LE RIRE ET LA COLÈRE
PREFACE
Avant de m’intéresser à la philosophie, mon intérêt se portait sur la littérature. La question qui se posait à moi était celle, assez baroque, du rapport entre l’essai et la fiction. La conjugaison de ces deux activités chez un grand nombre d’écrivains (Voltaire, Diderot, Sartre, Bataille) laissait supposer un lien précieux entre invention et découverte que la philosophie traditionnelle tend malheureusement à négliger. Soit dit en passant, d’un point de vue pratique, je jugeais plus difficile, paradoxalement, d’écrire de la fiction que de l’essai. C’est sans doute ce constat qui m’amena à m’intéresser à cette question. Mais quel rapport y a-t-il, me dira-t-on, entre cette question de l’essai et de la fiction et l’étude philosophique du comique ? C’est qu’il faut considérer d’abord que le comique dépend du simulacre, du faire semblant et donc de la fiction. Il y a bien un lien étroit entre le comique et la fiction. Ce lien tient à la pratique commune au deux de la simulation.
Or, le philosophe se fait généralement une vertu d’aborder avec sérieux la question de l’illusion. A cette attitude correspond le style de l’essai, dont le sérieux consiste, par principe, à repousser au plus loin la fiction en lui refusant une valeur philosophique. Il y a donc une analogie entre le rapport de l’essai à la fiction et celui de la philosophie au comique. Ce rapport est-il nécessairement un rapport d’opposition ? Le philosophe ne pourrait-il pas également dénoncer les limites du sérieux et la vertu cognitive du comique ? Ne pourrait-il pas souligner la complémentarité entre le sérieux et le comique ?
Le but recherché alors ne sera pas tant de remplacer la philosophie par la comédie, mais de souligner le rôle du comique, ou d’un de ses aspects, dans la recherche philosophique. On trouve en philosophie, sous la forme de l’ironie, une version du comique (il faut distinguer cette ironie philosophique, qui consiste à interroger, de l’ironie ordinaire, qui consiste simplement à dire le contraire de ce que l’on pense). Le sourire philosophique, peut-on dire, tempère dans ce cas le sérieux du dogmatisme.
Quant au fait d’être rationnel, le comique ne l’est pas moins que le sérieux. La fausseté comique n’est pas mensongère ni erronée. Elle est heuristique. Lorsqu’une chose est faite pour rire, il est entendu de tous que cette chose a lieu pour de faux. C’est la confusion du comique avec le ridicule, lequel peut être effectivement aveugle ou sectaire, qui a suscité le rejet philosophique du comique. Car, on peut légitimement condamner le rire dans les cas de la raillerie et de la moquerie, lorsqu’elles vise à humilier au fond avec sérieux. On a peut être vu ces photographies de bourreaux riant des sévices qu’ils infligeaient à leur victime. Nous ne devons donc pas confondre le comique avec le ridicule qui, effectivement, peut être aveugle et sectaire, vil et calomnieux. Il importe de bien distinguer en outre la comédie (Bergson), l'humour (Breton), l'ironie (Kierkegaard) et l'esprit (Freud) de la dérision, de la raillerie, du grotesque et de la moquerie. C’est ce que je tente de faire dans la présente étude.
Pour ce faire, il fallait rappeler que, dès l’antiquité, les Sophistes et les Poètes furent considérés comme des illusionnistes manquants de sérieux par les philosophes Platoniques. Pour pouvoir contempler les idées, nous devrions nous abstraire des apparences auxquelles la sophistique, la tragédie et la comédie ont affaire. Platon a sans doute raison de prôner une certaine distance lucide, mais il a tort de nier au comique, sous une certaine forme, la capacité de l’acquérir.
Plus précisément, au lieu de polariser les contradictions, le comique est l’art de concilier les oppositions, comme l’abstrait et le concret, le général et le particulier, la tradition et l’innovation etc. Le comique est une façon artificielle et artistique de traiter la contradiction sans réellement la résoudre pour autant. Nous pourrons voir que cet aspect, déplaisant pour Hegel, suscite un vif intérêt chez Kierkegaard.
De plus, le rire est une réaction qui signale un intérêt naissant - plutôt qu’un rejet inconditionnel comme la colère. De Bussy et Manet ont provoqué les deux réactions du rire et de la colère. Mais le rieur semble se tenir au seuil du compréhensible et de l’incompréhension alors que l’indigné en reste à ce dernier stade. Un peintre me dit un jour qu’il préférait voir les gens rire de son travail que de les voir outrés ou même encore indifférents. Comparé au rejet inconditionnel de l'objet dans la colère, le rire témoigne d'un intérêt naissant. La première refuse l'altérité sous le moindre de ses aspects ; tandis que le second présente une dimension d'ouverture, de propédeutique à la compréhension. Le comique est l'amorce d'un véritable désintéressement, d'une prise de distance vis-à-vis de l'objet. Il est par conséquent l'antidote contre la fermeture unilatérale de notre opinion. Cela ne signifie pas que le comique soit la philosophie ultime mais qu’un aspect du comique sert à l’esprit pour s’élever.
Il faut considérer que la colère habite la théorie, lorsque nous nous maintenons dans l'ignorance avec nos croyances ; elle habite également la pratique, lorsque nous devenons des criminels aveuglés par la foi. C'est donc au comique de relayer, sous une forme évoluée, la colère ; de transposer les conflits réels dans un mode virtuel pour les rendre féconds. Il y a un lien entre essai et colère qui pourra être étudié. Car si l’on assimile simplement l’essai au sérieux, cela implique que l’apathie est à l’origine de l’essai, ce qui paraît contradictoire si l’on considère que l’apathie n’est à l’origine de rien. En vertu de la thèse selon laquelle nous accédons d'autant mieux à la vérité que nous supprimons les affections sensibles, la contemplation philosophique fut parfois envisagée comme séparée de l'affectivité. Mais ne sommes-nous pas davantage motivés que désintéressés lorsque nous défendons nos croyances et nos actions ? Derrière le sérieux de la science et la foi aveugle peut même agir une colère haineuse et mal intentionnée. Il ne saurait, en vérité, y avoir d'expression sans émotion. L'histoire de la philosophie, par exemple, peut être envisagée comme l'expression de l'indignation polie et argumentée de philosophes contre d'autres, plutôt que comme la somme des produits des méditations isolées de chacun. Cette conception dialectique, qui suppose l'affectivité, s'oppose à la conception solipsiste de la philosophie selon laquelle le sage, en se coupant de la vie pratique, élèverait seul son âme vers les idées intelligibles à la manière de Descartes dans son poêle. La sagesse, pour le coup, devient le fruit d’un dialogue rendu possible par des modifications émotives.
Ce sont donc des émotions qui sont à l’origine de notre expression et il n’y aurait aucun sens à faire découler une expression d’une absence d’émotion. Derrière le sérieux de la science et la foi aveugle peut agir également une colère haineuse et mal intentionnée. C’est pourquoi la philosophie doit savoir conserver, face aux abus de la science et de la religion, le goût du jeu et le sens de l’insoumission. C’est par une sorte d’effet comique que la philosophie parvient à mettre en cause des certitudes qui resteraient autrement dogmatiques.
Le rire peut reprendre la colère sous une forme pacifique et féconde, une fois transposée sur le mode virtuel. Il y a des essais nés de la contestation et qui utilisent le rire et l’ironie comme procédés argumentatifs. Ce rire, qui n’est pas nécessairement manifeste sous sa forme la plus apparente, consiste en un dépassement de la réaction basique et en une amorce de réflexion. Contrairement à une idée reçue, le comique a des vertus et le sérieux, des vices. Grâce à sa portée critique, le comique est capable de lutter contre son contraire : le trop sérieux de l'assurance aveugle. Souvenons-nous de l'ironie de Socrate face au sérieux des Sophistes et des Physiciens. La réhabilitation du comique et de l'émotion en philosophie s'oppose donc moins à la philosophie elle-même, qu'elle ne dément une lecture caricaturale de la philosophie. Face aux erreurs ou aux mensonges du savant, le comique maintient le goût du jeu et le sens de l'insoumission. De plus, la simulation comique reste consciente et volontaire. Elle se présente comme factice, sans tromper, sans se faire passer pour vraie. Il faut distinguer le fait de rire au dépend de quelqu’un, en lui cachant la vérité, de celui de rire avec quelqu’un, en s’amusant de ce que l’on imagine.
Quant à la fiction (le pour de faux ou le pour rire), il est injustifié de la qualifier de non philosophique. Pourtant, la philosophie, en revendiquant un genre de discours propre, a parfois refusé de considérer son propre manque de sérieux et a nié la part d'invention attachée à ses découvertes. N’est-il pas troublant de voir Platon critiquer poètes et comiques alors même que ses dialogues sont clairsemés de mythes et d’ironie ?
L’affectivité peut être élevée au rang des éléments nécessaires à la compréhension des choses et des hommes. Les petites perceptions participent de l’ensemble de la connaissance et ne sont pas des résidus parasites. Les émotions peuvent être employées à bon escient, une fois établies leurs qualités et leurs défauts. Elles permettent de juger de la valeur des faits. On ne peut effectivement pas, sans préalable esthétique, attribuer aux choses les prédicats de vérité ou de bonté. Il importe donc de valoriser le rôle joué par l’esthétique dans la connaissance et l’action, ainsi que dans tous les domaines de la vie. Car la séparation abstraite, à des fins d’analyse, de l’esthétique d’avec le reste ne doit pas masquer son implication concrète dans le champ général de notre activité.
Plus généralement, je m’interroge sur ce que le laid nous enseigne et sur ce qu’il nous permet de faire - je préfère reposer ainsi inversée l’antique question de l’intérêt du beau. Si l’on se fie aux définitions proposées par Aristote, le rire vient de la reconnaissance d’une laideur qui ne fait pas souffrir ; et la colère, de la reconnaissance de la laideur morale de celui qui réussit sans mérite. Par conséquent, le rire et la colère peuvent être étudiés comme des émotions qui accompagnent la conscience de la laideur et motivent des actions. Tout l’intérêt de l’analyse porte alors sur le caractère affectif, cognitif et éthique de l’émotion. C’est donc là une façon de reposer la question classique du rapport du Beau au Vrai ou au Bien, en des termes plus actuels tels que le rapport entre émotion et cognition, d’un côté, et émotion et éthique, de l’autre.
