« Nous sommes parvenus en ce point où ce n’est pas notre disparition qui serait un miracle mais notre survie » écrivait Gunther Anders dans les années soixante. Sa critique du monde post-atomique portait également sur le monde fantomatique sécrété par la radio et la télévision. Aujourd’hui, des menaces supplémentaires sont apparues, celle de l’effondrement de la biodiversité, du réchauffement climatique, etc. La malédiction de l’évolution humaine est qu’elle semble mener à sa propre disparition. Cela paraît d’autant plus étrange que l’homme est la seule créature supposée pouvoir contrôler lui-même son propre destin.
Pour aborder cette question,
je vais me concentrer sur la question de la technique comme ressort de l’évolution
humaine. Je distinguerai trois formes de techniques : les techniques
corporelles, instrumentales et symboliques. Puis je détaillerai trois formes de
techniques symboliques : l’art, la science et la politique. Enfin, je
montrerai la nécessité de repenser nos techniques politiques pour espérer
parvenir à maîtriser nos techniques instrumentales.
(a) Le corps et ses instruments
La « technique »
d’un musicien, d’un dentiste, d’un garagiste, d’un sportif, etc. désigne son
savoir-faire, sa méthode, ses procédures et son habileté. J’appellerai cette
forme de technique : « technique corporelle ». Mais le mot
« technique » désigne aussi les objets, artefacts, instruments,
outils, machines, ouvrages et constructions. J’appellerai cette forme : « technique
instrumentale ». La technique corporelle résulte de l’apprentissage, qui
est un travail sur soi ; tandis que la technique instrumentale provient du
travail productif, qui est un travail sur la matière extérieure. La technique
instrumentale suppose la technique corporelle, dans la mesure où le savoir-faire
du technicien est nécessaire à la production d’un instrument. De même, le
producteur a besoin des techniques instrumentales, c’est-à-dire de tous les
outils nécessaires, pour travailler. Il y a donc une circularité entre
technique corporelle et technique instrumentale.
Puisque l’efficacité du geste
est augmentée par l’outil, on peut dire que la technique instrumentale est née
de la technique corporelle. La pierre est plus solide que le poing pour
frapper, l’arc que le bras pour propulser, le mulet plus endurant que l’homme
pour porter et le cheval plus rapide pour courir. En retour, la technique
instrumentale a donné lieu à de nouveaux gestes et a entraîné le développement
de nouvelles techniques corporelles et de nouveaux savoir-faire, comme tirer à
l’arc ou monter à cheval.
Mais les techniques
instrumentales, comme les outils et les machines, ont engendré de nouveaux
problèmes en agissant sur l’homme. Nous sommes devenus dépendants de nos
propres constructions, en étant soumis au fonctionnement et à l’entretien de
nos dispositifs, lorsqu’il faut ramasser les récoltes, nourrir et soigner le
bétail et réparer les bâtiments. Nous subissons les cadences infernales des
machines, l’ennui de la routine, les accidents et la pollution, ainsi que la
dépossession de certains savoir-faire lorsque des tâches sont automatisées ou
assistées. Les techniques instrumentales, au lieu d’augmenter notre corps, le
martyrisent parfois.
Comme je l’ai dit au début, d’un
certain point de vue, les machines, comme les calculatrices ou les avions, sont
plus efficaces que l’homme. Mais elles produisent aussi différemment des choses
différentes. Les boites à rythmes ne jouent pas comme les batteurs. La
nourriture en conserve ou surgelée se distingue de celle que l’on prépare
soi-même. On n’assiste donc pas seulement à un accroissement de puissance mais
aussi à une transformation qualitative de nos modes de vie. Or, si la notion d’« accroissement »
correspond assez bien à l’idée de progrès, celle de « transformation »
est plus indéterminée. Le plat surgelé est avantageux en termes d’efforts et de
temps, mais pas nécessairement sur le plan économique, écologique et
diététique.
