L'escalier
est un moyen de traverser l'espace selon la hauteur. D'une certaine façon, il
est, avec l'échelle, le principe du mouvement vertical chez l'homme qui, en
général, mène une existence horizontale, n'ayant pas comme les poissons, les oiseaux
ou les vers, les moyens naturels de traverser l'espace de haut en bas et de bas
en haut.
L'escalier
est un don fait à l'homme par le génie de la technique pour augmenter sa
mobilité sous terre et dans les airs. De manière figurée, il permet l'élévation,
la sortie d'une condition terre à terre, pour se hisser vers la transcendance
de la religion, de la morale, de l'art ou de la science. Cependant, le modèle
hiérarchique (hieros signifie sacré en grec) des échelons correspond à
l'institution d'une domination du supérieur sur l'inférieur. L'homme, une fois
entré dans la logique de la verticalité, découvre les rapports sociaux
verticaux, l'obéissance aux instances supérieures, avec la soumission et
l'abandon de sa liberté voire de son bonheur.
I.
Un moyen ascensionnel
Skala
en grec et scala en latin signifient l'échelle, qui est sans doute le
modèle schématique de l'escalier. L'échelle ajoute au déplacement horizontal,
la translation verticale. Les deux directions sont combinables, lorsque
l'échelle est placée sur un chariot qui permet de dédoubler l'axe de
déplacement (cf. Encyclopédie Diderot et d'Alembert). Le camion de pompier
semble emprunter aux méthodes stratégiques du siège militaire. Ironiquement, le
sauvetage s'inspire des techniques de la guerre.
L'escalette
était au XVIIIe un peigne. Les dents forme des degrés, comme sur un mètre (ibid.). Apparaît ici l'idée du rythme,
de mesure, des pas que l'on marque.
L'échelle
de meunier est simple et n'a pas de contremarches. Ce sont des montants avec
des barreaux transversaux. L'escalier rudimentaire est en quelque sorte une
échelle-armoire. On peut avoir ensuite une ou plusieurs rampes, des jeux de
forme divers, courbes (colimaçon) ou droits (angles). La matière utilisée est
variable : du bois, du fer, de la pierre, et l'on peut intégrer des ornements,
des statues, des tableaux, des tapis, surtout à l'intérieur, dans la cage
d'escalier. Mais dans ce cas l'escalier est difficile à éclairer et produit des
ombres (ibid.).
L'escalier,
que l'on trouve principalement dans la maison, se retrouve aussi dans le
paysage, avec les jardins en terrasse, les étagements, de la vallée vers la
montagne. L'escale désigne un lieu de repos. On y pose l'échelle pour débarquer
dans les ports. C'est un arrêt, un relâchement. De même, on peut souffler dans
l'escalier, en s'arrêtant sur une marche. L'effort de mouvement (de haut en
bas) est allié au repos sur la marche (avant-arrière). L'ascenseur lui est une
marche qui monte toute seule. Il est reposant. C'est aussi un lieu d'arrêt, de
halte. Les escalier mécaniques, roulants, les escalators se situent entre
l'ascenseur et l'escalier.
L'escalier
est aussi une épreuve, celle de l'ascension, de la conquête. L'escalier de
notre enfance, si difficile à dompter, détermine notre expérience future qui
s'appuie sur nos premières habitudes, notre savoir habiter. "La maison est
un groupe d'habitudes organiques. A vingt ans d'intervalle, malgré tous les
escaliers anonymes, nous retrouverions les réflexes du premier escalier. Nous
ne buterions pas sur telle marche un peu haute" (Bachelard, Poétique de
L'espace).
II.
Les rapports de domination
L'apprentissage
parfois difficile de l'ascension d'un escalier s'accompagne de la découverte
des hiérarchies. Et peut-être de celle des premières luttes.
« Escalader » signifier s'emparer d'une ville à l'époque de Diderot et d'Alembert. On peut
comparer l'escalade à un exercice, une mise au pas, une discipline. L'escalier
est aussi un lieu de soumission. On peut citer comme exemple L'escalier saint (scala
santa) de Ponce Pilate, déplacé de Jérusalem à Rome, pour que les fidèles
puissent le gravir à genou.
L'escaler
a donc des niveaux, des échelons, des degrés, qui forment une gamme, une
hiérarchie, des dégradés, des valeurs, des grandeurs. Pensons à l'échelle
sociale, celle des salaires ou même des êtres dans la biologie et ses dérives
sexistes ou racistes. En outre, échelonner une dette, c'est la distribuer dans
le temps, la diviser. La dette n'est-elle pas ici une forme de soumission au
temps ?
Les
hiérarchies sociales se lisent dans les escaliers, qui sont larges ou étroits,
escaliers d'honneur ou de service, de secours. Mais ce n'est pas seulement le
social et le physique qui se trouvent pensés de manière scalaire. La
métaphysique, qui place l'unité de la forme au dessus de la diversité
matérielle, n'y échappe pas.
La matière singulière, en
progressant, s'individue et forme un tout, le résultat, qui est le principe
téléologique et la raison d'être des parties (Simondon, Individuation
psychique et collective). Le préindividuel est atomisé mais reste
potentiel, métastasable, pour un être phasé, prendre forme, se hisser. "Il y a éthique dans la mesure où il y a
information, c'est à dire signification surmontant une disparation d'éléments
d'êtres" (ibid.).
Bachelard
relève explicitement dans la maison une dimension métaphysique et sacrée :
"On peut opposer la rationalité du toit à l'irrationalité de la cave. Le
toit dit tout de suite sa raison d'être. Il met à couvert l'homme qui craint la
pluie et le soleil... Vers le toit toutes les pensées sont claires. Dans le
grenier on voit à nu, avec plaisir, la forte ossature des charpentes. On
participe à la solide géométrie du charpentier. La cave est l'être obscur de la
maison, l'être qui participe aux puissances souterraines. En y rêvant, on
s'accorde à l'irrationalité des profondeurs" (Poétique de L'espace).
L'Anthropologie
de l'espace, de F. Paul Levy et M. Ségaud, recèle une multitude d'exemples
de domination à la fois sociales et religieuses dans les sociétés
traditionnelles. Dans la maison japonaise, le passage de la zone en terre
battue au plancher est marqué par un emmarchement qui souligne la hiérarchie :
tout déplacement est montée et descente. Se déchausser accentue l'effet de
gradation.
Mircea
Eliade a étudié le rôle joué par la Montagne sacrée dans de nombreuses
civilisations. Elle est la résidence des ancêtres à Madagascar. C'est de la
montagne que descendent les dieux sur terre. Les hiérarchies sociales se
dessinent sur les pentes au Népal, avec les brahmanes au sommet, lieu pur, et
les pêcheurs de la côte en bas, lieu impur. En Roumanie, la montagne est lieu
de fête. Elle accueille les chapelles. Pour les chrétiens, le Golgotha fut le
centre du monde. Jérusalem et Sion ne sont pas engloutis par le déluge dans la
Thora (voir aussi l'échelle de Jacob). On retrouve une division courante entre
l'eau du bas (marécages, humidité des caves) et le feu solaire à la cime. Le
bas de la maison Kabyle est rattaché à l'humide. Bourdieu rappelle que adaynin,
l'étable, vient de ada, qui signifie bas. Est-ce un hasard si Jésus
naît dans une étable et meurt au sommet du Golgotha ? Cette répartition
s'accompagne d'une nuance sexuelle. Par exemple, les hommes se lavent en amont
des femmes dans le fleuve chez les Lao.
Pour
finir il faudrait s'interroger sur quelques curiosités. Par exemple, la
structure inversée dans le labyrinthe crétois. Le centre du labyrinthe est un
trou, comme le sommet d'une pyramide inversée (Le Louvre). Ou encore l'hélice
de l'escalier de la tour de Babel symbolisant un montée sans fin.
L'escalier
est donc à la fois un moyen et un symbole d'ascension physique et spirituelle.
L'enfant apprend à se hisser jusqu'à ses parents et à utiliser ses outils
(escaliers, chaises, véhicules) pour lui-même devenir adulte. L'humanité
elle-même semble ressentir le besoin de se hisser vers les cieux et d'affirmer
sa grandeur. Ce furent hier les cathédrales et aujourd'hui les gratte-ciels où
l'ascenseur a remplacé l'escalier. Cette attirance vers le haut est sans doute
une aspiration au pouvoir, lequel se
caractérise par un œil dominateur, capable de tout saisir d'en haut. Nos
modèles de surveillance (panoptique) reposent de même sur cette capacité de
tout voir en surplomb (mirador, caméra, etc.). Contre cette aspiration à la
hiérarchie, on peut revendiquer moins de verticalité et plus de rapports
horizontaux, de transversalité. C'est une forme d'humilité ou encore
d'autogestion, symbolisée par la forme du rhizome qui glisse sur le sol à la
différence de l'arbre qui s'étire en hauteur (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux).
Crédit photo : http://www.belcaire-pyrenees.com/100-index.html
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