Voici maintenant comment je résumerais sommairement ma réflexion sur le rire et la colère. La tristesse - de laquelle relève la colère - précède la joie - à laquelle participe le rire -, pour cette raison que l’âme sent l’opposition des corps et sa dépendance avant de pouvoir s’en libérer. Saisissant l’idéal grâce à son esprit, l’homme vit dans l’inquiétude où le plonge sa conscience des dangers de la vie terrestre. En raison de cette irritabilité constitutive, nos colères dépendent fréquemment d’une imagination prompte à exagérer les dangers. L’inconvénient de la colère est qu’elle nous empêche alors de prendre en considération de nouveaux objets ou de nouveaux aspects des objets. Elle tend vers la passion en ne s’attachant qu’à une partie des choses de façon à méditer sa vengeance. Pour mieux séduire et mieux nuire, nous pouvons aliéner le rire à notre colère. Ainsi, dans la moquerie, c’est la finalité de la colère qui prévaut sur celle du rire. Car, on ne peut mal agir avec le rire que si la colère, quelque part, s’y mêle. Si le comique est critiquable, ce n’est qu’en tant qu’il est instrumentalisé par la colère. En effet, le rire, lorsqu’il est dénaturé par la colère, nous fait perdre conscience de sa virtualité, nous fait prendre les apparences pour la réalité et, par suite, il peut devenir grave et néfaste. Cette inconscience est bien la marque de la colère et ce qui l’oppose au rire véritable.
Le comique est une activité créatrice qui, dans sa forme, s’éloigne de la matérialité immédiate de l’objet. Puisque le rire est actif et la colère passive, exprimer sa colère sous une forme humoristique, c’est passer de la passion à l’action et se dominer. Le rire est donc meilleur que la colère en tant qu’action émancipée des passions. Le bénéfice du rire est de nous aider à nous libérer de la dépendance des objets. Pour cela, il nous détourne d’abord des idées fixes. Il permet, comme l’on dit communément, de relativiser les choses. Ce qui induit chez nous un comportement moins automatique et plus pacifique. Le rire n’est pas seulement réactif mais également actif. Il nous libère, en ce sens, du besoin d’agir directement sur l’objet dans la vengeance. Il nous invite, au contraire, à considérer une diversité d’aspects et d’objets. En nous faisans passer ainsi à autre chose, au lieu que nous nous en tenions au déjà vu, il permet le progrès du savoir. Dans le passage par le laid, il représente une étape supérieure, par rapport à la colère, vers le vrai et le bien. La légèreté est créatrice, au lieu que la gravité est servile. Comme le rire naturel consiste en une simulation exagérée avec légèreté, il permet l’invention. Le comique traite de son modèle réel indirectement en simulant sans feinte. Le rire propose un moment de détachement de l’objet. L’expression comique permet à la fois de mieux comprendre et supporter les choses. II représente une médiation importante dans l’apprentissage et l’acquisition du bonheur. Mon travail débouche donc sur une apologie du rire dans le sens qui est dégagé par l’analyse. Avant de vous soumettre mon texte je voudrais encore vous présenter en complément l’essentiel de la préface écrite par mon ami Jérôme Vasseur :
PREFACE
Avant de m’intéresser à la philosophie, mon intérêt se portait sur la littérature. La question qui se posait à moi était celle, assez baroque, du rapport entre l’essai et la fiction. La conjugaison de ces deux activités chez un grand nombre d’écrivains (Voltaire, Diderot, Sartre, Bataille) laissait supposer un lien précieux entre invention et découverte que la philosophie traditionnelle tend malheureusement à négliger. Soit dit en passant, d’un point de vue pratique, je jugeais plus difficile, paradoxalement, d’écrire de la fiction que de l’essai. C’est sans doute ce constat qui m’amena à m’intéresser à cette question. Mais quel rapport y a-t-il, me dira-t-on, entre cette question de l’essai et de la fiction et l’étude philosophique du comique ? C’est qu’il faut considérer d’abord que le comique dépend du simulacre, du faire semblant et donc de la fiction. Il y a bien un lien étroit entre le comique et la fiction. Ce lien tient à la pratique commune au deux de la simulation.
Or, le philosophe se fait généralement une vertu d’aborder avec sérieux la question de l’illusion. A cette attitude correspond le style de l’essai, dont le sérieux consiste, par principe, à repousser au plus loin la fiction en lui refusant une valeur philosophique. Il y a donc une analogie entre le rapport de l’essai à la fiction et celui de la philosophie au comique. Ce rapport est-il nécessairement un rapport d’opposition ? Le philosophe ne pourrait-il pas également dénoncer les limites du sérieux et la vertu cognitive du comique ? Ne pourrait-il pas souligner la complémentarité entre le sérieux et le comique ?
Le but recherché alors ne sera pas tant de remplacer la philosophie par la comédie, mais de souligner le rôle du comique, ou d’un de ses aspects, dans la recherche philosophique. On trouve en philosophie, sous la forme de l’ironie, une version du comique (il faut distinguer cette ironie philosophique, qui consiste à interroger, de l’ironie ordinaire, qui consiste simplement à dire le contraire de ce que l’on pense). Le sourire philosophique, peut-on dire, tempère dans ce cas le sérieux du dogmatisme.
Quant au fait d’être rationnel, le comique ne l’est pas moins que le sérieux. La fausseté comique n’est pas mensongère ni erronée. Elle est heuristique. Lorsqu’une chose est faite pour rire, il est entendu de tous que cette chose a lieu pour de faux. C’est la confusion du comique avec le ridicule, lequel peut être effectivement aveugle ou sectaire, qui a suscité le rejet philosophique du comique. Car, on peut légitimement condamner le rire dans les cas de la raillerie et de la moquerie, lorsqu’elles vise à humilier au fond avec sérieux. On a peut être vu ces photographies de bourreaux riant des sévices qu’ils infligeaient à leur victime. Nous ne devons donc pas confondre le comique avec le ridicule qui, effectivement, peut être aveugle et sectaire, vil et calomnieux. Il importe de bien distinguer en outre la comédie (Bergson), l'humour (Breton), l'ironie (Kierkegaard) et l'esprit (Freud) de la dérision, de la raillerie, du grotesque et de la moquerie. C’est ce que je tente de faire dans la présente étude.
Pour ce faire, il fallait rappeler que, dès l’antiquité, les Sophistes et les Poètes furent considérés comme des illusionnistes manquants de sérieux par les philosophes Platoniques. Pour pouvoir contempler les idées, nous devrions nous abstraire des apparences auxquelles la sophistique, la tragédie et la comédie ont affaire. Platon a sans doute raison de prôner une certaine distance lucide, mais il a tort de nier au comique, sous une certaine forme, la capacité de l’acquérir.
Plus précisément, au lieu de polariser les contradictions, le comique est l’art de concilier les oppositions, comme l’abstrait et le concret, le général et le particulier, la tradition et l’innovation etc. Le comique est une façon artificielle et artistique de traiter la contradiction sans réellement la résoudre pour autant. Nous pourrons voir que cet aspect, déplaisant pour Hegel, suscite un vif intérêt chez Kierkegaard.
De plus, le rire est une réaction qui signale un intérêt naissant - plutôt qu’un rejet inconditionnel comme la colère. De Bussy et Manet ont provoqué les deux réactions du rire et de la colère. Mais le rieur semble se tenir au seuil du compréhensible et de l’incompréhension alors que l’indigné en reste à ce dernier stade. Un peintre me dit un jour qu’il préférait voir les gens rire de son travail que de les voir outrés ou même encore indifférents. Comparé au rejet inconditionnel de l'objet dans la colère, le rire témoigne d'un intérêt naissant. La première refuse l'altérité sous le moindre de ses aspects ; tandis que le second présente une dimension d'ouverture, de propédeutique à la compréhension. Le comique est l'amorce d'un véritable désintéressement, d'une prise de distance vis-à-vis de l'objet. Il est par conséquent l'antidote contre la fermeture unilatérale de notre opinion. Cela ne signifie pas que le comique soit la philosophie ultime mais qu’un aspect du comique sert à l’esprit pour s’élever.
Il faut considérer que la colère habite la théorie, lorsque nous nous maintenons dans l'ignorance avec nos croyances ; elle habite également la pratique, lorsque nous devenons des criminels aveuglés par la foi. C'est donc au comique de relayer, sous une forme évoluée, la colère ; de transposer les conflits réels dans un mode virtuel pour les rendre féconds. Il y a un lien entre essai et colère qui pourra être étudié. Car si l’on assimile simplement l’essai au sérieux, cela implique que l’apathie est à l’origine de l’essai, ce qui paraît contradictoire si l’on considère que l’apathie n’est à l’origine de rien. En vertu de la thèse selon laquelle nous accédons d'autant mieux à la vérité que nous supprimons les affections sensibles, la contemplation philosophique fut parfois envisagée comme séparée de l'affectivité. Mais ne sommes-nous pas davantage motivés que désintéressés lorsque nous défendons nos croyances et nos actions ? Derrière le sérieux de la science et la foi aveugle peut même agir une colère haineuse et mal intentionnée. Il ne saurait, en vérité, y avoir d'expression sans émotion. L'histoire de la philosophie, par exemple, peut être envisagée comme l'expression de l'indignation polie et argumentée de philosophes contre d'autres, plutôt que comme la somme des produits des méditations isolées de chacun. Cette conception dialectique, qui suppose l'affectivité, s'oppose à la conception solipsiste de la philosophie selon laquelle le sage, en se coupant de la vie pratique, élèverait seul son âme vers les idées intelligibles à la manière de Descartes dans son poêle. La sagesse, pour le coup, devient le fruit d’un dialogue rendu possible par des modifications émotives.