(b) L’art comme technique symbolique
A la technique corporelle et
à la technique instrumentale, dont je viens de parler, j’ajouterai une
troisième forme que j’appellerai : « technique symbolique ». Il
s’agit par exemple des schémas techniques, des panneaux indicateurs, des
cartes, des œuvres d’art, des théories scientifiques, etc. La technique
symbolique ne pourrait pas exister sans la technique instrumentale et la
technique corporelle. Par exemple, le code du solfège suppose la production de
papier, d’instruments et des institutions pour apprendre à le maîtriser. La
différence est que les techniques instrumentales et corporelles servent à
transformer la matière, tandis que la technique symbolique vise à informer les
hommes. Un roman, une peinture, un film ou un disque communiquent des
informations au spectateur et ne le transforment pas comme une plaque
électrique peut le faire en chauffant les aliments. A la limite, je pourrais
dire que le public est transformé dans un sens différent, dans la mesure où il
a appris quelque chose qui l’a enrichi sur le plan intellectuel.
On pourrait m’opposer ici
que lorsque la peinture est abstraite et ne représente rien de précis et que la
musique produit de simples sons, il ne s’agit plus de communiquer des
informations au spectateur. Je répondrai que des techniques symboliques, comme
la peinture abstraite ou la musique, peuvent très bien fonctionner sans
messages explicites. Ce sont encore des constructions de signes qui obéissent à
des règles et à une culture. Il est vrai qu’on ne peut pas les interpréter
aussi précisément qu’une sonnerie de téléphone ou un pictogramme qui dénotent
quelque chose de précis. Mais ils fonctionnent autrement, comme le montre
Nelson Goodman, en inversant l’orientation d’ajustement entre prédicat et
référent et en exemplifiant métaphoriquement, par exemple avec une musique, un prédicat
comme la tristesse (au lieu que le prédicat dénote quelque chose). Si l’art
offre un rapport plus vague au sens des signes que ne le font les sciences et
les techniques, il n’en demeure pas moins que toutes ces techniques symboliques
réclament une activité mentale d’interprétation particulière. Dans tous les
cas, l’art (comme la science) contribue à la formation intellectuelle, à
travers les livres, les écrans, les écoles, les musées, etc.
Je ne nie pas que les
techniques corporelles et instrumentales supposent également une dimension
symbolique et une interprétation, mais ce serait plutôt dans le contexte pratique
d’une action. Entendre la sonnerie du téléphone me permet de prendre l’appel. Voir
le froncement des sourcils de mon interlocuteur m’indique de me taire. Mais si
je ne comprends pas un tableau, un poème ou une musique, cela n’a pas
d’incidence directe (hormis sans doute dans le contexte particulier d’un examen
dans une école).
J’ai dit précédemment
qu’avec l’évolution des techniques, nous n’assistions pas seulement à un
accroissement de puissance, mais aussi à une transformation qualitative de nos
modes de vie. Avec l’invention de nouveaux instruments, de nouveaux métiers
apparaissent pour s’occuper de ces instruments, pour les produire et les
vendre. Les techniques symboliques, comme les techniques instrumentales,
agrègent autour d’elles de nombreux métiers, par exemple pour produire et
diffuser les œuvres d’art et les théories scientifiques. Des hiérarchies se
créent entre les différentes techniques symboliques, instrumentales et
corporelles et les métiers correspondants. Ainsi l’administration et la gestion
contrôlent l’industrie, et l’industrie modifie les savoir-faire artisanaux. Des
réseaux sociotechniques dominants exercent leur pouvoir sur d’autres réseaux
sociotechniques. Des rapports de domination se mettent en place entre des
organisations à l’intérieur desquelles les agents se succèdent et se
substituent les uns aux autres. Mais, j’aborderai plus en détail cet aspect
politique à la fin de ce texte.
(c) Le symbolique et l’esthétique
Je voudrais revenir sur la
manière dont les techniques instrumentales et symboliques peuvent fusionner, par
exemple en architecture, en design, artisanat et stylisme. En effet, dans ces
domaines, cohabitent la fonction et le style, l’ergonomie et l’esthétique. Une
église baroque est à la fois utilisée par les fidèles et les visiteurs et
compréhensible en termes religieux et artistiques. Mais il arrive que des
techniques instrumentales paraissent n’avoir aucune dimension symbolique. J’ai
déjà précisé que ces objets symbolisent au moins leur fonction dans le contexte
pratique d’une action. Dans ma cuisine, si je dois remuer des pates dans l’eau
bouillante, je me saisis automatiquement d’une cuillère en bois. On peut donc
parler ici d’une symbolisation pratique, distincte d’une symbolisation
théorique plus abstraite véhiculant un style, une appartenance sociale, une
idéologie, etc.
