lundi 5 avril 2010

La Mobilité urbaine



LA MOBILITE URBAINE



Vouloir sans cesse être de plus en plus mobile revient à vouloir être à la fois ici et ailleurs en un même instant. La mobilité absolue, le mouvement lui-même, est partout et toujours, dans les mouvements des astres, des êtres, des éléments et de la matière. Or, dans notre finitude, nous ne pouvons à la fois être ici et ailleurs, maintenant et en d'autres temps. Nous ne pouvons l'être physiquement, même si mentalement nous nous portons en d'autres lieux, d'autres temps, dans la rêverie où grâce aux médias. Dans quelle mesure nous est-il possible d'accroître notre mobilité, voire notre ubiquité ? Dans quelle mesure est-il nécessaire de nous mouvoir plus ? Quelles sont les limites qui s'y opposent ?



I. Le Mobilisme universel


La thèse du mobilisme universel chez Héraclite (- IV) affirme que tout dans le monde n'est que mouvement. On retrouve cette idée à la renaissance lorsqu'on admet que la terre se meut dans l'espace, puis dans la théorie de l'espace-temps et de la relativité d'Einstein. Cette idée que tout est en mouvement a pu paraître à la tradition platonicienne problématique et hérétique, dans la mesure où l'ordre divin est caractérisé par sa stabilité. Le risque lié au mouvement dénoncé par Platon et la tradition philosophique est celui d'une indistinction, d'une néantisation. Si tout devient rien n'est. Saint Augustin montrait que le passé n'est plus, le futur n'est pas encore et le présent vient tout juste de passer. L'être est assimilé à un point de repère fixe, comme les idées de Platon ou l'ego cogito de Descartes. Héraclite lui-même reconnaissait qu'un ordre immuable devait présider au mouvement : le logos capable d'unifier les contraires.

Or ce qui caractérise la modernité, c'est justement son culte de la mobilité. On peut sans doute le relier aux différents acquis de l'athéisme : liberté (de mouvement), individualisme (du déplacement), culte du corps (puissant), de l'argent (fluide), de l'existence (changeante), de l'expérience (passagère) etc. Pour Peter Sloterdijk, "la société moderne a réalisé l'un de ses projets utopiques : l'automobilisation complète de chacun. L'individu ne saurait être pensé sans son mouvement. Le moi et son auto sont comme l'âme et le corps et forment la même unité de mouvement. L'auto est le centre cultuel de la religion cinétique (qui se traduit par le micro, le portable etc.). Qui conduit une voiture s'approche du divin, élargit son soi et se sent supérieur à l'existence semi-animale du piéton" (La Mobilisation infinie, 1989 ; Cf. également Virillo, La Vitesse de libération). Les nouveaux dieux sont donc des dieux bolides et non sagement assis dans les cieux.

La question de la mobilité concerne tous les échanges, ceux des biens, des personnes et des symboles. "Il y a une solidarité de fait entre le télégraphe électrique et le chemin de fer, le téléphone et l'automobile, la radio et l'avion, la télévision et la fusée" écrit Debray dans ses Cours de Médiologie en 1991. On peut se demander quel sera le transport de demain lié spécifiquement à internet. Je pense qu'après les fusées nous rompons avec l'ère macroscopique de la conquête de l'espace. L'évolution sera microscopique, concentrée sur le temps, la simultanéité, la glocalité.

Cette solidarité fonctionnelle des outils de transport et de communication, pensée ici sur le modèle matérialiste, peut être approché selon le modèle symbolique. Les objets indiquent notre appartenance sociale, cristallisent nos rêves et nos désirs, etc. (Baudrillard). Nos outils de transports sont aussi des média d'information. Non seulement le véhicule est un message (R5 ou Mercedes n'ont pas la même valeur symbolique), mais il est aussi un média. Car si le média habituellement transporte des signes (radio, tv, net etc...), le véhicule me transporte parmi les signes (publicité visuelle et sonore, panneaux, etc.).