Ce sont donc des émotions qui sont à l’origine de notre expression et il n’y aurait aucun sens à faire découler une expression d’une absence d’émotion. Derrière le sérieux de la science et la foi aveugle peut agir également une colère haineuse et mal intentionnée. C’est pourquoi la philosophie doit savoir conserver, face aux abus de la science et de la religion, le goût du jeu et le sens de l’insoumission. C’est par une sorte d’effet comique que la philosophie parvient à mettre en cause des certitudes qui resteraient autrement dogmatiques.
Le rire peut reprendre la colère sous une forme pacifique et féconde, une fois transposée sur le mode virtuel. Il y a des essais nés de la contestation et qui utilisent le rire et l’ironie comme procédés argumentatifs. Ce rire, qui n’est pas nécessairement manifeste sous sa forme la plus apparente, consiste en un dépassement de la réaction basique et en une amorce de réflexion. Contrairement à une idée reçue, le comique a des vertus et le sérieux, des vices. Grâce à sa portée critique, le comique est capable de lutter contre son contraire : le trop sérieux de l'assurance aveugle. Souvenons-nous de l'ironie de Socrate face au sérieux des Sophistes et des Physiciens. La réhabilitation du comique et de l'émotion en philosophie s'oppose donc moins à la philosophie elle-même, qu'elle ne dément une lecture caricaturale de la philosophie. Face aux erreurs ou aux mensonges du savant, le comique maintient le goût du jeu et le sens de l'insoumission. De plus, la simulation comique reste consciente et volontaire. Elle se présente comme factice, sans tromper, sans se faire passer pour vraie. Il faut distinguer le fait de rire au dépend de quelqu’un, en lui cachant la vérité, de celui de rire avec quelqu’un, en s’amusant de ce que l’on imagine.
Quant à la fiction (le pour de faux ou le pour rire), il est injustifié de la qualifier de non philosophique. Pourtant, la philosophie, en revendiquant un genre de discours propre, a parfois refusé de considérer son propre manque de sérieux et a nié la part d'invention attachée à ses découvertes. N’est-il pas troublant de voir Platon critiquer poètes et comiques alors même que ses dialogues sont clairsemés de mythes et d’ironie ?
L’affectivité peut être élevée au rang des éléments nécessaires à la compréhension des choses et des hommes. Les petites perceptions participent de l’ensemble de la connaissance et ne sont pas des résidus parasites. Les émotions peuvent être employées à bon escient, une fois établies leurs qualités et leurs défauts. Elles permettent de juger de la valeur des faits. On ne peut effectivement pas, sans préalable esthétique, attribuer aux choses les prédicats de vérité ou de bonté. Il importe donc de valoriser le rôle joué par l’esthétique dans la connaissance et l’action, ainsi que dans tous les domaines de la vie. Car la séparation abstraite, à des fins d’analyse, de l’esthétique d’avec le reste ne doit pas masquer son implication concrète dans le champ général de notre activité.
Plus généralement, je m’interroge sur ce que le laid nous enseigne et sur ce qu’il nous permet de faire - je préfère reposer ainsi inversée l’antique question de l’intérêt du beau. Si l’on se fie aux définitions proposées par Aristote, le rire vient de la reconnaissance d’une laideur qui ne fait pas souffrir ; et la colère, de la reconnaissance de la laideur morale de celui qui réussit sans mérite. Par conséquent, le rire et la colère peuvent être étudiés comme des émotions qui accompagnent la conscience de la laideur et motivent des actions. Tout l’intérêt de l’analyse porte alors sur le caractère affectif, cognitif et éthique de l’émotion. C’est donc là une façon de reposer la question classique du rapport du Beau au Vrai ou au Bien, en des termes plus actuels tels que le rapport entre émotion et cognition, d’un côté, et émotion et éthique, de l’autre.
Voici maintenant comment je résumerais sommairement ma réflexion sur le rire et la colère. La tristesse - de laquelle relève la colère - précède la joie - à laquelle participe le rire -, pour cette raison que l’âme sent l’opposition des corps et sa dépendance avant de pouvoir s’en libérer. Saisissant l’idéal grâce à son esprit, l’homme vit dans l’inquiétude où le plonge sa conscience des dangers de la vie terrestre. En raison de cette irritabilité constitutive, nos colères dépendent fréquemment d’une imagination prompte à exagérer les dangers. L’inconvénient de la colère est qu’elle nous empêche alors de prendre en considération de nouveaux objets ou de nouveaux aspects des objets. Elle tend vers la passion en ne s’attachant qu’à une partie des choses de façon à méditer sa vengeance. Pour mieux séduire et mieux nuire, nous pouvons aliéner le rire à notre colère. Ainsi, dans la moquerie, c’est la finalité de la colère qui prévaut sur celle du rire. Car, on ne peut mal agir avec le rire que si la colère, quelque part, s’y mêle. Si le comique est critiquable, ce n’est qu’en tant qu’il est instrumentalisé par la colère. En effet, le rire, lorsqu’il est dénaturé par la colère, nous fait perdre conscience de sa virtualité, nous fait prendre les apparences pour la réalité et, par suite, il peut devenir grave et néfaste. Cette inconscience est bien la marque de la colère et ce qui l’oppose au rire véritable.
Le comique est une activité créatrice qui, dans sa forme, s’éloigne de la matérialité immédiate de l’objet. Puisque le rire est actif et la colère passive, exprimer sa colère sous une forme humoristique, c’est passer de la passion à l’action et se dominer. Le rire est donc meilleur que la colère en tant qu’action émancipée des passions. Le bénéfice du rire est de nous aider à nous libérer de la dépendance des objets. Pour cela, il nous détourne d’abord des idées fixes. Il permet, comme l’on dit communément, de relativiser les choses. Ce qui induit chez nous un comportement moins automatique et plus pacifique. Le rire n’est pas seulement réactif mais également actif. Il nous libère, en ce sens, du besoin d’agir directement sur l’objet dans la vengeance. Il nous invite, au contraire, à considérer une diversité d’aspects et d’objets. En nous faisans passer ainsi à autre chose, au lieu que nous nous en tenions au déjà vu, il permet le progrès du savoir. Dans le passage par le laid, il représente une étape supérieure, par rapport à la colère, vers le vrai et le bien. La légèreté est créatrice, au lieu que la gravité est servile. Comme le rire naturel consiste en une simulation exagérée avec légèreté, il permet l’invention. Le comique traite de son modèle réel indirectement en simulant sans feinte. Le rire propose un moment de détachement de l’objet. L’expression comique permet à la fois de mieux comprendre et supporter les choses. II représente une médiation importante dans l’apprentissage et l’acquisition du bonheur. Mon travail débouche donc sur une apologie du rire dans le sens qui est dégagé par l’analyse. Avant de vous soumettre mon texte je voudrais encore vous présenter en complément l’essentiel de la préface écrite par mon ami Jérôme Vasseur :
"Sans doute l’une des qualités de base de l’interrogation philosophique consiste en l’art de la distinction. Des que nous nous interrogeons sur la nature d’une chose, nous sommes amenés aussitôt a poser en face de cette chose un élément qui va nous aider a mieux cerner sa nature. Ce procédé ne conduit pas à autre chose qu’à ce que l’on nomme traditionnellement l’analyse. A la manière d’Aristote, le philosophe part de « ce qui se dit », il dégage des sens généraux et ensuite il rentre dans certaines analyses plus poussées qui ont un caractère plus décisif car elles font intervenir la pratique après l’usage. C’est à ce niveau d’analyse que s’impose la nécessité d’établir des distinctions. Elles interviennent à un niveau de réflexion p1us élaboré que celui de la différenciation des sens d’un même mot. On distingue non seulement pour expliquer, pour faire apparaître de nouveaux sens « a l’intérieur de », mais surtout on distingue des choses qui au départ sont opposées entre elles : la philosophie trouve son utilité dans la tentative de penser ensemble ce qui aux yeux du sens commun semble inconciliable. L’analyse a donc pour but de creuser vers ce qui résiste, de mettre en avant des contradictions, sur toute l’étendue de leurs enjeux dans l’expérience. Ce travail se fait au fil des distinctions, le tout étant d’établir les bonnes distinctions, celles qui donnent naissance à de nouveaux problèmes, même si la réalité qu’elles séparent est a première vue insécable. Par exemple, les distinctions âme-corps, forme-matière, opèrent sans doute un découpage brut dans les choses, mais elles jouent encore aujourd’hui un rôle par rapport à nos croyances et permettent encore mieux de montrer, par contraste, que la réalité est mélangée. Même un philosophe davantage influencé par une philosophie du langage naturel peut (et doit quelque fois) orienter son travail en direction de ces grandes distinctions classiques, ce qui n’empêche pas l’originalité de la pensée. L’art de la distinction philosophique consiste donc a éviter la confusion, à comprendre davantage ce qui nous entoure et, en retour, à se mettre d’accord sur ce que l’on dit, pour que nos définitions se rapprochent le plus de nos émotions et de nos expériences.
Pour que ce rapprochement soit faisable, il est toujours possible de reprendre les distinctions classiques et de les orienter dans de nouvelles directions mais on peut, aussi, et cela est déjà plus rare, en inventer de nouvelles. C’est, à mon sens, tout le mérite du travail de Raphaë1 Edelman qui place sur un nouveau terrain d’analyse l’émotif et le cognitif tout en s’inspirant des doctrines classiques. Simplement, il inscrit sa réflexion à l’intérieur de nouvelles catégories, en changeant les termes des distinctions de base (…). Le but de cette préface est de reprendre la démarche de l’auteur, sensibiliser le lecteur à la pertinence des analyses et à la nouveauté des distinctions.
