L'opposition à l'ignorance, à la superstition, au mensonge, à travers la recherche de la vérité, nous apparaît indubitablement désirable. La science se présente de ce point de vue comme un bien. De même, l'usage des sciences et de ses applications techniques peut être considéré comme un progrès, dès lors que la pratique y gagne en efficacité. Enfin, la gestion technique des affaires sociales et de la vie politique, en tant qu'elle s'appuie sur la science, semble à première vue préférable au gouvernement des hommes dicté par les préjugés. Cette synthèse de la science, de la technique et de la politique constitue l'éthique même des Lumières au XVIIIe siècle et ensuite du Positivisme au XIXe jusqu'à aujourd'hui.
Néanmoins, ce point de
vue fut remis en cause, ne serait-ce que par les luttes Luddites du
XIXe Angleterre contre la révolution industrielle dans le textile ou
encore par l'écologie politique après les crimes d'Auschwitz et
d'Hiroshima. En outre, bien avant que ne pèsent sur nous les menaces
de la technologie moderne sur la vie, les hommes ont pressenti le
danger que représente la technique lorsqu'aucune sagesse ne vient
tempérer son orgueil et sa démesure. Dans le Protagoras de
Platon, et après que l'homme eût reçu de Prométhée le feu,
c'est-à-dire la technique, Zeus dut envoyer Hermes porter aux hommes
le sentiment de l'honneur et du droit afin d'éviter que les hommes
ne s'anéantissent eux-mêmes. La volonté des savants de maîtriser
la nature mais aussi les hommes souleva des questions aussi bien
éthiques que politiques. Ainsi le doute surgit quant au bien fondé
du recours à la science, comme paradigme principal, dans la
technique et dans la politique. Dans ce cas, l'éthique peut être
amenée à prendre ses distances par rapport à la science. S'agit-il
alors de rendre désirable l'ignorance ? Il est plutôt question de
définir un rapport au monde qui soit différent de ce que propose la
science et qui soit capable de contrebalancer son pouvoir.
I. Science
La naissance de la
science est liée à celle de la philosophie entre le VIe siècle et
le Ve avant JC. Elle se nomme en grec épistémé. D'autres
notions se lient à elle : aléthéia (vérité), nous (perception),
logos (parole), théoria (vision), eidos (idée). Dans le monde
latin, apparaissent les mots ratio, contemplatio, mathésis etc.
La conception de la
science diffère selon les auteurs, les époques et le vocabulaire
favorisé. Essayons tout de même de fournir une vue générale. Dans
le cadre de la philosophie, la science répond à un enjeu polémique.
Elle s'oppose à l'opinion, le préjugé, l'apparence, la croyance,
la superstition, l'erreur, le mensonge etc. Les conceptions de la
fausseté elles aussi varient, ainsi que les ennemis désignés de la
science à travers les époques : la foule, les sophistes, les
poètes, les prêtres, la tradition, les romantiques, etc. Le but que
se fixe la science à chaque fois est d'accéder à la connaissance
des choses la plus aboutie en écartant ce qui empêche d'y parvenir.
Dans ce cas, un point
important de la science (qui en fait rapidement une technique), c'est
la manière de procéder, la méthode, le chemin employé. Ici on
trouve plusieurs propositions : l'ironie, la maïeutique, le doute,
la dialectique, l'intuition, la méditation, l'analyse, la déduction,
le calcul, etc. Toutefois, le modèle qui dominera rapidement la
science sera celui des mathématiques en raison de sa rigueur, de sa
clarté et de son universalité. "Nul n'entre ici s'il n'est
géomètre" était-il écrit à l'entrée de l'académie de
Platon. De Pythagore à aujourd'hui, le paradigme du calcul reste
dominant en science. C'est même ce qui la distingue de la
philosophie. Ainsi, la science, dans sa quête de rigueur, tend à se
pétrifier dans une technique combinatoire, sans bien réfléchir à
ses présupposés. La philosophie se distingue en cela de la science
en ce qu'elle interroge la science quant à sa méthode, ses
objectifs, voire sa propre religiosité, si l'on considère qu'elle
est la religion de la modernité. C'est le point de vue, entre autre,
de Jacques Ellul défendu aujourd'hui par l'association Technologos
dans ses analyses.