On ne saurait d'ailleurs traiter de la mobilité urbaine sans aborder la question de la société de consommation. A Ce propos H. Laborit écrit la chose suivante. "La ville est évidemment le lieu favorable pour créer des automatismes aboutissants aux besoins. La concentration urbaine permet de faire connaître, donc faire désirer plus facilement ; elle permet aussi une comparaison plus facile. Elle place quotidiennement sous les yeux l'objet connu, puis désiré que possède déjà l'autre et la satisfaction qu'il en éprouve. La ville est aussi le lieu où s'effectue la vente des objets, que la publicité a fait connaître et dont la connaissance a créé le besoin." (L'Homme et la ville, Flammarion 1971).



II. La Limite de la mobilité


La mobilité urbaine pose de nombreux problèmes : pollution de l'air, déchets liés aux véhicules et à l'infrastructure, occupation de l'espace, consommation d'énergie, entrave à la circulation, accidents etc. L'apparition de ces inconvénients peut être mise sur le compte du manque d'adaptation entre les véhicules, les villes et les pratiques. Des enjeux de taille apparaissent pour les concepteurs de la société future (Pollution et écologie, dangerosité et fiabilité, voluminosité et malléabilité, hétéronomie et autonomie).

Comme le remarque R. Sennet, "le déplacement est devenu l'activité quotidienne la plus chargée d'anxiété. La voiture privée est devenue l'outil permettant d'exercer son droit à la mobilité illimitée. Il en résulte que l'espace public, la rue, devient un objet d'exaspération lorsqu'il ne répond plus à cet impératif. La technologie du déplacement moderne élimine le plaisir d'être dans la rue" (Les Tyrannies de l'intimité, 1979). Quant aux bouchons automobiles, selon Sloterdijk, ils "marquent la fin d'une illusion - ils sont le vendredi saint cinétique ou s'évanouit l'espoir d'une rédemption par l'accélération" (ibid.). La rue comme la route devient donc exaspérante lorsqu'on y circule mal. Pour autant on ne saurait réduire la rue qu'à un lieu de circulation. "Elle remplit deux fonctions complémentaires, nous dit Abraham Moles : - circuler pour aller quelque part, - s'arrêter pour être, exister en un lieu (...). La maxime "Circulez" est-elle compatible avec les besoins fonctionnels de l'être humain, et spécialement du piéton ? C'est une des questions que pose ce que Lefebvre a appelé "le droit à la ville". On peut considérer au contraire que la rue est un spectacle permanent : il se passe toujours quelque chose dans la rue, c'est un spectacle sans fin, un lieu de rencontre, un lieu public, le domaine des Autres" (Labyrinthes du vécu, 1982). La mobilité urbaine ne concerne donc pas uniquement mon propre mouvement mais également celui d'autrui. C'est ce que Moles appelle un micro-événement. "Un micro événement est un "petit" événement, quelque chose qui survient dans la sphère personnelle de l'être, un fait visible et perceptible du devenir" (ibid.)

Les valeurs modernes de mobilité et d'urbanisation montrent aujourd'hui leurs limites concrètes (surpopulation, pollution, déracinement, stress etc.). Le modèle adverse ancien de sédentarité et de ruralité doit être médité pour trouver une synthèse post-moderne plus vivable. Quels sont les arguments en faveur du nomadisme ? Régis Debray voit dans le monothéisme l'origine du nomadisme moderne, plus "léger" que le polythéisme païen. On peut supposer que ce nomadisme est à l'origine de l'idée d'humanité commune. L'ultra-nationalisme, à cause de son attachement à la terre et au sang, s'oppose au nomadisme cosmopolite. Rousseau lui voit dans la sédentarisation l'origine de la guerre avec la propriété. Le retour au nomadisme peut donc être vu comme une bonne chose. Il favorise l'échange, le partage. On doit distinguer cependant le nomadisme de luxe et le déplacement contraint des populations pauvres. Le nomadisme de luxe est lié au commerce, au loisir, et au développement des moyens de transport. On peut objecter contre le nomadisme de luxe qu'il correspond à un système énergiquement coûteux incompatible avec une décroissance vitale pour l'environnement et les peuples. En outre c'est ce même système qui peut être jugé responsable des catastrophes humanitaires qui jette les peuples du tiers monde sur les routes. Du point de vue des mentalités, tout semble fait aujourd'hui pour dissoudre les obstacles à la mobilité. Ce qui résiste au mouvement perpétuel apparaît comme un défaut. "Le mono-localisme, affirme Solterdijk, ne démontre plus aujourd'hui des résidus persistants des modes de vie agricoles, il constitue plutôt un indicateur de pauvreté ou d'immobilité par maladie ou grand âge" (Traité philosophico-touristique). L'injonction à la découverte paraît ternir l'image de ceux qui ne s'y plient pas.