On peut, dans un premier temps, se représenter une distinction qui fait autorité de la façon suivante. Tout ce qui peut être dit au sujet de chaque terme est placé sur une ligne, la ligne se prolongeant indéfiniment au fil de toutes les acceptions, analyses et problèmes de nature relatifs au terme apparus au cours de l’histoire de la pensée. On pourrait par exemple tracer la ligne spéculative du terme « corps ». Strictement parallèle à cette ligne est tracée une autre ligne qui correspond au deuxième terme de la distinction, ici « esprit » et qui à son tour correspond a tout ce qui a pu se dire et être découvert au sujet de ce que l’on entend par « esprit ». Naturellement, ces lignes sont amenées à se courber, à s’entrecroiser constamment du point de vue du réalisme de la nature humaine. Mais d’un point de vue conventionnel aussi bien que d’un point de vue dialectique, les mots des grandes distinctions sont tels que les lignes resteront toujours parallèles, car notre expérience réclame constamment un rappel à l’ordre sous ce type de partage, même s’il apparaît artificiel. Ces lignes de points sémantiques, toujours parallèles, peuvent être en quelque sorte surlignées, pour laisser apparaître sous un trait plus fin des petits segments qui assurent la communication entre les deux niveaux de réalité. Ces segments figurent l’armada d’objections, d’arguments, d’expériences cruciales qui s’imposent constamment pour justifier, en réalité, l’interdépendance du corps et de l’esprit. On peut avoir alors une circulation permanente des arguments d’une ligne à l’autre. Or, cette animation constante n’efface en rien la séparation de départ, au contraire, elle l’alimente. Que nous les jugions lourdes, insuffisantes ou passées de mode, les distinctions classiques réapparaissent constamment. La tradition ne refusera donc jamais le va-et-vient entre les deux puisqu’il s’agira toujours, à terme, de prolonger les lignes et ainsi la suprématie de leur points de vue.
Le travail de Raphaël Edelman ne s’inscrit pas de manière aussi confortable dans ce prolongement. A travers les notions de rire et de colère, son but est au contraire de tracer une nouvelle ligne de démarcation, aussi fructueuse que celles tracées auparavant, afin d’apporter un nouvel éclairage sur les questions classiques. Il trace de nouveaux sillons dans le champ philosophique des notions en plaçant, en parallèle aux notions classiques, deux mots, rire et colère qui, par l’étendue des questions qu’ils posent, peuvent prétendre aussi au titre de notion. Or, on pourra se demander quel intérêt il petit y avoir à remarquer qu’une étude philosophique réussit à établir de nouveaux partages, si l’on n’a pas compris, indépendamment des moyens, ce que nous apprend réellement cette étude. Raphaël se donne pour tâche de reprendre l’opposition classique entre raison et passion, d’appliquer cette distinction aux domaines scientifique, moral et artistique et de la développer sous d’autres distinctions intermédiaires comme émotion-représentation-volonté, joie- tristesse. La distinction reine reste celle du rire et de la colère et la question majeure qu’il se pose est la suivante. Comment certaines de nos émotions qui, vues de l’extérieur, manifestent une certaine violence, participent autant à une régulation de notre rapport a autrui que la loi morale ? Trouver les réponses à cette question demande à faire plus qu’une simple phénoménologie de la scène de ménage qui déboucherait sur une morale de type: « il est meilleur d’éclater que de rester dans le silence ». Même si ce conseil particulier peut ressortir de cette étude, le but est de faire du rire et de la colère des éléments de compréhension et d’action sur les êtres aussi déterminants et plus mélangés que, par exemple, la raison et la passion, et de tracer, ainsi, de nouvelles parallèles dans l’ordre philosophique des notions humaines : « il y a, dans le rire et la colère, des constantes qui transcendent les cultures et sont compréhensibles et traduisibles ».
Les analyses du rire et de la colère s’articulent autour d’une thèse centrale : les émotions jouent un rôle aussi déterminant que la raison dans notre compréhension des choses. Formulée ainsi, cette thèse n’a rien de neuf, mais il ne s’agit pas non plus, à mon sens, pour l’auteur, de dépasser nécessairement le modèle kantien du jugement esthétique sans concept comme certains ont cherché à le faire. La thèse ici soutenue a connu le plus de défenseurs dans la philosophie universitaire anglo-saxonne. Elle consiste à hisser la diversité des émotions et les exercices de la raison au même niveau cognitif et axiologique. Mais elle fut et continue d’être appliquée spécialement au domaine de l’art, surtout pour dénoncer des erreurs de critiques quant à la nature de celui-ci. Même si cette application particulière a quelque chose de légitime pour la compréhension des arts, elle persiste à leur apposer une science exagérément conçue comme sérieuse et ordonnée. Or, le rapprochement ne va pas toujours dans le même sens, la science, comme l’art, a aussi quelque chose de confus et de défait. D’autres, beaucoup moins nombreux, ont cherché une rencontre entre raison et émotion dans beaucoup d’autres domaines (comme le fit Hume) et pas seulement en art. Même si l’art y joue un rôle important, la thèse est ici posée à la jonction de l’esthétique et de l’éthique. Elle est ainsi porteuse d’enjeux plus importants par rapport à une forme de cognitivisme désintéressé qui dirait uniquement : comprendre pour mieux sentir. Ici, l’enjeu pratique fait que la pensée affleure a l’action, c’est-à-dire à l’impossibilité de revenir en arrière, lorsqu’il s’agit de comprendre le sens profond de nos passions et comment celles-ci peuvent aussi guider cette action. L’approche de Raphaël n’est pas sans lien avec la théorie de l’expression du Professeur Edmond Ortigues. J’ai remarqué, en effet, pour les avoir travaillé ensemble, certains points communs entre Le Rire et la Colère et ce que l’on peut lire dans les Entretiens de Courances (PUR, 2004) au sujet de la nature duelle de la personne. Cette nature est représentée chez Ortigues par « l’expression » et constamment mise en avant par Raphaël par le jeu des distinctions. « Dans la mesure où, rappelle Ortigues, la conscience n’est pas simplement une fonction de connaissance mais aussi une fonction vitale, elle implique les mouvements affectifs, impulsifs, et par conséquent les contraires - ces contraires qu’il lui faut harmoniser. Tout cela, c’est une invention à faire ; ce n’est pas donné d’avance (Entretiens p.13) ». Raphaël dit de Kant qu’en voulant détacher le sujet de ses passions, ce défi intellectuel l’a amené, finalement, à devoir traiter encore davantage de ce phénomène et, souvent, avec autant de précision et d’intérêt que ne l’aurait fait un philosophe sensualiste. En envisageant maintenant, de front, le fait que la raison doit examiner d’abord l’incontournable question de son intégration dans un corps, un examen du rire et de la colère devient possible tant au niveau du fait que du droit. Cet examen est mené tout en tenant compte des séparations classiques qui, dans la vie de tous les jours, alimentent les croyances du sens commun. Ces croyances jouant un rôle déterminant dans la formation des passions et de cette « harmonisation » que le sujet tente de mettre en place. Pour le dire autrement, toutes les facettes de la vie sont abordées.
Ce qui nous amène à un autre aspect de ce travail, que l’on pourrait appeler ici « l’exemplarité de l’exemple ». L’exemple est l’une des pierres de touche de la philosophie, là où le philosophe est le plus attendu, il est ce qui permet de sortir du brouillard herméneutique. On peut même choisir nos philosophes grâce à leur art de l’exemple. Frédéric Nef dit de Kant qu’il était mauvais pour les exemples. Dans Le Rire et la Colère, les exemples, omniprésents, jouent pleinement le rôle de chair pour l’armature conceptuelle (que nous avons résumée à l’aide des lignes). Il n’y a pas une phrase qui ne soit enracinée dans ce que nous vivons chaque jour. Non seulement l’auteur suit cet impératif qu’à chaque proposition générale doit correspondre un exemple, mais de plus, l’exemple est toujours parlant: ‘ « on trouve un usage de la rhétorique moins trompeur que consolant, prévenant, encourageant et cathartique au chevet d’un malade, par exemple ». Ces exemples n’ont pas seulement quelque chose de convaincant, ils sont séducteurs, ce qui atteste leur qualité philosophique.
Pour finir, je mettrai en avant le phénomène de lecture suivant qui se produit (…). Vous ouvrez ce (traité) à n’importe quelle page et le même effet de plénitude se produit à chaque fois: « La volonté a pour but d’établir la proportion entre les différentes tendances. Celles-ci sont complexes et fluctuantes au contact du monde extérieur. Grâce à ses tendances propres, l’individu possède une singularité discernable » ; « l’objet abstrait s’interpose entre le sujet matériel passif et l’objet matériel actif» ; « quant à la déraison qui mine la vie des hommes entre eux, quant à l’inhumanité, elle provient moins de notre activité corporelle que de la façon pervertie dont la raison croit se séparer d’elle » ; « on remarque chez les amis de longue date cette façon évoluée de se disputer tout en plaisantant qui est à mi chemin entre la franchise et la bienveillance », etc. J’ai extrait parmi d’autres ces quelques propositions pour montrer qu’en tout endroit de l’oeuvre, l’attention vous prend tout de suite, vous pouvez cheminer ainsi et retenir rapidement quelque chose sans avoir à partir nécessairement du début. Raphaël a banni le procédé de l’écriture linéaire. Il préfère, m’a t-il dit, préparer a part sa petite « tambouille logique », pour ensuite écrire « de l’intérieur », ce qui explique certainement l’accessibilité de la réflexion à n’importe quel endroit de l’oeuvre. Chaque phrase est le recommencement de quelque chose, la prise en considération de nouvelles contradictions qui s’adressent directement au lecteur. Plus les distinctions s’aiguisent au fil des pages, plus l’envie de poursuivre ces décompositions prend le lecteur attentif, sans se laisser uniquement emporté par la qualité du style. L’écriture possède en effet quelque chose de saillant et en même temps quelque chose d’énigmatique. Le lecteur est, lui aussi, amené à retourner au point de départ de cette structure dite « de l’intérieur » que l’intuition seule ne peut saisir. Le Rire et la Colère est donc la vérification directe par la pensée de nos passions et attitudes quotidiennes (ce qui explique la possibilité de partir pratiquement de n’importe quel endroit) mais c’est aussi une organisation logique sous jacente que l’on ressent avec autant d’intensité que la référence à nos propres expériences.
