Raphaël : Quel est ton parcours musical ?
Bruil : Il y avait chez mes parents une discothèque familiale de
musique pop et classique. Dès huit ans, je suis aussi devenu
cinéphile et travaillais dans un vidéo-club. J'étais payé en
cassettes VHS et regardait des films de genre. A Lannion, le cinéma
était le seul espace de liberté. Cette activité me donna le sens
du récit, de la citations et des dialogues. A vingt-neuf ans, je me
suis acheté des platines MK2 et ai commencé à mixer de la Techno
et de la House en soirée. Mais ce travail de DJ est vite devenu
ennuyeux, car le champ de créativité me parut trop clos. Je suis
alors passé du mixage à la composition électro-acoustique sur
ordinateur. Je désirais créer de A à Z la matière sonore plutôt
que mixer l'existant. Je générais des accidents sonores en
injectant, par exemple, des fichiers JPG dans des logiciels audios.
Ces accidents furent collectés et retravaillés. Je composais des
pièces en Wave énormes. Les silences amplifiés créaient du bruit
blanc. Des enregistrements extérieurs furent exploités, selon la
technique du Ready recording. L'influence de Cage, de
l'électro-acoustique, en particulier Michel Chion, et de la musique
expérimentale fut déterminante : le bruit, généralement considéré
comme rebutant, peut être travaillé en tant que son. Plus tard, je
me familiarisai avec l'improvisation collective. En 2006, je
rencontrai, dans des ateliers d'improvisation, en particulier ceux de
Nusch Werkowska, des musiciens, ou plutôt des artistes sonores qui
n'utilisaient pas l'écriture musicale. L'écoute surtout y était
valorisée. Sans calcul, ni théorie artiste ou sonore, on pouvait
arriver à un résultat. La formation Bruine naquit avec Vincent
Paillard rencontré aux ateliers d'improvisation. Bregma et d'autres
groupes d'improvisation furent formés avec d'autres musiciens.
J'acquis les principaux codes de l'improvisation libre : mettre du
sens dans l'improvisation, jouer avec d'autres, maîtriser l'écoute
et le placement. Ces ateliers me donnèrent confiance, car le live
me paraissait jusqu'alors impossible sans maîtrise technique.
Raphael :
Peux-tu nous parler des matériaux avec lesquels tu travailles ?
Bruil : Mon
père, qui est brocanteur, possédait un Tépaz des années soixante
qui fut rapidement pulvérisé dans les ateliers d'improvisation.
J'exploite ainsi différents objets rotatifs, ventilateurs, platines
etc.. J'utilise les tourne-disques tels quels, sans cellule ni
saphir, comme des micro-contacts. Je place, sur les platines, des
surfaces de vinyles préparées et découpées, collées, brûlées,
du papier, du carton, différentes textures. Je joue avec le
frottement des micros. Le son dépend donc de la nature de la
surface. Celle-ci crée le rythme, la granulation, la texture, qui
sera ensuite retravaillée sur la table de mixage. Le tourne-disque
fonctionne comme une table amplifiée. Les objets trouvés et les
déchets sont réutilisés dans la musique. Je m'appuie sur le hasard
de la rencontre et les automatismes. Il s'agit d'un jeu de dé avec
les déchets. La récupération est une attitude politique. Le
progrès technologique n'est pas un gage de qualité pour moi. Deux
bouts de bois, un caillou, un micro et de l'intention sont supérieurs
à la technologie. L'environnement des objets quotidiens offre une
poésie du réel (fouet, batteur, mixeur, fourchette, gravier). Tout
le monde s'y retrouve. Je défend une esthétique de la spontanéité,
du charme, de l'allégresse et non une approche clinique ou
spéculative. J'utilise encore l'ordinateur aujourd'hui mais
discrètement et modérément. On ne voit pas d'écran sur scène et
je ne perd pas de temps dans l'improvisation à manipuler des
logiciels. Mes interventions sont électrifiées mais je projette de
jouer des solos électriques et acoustiques en utilisant du matériel
de camping. Il s'agirait de ne pas tout amplifier mais de superposer
et de mélanger les deux. Les compositions informatiques sont
intégrées dans les improvisations, ce qui en fait des
demi-improvisations. Des enregistrements live sont également
segmentés, remontés sur CD ou cassettes et donnent lieu à des
improvisations à partir d'improvisations remontées. Cela crée
diverses temporalités. J'aime la pratique d'instruments non
traditionnels, la transversalité avec les arts plastiques. La
musique doit résulter d'un mélange profond, intéressant et
nécessaire. Je ne veux pas faire une musique de musicien, tout comme
la peinture n'est plus depuis longtemps une activité de peintre
exclusivement. Il y a une démocratisation de l'art, avec le rôle
accessoire joué aujourd'hui par le solfège par exemple. La
sensibilité est plus importante que l'apprentissage scolaire. Les
ondes sonores sont des objets à sculpter. L'art plastique est une
pratique ouverte et non particulièrement visuelle ou musicale. La
musique est partout. Il faut laisser le son où il est ou en faire
quelque chose. Comment utiliser le son ? Comme un architecte, avec la
construction de nouveaux instruments et la plastique de la lumière
appliquée au son. Je veux mélanger phénomènes photo-électriques
et musique. Il faut jouer avec la synesthésie, ré-interpréter les
pratiques, ne pas nommer les projets. Quant au silence, c'est le fond
primordial à intégrer dans la technique musicale. Le vrai silence,
dans un set, est rare mais nécessaire. Il doit être respecté en
tant qu'il manifeste la possibilité du choix. Le silence rapproche
de l'essentiel et du public. Le silence est un bruit blanc en même
temps qu'un vide ; il est la somme des sons et un trou noir. C'est
ces deux extrêmes à la fois.