Mais il a un aspect supplémentaire
que je qualifierai d’ « esthétique ». Ce n’est pas la même
expérience de remuer les pâtes avec une cuillère en métal et avec une cuillère
en bois. Des activités techniques corporelles et plus ou moins instrumentales,
comme marcher, nager, cuisiner ou bricoler, sont également des expériences
esthétiques. Il s’agit là d’expériences liées à une activité physique. Tandis
que les expériences consistant à écouter de la musique, lire un livre ou
assister à une pièce de théâtre, qui sont également esthétiques, engagent davantage
une activité intellectuelle d’ordre symbolique.
Je voudrais faire encore quelques
remarques sur la relation entre l’esthétique et le symbolique. Par exemple,
lorsqu’en randonnée je contemple un paysage, je n’ai pas ou peu d’activité
physique, ce qui me rapproche de la situation du spectateur. Le paysage forme
alors un système symbolique comparable à celui de l’œuvre d’art et dont les aménageurs
ont dû se préoccuper en organisant le territoire. Et, quand je nage, quand je
danse, je peins ou je chante, j’applique des schèmes pratiques qui forment une sorte
de syntaxe sensori-motrice parallèle à l’articulation symbolique d’une œuvre. Il
y a par exemple une correspondance entre la partition musicale et la manière
dont je manipule mon instrument ou place ma voix.
Il semble néanmoins que,
dans l’art, l’expérience symbolique se soit autonomisée, en diminuant
l’activité physique, ce qui a pu conduire à considérer l’art comme plus « noble »
que les plaisirs corporels du sport, de la gastronomie, de l’érotisme, etc.,
selon un ancestral schéma culturel de mépris du corps. La naissance de l’art
correspondrait à un détachement de l’esthétique de la technique instrumentale
et à une survalorisation de l’esthétique de la technique symbolique, avec la
naissance du métier d’artiste distinct de celui d’artisan. Avec le
développement de l’industrie mécanisée, l’artisanat paraît à son tour s’être scindé
en deux parties, avec d’un côté à nouveau les artistes, symbolisant
l’émancipation et l’épanouissement personnel, et de l’autre côté l’ouvrier,
représentant l’aliénation et la subordination à la machine. Quant au
divertissement de masse, il se situerait à mi-chemin entre le labeur
abrutissant et la créativité spirituelle. Je veux dire que la critique
aristocratique de l’industrie culturelle reproduit dans le champ des loisirs la
hiérarchisation entre arts libéraux et arts serviles.
(d) Naissance et conséquences de la science
Comme l’art, la science est
une technique symbolique qui s’appuie sur des techniques instrumentales et
corporelles. Mais le savoir, comme technique symbolique, et le savoir-faire,
comme technique instrumentale et corporelle, furent à l’origine confondus, avant
l’apparition de la science comme telle dans la philosophie antique. La
médecine, l’agriculture et l’élevage furent d’abord des techniques empiriques, mêlant
corps, instruments et symboles, avant de devenir des sciences biologiques, avec
le développement des techniques instrumentales et symboliques.
Ce qui a contribué à la
naissance de la science depuis l’Antiquité, c’est le développement des
techniques d’écriture, des instruments de mesure et des métiers de savants.
L’arpentage et la navigation ont donné naissance à la géométrie et à l’astronomie.
En retour, ces sciences, comme techniques symboliques, ont permis le progrès
des techniques instrumentales. La médecine, l’agriculture, l’élevage,
l’architecture, l’industrie, les transport, l’enseignement, etc. ont été
bouleversés par les apports des mathématiques, de la physique, de la chimie, de
la biologie, de la psychologie et de la sociologie.