(…) Un autre (auteur) sage et sérieux qui aurait fait une étude dans le même domaine en ne plaçant surtout pas en avant les notions de rire et de colère mais qui, comme ses pairs, aurait participé au prolongement des lignes traditionnelles, aurait beaucoup moins impressionné (…). Dire les choses très simplement et apercevoir toujours à travers cette simplicité une source de réflexions, voilà ce qui peut déstabiliser des « spécialistes » qui ont passé leur carrière à monter à la cime de quelques penseurs sans voir qu’à côté se courbait leur existence intellectuelle. Lorsqu’on est renversé par un travail comme Le Rire et la Colère et que seul reste le pouvoir de juger un travail qui, soi disant, accorde trop de crédit à la tradition, on décide alors d’éteindre la flamme (et de rendre) difficile la suite du travail (…). Cette suite, à laquelle pense Raphaël, serait un travail sur le laid. Il constituerait un nouveau tracé dans l’ordre des notions et dans l’approche des problèmes philosophiques. S’il peut permettre de comprendre encore plus de choses, de correspondre à encore plus d’expériences que celles rassemblées dans le présent (travail), ce projet doit voir le jour. "
INTRODUCTION
Socrate est d'avis, dans l'apologie qu'a écrite Platon, que le progrès de la morale ne dépend pas tant de la vigueur de la répression que de l'autodiscipline de chacun ; "si vous croyez, s'exclame-t-il, qu'en tuant les gens, vous empêcherez qu'on vous reproche de vivre mal, vous êtes dans l'erreur. Cette façon de se débarrasser des censeurs n'est ni très efficace ni très honorable ; la plus belle et la plus facile, c'est, au lieu de fermer la bouche aux autres, de travailler à se rendre aussi parfait que possible" (Apologie de Socrate). Les philosophes véhiculent depuis cette idée que la tempérance est le meilleur moyen de prévenir les maux de la société et que tenter de les guérir uniquement par des procès est insuffisant. L'idée qu'une action coercitive sur soi est préférable à la violence de l'Etat a reparu à la renaissance. Nous reconnaissons aujourd'hui que l'éducation est également ou plus importante que la répression pour lutter contre le vice. Mais quels sont les moyens de parvenir à une telle tempérance ? Les philosophes conseillent de rester cohérent avec soi-même et de juger par les causes plutôt que par les effets. Ils recommandent de ne pas se fier aux apparences et de ne considérer que les principes. Ces principes ont en effet permis le développement de la logique et de la physique. Mais pourquoi ne relève-t-on pas un pareil progrès en moral ? Ne voit-on pas plutôt la science offrir ses services aux intentions les plus agressives et permettre, avec les armes nucléaires ou bactériologiques, l'usage d'un armement redoutable ? En même temps qu'ils pensaient pouvoir associer le progrès de la morale à celui de la science, les philosophes ont en outre minimisé ou nié parfois l'importance que l'art peut avoir pour la morale. Ceux-ci ont malheureusement permis aux idéologues, aux sophistes et aux propagandistes de s'emparer de cette question que Socrate et Platon avaient pourtant soulevée.
La tension entre technique et éthique est aujourd'hui flagrante. L'éthique se trouve au même niveau que l'esthétique parmi les disciplines problématiques pour la science. Dans ces deux domaines les disputes ne cessent guère et s'échouent bien souvent dans les dogmatismes. Pour les plus sceptiques, la morale relève de l'apparent et du vraisemblable. La philosophie ne peut-elle pas dans ce cas contribuer à mieux comprendre les enjeux de l'art et indiquer comment l'art contribue à l'éveil moral et même scientifique ? L'art ne peut-il pas éclairer les hommes au point de les rendre un jour aussi justes que savants ?
Pour Socrate, l'éthique diffère du politique. L'éthique est le modèle du politique et non l'inverse. La vertu morale dépend de la tempérance de chacun et non de la coercition du groupe. L'idée d'une autonomie morale est fondée sur la faculté rationnelle commune à tous. La responsabilité de chacun dépend de sa faculté de raisonner correctement et de voir le juste et l'injuste grâce à l'effort de la volonté exercée sur soi. Mais cette rationalité n'exerce-t-elle pas une contrainte encore plus implacable que celle du politique ? Une morale fondée sur l'émotion est-elle au contraire totalement arbitraire ? En pratique, nos actes répondent rarement au modèle offert par la théorie et il y a souvent lieu d'éprouver un malaise moral. Cette émotion du remords appartient à notre expérience morale et demeure nécessaire pour notre épanouissement. Les émotions, nous le verrons, ne sont pas irrationnelles comme peuvent l'être les passions. Elles obéissent seulement à une logique de la vraisemblance. La philosophie peut, à partir du modèle objectif de la science, traiter de ces phénomènes subjectifs. Pour comprendre la logique des émotions, il faut réfléchir sur les contradictions qui y apparaissent et les analyser. Cette entreprise fut celle d'Aristote dans la Rhétorique. L'ordre des émotions dépend de celui des faits. Qu'il soit complexe et lié aux occasions ne doit pas nous dissuader de tenter de le comprendre. Car les émotions sont des guides de l'action, elles entrent dans toute compréhension, apparaissent à chaque expérience et demeurent le plus souvent cohérentes d'un individu à l'autre. Prenons par exemple la colère qui naît lorsque vous remarquez qu'une personne ment ou est de mauvaise foi et se ment à elle-même. Cette émotion témoigne de la valeur que prend pour la personne en colère cet événement et contribue à sa compréhension.
Dans cette étude intitulée "Le Rire et la colère" nous montrerons en quoi les émotions sont différentes des passions ; que les émotions ne sont pas des déchets subjectifs dont il faudrait se débarrasser et qu'elles dépendent de notre action, principalement de notre activité intellectuelle. La colère passagère contre le mensonge ou la mauvaise foi, par exemple, diffère de la passion de haine que l'on éprouve de manière irrationnelle contre une ou plusieurs personnes. La colère participe du jugement tandis que la haine s'impose à nous parfois sans aucune raison solide. Il arrive qu'on déteste des personnes qu'on ne connaît même pas. L'émotion est constante en nous. Elle est commune à tous, malgré les passions de chacun, et constitue, en quelque sorte, la matière première de notre être au monde. Dès lors qu'il sent ou ressent quelque chose, l'homme en a conscience. La pensée intervient dans toute expérience. Lorsque j'éprouve une émotion, j'en suis conscient. Il y a, dans le rire ou dans la colère, des constantes qui transcendent les cultures et sont compréhensibles et traduisibles.
L'erreur peut apparaître dans l'acte de juger d'un objet. Cet acte, la plupart du temps spontané, est en fait une réaction. Mais, même si son résultat est une idée fausse, l'émotion ressentie en la pensant est, quant à elle, réelle. La différence entre raison et passion ou entre vérité et fausseté concerne l'acte cognitif de juger. Cet acte spontané, quelque soit la valeur de vérité de son résultat, entraîne une émotion qui elle n'est jamais fausse. Si je me fâche injustement, je n'en suis pas moins fâché. Nous pouvons, par ailleurs, évoquer volontairement des choses vraisemblables pour entraîner des émotions. Cette opération est importante pour l'invention et la pratique. On peut chercher à provoquer des émotions sans se soucier du vrai et du faux par simple intérêt pratique. On trouve un usage de la rhétorique moins trompeur que consolant, prévenant, encourageant et cathartique au chevet d'un malade, par exemple. L'art et le jeu, en représentant les passions, stimulent les émotions et nous en donnent une connaissance sans laquelle il serait difficile de corriger leur excès et leur défaut. Ils nous apprennent, grâce aux modèles qu'ils nous fournissent, à mieux interpréter nos émotions, à être moins passifs, à comparer entre eux nos élans.
Les émotions naissent de l'équilibre entre l'action et la passion du sujet. Elles fournissent des indications sur la potentialité des objets par rapport à nous. Elles sont rationnelles en tant qu'elles permettent d'articuler et de moduler les idées venues des passions. Les idées qui suivent nos impressions ne sont pas toujours exactement les mêmes. Tout ce qui est mortel, comme l'écrit Platon, se conserve, "non point en restant toujours le même, comme ce qui est divin, mais en laissant toujours à la place de l'individu qui s'en va et vieillit un jeune qui lui ressemble" (Le Banquet). Nos réponses à un type de situations peuvent ainsi se corriger. Si l'on admet que notre insensibilité est responsable de la faiblesse de notre moralité, on acceptera que l'art puisse corriger cette imperfection en favorisant la connaissance des phénomènes subjectifs. Nous avons choisi le rire et la colère comme exemples d'émotions que l'on peut cultiver à cette fin. Certaines œuvres illustrent jusqu'à la caricature les passions, parfois avec dérision, parfois avec ironie. Il existe un art, fécond pour la pensée et plus ou moins spontané, de stimuler les émotions d'autrui ainsi que nos propres émotions et de les partager. Les idées reçues peuvent se composer entre elles et s'organiser selon le vrai ou le vraisemblable. Nous verrons le rôle joué par les émotions dans cette activité rationnelle et montrerons comment elles permettent de cultiver notre sensibilité et d'éduquer notre esprit. Brièvement, cela consiste à développer les conséquences d'une idée, à prendre conscience de ce qu'elle implique lorsqu'on se laisse persuader par elle ou lorsqu'on s'en méfie.