On voit apparaître là
l'ambiguïté de la science. Elle fut censée nous libérer de
l'opinion tant que la philosophie fut à sa recherche. Mais une fois
constituée, elle devient à son tour suspecte et soupçonnée d'être
opinion à son tour. Depuis le XIX siècle, et le développement de
la science expérimentale, science et philosophie ne cessent de
s'accuser mutuellement d'erreur. Aux yeux des scientifiques (et des
philosophes privilégiant le modèle scientifique), la philosophie
paraît dénuée de tout fondement empirique et se réduit à des
spéculations arbitraires (Cf Wittgenstein, Russel ou Carnap). En
revanche, la science, aux yeux de certains philosophes, ne représente
qu'un aspect abstrait de la réalité qui ne saurait nous fournir un
accès suffisant à l'être, voire nous le dissimulerait en le
réduisant à quelque chose d'inerte (Cf. Bergson, Husserl,
Heidegger).
Ce débat entre deux
communautés de savants, les scientifiques et les philosophes, a
lieu, en outre, au sein d'une classe d'élites et d'experts et semble
inaccessible à la majorité des gens. C'est que les savants
prétendent s'élever par définition au dessus de la masse des
ignorants. Le philosophe, comme le polytechnicien, se considère
comme une sorte d'expert capable d'éclairer les foules. Bien sûr,
une critique interne à la profession a lieu. Après tout, le savoir
est potentiellement universel et doit pouvoir être démocratisé en
principe grâce à diverses pédagogies. Socrate, par exemple,
prétend ne rien enseigner et se contenter, par l'ironie et la
maïeutique, de mener son élève à découvrir par-lui même les
vérités (cependant, Jacques Rancière retient surtout de Socrate la
manière dont il disqualifie la parole des autres). Descartes
valorise le bon sens comme la chose la mieux partagée et l'idée se
diffuse peu à peu que tous les hommes possèdent la Raison de
manière identique.
Certains laisseront
entendre que moins l'on est savant plus on est proche de la vie
réelle et que l'érudition peut devenir une forme d'ignorance
("l'intelligence de la main"). Cette défiance à l'égard
des savants peut se faire au nom de diverses valeurs : la religion,
la vie, l'action, le peuple, etc. La science, préalablement destinée
à s'opposer à l'opinion, est elle-même menacée de devenir une
nouvelle forme d'opinion.
La science, prétendument
opposée à la tradition, constitue elle-même une forme de culture.
Elle représente même certains intérêts de classe. Ainsi, le
conflit entre science et tradition n'est-il peut-être rien d'autre
qu'un conflit entre deux traditions, deux cultures, voire deux
classes, mettons la bourgeoisie et l'aristocratie au XVIIIe, ou le
patronat et le prolétariat au XIXe.
Du passé on ne peut
tout à fait faire table rase et les enseignements du passé, même
modifiés, sont un socle nécessaire à la pensée. Toute révolution
scientifique ou intellectuelle finit par se révéler bien plus
adhérente à l'histoire et enracinée qu'elle ne le prétend. La
science, bien qu'elle estime se situer au-delà de l'histoire et du
monde immanent, possède en réalité sa propre histoire. L'évolution
du savoir se fait dialectiquement lorsqu'un paradigme dépasse celui
qui le précède. Autrement dit Einstein s'oppose à Newton, qui
s'oppose à Galilée, qui s'oppose à Aristote. La vérité d'une
époque est l'erreur de la suivante.
La science peut
également être combattue au nom du vitalisme. L'opposition
cartésienne entre la substance étendue et la substance pensante,
entre la nature inerte et la conscience, avec la condamnation de
l'animisme, a réduit le monde à une matière manipulable. Or, dans
le paganisme, les entités naturelles possèdent leur esprit
tutélaire et l'esprit des lieux doit être ménagé. Dans le monde
monothéiste puis scientifique, au contraire, la nature désenchantée
peut être exploitée en tout indifférence (Lynn White Jr, Science
1967).
Le vitalisme lui
s'oppose à la mécanisation et la mathématisation galiléenne du
réel caractéristique de la science moderne. Ce vitalisme peut être
spiritualiste, comme chez Bergson, ou naturaliste comme chez
Nietzsche ou Arne Naess, figure importante de l'écologie profonde
(deep écologie). L'anthropocentrisme est alors combattu au nom du
biocentrisme afin de restituer à la nature sa capacité créatrice
intrinsèque. a poésie devient l'expression la plus adéquate de la
nature.
Contre la rationalité
instrumentale se développent des formes de romantisme, de vitalisme,
de naturalisme. Parfois, c'est la distinction même entre l'homme et
la nature qui est révoquée. L'homme et la nature, le sujet
constituant et l'objet constitué, se fondent en une même réalité
et participent d'une même force vitale. Ainsi, au lieu de la
science, d'autres rapports à l'être sont recherchés : la
méditation, la pensée, l'intuition, etc.
II. La technique
Au commencement, les
philosophes s'efforcent de bien distinguer la science et la
technique, en valorisant la vie contemplative par rapport à la vie
active et, par la même occasion, les intellectuels par rapport aux
manuels, voire les hommes libres par rapport aux esclaves. Il faudra
attendre Bacon et Descartes pour que fusionnent explicitement à
partir du XVIIe science et technique, vérité et utilité, dans une
science opérative et non spéculative (Frederic Rouvillois,
L'invention du progrès, 1996). Cette tendance se continuera à
travers l'encyclopédie de Diderot et d'Alembert, la science
expérimentale et le développement de l'industrie née de la
coopération entre chercheurs et entrepreneurs. La figure du
citoyen-travailleur qui va naître, avec la possibilité très
relative de mobilité sociale, parviendra difficilement à faire
disparaître les castes, lesquelles se transformeront plutôt en
classes, celle des concepteurs et celle des producteurs.
Husserl fait remonter le
paradigme instrumental des science au commencement de la science et
de la philosophie, bien avant les révolutions coperniciennes,
galiléennes et industrielles. Les mathématiques descendent selon
lui des techniques d'arpentage grecques (La Crise des sciences,
1936). Mais on pourrait remonter plus loin encore en arrière. Le
calcul, comme l'écriture, apparaît avec la comptabilité il y a
cinq mille ans en Mésopotamie. La conclusion que l'on peut en tirer
est que la conception mathématique de la nature est une conception
instrumentale et donc anthropocentriste. La nature n'est pas
considérée dans sa valeur intrinsèque à travers ce schéma.
Aussi, la métaphysique
a-t-elle préparé de longue date la situation actuelle consistant à
réduire la nature à une réserve d'énergie exploitable, malléable
et commercialisable. Les "miracles" de la technoscience en
médecine, en agriculture, en aéronautique, en informatique etc. ont
donné à l'homme un sentiment de toute puissance. Plutôt que de
"miracle", il faudrait parler de prestidigitation ou de
bluff pour montrer que le spectacle dissimule par son éclat le
dessous des cartes et le coût réel de ce qui apparaît. L'idée
d'un progrès univoque de la technique suppose de laisser dans
l'ombre sa part de déclin, comme par exemple la désagrégation
sociale (écarts de richesses, famine, souffrance au travail,
maladies physiques et mentales, crise du logement, surpopulation,
consumérisme individualiste de masse etc.) et la pollution
environnementale (artificialisation des sol, disparition des espèces,
pollution maritime, terrestre et atmosphérique, amoncellement des
déchets, etc.).
Le développement
concomitant de la technoscience et du capitalisme, défini comme un
régime économique basé sur la marchandisation des êtres et
l'accumulation privée de la richesse, tient à ce que la
technoscience fournit le pouvoir de conquérir sans cesse de nouveaux
territoires (l'espace colonial, l'espace sidéral et le monde virtuel
ou le temps de cerveau disponible) ainsi que de nouveaux marchés.
Il reste à noter que le
pouvoir technologique, destiné au départ à domestiquer la nature,
s'est étendu à la maîtrise des hommes à travers le développement
de la biologie, de la psychologie et de la sociologie. La réponse à
la question anthropologique de Kant : "Qu'est-ce que l'homme ?",
apparue au XVIIIe siècle, allait-être ambiguë. Il fut perçu, à
la fois, à travers le prisme humaniste des droits de l'homme et du
progrès et, à la fois, à travers celui du contrôle biopolitique
de la population à des fins utilitaires et productives.
Comme le capitalisme
libéral, le socialisme du XIXe héritier de Saint Simon, attendait
de la technologie un progrès sociale autant qu'instrumental. Les
inégalités inhérentes au monde industriel, chez Marx,
appartenaient à une période de transition et ne remettaient pas en
cause la technologie en elle-même (Aristote avait lui-même tôt
entrevu dans les Politiques, à propos des métiers à tisser, que la
machine eût pu remplacer un jour les esclave et par là abolir
l'esclavage). Toutefois, certains courants socialistes s'opposèrent
à la technologie industrielle au nom de la défense de l'artisanat
(Les Luddites anglais, Les canuts de Lyon, William Morris). Il
s'agissait de défendre la survie des métiers, des savoir faire, de
la qualité des produits et d'éviter le chômage, la prolétarisation
et la dégradation des conditions de vie au travail mais aussi dans
le quotidien. Il s'agit encore aujourd'hui de protéger l'autonomie
des producteurs contre l'expropriation des moyens de productions, des
terres, des semences et de freiner la délocalisation de l'économie
qui a conduit à la production mondialisé et la dépendance au
système international technique et financier.
Ce courant vise donc à
concilier défense écologique et émancipation sociale. C'est ce
qu'on appelle à présent l'écologie politique ou l'écologie
sociale qui ne dissocie pas les questions sociales, politiques et
environnementales. Toutefois, dans les faits, des conflits violents
continuent d'opposer les défenseurs de l'environnement (Greenpeace,
la Confédération paysanne, les Ecologistes, certains syndicats de
gauche) et les acteurs de la production (Medef, Chasseurs, FNSEA et
d'autres syndicats).
L'écologie politique se
distingue de l'écologie identitaire d'extrême droite. Elle combat
la collusion du capitalisme et de la technologie non pas au nom du
nationalisme ou de la tradition pour elle-même mais au nom de
l'émancipation des peuples. L'écologie politique se distingue enfin
du développement durable et de l'environnementalisme. Très présent
dans le cercle des multinationales et des politiciens, le
développement durable tente de s'appuyer sur les énergies soit
disant renouvelables pour poursuivre la logique de la croissance sans
remettre en cause cette organisation de la société.
L'écologie politique et
sociale s'est développée en réaction aux événements
catastrophiques du XXe siècle, sur le plan militaire (Verdun,
Auschwitz, Hiroshima, etc.) et civil (catastrophes nucléaires,
chimiques, pétrolières, etc). Inspirés par Heidegger, on peut
citer Hanna Arendt, Gunter Anders, Hans Jonas, Zygmund Bauman, etc.
En France on peut citer Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Cornelius
Castoriadis, Henri Lefevre, Guy Debord, etc. Aux états unis, Murray
Bookchin, John Zerzan, Kirkpatrick Sale (Voir aussi les éditions
Pièces et main d'oeuvre, Le passager clandestin ou L'Echappée). Se
développe une conscience aiguë de la catastrophe, de sa dimension
planétaire, de la déshumanisation et de la déresponsabilisation
dans le monde moderne. L'idée d'une neutralité de la technologie
que les politiques pourraient utiliser de manière vertueuse ou non
est mise en doute. La technologie possède une certaine autonomie.
Elle se développe par elle-même, fait disparaître la
responsabilité des acteurs et génère des nuisances colossales
contre lesquelles nous sommes de plus en plus impuissants. Le lien
entre démesure technique et domination capitaliste est généralement
souligné, mêmes si chacun diverge sur la conception du rapport de
cause à conséquence. Faut-il accuser un système technicien
impersonnel ou bien les exploiteurs avides et sans vergogne.
III. Politique
La science fut longtemps
perçue comme bonne en soi. Elle est symbolisée, par Platon, par la
lumière solaire vers laquelle des esclaves enchaînés au fond d'une
caverne peinent à se tourner. Dans l'antiquité et au moyen-âge, le
Bien et la Vérité s'accordent naturellement. Lorsque la science
devint plus empirique que spéculative et que naquit progressivement
le positivisme, cette opinion subsista sous une forme nouvelle. La
science et la technique allaient permettre l'émancipation des hommes
grâce à la maîtrise de la nature. La production de richesses et
l'abondance devaient éteindre les conflits issus de la rareté.
C'est une idée commune au libéralisme d'un Adam Smith et au
socialisme d'un Karl Marx, à l'utilitarisme d'un Jeremy Bentham ou
d'un Saint Simon. En fin de compte, la technologie devait conduire
inéluctablement au progrès social. Il ne serait plus alors question
de gouverner les hommes mais simplement de gérer les choses. Les
sciences sociales, dans la continuité de celles de la nature,
allaient permettre de guérir la société et d'écarter tous les
risques de dissolution. Ce fut donc l'organisation scientifique de la
société, de la production à la consommation, qui devait, grâce à
une infrastructure rationnelle, conduire vers une société utopique.
Toutefois, la conception
technocratique de la politique n'eut pas les effets escomptés. De
nombreux outils de contrôle, basés sur la physique, la chimie, la
biologie, la psychologie et la sociologie allaient apparaître. Le
travail fut organisé de plus en plus rigoureusement et la société
de consommation orchestrée par les outils de marketing. Le contrôle
des corps et des consciences à des fins productives allaient se
développer grâce à des outils de plus en plus efficaces, ce qui se
mit à menacer sérieusement l'aspiration des hommes à la liberté
individuelle et collective. La science devint un instrument au
service de l'économie, permettant d'étendre à toutes choses la
logique marchande et d'assurer le maximum de profit. Elle contribua
au développement d'une gigantesque bureaucratie gestionnaire qui se
substitua aux rapports humains naturels. L'homme, comme la nature,
devint une ressource scientifiquement exploitable, ce qui entraîna
la disparition accélérée des métiers et des cultures, au profit
des professions et des fonctions. Enfin, la culture elle-même se
trouva intégrée dans le système économique sous une forme muséale
et massifiée. Ce processus, au lieu de développer la démocratie,
assura au contraire la souveraineté de quelques uns, en transformant
les sociétés et la nature en capitaux (métropolisation, parc à
thèmes, centre commerciaux, villes-musées, éco-quartiers, grands
projets,etc.).
Contre ce que Michel
Foucault appelle la biopolitique, c'est-à-dire la gestion
scientifique des sociétés, se sont développés des projets
d'autogestion et de mutualisation destinés à rétablir les liens
sociaux, l'entraide, le don et la réciprocité. Ces modèles
constructifs s'accompagnent de pratiques défensives de
contre-pouvoir : désobéissance civile, manifestation, sabotage,
sous-veillance etc. Ces pratiques rencontrent soit une opposition
violente du pouvoir à travers les interventions policières ou
militaires, soit une récupération, sous le nom d'économie sociale
et solidaire ou résiliente.
Le développement
d'internet a laissé penser, y compris aux plus sévères des
technophobes, comme Jacques Ellul, que cette technologie aurait
permis une révolution sociale. On a vu cette idée resurgir lors du
printemps arabe. Or, même si le réseau numérique transforme
l'organisation du monde militant et les forme de résistance, le
marketing, le contrôle, les problèmes environnementaux et
psychosociaux liés au numériques amènent à mettre en doute les
vertus véritables de cette technologie dans l'évolution de la
politique. Comme les journaux, la radio et la télévision, internet
est très largement contrôlé par les groupes les plus dominants et
les plus influents.
III. Éthique
Nous avons vu comme la
science investit les champs de la technique et de la politique. Au
fond, on peut aisément parler d'une éthique scientifique, ou
technoscientifique, pour caractériser notre monde, si l'on entend
par éthique : manière d'habiter, selon l'étymologie. On peut
également parler d'une éthique des Lumières, basée sur
l'assimilation du raisonnable au rationnel et faisant de la science
une chose bonne par essence. Nous ne nions pas les acquis relatifs à
cette philosophie : combat contre les préjugés, les traditions
absurdes, confiance en l'individu comme être de raison quelque soit
son âge, son genre, sa culture etc., recherche d'un fondement
rationnel commun pour la justice (analyses des laboratoires
indépendants dégagés des conflits d'intérêts), développement de
l'enseignement pour tous, amélioration des conditions de vie, lutte
contre l'insalubrité, la souffrance, exploration de la nature et de
l'homme, etc.
Cependant, cette éthique
comporte sa part d'ombre. Elle nie trop souvent la vie derrière une
approche mécanique et gestionnaire des hommes, du vivant et des
choses en général. Elle détruit les milieux naturels réduits au
calcul, à la sélection de l'utile et de l'inutile, à la recherche
de l'efficacité et du bénéfice. De même, l'environnement social
est altéré à travers la réduction des relations humaines à des
rapports d'échanges marchands et par la domination des experts. La
société se trouve paralysée par ce modèle qui pourtant célèbre
désespérément l'innovation. A travers l'injonction à conquérir
de nouveaux marchés technologiques, s'exprime le ressassement
stérile d'un imaginaire monolithique (par exemple, l'objet connecté
permettant de mesurer et contrôler chaque aspect de sa vie ; le
téléphone intelligent ; la voiture qui se gare seule ; le frigo qui
gère les provisions, etc.). Le monde de la vie présente et future
est nié au nom de grands projets dont l'argumentation
philanthropique (l'ogm contre la famine ou les nanoparticules contre
le cancer) masque à peine les intérêts de leurs promoteurs. La
stratégie est identique à celle des patrons paternalistes du XIXe
et XXe.
Si la technique et la
science apparaissent aujourd'hui avec un visage inquiétant, on nous
rassure en nous assurant qu'elles ont la capacité de nous guérir
d'elles-mêmes, comme si les techniques pouvaient un jours se
débarrasser de leurs effets secondaires. Or le numérique, censé
nous faire gagner du temps, nous en fait perdre ; censé nous
informer, il nous submerge et détruit notre pouvoir de
concentration. La médecine et la biologie, supposés nous guérir,
contaminent l'environnement. La chimie, censée nous nourrir,
empoisonne les milieux de vie. La technologie, censée nous libérer,
développe les instruments de contrôle social. Il apparaît donc que
la technoscience a dépassé un certain seuil et commence à
grignoter la vie, voire ses propres performances (obsolescence,
accidents, embouteillages etc.). Il n'y a plus ici la technique, là
la science, là bas la politique, mais une religion fanatique si
puissante qu'elle n'est plus perçue. Toutefois, jour après jour,
un par un, les gens se lassent et se désintéressent. Pourquoi après
tout l'avenir serait-il dominé par le numérique, l'amélioration
des performances humaines, la ville 2.0, la culture de masse etc. ?
Dans Science et pouvoir,
Isabelle Stengers écrit "ce à quoi les futurs citoyens auront
affaire, ce par rapport à quoi les exigences de la démocratie
imposent qu'ils deviennent partie prenante, n'a rien à voir avec les
légendes dorées de la science faite. Ce à quoi ils devraient
devenir capables de s'intéresser, c'est à la science telle qu'elle
se fait, avec ses rapports de force, ses incertitudes, les
contestations multiples que suscitent ses prétentions, les alliances
entre intérêts et pouvoir qui l'orientent, les mises en hiérarchie
des questions, disqualifiant les unes privilégiant les autres. C'est
à partir de tout cela que se construit leur monde".
A partir de ce constat,
les dispositifs participatifs qui se développent actuellement
tendent à compléter l'expertise classique des "savants".
Mais elles s'appuient pour cela sur une forme de management utilisée
par de nouveaux experts, les animateurs de concertation, des
médiateurs susceptibles de pacifier les débats et d'arracher un
consensus. Ces démarches participatives, menées par les
travailleurs sociaux, les designers et les artistes ont pour objet de
prévenir les contestations et d'alimenter les stratégies de
communication. Ce soft-power, en parodiant un véritable processus
démocratique, empêche plus qu'il n'encourage l'expérimentation
sociale horizontale. La question se pose alors de trouver une
solution qui permettrait de s'émanciper de ces nouvelles méthodes
de fabrique du consentement sans que les conflits sociaux dégénèrent
en guérilla urbaine ou champêtre. Il faudrait que se développe une
culture de la confiance envers les autres et envers soi-même pour
qu'ait lieu une participation réelle, éclairée et volontaire des
habitants à la construction de leur milieu de vie. Il faudrait une
nouvelle révolution anthropologique comparable à celle qui a eu
lieu à la fin du moyen-âge et qui a conduit aux Lumières et à
l'industrie.
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