L'augmentation de notre mobilité peut être entendue comme un accroissement de notre puissance animale (âme motrice chez Aristote). Il reste à se demander si cela correspond à celui de la puissance humaine d'intellection (âme intellective). La mobilité en un sens accélère la collaboration des chercheurs et l'innovation comme elle accélère les échanges en général (cf. Pierre Levy, L'intelligence collective). En un autre, elle nuit à une véritable réflexion inscrite dans la durée. Elle nous expose à une certaine précipitation, à un rythme trépidant peu compatible avec celui de la méditation (cf. Debray, Traité de Médiologie). Il est nécessaire d'envisager des façons intelligentes et constructives de se déplacer.



III. Solutions et indications


Parmi les solutions, Lewis Mumford apporte quelques éléments de réponse. "Une grande part des difficultés présentes que l'on peut observer (...) provient du suremploi d'un seul moyen de transport, la voiture particulière qui, en raison du nombre limité de personnes transportées, est de loin celui qui cause le plus important gaspillage d'espace urbain. Parce que nous avions apparemment décidé que la voiture particulière a le droit sacré d'aller n'importe où, de s'arrêter n'importe où, et de rester n'importe où aussi longtemps que son propriétaire le désire, nous avons négligé les autres moyens de transport et avons même laissé devenir caducs des moyens de transports publics, tandis que les municipalités et les états dépensaient des sommes astronomiques pour offrir de nouvelles activités aux véhicules privés. Le principal correctif à cette super-spécialisation paralysante serait de réhabiliter les modes de transport actuellement méprisés - les véhicules publics et les pieds des particuliers tous les deux essentiels au mouvement des masses. Dans une organisation urbaine moderne et efficace, chaque mode de transport devrait avoir sa place : le marche à pied, la circulation verticale mécanique, la voiture particulière, les transports en commun (de surface et souterrain) et, pour les longues distances, le train, en les citant dans l'ordre de leur rapidité et capacité croissantes. Ce n'est que lorsqu'ils sont utilisés et organisés tous les cinq en liaison les uns avec les autres que la circulation peut se faire sans heurts" (Lewis Mumford, Le Piéton de New-York, The New Yorker 1955). On peut objecter à cette solution deux arguments, celui de la grève qui paralyse ce système (ceci n'est pas un jugement de valeur sur la grève mais uniquement un jugement de fait) et celui de l'attente entre chaque moyen de transport. Ce sont là des raisons qui motivent l'usage du véhicule individuel.

Analysons bien les fins et les moyens de la mobilité. Les fins de la mobilité sont premièrement habiter et travailler et secondement acheter et sortir (loisir, visite, etc.). Les transports peuvent être de personnes ou de produits. Les moyens sont les pieds, les rollers, le vélo ; puis avec la motorisation, la moto, la voiture ; puis avec la mutualisation, le bus, le tram, l'escalator, l'ascenseur et le tapis roulant, le train, le bateau et l'avion. Le temps importe autant que l'espace dans le déplacement : vitesse, rythme synchrone (heure pleine ou creuse) ou asynchrone (frigo, répondeur, lumière). La modularité est aussi un auxiliaire puisqu'elle remplace le déplacement des personnes dans l'espace par celui des choses.

Il faut songer au sens élargi de mobilité tel qu'il se manifeste dans notre civilisation. Il ne concerne pas uniquement les véhicules mais aussi les accessoires, les services etc. La mobilité est un acquis du progrès technique avec l'invention de la peinture impressionniste, grâce à des outils de peinture transportables, du cinéma documentaire, grâce à la caméra portable etc. Ainsi nous invitions les étudiants à s'intéresser à des outils, et pas seulement à des véhicules, susceptibles d'améliorer notre façon de nous déplacer. Il faudra savoir faire la différence entre un accessoire et un gadget, entre la valeur fonctionnelle d'un produit et sa valeur symbolique.