Nous exposerons d'abord comment les émotions peuvent devenir passions ou au contraire servir contre elles : les émotions peuvent se fossiliser et devenir passions ; mais nous sommes aussi capables de relativiser ces passions en convoquant à leur sujet des émotions différentes entre elles (I). Nous verrons ensuite comment l'émotion naît de l'action de l'âme : car lorsqu'on pense quelque chose, on ressent aussi quelque chose qui peut déterminer la suite de nos pensées (II). Puis nous présenteront la passion comme ce qui dégrade ou supprime l'émotion : la passion nuit à l'émotion en tant qu'elle supprime sa diversité (III). Nous comparerons également la passion à la raison et la raison à l'émotion : La passion et la raison s'opposent tandis que la raison et l'émotion se complètent (IV). Enfin, nous souligneront l'importance du savoir subjectif développé par l'art par rapport au savoir objectif : le savoir dépend du rapport entre le sujet et l'objet et non unilatéralement de l'objet (V). Nous souhaitons, à travers cette étude, valoriser le rôle des émotions en esthétique et en éthique. La thèse que nous défendons et que nous tâcherons de démontrer est que les émotions dépendent de l'équilibre entre l'âme et le corps, entre l'action et la passion. Grâce à l'émotion, nous pourrons valoriser l'action qui a lieu en esthétique et la passion qui intervient en éthique, ce qui permettra d'éviter qu'on réduise l'esthétique à l'agréable et l'éthique à la domination. Nous voulons montrer comment, en esthétique, on produit des effets avec la pensée et comment, en éthique, on peut suggérer des comportement sans pour autant les imposer
I. EMOTION
Le sujet pâtit en tant qu'il subit l'action de l'objet. Il pâtit également si son activité intellectuelle est entravée. Or, elle est parfois entravée par le sujet lui-même en l'absence d'objet réel. Cette passion, nous le verrons, peut être partiellement maîtrisée à l'aide des émotions. Le sujet pâtit de lui même lorsqu'il est affecté par un objet de son imagination. Mais il peut parfois se donner volontairement de nouveaux objets imaginaires et faire évoluer son émotion.
On distinguera parmi les passions, d'une part, celles qui sont temporelles et viennent d'un excès d'émotion et, d'autre part, celles qui sont relationnelles ou logiques. Le poète produit volontairement l'imitation de ces passions relationnelles sur le mode virtuel afin de communiquer des émotions au public. La passion atemporelle ou déraison possède la forme d'un sophisme ou d'un paralogisme né d'une généralisation abusive. La passion temporelle se rencontre plutôt dans la vie quotidienne selon l'excès ou le défaut d'émotion de chacun.
Par rapport à l'aspect colérique de la critique ordinaire, nous devons reconnaître la vertu cathartique de l'art. L'art est quelque fois capable d'éviter que, par excès ou défaut, des émotions tendent à la passion. En communiquant sans violence à la conscience le sens du tragique, l'art stimule le sens moral. On trouve dans les arts d'agrément, et parfois dans les beaux-arts, des indications précieuses sur la façon dont le sujet peut agir sur lui-même dans la pratique. C'est par une action en partie réfléchie que l'art se réalise et non dans un élan totalement arbitraire de la spontanéité. Il y a art lorsqu'une certaine prudence et une certaine habileté préside à l'action concrète.
1. L'objet de la passion
L'action du sujet consiste en partie à connaître l'objet. Dans la passion, le sujet n'est plus en rapport qu'avec une partie de l'objet, ou bien n'est en rapport avec aucun objet réel. La passion consiste donc soit à prendre la partie pour le tout, soit à prendre le virtuel pour le réel.
La passion du sujet est principalement l'effet de l'action de l'objet. L'action du sujet, par contre, consiste en partie à déterminer l'objet qui est cause de sa passion. Seulement, cette cause peut être probable, tandis que l'effet perçu reste indubitable. Le savoir ne consiste pas à nier totalement l'objet tel qu'il nous est donné dans l'expérience pour lui substituer l'idée de sa nature, mais il consiste à mettre en rapport l'effet perçu et la cause connue le mieux possible ; de la même façon, nous savons objectivement que la terre tourne autour du soleil et subjectivement que le soleil se lève et se couche.
En outre, l'objet de la passion peut suffire à provoquer sur celui qui le pense un effet certain. Dans ce cas, le sujet pâtit de lui-même et non plus de l'objet réel. La persistance de l'effet ressenti peut même parfois constituer un obstacle dans la maîtrise de soi. Nous nous indignons à la nouvelle des maux qui affligent le monde, mais nous ne saurions décemment nous mettre en colère et oublier le fait de n'en être actuellement que le spectateur pour sombrer dans un vain désespoir.
"La nature de chaque passion, écrit Spinoza, doit être nécessairement expliquée de façon que s'exprime la nature de l'objet par où nous sommes affectés" (Éthique). La passion n'a donc virtuellement de sens que par rapport à la conception objective de sa cause. Cependant, "une affection qui est une passion, objecte Kant, cesse d'être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte" (Œ7). Par conséquent, la passion en acte est confuse et exclut toute conception objective de sa cause. L'objet de la passion ne pouvant être distinctement conçu, elle reste complexe. On ne peut donc pas en parler simplement. Cependant, à mesure que l'objet de la passion devient plus distinct et que l'on différencie cet objet de l'effet qu'il produit sur l'imagination, on saisit l'écart entre le sentiment ressenti et la connaissance abstraite de la nature de l'objet.
Ainsi, selon Spinoza, l'affectant explique l'affecté. Mais, selon Kant, l'explication annule l'affection. Donc le connaître efface le sentir et le sentir interdit le connaître. Par exemple, je ne suis pas sous l'effet du rire et de la colère lorsque je traite de ces affections et, par ailleurs, je ne pense pas nécessairement à ce qui les cause lorsque je les éprouve.
Ne peut-on pas cependant ressentir les effets d'une émotion tout en en connaissant la cause ? Si l'on se fâche contre une injustice, on connaît la cause de sa colère sans cesser de l'éprouver. De plus, nos sentiments peuvent être faux. On est certain d'en ressentir l'effet, mais on se trompe en considérant ce qui en est la cause. On peut tenir une personne pour responsable de ce qui nous arrive alors qu'elle est innocente. Le sentiment n'exclut donc pas la pensée. Certaines pensées génèrent des sentiments, d'autres les atténuent. Ainsi, si la colère vient d'une fausse opinion, une opinion vraie pourra l'apaiser. Celui qui voulait se venger d'un innocent se ravise s'il reconnaît son erreur.
Les passions sont propres à chacun, aux âmes individuelles, et aucun objet externe ne peut en fournir le critère ; "les perceptions qu'on rapporte seulement à l'âme, remarque Descartes, sont celles dont on sent les effets comme en l'âme même et desquelles on ne connaît communément aucune cause prochaine à laquelle on les puisse rapporter" (Passions...). Les passions de l'âme relèvent donc du sentiment que Kant définit comme "ce qui doit nécessairement rester toujours subjectif et ne peut absolument pas constituer la représentation d'un objet" (CFJ). Ainsi, lorsque l'individu pâtit de sa propre âme, comme dans le rêve ou la folie, aucun objet extérieur n'est susceptible de justifier le sentiment qu'il éprouve, lequel demeure alors absolument privé.
L'âme serait donc la cause de ses propres passions. Mais n'est il pas contradictoire de dire qu'une chose pâtit d'elle-même ? Il faut pour cela que l'âme soit séparée et qu'une partie agisse sur l'autre. L'hallucination illustre ceci de façon spectaculaire. Le sujet se comporte comme s'il réagissait à des stimuli externes alors qu'il n'en est rien. Le cas de l'angoisse est plus courant. Elle provoque une inquiétude sans cause et sans objet précis. L'hallucination suit quelquefois l'angoisse lorsque le sentiment s'attache à un objet fictif que l'on croit réel. Dans le cas banal des sentiments, le contexte extérieur immédiat ne suffit pas à l'expliquer. C'est donc qu'une partie de l'âme agit sur l'autre comme, par exemple, la mémoire agit sur la conscience dans la nostalgie.
Comment pouvons nous connaître les passions? Descartes indique une connaissance relative des Passions : "les objets qui meuvent les sens n'excitent pas en nous diverses passions à raison de toutes les diversités qui sont en eux, mais seulement à raison des diverses façons qu'ils nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en général être importants" (Les Passions...). Les passions ont donc une valeur déterminable en fonction de leur conformité à la sensibilité des hommes par rapports aux êtres. Les passions du corps (qui sont antérieures à celles de l'âme) viennent de l'interaction possible entre des parties du sujet et des parties de l'objet. C'est ainsi, par exemple, que les yeux du sujet et la surface de l'objet interagissent dans la vision.
La cause réelle de la passion n'est donc pas tant un objet qu'une propriété d'un objet qui nous affecte. Nous ne sommes pas exactement en colère contre tel homme mais surtout contre une action dont cet homme est responsable. Cette propriété n'est pas aperçue en elle-même. Elle n'est remarquable que relativement à notre sensibilité. Cette sensibilité, d'un côté, est innée si elle relève de la constitution naturelle du genre humain et, d'un autre côté, elle est acquise si elle est développée par des habitudes particulières. Le sujet est naturellement sensible à certaines propriétés des objets et cette sensibilité peut être accrue par l'éducation. L'œnologue affine son palais, le musicien son oreille, le parfumeur son nez, etc.
La passion s'oppose à l'action qui consiste à former une idée claire et distincte. Il ne peut y avoir une telle idée qu'en acte. Lorsque la passion n'est pas effective, l'âme active peut dégager des idées simples. Ces idées de l'âme volontairement active sont des formes potentielles. Les formes réelles (morphés) viennent de l'âme spontanément réactive. Lorsqu'il s'isole dans son poêle pour méditer, Descartes contemple librement des formes potentielles et générales. En revanche, dans le feu de l'action, l'âme pâtit des choses particulières et réagit en saisissant leur forme réelle.
L'âme qui se trompe dans sa colère et attribue la propriété qui l'affecte à un objet qui ne le mérite pas est trop déterminée par son sentiment pour pouvoir réviser son jugement. Seule une âme tranquille et apaisée a la possibilité de douter que la cause de son mal est bien la bonne. Des amis se réconcilient entre eux en reconnaissant leurs erreurs et leurs excès et en les justifiant par des raisons qu'ils méconnaissaient avant. A ce titre, l'erreur propre à la passion est souvent de ne considérer qu'une seule cause de l'émotion alors que plusieurs agissent.