Le décrochage de la science,
comme technique symbolique, par rapport à la technique instrumentale, a conduit
peu à peu à un renversement. Une « science » gestionnaire a engendré
une mécanisation et un recul des savoir-faire, avec une dépossession de la
qualification, liée à l’assistance des producteurs par des automates et aux
procédures imposées par des experts. L’organisation du travail fut alors fixée
par le projet de l’ingénieur et, en face, le manœuvre usa de tactiques pour
moduler et réaliser le programme à appliquer tant bien que mal. Dans ce cas,
les techniques corporelles et instrumentales furent formatées par les schémas
des techniques symboliques.
La technique instrumentale dans
les sciences permet d’accroitre aussi bien notre pouvoir d’observer que d’agir.
Le biologiste, tout en regardant la cellule dans son microscope, manipule les
vis métriques. Il est intervenu préalablement sur son échantillon à l’aide
d’outils, comme la lame, la pince, le colorant. Dans notre quotidien, les instruments
permettent également d’augmenter l’action et la perception, comme avec
l’automobile et son pare-brise, ses rétroviseurs, ses compteurs, son volant,
son levier de vitesse et son pédalier.
La société fut progressivement
colonisée par les instruments nés dans les laboratoires. L’ordinateur, d’abord
réservé à un petit groupe d’experts, s’est retrouvé entre toutes les mains,
grâce en particulier au progrès de la miniaturisation. Cette histoire rappelle celle
des peintres libérés des ateliers grâce aux tubes de peintures ou des cinéastes
s’échappant des studios avec leurs caméras portatives. L’appareil photographique
intégré à mon téléphone est un descendant lointain de l’héliographe de Nicéphore
Niepce. La plupart des gestes techniques que nous exécutons couramment ont un
jour été inaugurés par un savant dans son laboratoire ou un inventeur dans son atelier.
En même temps, nous sommes devenus les cobayes à grande échelle de toutes ces
inventions entrelacées.
Le développement des
techniques instrumentales entraine celui de nouvelles techniques corporelles.
La spécialisation des métiers augmente avec celle des machines. Par exemple,
l’apparition des appareils électroniques a entraîné l’apparition de nouvelles
compétences. En même temps, des savoir-faire artisanaux ont disparu avec des
outils et des machines devenus obsolètes. En quelques millénaires, la
morphologie humaine a peu évolué. Mais avec le développement des sciences, des
techniques et des nouveaux savoir-faire, l’espèce humaine a vu son comportement
changer radicalement sur la majeure partie du globe (si l’on excepte certaines
sociétés « traditionnelles »). Nos manières de nous alimenter, de
nous déplacer, de communiquer, etc. sont distinctes de celles de nos ancêtres. Si
la diversité des coutumes se réduit, la variété des modes vie dépend aujourd’hui
davantage de la possibilité d’accéder plus ou moins aisément aux produits
industriels. Le bilan de cette évolution est mitigé au regard des destructions
environnementales et de la dégradation des conditions de vie d’une partie de
l’humanité (famine, guerre, exploitation, migration, maladie, chômage, misère,
etc.).
Le processus de
concrétisation de la technique, selon Gilbert Simondon, consiste en un
perfectionnement de l’intégration des composants d’une structure mécanique dans
un ensemble, en une convergence des fonctions dans une unité structurale, afin
d’obtenir une solidarité organique des parties. Cette concrétisation peut se
prolonger avec l’intégration des machines dans leur milieu technique. On peut
imaginer ici la complémentarité parfaite des modules dans une usine ou des aménagements
dans une ville. Pour bien faire, cette intégration devrait également aboutir à
une harmonisation des environnements humains et naturels. Ce processus de long
terme aurait dû commencer avec l’hominisation, jusqu’aujourd’hui, pour se
prolonger dans l’avenir.