Nous comprenons que la question n'est pas de se mouvoir plus mais de se mouvoir mieux. Il faut réfléchir au véhicule, en se renseignant sur ce qui a pu être inventé par le passé et imaginé pour l'avenir pour mouvoir biens et personnes. Il faut s'intéresser à l'extérieur du véhicule, l'urbanisme, et l'intérieur, l'agent. En urbanisme, on doit penser à la structuration du temps et de l'espace (centralisation, atomisation, mutualisation, individuation, rationalisation, libération, mouvement, repos, rythmes, vitesses etc.). Au niveau des agents, il faut s'intéresser aux profils des cibles et se demander qui, quand, pourquoi et quoi, où, comment ; s'instruire sur les déplacement et stationnement, les travaux et distractions, le partage et l'isolement. De manière générale, les projets doivent prendre en compte la part esthétique (agréable, beau, adapté, ergonomique), fonctionnelle (disponibilité, malléabilité, sécurité) et technique (matériaux, énergies, systèmes).

Il faudra également travailler sur l'invention des formes et les notions d'amélioration et d'hybridation. L'amélioration consiste à rendre un objet plus efficace ou à lui trouver une valeur ajoutée. L'hybridation consiste à faire fusionner deux types d'objet et inventant une forme nouvelle et distincte. Une valise skate ne doit ressembler ni à une valise ni à un skate mais doit en même temps exprimer ses fonctions. Cela oblige à s'intéresser à la notion de transfert de modèles. Celui-ci réclame une veille conséquente. Quant à la synthèse qui, à partir de deux modèles, accouche d'un hybride, elle doit être élégante, c'est-à dire ni trop vulgaire ni trop extravagante.





Spectacle vivant et multimédia



SPECTACLE VIVANT ET MULTIMEDIA



On assiste au développement parallèle du spectacle vivant (art de rue, festival, concert, etc.) et enregistré (tv, cinéma, disque,etc.). L'apparition du cinéma et du disque ont entraîné une réaction consistant à retourner vers le spectacle vécu directement. En dépit de l'existence de multimédias à la maison, les gens continue de se déplacer, d'aller voir des spectacles (ciné, théâtre, expo, concert, conférence).

Pour analyser cette question, on peut montrer d'abord le rapport exclusif entre le vivant et le mécanique et comment on distingue les deux. Puis on peut montrer le rapport inclusif, en démontrant que le vivant peut perdurer dans le mécanique. Ainsi, on peut montrer d'abord qu'il y a une perte de l'expérience réelle et partagée des événements avec l'apparition des médias et l'essor de l'individualisme. Dans le développement de cette première thèse (la machine s'oppose à la vie), il faut trouver des arguments et des exemples : prolétarisation (travail à la chaîne, vie à la chaîne), déshumanisation (masse totalitaire), virtualisation (internaute asocial, repas de famille avec télé), attention flottante (l'écran au lieu de la feuille en cours). Mais on peut aussi constater de nouvelles pratiques et de nouvelles manières de se rencontrer grâce aux médias comme internet. Dans ce cas, on arriverait à une nouvelle époque de la technique (internet, mobile, satellite) susceptible de briser l'individualisme et le règne de la pensée unique diffusée par les médias de masse. Pour cette antithèse (la vie subsiste dans la machine), voici quelques arguments et exemples : l'art numérique (Dan Graham), les réseaux sociaux (face book, meetic), l'information en ligne, les rencontres, la famille, les amis que l'on retrouve.


Voyons tout d'abord l'opposition entre le vivant et le mécanique. Le vivant suppose un plan d'immanence sans hiérarchie ou fusionnent et se confondent créateurs et publics, où tous sont acteurs dans la réalité, comme dans les cérémonies traditionnelles. Ce qui est vivant est effectif, actif, participatif, réel, authentique, présent. On trouve une philosophie du vivant, le vitalisme, chez Nietzsche, Bergson ou Deleuze. Elle s'oppose à l'idéalisme, à la transcendance religieuse, à la rationalité scientifique et technique.

Il y a un paradoxe dans le terme de "spectacle vivant". Le spectacle correspond à une forme de muséification de l'art, de marchandisation (valeur d'échange), de mise à distance imagée, de mise à mort, contre laquelle luttent libertaires situationnistes et improvisateurs (cf Debord). Le spectacle est la mort et parler de spectacle vivant est une hypocrisie et un paradoxe. Le spectacle implique la priorité du regard (spectaculum, vue, aspect, panorama), le rapport fasciné et passif du public face à une mise en scène transcendante. Le spectacle hérite de la mise en scène religieuse et devient un outil de propagande (catharsis). Le spectacle suppose un découpage de l'espace, un cadre et une frontière hiérarchique entre la fosse et la scène, les gradins et l'arène. L'écran, l'interface est la frontière entre le monde réel, chez soi, dans la rue, et le monde virtuel du show biz. Cette césure est ce qui porte la mort avec d'un côté un public médusé, fasciné (fosse, canapé) et de l'autre un monde faux (scène, estrade, écran). On oppose encore le spectacle vivant au spectacle enregistré, qui n'est au fond qu'un accomplissement de la réification de l'art entamée par le spectacle (culture) et rendu plus exploitable encore (commerce). L'enregistrement, par son aspect mécanique (mêkhanê, ruse, art, engin ; machina, invention, machination, engin), s'oppose même au vivant, et à l'aura, l'authenticité de l'oeuvre originale dont parle Benjamin.

L'enregistrement correspond à une dégradation de l'instant (ici et maintenant), à une déterritorialisation, une décontextualisation, une délocalisation qui avait déjà eu lieu avec l'écriture. C'est donc un rapport à l'espace, au temps et à l'existence qui se trouve là altéré. Cette altération rejoint la représentation chez Schopenhauer, la spacialisation chez Bergson, l'arraisonnement chez Heidegger. On peut considérer ces philosophies comme des versions modernes et parfois paradoxales de la critique platonicienne de l'illusion. Le sens de la réalité n'est plus le même pour les modernes que pour Platon. Ce ne sont plus les idées qui sont voilées par les apparences mais la vie qui est niée par les représentations. Platon condamnait la technique au nom de la raison, les modernes condamnent la raison technique, la technologie. Le problème est une virtualisation de notre rapport au monde (une confusion entre les représentations vraies et les fausses) et une perte de savoir faire et de savoir vivre dans notre allégeance aux dispositifs (musique automatisée, traduction automatique, relations atomisées). La mécanisation est perçue comme une dévitalisation (disparition esthétique et historique), une perte d'enracinement dans le réel mais aussi dans le spirituel.

"La production artistique commence par des images qui servent au culte, d'après Benjamin. On peut supposer que l'existence même de ces images a plus d'importance que le fait qu'elles sont vues. L'élan que l'homme figure sur les parois d'une grotte, à l'âge de pierre, est un instrument magique. Cette image est certes exposée au regards de ses semblables, mais elle est destinée avant tout aux esprits. (...)." Ici Benjamin montre la valeur cultuelle des premières production (pour l'esprit) à différencier de la valeur d'exposition (pour les yeux). Ils sont vivant spirituellement avant tout. Leur présence est le signe d'un ailleurs qui importe plus que tout. C'est l'aura de l'oeuvre qui est présence et transcendance à la fois. "A mesure que les différentes pratiques artistiques s'émancipent du rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de les exposer. Un buste peut être envoyé ici ou là ; il est plus exposable par conséquent qu'une statue de dieu, qui a sa place assignée à l'intérieur d'un temple. Le tableau est plus exposable que la mosaïque ou la fresque qui l'ont précédé (...)". L'exposabilité de l'oeuvre est une question d'espace susceptible de devenir autre et multiple en vue d'accroître le regard (spectacle). Il y a donc déterritorilisation et démultiplication avec la reproduction mécanique (photo, audio, ciné, vidéo, numérique). Le spectacle enregistré expose plus. Mais cela ne nuit-il pas au contenu spirituel vivant ? Ex ponere, signifie placer hors de, déplacer, décontextualiser, ne pas placer au bon endroit, ne pas être à sa place. Expositio signifiait autrefois abandon d'un enfant au regard de tous. Se sentir exposé, c'est se sentir vulnérable. Au contraire, s'imposer, c'est montrer son bien fondé.