Primitivement, dans la passion, l'étant agit et l'homme pâtit. Mais si l'homme agit en quelque façon aussi sur lui-même en ajoutant à l'objet des déterminations, cet objet provoque une émotion. Descartes indique que "lorsqu'on dit, dans une ville, que les ennemis la viennent assiéger, le premier jugement que font les habitants, du mal qui leur peut arriver, est une action de leur âme, et non une passion" (Elisabeth, 1645). L'émotion se déclenche donc en nous après une évaluation mentale de l'événement. L'émotion sera moins forte, en reprenant l'exemple de Descartes, chez certains citoyens si ceux-ci connaissent un souterrain pour s'échapper de la ville assiégée. Elle sera nulle chez ceux qui savent qu'il s'agit en fait d'une mauvaise blague destinée à semer la panique. L'émotion, en tout cas, n'est pas attachée à l'objet présent comme l'est la sensation. Elle porte aussi sur l'avenir ou le passé. L'émotion est donc davantage propre à l'âme qu'elle déborde le présent.
La passion disparaît-elle à mesure qu'elle devient consciente, c'est à dire à mesure que le subjectif devient objectif? Ce serait le cas si, par exemple, pour le patient d'une analyse, un souvenir traumatique refaisait surface et expliquait un certain rapport aux objets des sens. L'acte rationnel consistant à trouver la cause d'une passion dans le passé pourrait modifier l'effet de cette passion. Si cette cause reste fictive, cela peut avoir une influence bénéfique immédiate pour le sujet, mais cela risque aussi d'augmenter la durée de la passion du sujet à cause des mauvais alibis qu'il se donne.
Ne peut-on pas cependant éprouver de violentes passions en connaissance de cause sans pouvoir s'en détacher et, de ce fait, vivre une contradiction entre son appétit et sa volonté ? Il ne suffit pas toujours de connaître les raisons d'une passion pour la réfréner. On peut se connaître bien soi-même, bien connaître les hommes et leur délivrer de précieux conseils sans pour autant parvenir dans la vie à une parfaite tempérance. En vivant au quotidien avec quelqu'un, on se rend compte que cette personne et nous-mêmes sommes en désaccord entre ce que nous disons, ce que nous pensons et ce que nous faisons, et ceci souvent en dépit des meilleurs volontés. Inversement, il se trouve des personnes sans fine culture à propos des passions qui néanmoins jouissent d'une grande maîtrise de soi.
Nous disions qu'il ne suffit pas de connaître la cause exacte d'une passion pour ne plus en subir l'effet. Le processus virtuel allant de l'effet à la cause est sans conséquence réelle et n'efface pas l'effet. Un malade qui connaît parfaitement la cause de sa maladie ne cesse pas pour autant d'en souffrir. Inversement, on ne subit pas un effet simplement parce qu'on en ignore la cause. Le lien entre la connaissance de la cause et la diminution de l'effet n'est pas évident et nous embarrasse. Certains, dont les psychanalystes, considèrent pourtant que certaines maladies mentales sont guérissables par une meilleure connaissance de soi. Si tel est le cas, cette guérison ne peut être de toute façon instantanée étant donné la force des habitudes acquises en étant souffrant.
A la question de savoir comment connaître les passions s'ajoute maintenant cette autre, non moins difficile, de savoir comment les dominer. Est-il vrai, comme l'affirme Leibniz, que "en considérant le procédé de notre âme, on (voit) la source de nos faiblesses dont la connaissance donne en même temps celle des remèdes" (Nouveaux Essais) ? En étudiant l'âme humaine en général, on reconnaît que sa logique peut être connue et établie de façon à fournir un critère à la connaissance, une méthode qui lui permette de s'économiser et une connaissance a priori de ses erreurs possibles. Seulement, pour les âmes particulières unies au corps, une telle science est impossible. C'est pourquoi la psychologie reste très approximative comparée à la logique.
Connaître la cause d'une passion ne suffit pas à la dominer instantanément. Il faut mettre au point des remèdes qui guérissent lentement ou violemment. On ne peut perdre tout espoir de se défaire d'une passion et de n'en plus souffrir. Les passions douées appellent des réactions individuelles, les dures mobilisent contre elles l'institution. Nous reconnaissons aisément notre imperfection et celle de nos sociétés mais nous nous réformons difficilement. Il est très difficile de nous élever en pratique à la hauteur du bien que nous envisageons.
2. L'objectivité de l'émotion.
Comparée à l'émotion, la passion a le défaut d'agir indépendamment du contexte réel, d'être égoïste et de s'opposer par sa raideur à la liberté du sujet. La passion suit sa propre logique, sans égard pour la cohérence de l'ensemble. Le passionné glisse dans la fiction à mesure qu'il creuse son idée sans jamais la mettre radicalement en cause comme il devrait le faire. Mais, de même que l'imagination complète la mémoire lorsqu'elle fait défaut ou la distrait quand elle domine trop, de même l'émotion amorce de nouvelles passions et atténue les plus durables. Ainsi, l'émotion peut être un remède aux passions. Celui qui n'est pas trop fortement déterminé par sa passion continue d'espérer et de désirer ; il reste sensible aux efforts que font les autres pour le divertir et reste capable de s'adapter aux situations.
Nous rions de ou sommes en colère contre des êtres ou des événements. Nos émotions apparaissent comme des réactions aux choses. Les émotions sont des affections du sujet liées aux événements actuels. Le sujet peut aisément justifier ce qu'il éprouve par rapport à une situation manifeste. A la question "pourquoi ris-tu ?" ou "pourquoi es-tu en colère ?", l'agent peut fournir une réponse convaincante. Par contre, nous nommons passion un état difficilement explicable par le sujet et apparemment détaché du contexte. Une passion est décelable si rien ne la justifie. Elle suit un chemin propre qui croise accidentellement le cours réel des choses. Lorsqu'un accusé ou un témoin ment durant toute l'instruction d'un procès, le juste dénouement de ce procès est la mise en lumière d'une passion par le tribunal.
L'objet de l'émotion est plus complexe qu'il ne paraît dans la mesure où il entre des déterminations internes et propres à chacun dans les réactions émotives. Nous ne rions pas tous également du même objet. Notre sensibilité à l'humour, par exemple, varie d'un individu à l'autre selon l'humeur, le moment et nos dispositions habituelles. L'émotion n'est pas moins subjective que la passion. Elle est seulement plus commune que celle-ci, car elle est généralement partagée tandis que la passion reste propre à celui qui la possède. On peut parler d'une certaine objectivité des émotions même s'il entre en elles des éléments subjectifs. Dans les tribunes, les sujets partagent des émotions semblables vis-à-vis d'un même objet. La subjectivité de la passion apparaît au contraire lorsque l'émotion n'est pas partagée. L'émotion est certes moins générale que la sensation car les réactions émotives varient fortement selon les individus. La sensation, dans l'ensemble, est moins relative que l'émotion. La sensation de chaleur, par exemple, est moins discutable que la drôlerie d'une situation. Le passionné, lui, fait exception ; il trouve chaud ou drôle ce que la majorité trouve froid et triste. Les émotions, par définition, restent courantes tandis que la passion est exclusive. La passion est égocentrique. Elle devient néanmoins collective dans les sectes et les factions. Si l'on se souvient des accusateurs de Socrate, on comprendra que le critère de la passion est en vérité moins quantitatif que qualitatif. Il ne suffit pas qu'une opinion ou un sentiment soit partagé par un grand nombre pour qu'elle ne soit pas une passion. Socrate fut seul contre tous ses contemporains, à peu près comme le christ l'a été, et aujourd'hui l'histoire leur donne raison contre la majorité de leur époque.
L'émotion est une affection momentanée et immédiate traduisant une sensibilité universelle tandis que la passion est au contraire durable et médiate, ancrée dans la mémoire individuelle. Le sentiment de joie ou de tristesse nous submerge à l'occasion d'événements donnés. Toutefois, ces événements entrent dans la catégorie des événements préalablement réjouissants ou attristants pour le sujet. Par contre, l'état lié à la passion est sans rapport apparent avec les événements ; il persiste quelques soient les circonstances et reste propre à un individu. Ainsi le lunatique, en raison de la persistance de son état, doit être distingué du comique qui est occasionnellement distrait. Nous qualifions également de passionnés les flegmatiques, les atrabilaires, les irascibles, les apathiques, les furieux, les neurasthéniques, etc. "Les affects, écrit Kant, sont spécifiquement différents des passions. Ceux-ci réfèrent uniquement au sentiment ; celles-là ressortissent à la faculté de désirer et sont des penchants (...). Ceux-ci sont tumultueux et sans préméditation, celles-là durables et réfléchies ; c'est ainsi que l'agacement lorsqu'il devient colère est un affect, mais s'il devient haine (désir de vengeance), c'est une passion. Celle-ci ne peut jamais ni d'aucune manière être appelée sublime, car dans l'affect la liberté de l'esprit est certes entravée, mais elle est supprimée dans la passion" (CFJ). L'entrave à la liberté de l'esprit engendrée par l'affect repose sur le rapport du sujet au monde objectif, sur son irritabilité, et est nécessaire à son développement. Car cet obstacle, cette séparation originelle, motive l'évolution du sujet. En revanche, l'inclination à la haine supprime la liberté du sujet dans la mesure où, au lieu d'évoluer naturellement en fonction de son milieu, il pâtit de lui-même. La passion se distingue donc de l'émotion selon la catégorie du temps. L'émotion est commune parce qu'elle suit le mouvement des choses alors que la passion, par sa durée, entre en contradiction avec le cours des événements. La passion est souvent un état inadapté aux circonstances, tandis que l'émotion témoigne au contraire d'une facilité d'adaptation et d'improvisation conforme à la nature humaine laquelle est prête à inventer n'importe quelle solution pour chaque obstacle. Le rapport émotif aux choses est conforme au cours objectif des choses qui est normalement changeant à moins qu'un sentiment d'isolement domine. Dans ce cas, le rapport du passionné aux choses est moins un rapport qu'un manque de rapport. Le sujet, alors, malgré le mouvement objectif, persiste dans son état.