Mais comparé à l’évolution
des espèces vivantes naturelles, celle de l’homme et de ses techniques paraît
plus périlleuse et engage la question de sa propre responsabilité dans ce
processus. Si l’évolution des êtres vivants a lieu spontanément et
inconsciemment, celle de l’homme et de ses instruments est supposée rester
soumise à sa propre volonté. Cela soulève le problème de la décision collective
de l’humanité, puisque celle-ci est composée de groupes et d’individus en rapports
désaccordés. Le problème technique devient alors politique. Comment organiser
au mieux la prise de décision collective et son application ?
(e) Le progrès des techniques symboliques
Les opinions divergent quant
à la valeur à attribuer à la technique instrumentale dans l’organisation
sociale. Pour certains (i) la technique instrumentale apporte la solution à de
nombreux problèmes en améliorant les conditions de travail, le confort et la
santé des hommes. Pour d’autres, au contraire, (ii) elle détruit les liens
sociaux et l’environnement naturel et représente à terme une menace
existentielle. Enfin, (iii) on peut considérer la technique instrumentale comme
neutre et ne faire reposer ses effets que sur le choix des agents.
Selon (iii), si les armes à
feu tuent, c’est bien à cause de leur utilisateur. Mais (ii) n’est pas
incompatible : si ces armes sont aisément disponibles, en nombre important,
avec une forte puissance, et que la culture de la méfiance et de la violence
est hégémonique, cela favorise leur utilisation. Il y a donc à la fois (iii) des
hommes vertueux ou non ; et (i)&(ii) des environnements également
vertueux ou non (concernant cette question de l’environnement technique, on
remarque qu’il faut poser la question des conditions culturelles et techniques
ensemble). Il n’y a pas ou bien (iii) la pleine liberté des hommes d’utiliser
bien ou mal les techniques, ou bien (i) & (ii) l’entière soumission au
développement heureux ou malheureux des techniques. Il y a des niveaux de
problématisation : Qu’est-ce qu’un usage vertueux des techniques ? Comment
les hommes s’accordent-ils sur le meilleur usage des techniques ? Comment
les circonstances sociotechniques favorisent-elle ou défavorisent-elles un
usage vertueux ?
Il est incontestable que
l’évolution technique a des conséquences problématiques sur les équilibres
humains et terrestres (crise économique, pollution, bouleversement climatique,
etc.). Aux injustices envers les vivants s’ajoutent celles vis-à-vis des
générations à venir. Il est de notre devoir de tenter de contrôler les
techniques au lieu de se résigner à leurs effets nocifs. Il s’agit d’optimiser
la technique de façon à profiter de ses bienfaits sans nuire à la santé humaine
et à la préservation de l’environnement. Or ceci dépend d’un mode d’expertise
et de décision qui implique la participation de la majorité des acteurs en vue
de l’intérêt général, contre une minorité guidée par son intérêt particulier.
Optimiser se distingue de
maximiser. Une « meilleure » technique n’est pas « plus »
de technique. Il s’agit de trouver un accord parmi les conflits d’intérêts,
lesquels représentent des perspectives différentes sur la réalité. Des groupes
défendent l’environnement, d’autres leur modèle économique, d’autres le
paysage, d’autres des principes éthiques, etc. Ainsi, il revient à la parole
partagée de guider le geste, autrement dit à la technique communicationnelle de
conduire la technique instrumentale. La question n’est pas « Pouvons-nous »,
mais « Comment devons-nous construire un modèle politique qui permette aux
hommes de s’accorder sur les meilleurs moyens de construire des sociétés
pacifiques et durables ? ». Cela suppose d’accentuer nos efforts sur
la compréhension de nous-mêmes et de nos sociétés. Or comprendre et communiquer
relèvent bien de la technique symbolique. La question devient donc :
« Quelles formes doivent avoir nos techniques symboliques pour diriger
correctement nos techniques instrumentales » ?
(f) Progrès technique et transformation
culturelle
Sur le plan culturel des arts
et des sciences, l’expansion des techniques instrumentales entraîne le mélange
des cultures et des peuples et, en même temps, standardise, automatise et
atomise les individus. Cela a pour effet réactif le repli identitaire des
groupes et la nostalgie d’un passé plus ou moins fantasmé. Or une issue plus
constructive consisterait à accompagner l’enrichissement réciproque des
cultures et à construire un monde inédit plus vivable qu’aucun monde précédent.