"Les diverses méthodes de reproduction technique de l'oeuvre d'art, ajoute Benjamin, l'ont rendue exposable à un tel point que, par un phénomène analogue à celui qui s'était produit à l'âge préhistorique, le déplacement quantitatif intervenu entre les deux pôles de l'oeuvre d'art s'est traduit par un changement qualitatif, qui affecte sa nature même. De même, en effet, qu'à l'âge préhistorique la prépondérance absolue de la valeur cultuelle avait fait avant tout un instrument magique de cette oeuvre d'art, dont on n'admit que plus tard, en quelque sorte, le caractère artistique, de même aujourd'hui la prépondérance absolue de sa valeur d'exposition lui assigne des fonctions tout à fait neuves, parmi lesquelles il se pourrait bien que celle dont nous avons conscience - la fonction artistique - apparaisse par la suite comme accessoire. Il est sûr que, dès à présent, la photographie, puis le cinéma fournissent les éléments les plus probants à une telle analyse" (Walter Benjamin, L'Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, 1939). La valeur cultuelle laisse donc place à la valeur d'exposition. L'oeuvre d'art est à mi chemin dans ce processus qui va de l'icône au produit. Les condition spatiales de l'oeuvre agissent sur leur statut. Il s'agit d'un changement de nature dans le passage de l'espace rare du sacré à celui commun du profane. Il peut s'agir aussi d'une perte de contenu. En échange, la forme devient manipulable. L'oeuvre devient outil (décorer son blog, personnaliser la sonnerie de son téléphone). Benjamin précise encore que la notion d'aura est liée à la mise en situation, à la territorialisation. "A la plus parfaite reproduction, il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l'oeuvre d'art - l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve." L'unicité et l'authenticité de l'oeuvre dépend de la précision de sa localisation.

"C'est cette existence unique pourtant, et elle seule, qui, aussi longtemps qu'elle dure, subit le travail de l'histoire. Nous entendons par là aussi bien les altérations subies par sa structure matérielle que ses possesseurs successifs. La trace des altérations matérielles n'est décelable que grâce à des analyses physico-chimiques, impossibles sur une reproduction ; pour déterminer les mains successives entre lesquelles l'oeuvre d'art est passée, il faut suivre toute une tradition en partant du lieu où se trouve l'originale." La localisation et l'unicité, avec la durée, est la condition de l'histoire matérielle et sociale de l'oeuvre. Le devenir art, puis produit, des objets cultuels (musique du monde) risque de détruire leur histoire. Et en détruisant l'histoire, le contenu peut être perdu. On a alors un produit décoratif (sonnerie portable). "Le hic et nunc de l'original constitue ce qu'on appelle son authenticité. Pour établir l'authenticité d'un bronze, il faut parfois recourir à des analyses chimiques de sa patine; pour démontrer l'authenticité d'un manuscrit médiéval, il faut parfois établir qu'il provient réellement d'un dépôt d'archives du XVe siècle. Tout ce qui relève de l'authenticité échappe à la reproduction - et bien entendu pas seulement à la reproduction technique (manuelle)". On n'altère pas uniquement l'esprit de l'objet dans la mécanisation mais aussi et conjointement son histoire physique et sociale. Le mécanique annule le vrai et le faux, le modèle et la copie. "Mais en face de la reproduction faite de main d'homme et généralement considérée comme un faux, l'original conserve sa pleine autorité ; il n'en va pas de même en ce qui concerne la reproduction technique". Il y a une perte de l'histoire car l'original tend à disparaître avec la numérisation. Celle-ci bouleverse notre rapport à la copie. La diachronie devient anachronie. Dès lors qu'un objet est clonable, on ne peut distinguer le modèle et la copie et ainsi la diachronie. Le numérique conduit vers un anachronisme. Les reproductions manuelles et mécaniques délocalisent l'oeuvre et en rendent l'histoire impossible. Il y a donc disparition de l'espace et du temps (contextes) garants du sens. "Les conditions nouvelles dans lesquelles le produit de la reproduction technique peut être placé ne remettent peut-être pas en cause l'existence même de l'oeuvre d'art, elles déprécient en tout cas son hic et nunc. Il en va de même sans doute pour autre chose que l'oeuvre d'art, et par exemple pour le paysage qui défile devant le spectateur d'un film ; mais quand il s'agit de l'objet d'art, cette dépréciation le touche en son coeur, là où il est vulnérable comme aucun objet naturel : dans son authenticité". L'oeuvre d'art, comparée à l'objet naturel, a une authenticité et une histoire. Elle se prête moins à sa reproduction que la chose. C'est que la reproduction instrumentalise et que l'oeuvre possède les caractéristiques d'un sujet à respecter. "Ce qui fait l'authenticité d'une chose est tout ce qu'elle contient de transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique. Comme cette valeur de témoignage repose sur sa durée matérielle, dans le cas de la reproduction, où le premier élément - la durée matérielle - échappe aux hommes, le second - le témoignage historique de la chose - se trouve également ébranlé. Rien de plus assurément, mais ce qui est ainsi ébranlé, c'est l'autorité de la chose" (ibid.)". L'oeuvre n'a pas disparu mais à perdu son autorité. Elle n'a plus son propre ici et maintenant. Celui est aliéné à l'ici et maintenant de son propriétaire, fut-il temporaire. Elle ne témoigne plus de sa matérialité ou de ses possesseurs. En ceci, elle perd un contenu. Elle devient forme exploitable. Le problème ici n'est pas proprement esthétique mais éthique.

Selon S. Sontag, la photographie est le prototype de l'orientation caractéristique, à notre époque, de l'art d'avant garde comme des arts commerciaux : la transformation des arts en méta-arts ou médias. (Le cinéma, la télévision, la vidéo, la musique magnétique de Cage, Staukhausen et Steve Reich sont des prolongements logiques du modèle institué par la photographie)". La photo est donc la mère de tous les médias, la rivale des arts. Pourquoi ? "Les beaux arts traditionnels sont élitistes : leur forme caractéristique est la pièce unique produite par un individu ; ils impliquent une hiérarchie des sujets à l'intérieur de laquelle certains sont considérés comme importants, profonds, nobles et d'autres comme insignifiants, ordinaires, vulgaires. Les médias sont démocratiques : ils diminuent le rôle du producteur spécialisé, de l'auteur (en utilisant des méthodes fondées sur le hasard, ou des techniques mécaniques que n'importe qui peut apprendre, et en étant des oeuvres collectives ou le produit d'un travail d'équipe) ; ils considèrent le monde entier comme leur matière première. Les beaux-arts traditionnels s'appuient sur la distinction de l'authentique et du faux, de l'original et de la copie, du bon et du mauvais goût ; les médias brouillent, quand ils ne la suppriment pas tout de go, ce genre de distinction. Les beaux-arts postulent que certaines expériences, certains sujets ont un sens. Les médias sont essentiellement vides de contenu (c'est là la vérité de la formule de Marshall Mc Luhan selon laquelle le message n'est autre que le médium lui-même) : leur ton caractéristique est l'ironie, la neutralité, la parodie. Il est inévitable que de plus en plus d'oeuvres d'art trouvent leur accomplissement dans une photographie" (Susan Sontag, Sur la photographe, 1977). L'art devient média en se démocratisant et en abolissant les hiérarchies voulues par leur contenu. Les média sont un méta-art en raison de la disparition de l'auteur, de l'autorité garante du sens, du contenu. La disparition vrai-faux, modèle-copie n'affecte pas seulement l'autorité de l'oeuvre mais aussi celle de l'auteur.


Ne peut-on pas cependant préserver le vivant dans le mécanique ? Doit-on totalement diaboliser le spectacle et la machine ? N'ont-ils pas une dimension naturelle chez l'homme ? Il est par exemple naturel de créer un cadre temporel au spectacle. Son temps n'est plus celui de la réalité du public. Même une cérémonie traditionnelle possède un cadre temporel. Il y a toujours une tendance naturelle au spectacle, à l'exposition. Les reporters de guerre expliquent que leur appareil photo suffit à les couper de la réalité pour en supporter l'horreur. L'espace d'exposition est un espace sacré, hors du temps, virtuel. Il y a dans ce cas une vie sacrée du corps et de l'esprit différente de la vie profane. On peut supposer que la reproduction mécanique peut reconduire cette vie sacrée. On peut même imaginer que l'art numérique soit plus vivant encore que l'art vivant. Une certaine vie serait possible grâce aux machines (comme Proust disait "la vraie vie c'est la littérature"). Elles peuvent permettre l'accès à des dimensions de l'art insoupçonnées et même revaloriser les pratiques vivantes, inviter à enrichir nos perceptions, nos connaissances, notre participation. N'est-ce pas la reproduction mécanique des oeuvres qui incite à aller les découvrir en vrai ? Ainsi la vertu épistémique se double d'une vertu esthétique nouvelle.

Tout d'abord la mécanisation n'est pas incompatible avec l'intelligence. Benjamin note lui-même que la reproduction permet d'accéder à de nouveaux aspects de l'oeuvre, de la déplacer. On peut trouver des vertus épistémiques à l'enregistrement. Les nouveaux médias, par leur plus grande plasticité, possèdent des vertus cognitives. "La reproduction technique, affirme Benjamin, est plus indépendante de l'original que la reproduction manuelle. Dans le cas de la photographie, par exemple, elle peut faire ressortir des aspects de l'original qui échappent à l'oeil et ne sont saisissables que par un objectif librement déplaçable pour obtenir divers angles de vue ; grâce à des procédés comme l'agrandissement ou le ralenti, on peut atteindre des réalités qu'ignore toute vision naturelle". Le pas franchi par la reproduction mécanique, par rapport à la reproduction manuelle, ouvre un nouvel horizon de perception et connaissance. Benjamin ajoute que "la reproduction technique peut transporter la reproduction dans des situations où l'original lui-même ne saurait jamais se trouver. Sous forme de photographie ou de disque, elle permet surtout de rapprocher l'oeuvre du récepteur. La cathédrale quitte son emplacement réel pour venir prendre place dans le studio d'un amateur ; le mélomane peut écouter à domicile le coeur exécuté dans une salle de concert ou en plein air". Benjamin reconnaît la disponibilité de l'oeuvre sans totalement nier son caractère d'oeuvre. La reproduction technique met l'oeuvre sous la main. Ce que l'on perd en autorité, on le gagne en plasticité. Pour Benjamin"la nature qui parle à l'appareil photographique est autre que celle qui parle à l'oeil - autre, avant tout, en ce qu'à un espace consciemment travaillé par l'homme se substitue un espace élaboré de manière inconsciente. Par exemple : si l'on se rend généralement compte, fût-ce en gros, comment les gens marchent, on ne sait certainement plus rien de leur attitude en cette fraction de seconde où ils "allongent le pas". La photographie, avec cette auxiliaire que sont les ralentis, les agrandissements, montre ce qui se passe. Elle seule nous renseigne sur cet inconscient visuel, comme la psychanalyse nous renseigne sur l'inconscient pulsionnel. Les agencements structuraux, les tissus cellulaires, auxquels la technique et la médecine sont habituellement confrontés - tout cela est lié à l'appareil-photo plus originairement que le paysage évocateur ou le portrait expressif" (W. Benjamin, Petite histoire d la photographie, 1931). L'appareil photo possède une dimension scientifique en ce qu'il révèle le caché, l'inconscient visuel qui conditionne notre regard coutumier. La photo est une optanalyse. De même, l'enregistrement audio permet d'analyser le son.


Tirons les conséquences de tout ceci pour le projet de site pour spectacles vivants. Il faut utiliser les ressources du média, travailler sur l'interaction des pages, le glisser-déposer, l'avatar, les menus déroulants. Le net permet une interaction et une activité qui est impossible lors d'un spectacle. Le réseau est un environnement vivant (interaction) et doit être distinguer de l'outil informatique (interactivité). La logique de sociabilité sur internet est distendue, large, réticulaire, par rapport à la proximité en situation et interpersonnelle. Pour autant, en dépit de la médiation mécanique, il y a bien interaction entre les hommes. Le réseau crée un flux instantané d'échanges réels qui sur le plan corporel est réduit mais efficace au point de vue psychique. Il faut penser la complémentarité du vivant et du mécanique. En un sens la machine s'intègre dans la vie autant que la vie dans la machine.