Raphaël :
Est-ce que tu peux définir le genre de musique que tu pratiques ?
Bruil : Je
ne veux pas appartenir à un genre fermé, tel que le Free Jazz ou la
Noise. Je ne veux pas d'étiquette mais défends une approche ludique
et hédoniste. Je ne veux être ni un singe savant ni un automate. Je
compte sur le moment présent, même s'il existe un travail
préalable. Je reste ironique et tourne en dérision les styles. Je
me moque, par exemple, du guitare héros, du public ou de moi-même.
Même si je suis un enfant du rock, le rock n'est plus pour moi une
vraie pratique subversive qui pourrait changer le monde. Le rock
aujourd'hui est un non sens. De même, il y a trop de sérieux dans
l'expérimental. Le sketch doit s'opposer au solennel, trop présent
même dans le monde libertaire, au moralisme, à la messe, aux
attitudes consensuelles et désuètes. La musique est aujourd'hui
destinée à la manipulation. Elle côtoie la publicité et participe
au même matraquage. La radio dépend de l'État, appartient à un
certain fascisme. Elle véhicule l'idée de vente de produits.
L'avenir de la musique est sombre à mes yeux. Il faut mélanger les
pratiques. Il faut être attentif aux réactions du public en
concert. Le cri des gens pendant les concerts veut dire quelque
chose, il manifeste la perturbation. On devrait d'ailleurs crier dans
les musées.
Raphaël :
Considères-tu tes concerts comme des spectacles ?
Bruil :
L'approche plastique de la musique est intéressante à voir comme à
écouter. Elle se prête au spectacle, à la performance, pour faire
voir la correspondance du sonore et du visuel. L'ordinateur sert au
travail en amont mais n'a pas cet intérêt spectaculaire. Le
contrôleur midi est utilisé comme une guitare de manière ludique.
Il n'y a pas de restitution du déjà préparé mais une diffusion et
une création spontanée avec prise de risque. Sur scène,
l'obscurité et la cagoule me permettent de créer le mystère, un
personnage, et davantage de prises de risque, plus d'invention et
moins de précaution. La cagoule que je porte sur scène sert à
jouer plus librement et non à donner une image extérieure. Elle est
destinée à me transporter ailleurs et non à être vu. Le travail
de la voix est difficile et suppose la cagoule, même à la maison.
En privé, comme en public, la voix donne le trac parce qu'elle
traduit l'intimité. C'est un son organique, réel et non sur-joué.
Chaque situation est importante. Je me considère comme une éponge
affective et capte l'ambiance de la salle. La connaissance préalable
du lieu ne m'intéresse pas. Je ne veux pas me poser de questions a
priori. J'ai juste une idée de départ. Ma performance revient à
raconter une histoire. Il y a peu de réflexion et je possède peu de
souvenirs des concerts, comme si j'y étais sans être là. Le jeu
reste spontané et sans calcul. J'ai l'impression de redevenir un
enfant, d'oublier mes bagages pour une action brute. Le concert est
une performance qui vise à bousculer les attentes du public.
L'improvisation dure le temps de l'improvisation et est irréversible,
à la différence de la composition. Ce qui est dit est dit et est
ineffaçable.
Raphaël :
Préfères-tu jouer en groupe ou en solo ?
Bruil : Le
jeu collectif a fait évoluer ma pratique et m'a apporté de la
réactivité, à la différence du Lab Top. Je ne rejette pas
totalement l'ordinateur mais favorise un mélange des interfaces pour
plus de réactivité. Aujourd'hui, je préfère sans doute le solo.
J'y prends plus de risques, alors que le groupe est plus formel, plus
convenu et moins fou. Il est trop confortable de jouer avec de gens
que l'on connaît. Néanmoins, quand je joue dans France sauvage,
chaque concert doit être extraordinaire et doit bouleverser. Ce ne
doit pas être l'usine et l'exécution d'un programme. Il s'agit de
mettre ses tripes, comme un groupe de rock' n roll, de branleurs pas
sérieux mais en même temps assez sérieusement. Le groupe essaie de
jouer sérieusement mais sans sérieux, tu vois ! Il doit surtout
donner à entendre de la musique. Le groupe est formé de trois
personnes avec des influences distinctes qui se mélangent. Tout se
retrouve en même temps, ici et maintenant. Le groupe est un socle
pour d'autres pratiques. Il assure une certaine reconnaissance. A
côté de ça, je développe mes concerts solo dans une ligne
Power-électro tourmenté. J'utilise un synthétiseur modulaire, des
tourne-disques et ma voix en pseudo-allemand inconscient. Tout est
basé sur le plaisir du live, à travers une noise violente, avec un
engagement du corps, des déplacements dans l'espace, un outillage
Castorama. Ma posture n'est pas statique. Je reste debout ou à
genou, naviguant dans l'espace. C'est une sorte de body-art, de
performance à la Fluxus. Je m'agenouille, place des capteurs sur mon
corps. Ce qui compte, c'est l'acte musical, la musique du corps, le
son des surfaces, la voix, le millivoltage sur la peau, des capteurs
de flexion. La réaction émotive est le moteur. Il s'agit toujours
de vagues tentatives et non d'appliquer une théorie. Je pratique
l'essai, la sélection. J'aime l'aisance du live où bizarrement je
suis plus libre qu'à la maison. Je teste la réaction des gens, qui
me renvoient les disques que je leur jette, dans une sorte de pogo.
C'est un rapport humain non intellectuel, une sorte de rock en dehors
du rock.
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