Encore une fois, c’est sur le plan des techniques symboliques qu’il faut agir
pour accompagner l’évolution instrumentale.
Il est clair que le
développement instrumental a une incidence sur les transformations culturelles.
Aussi le contrôle collectif de la technique doit-il inclure une réflexion
également sur leur impact culturel. Le but est de faire cohabiter les
composantes variées de l’humanité et de veiller à limiter les tensions et
favoriser les enrichissements mutuels. En fin de compte, il s’agit de construire
la conciliation des intérêts et des cultures. Il faut bien évidemment éviter la
guerre de tous contre tous et unir nos efforts pour l’amélioration du monde et
de notre être au monde. Mais en même temps, nous ne devons pas éliminer la
diversité, ni créer une table rase mondialisée où tous les hommes seraient les
rouages d’une vaste machine dont le mouvement s’acheminerait vers son épuisement.
Conclusion
Dans ce texte, j’ai cherché
à montrer :
(a) que la technique
instrumentale prolonge la technique corporelle ;
(b) que la technique
symbolique artistique prolonge la technique instrumentale ;
(c) le rapport entre
esthétique et technique ;
(d) que la technique symbolique
scientifique conduit à une autonomisation du savoir par rapport au savoir-faire,
puis à son réinvestissement dans l’observation et l’action ; que l’interaction
entre les différentes sphères techniques corporelles, instrumentales et
symboliques produit une évolution de l’espèce humaine aux impacts ambigus sur
la société et l’environnement ;
(e) que la technique instrumentale
est considérée comme positive, négative ou neutre selon les cas ; que son optimisation
repose sur la démocratisation de l’expertise ; que l’évolution de l’espèce
doit se faire par complémentarité, et non uniformisation ou morcellement.
L’évolution de la technique correspond
donc à une évolution de l’espèce. Mais à la différence de l’évolution
biologique, l’évolution technique engage notre responsabilité. Elle suppose une
évolution politique. Tout le problème alors est de réformer les techniques
symboliques de gestion qui enferment les corps et les âmes dans une
instrumentalité morbide.
(f) J’ai enfin défendu la
construction d’une culture commune où les pratiques symboliques conduiraient à
une instrumentalité et une corporéité heureuse et émancipatrice.
Pour terminer, voici l’inventaire
d’un certain nombre de problèmes liés aux évolutions techniques qui pourraient
être abordés dans un prochain article consacré à la maîtrise de nos techniques :
La pollution et la destruction de l’environnement, l’apparition de maladies
liées à la pollution, le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources,
l’alimentation industrielle, les conflits géopolitiques en lien avec
l’exploitation des ressources énergétiques et les métaux rares, la
transformation des conditions de travail, l’évolution de la pédagogie et de la
formation, la place des écrans, la transformation des rapports sociaux,
l’accélération des rythmes de vie, les technologies de contrôle des populations,
les technologies militaires, l’impact des biotechnologies, l’accès au soin, la
numérisation des services publics, l’évolution des médias, la protection de la
vie privée, la régulation des contenus numériques, etc.
Voici également un corpus
non exhaustif de théoriciens de l’éthique et de la politique sur lesquels je pourrais
m’appuyer pour aborder ces questions : Seyla Benhabib, Amy Gutmann, Dennis
Thompson, Iris Marion Young, Nancy Fraser, Lynn Sanders, Loïc Blondiaux, Ruwen
Ogien, Sandra Laugier, Christine Tappolet, Bruno Latour, Isabelle Stengers,
Andrew Feenberg, Richard Rorty, Gérald Cohen, John Elster, Philippe Van Parijs,
Erick Olin Wright, Isaiah Berlin, Ronald Dworkin, Michael Sandel, Pat Devine,
Robert Boyer, Gregory Chigolet, Pascal Lebrun, Michael Albert, Bruce Ackerman,
Benjamin Barber, James Fishkin, Charles Larmore, Bernard Manin, Philip Pettit, Hanna
Pitkin, Peter Singer, Derek Parfit etc.
R. Edelman, Nantes, Juillet
2024
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire