la technique corporelle ;

(b) que la technique symbolique artistique prolonge la technique instrumentale ;

(c) le rapport entre esthétique et technique ;

(d) que la technique symbolique scientifique conduit à une autonomisation du savoir par rapport au savoir-faire, puis à son réinvestissement dans l’observation et l’action ; que l’interaction entre les différentes sphères techniques corporelles, instrumentales et symboliques produit une évolution de l’espèce humaine aux impacts ambigus sur la société et l’environnement ;

(e) que la technique instrumentale est considérée comme positive, négative ou neutre selon les cas ; que son optimisation repose sur la démocratisation de l’expertise ; que l’évolution de l’espèce doit se faire par complémentarité, et non uniformisation ou morcellement.

L’évolution de la technique correspond donc à une évolution de l’espèce. Mais à la différence de l’évolution biologique, l’évolution technique engage notre responsabilité. Elle suppose une évolution politique. Tout le problème alors est de réformer les techniques symboliques de gestion qui enferment les corps et les âmes dans une instrumentalité morbide.

(f) J’ai enfin défendu la construction d’une culture commune où les pratiques symboliques conduiraient à une instrumentalité et une corporéité heureuse et émancipatrice.

Pour terminer, voici l’inventaire d’un certain nombre de problèmes liés aux évolutions techniques qui pourraient être abordés dans un prochain article consacré à la maîtrise de nos techniques : La pollution et la destruction de l’environnement, l’apparition de maladies liées à la pollution, le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources, l’alimentation industrielle, les conflits géopolitiques en lien avec l’exploitation des ressources énergétiques et les métaux rares, la transformation des conditions de travail, l’évolution de la pédagogie et de la formation, la place des écrans, la transformation des rapports sociaux, l’accélération des rythmes de vie, les technologies de contrôle des populations, les technologies militaires, l’impact des biotechnologies, l’accès au soin, la numérisation des services publics, l’évolution des médias, la protection de la vie privée, la régulation des contenus numériques, etc.

Voici également un corpus non exhaustif de théoriciens de l’éthique et de la politique sur lesquels je pourrais m’appuyer pour aborder ces questions : Seyla Benhabib, Amy Gutmann, Dennis Thompson, Iris Marion Young, Nancy Fraser, Lynn Sanders, Loïc Blondiaux, Ruwen Ogien, Sandra Laugier, Christine Tappolet, Bruno Latour, Isabelle Stengers, Andrew Feenberg, Richard Rorty, Gérald Cohen, John Elster, Philippe Van Parijs, Erick Olin Wright, Isaiah Berlin, Ronald Dworkin, Michael Sandel, Pat Devine, Robert Boyer, Gregory Chigolet, Pascal Lebrun, Michael Albert, Bruce Ackerman, Benjamin Barber, James Fishkin, Charles Larmore, Bernard Manin, Philip Pettit, Hanna Pitkin, Peter Singer, Derek Parfit etc.

 

R. Edelman, Nantes, Juillet 2024

 

 

 

 

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