Les émotions principales sont la joie et la tristesse. Elles deviennent passions d'amour ou de haine quand elles s'attachent durablement à un objet. Celui qui est amoureux continue d'éprouver de la joie pour un objet qui lui a procuré du plaisir mais qui ne lui en procure plus nécessairement ou bien même qui devrait lui procurer de la tristesse. Par ailleurs, si vous éprouvez encore de la tristesse au contact d'une personne qui s'efforce pourtant de vous redonner de la joie, c'est peut être que la haine s'est installée dans votre cœur. Descartes a remarquablement bien décrite l'évolution des sentiments : "l'âme n'est immédiatement avertie des choses qui nuisent au corps que par le sentiment qu'elle a de la douleur, lequel produit en elle premièrement la passion de la tristesse, puis ensuite de la haine de ce qui cause cette douleur, et en troisième lieu le désir de s'en délivrer. Comme aussi l'âme n'est immédiatement avertie des choses utiles au corps que par quelque sorte de chatouillement qui, excitant en elle de la joie fait naître ensuite l'amour de ce qu'on croit en être la cause, et enfin le désir d'acquérir ce qui peut faire qu'on continue en cette joie ou bien qu'on jouisse après d'une semblable" (Les Passions...). Selon Descartes, les passions, autant que les émotions de l'âme, viennent du corps et de son rapport aux objets des sens. Le sentiment du danger, par exemple, vient du corps pour que l'âme éloigne de lui un objet qui ne lui convient pas. Il est tout a fait raisonnable de s'éloigner d'un feu qui brûle. Par contre, il l'est beaucoup moins de haïr quelqu'un alors que rien ne nous y contraint.
Le plaisir devient désir et la douleur aversion. Car le désir est, comme le définit Aristote, "l'appétit de l'agréable" (De L'Ame). Désirs et aversions correspondent à des idées acquises avec nos impressions de plaisir et de peine. A partir de nos sentiments négatifs et positifs et de leur articulation se forme le système du bon et du mauvais qui structure notre réalité, nos goûts, nos choix, etc. La stabilité du désir, comparée à l'immédiateté du plaisir, devrait être considérée comme une perfection. Le plaisir passé, imprimé dans la mémoire, conduit à désirer éprouver ce plaisir de nouveau à l'avenir plus fortement encore qu'auparavant. De même, le souvenir de la douleur donne le moyen d'éviter qu'elle se reproduise. La rigidité de la passion ne paraît donc pas toujours seulement un mal par rapport à la souplesse des émotions. Le désir et la passion, bien que moins réels que le plaisir et l'émotion, nous permettent de nous diriger dans nos actions. Grâce à eux, nous conservons notre cohérence et ne nous mettons pas à aimer le lendemain ce que nous détestions la veille. Mais il faut encore distinguer deux moments : d'abord, la transformation du plaisir en désir est nécessaire à l'élaboration d'une conscience sommaire ; puis, pour la conscience élaborée, il est possible de se libérer du désir et de le réviser pour qu'il ne dégénère pas en passion. L'émotion permet alors ce retour à l'immédiat. La constitution du désir est inductive, et plus le plaisir dure au contact d'un objet, plus cet objet devient désirable. Seulement, le produit de cette induction doit être validé avec prudence, car il importe que le plaisir ou l'émotion ne cèdent pas devant le désir et la passion, et ceci afin que le sujet continue d'évoluer en fonction de la complexité des choses.
3. La différence entre la passion et l'émotion.
Les émotions et les passions, qui diffèrent selon la durée, se combinent parfois de façon contradictoire. La contradiction apparaît alors entre un jugement ému sur l'apparence et un jugement passionné sur l'objet. L'émotion est une affection momentanée et la passion est un état auquel correspond une opinion que l'on soutient. On peut haïr une personne et, malgré cette passion, éprouver occasionnellement de l'admiration pour elle. On peut alors éprouver pour elle de l'envie ou de la jalousie. Malgré la tension qu'il y a entre les deux, passion et émotion ont pour le sujet autant de réalité. La passion en général, non plus selon le temps mais selon la relation, consiste à ne pas saisir la différence entre l'effet ressenti et la cause de cet effet. Une passion, au sens temporel, n'est pas entièrement ignorée et le sujet qui la possède est conscient de la différence quantitative qu'il y a entre son émotion passagère et l'opinion qu'il défend avec passion. A partir de cette connaissance, il peut tenter de diminuer sa passion. Mais, au sens relationnel, la passion (ou plus précisément la déraison) diffère qualitativement de l'émotion et tient à une erreur de fond : l'incapacité pour le sujet de saisir la différence entre cette passion et le sentiment quelquefois opposé qu'il éprouve. Ainsi, celui qui hait quelqu'un refusera d'admettre qu'il puisse parfois l'admirer en même temps. Au contraire, si le sujet saisit la différence entre les émotions et les passions au sens temporel du terme (c'est-à-dire en tant qu'émotion qui dure), il connaît la conséquence ou l'inconséquence du rapport entre les deux. Il ne se trouve donc pas soumis à la passion au sens général et relationnel. Le sujet qui a conscience de la différence qu'il y a entre son sentiment passager et son opinion habituelle est capable de saisir confusément le rapport entre les deux, tandis que celui qui confond complètement les deux est sujet à la passion au sens relationnelle ou encore irrationnel. Un homme qui prétend ne pas aimer les enfants et qui, malgré d'agréables moments passés avec eux, continue de soutenir cette opinion possède en quelque sorte ce genre de passion.
Dans le rire bienveillant, le sentiment de joie et la pensée de ce qui cause cette joie forment un tout. De même, dans la colère, le sentiment de tristesse et la pensée de ce qui cause cette tristesse vont ensemble. Le rire bienveillant et la juste colère ne sont pas des passions puisque, bien que l'effet ressenti et la cause conçue soient de valeur opposées en tant que l'on a de la joie pour un mal ou de la peine vis-à-vis d'un bien, la différence entre les deux est aperçue. C'est pourquoi le rire bienveillant peut aisément laisser place à l'éloge et la juste colère à la critique. Passion et émotion se croisent encore lorsque apparaît la dérision : joie mêlée de haine. La différence entre émotion et passion devient également flagrante dans l'intempérance où la tristesse se mêle à l'amour. Ces combinaisons subjectives s'opposent ensemble à l'objectivité de la cause des affects. Elles demeurent subjectives et distinctes de l'objet qui les provoque. Cet objet ne leur est cependant pas complètement étranger car ce sont ses propriétés qui permettent qu'on s'en attriste, s'en réjouisse, qu'on le haïsse ou qu'on l'aime.
Émotions et jugements de valeur ou opinions sont liés. La colère se rapporte à l'aspect triste de l'objet et le rire à son aspect joyeux. Lorsque l'objet attriste le sujet et que celui-ci se fâche, ou bien lorsque l'objet égaie le sujet et qu'il rie, alors le sujet agit ou réagit et exprime une opinion confusément à propos de cet objet. Or, nous avons dit que l'on peut éprouver de la joie par rapport à un objet haïssable dans la dérision qui est, d'après Descartes, "une espèce de joie mêlée de haine, qui vient de ce qu'on aperçoit quelque petit mal en une personne qu'on pense en être digne. On a de la haine pour ce mal, et on a de la joie de le voir en celui qui en est digne" (Les Passions...). On tourne une œuvre en dérision en donnant du plaisir du fait de souligner les défauts de cette œuvre. Ce n'est donc pas cette œuvre en elle-même copiée avec plaisir qui est critiquée mais avant tout des défauts en elle qui pourraient se retrouver en d'autres œuvres. On peut ressentir encore de la tristesse par rapport à un objet aimable, ce qui a lieu au fond avec le désir car le désir est toujours accompagné d'un sentiment de peine. Celui qui désir un objet s'attriste de son absence alors que l'objet lui-même est aimé. Il y a donc une sorte de jeu entre les émotions de joie et de tristesse et les valeurs que l'on accorde habituellement aux choses. L'objet mobilise la passion de l'opinion. Ses aspects suscitent d'abord des émotions correspondantes : la joie pour l'aimé et la tristesse pour ce qui est haï. De simple, ce rapport ensuite devient parfois complexe dans l'ambivalence entre opinion et émotion. La relation du sujet à l'objet est simple dès lors que ce qu'il y a de bien en une chose fait qu'on l'aime et qu'on se réjouit de l'aimer, ou que ce qu'il y a de mal en une chose fait qu'on la hait et qu'on s'attriste de la haïr.
Les émotions se rapportent à des aspects contingents et subjectifs des choses et non à ces choses en elles-mêmes. Cette valeur subjective ne devient illusoire que si l'on applique à l'objet tout entier ce qui n'en est qu'un attribut. La raison distingue les jugements de valeur subjectif et objectif alors que la passion les confond. Il est faux de dire d'un objet qu'il est risible ou fâcheux. Il ne l'est que par rapport à nous. Il apparaît ainsi pour nous. C'est la raison pour laquelle des pratiques qui pour certains semblent sérieuses apparaissent pour quelques autres comiques ou contestables. L'émotion ne s'oppose pas à la raison dès lors que celui qui l'éprouve en reconnaît le caractère subjectif. Mais le refus de reconnaître cette subjectivité constitue au contraire la passion. L'émotion considérée de façon réfléchie comme subjective permet d'envisager le côté objectif opposé. C'est pourquoi elle est rationnelle. Par contre, si l'émotion est attribuée faussement à l'objet plutôt qu'au sujet, ce dernier s'interdit de considérer l'objectivité du premier. Il est sujet à la passion. La passion est donc l'absence de discernement entre le subjectif et l'objectif. Celui qui craint l'injection d'un sérum comme un mal alors que sa vie en dépend est soumis à la passion. La raison réclame souvent qu'on lutte ainsi contre la passion et que l'on se force à souffrir pour un plus grand bien. Lorsque le sujet supporte la douleur de l'injection qu'il distingue du bienfait du sérum, il agit selon la raison en minimisant ses impressions par rapport à l'idée de son rétablissement futur.
Si l'intelligence, d'après Aristote, "commande de se réfréner à cause de l'avenir, tandis que le désir opère en raison de l'immédiat" (De L'Ame), on peut considérer les émotions comme une conscience de l'immédiat en tant qu'immédiat grâce à laquelle l'intelligence détermine ce qui est médiat. Ainsi, la tristesse présente peut représenter le moyen d'une joie future et la joie présente, la cause d'une tristesse à venir. Dans la passion, cela n'a pas lieu et la joie présente est confondue avec la félicité. Parce qu'on prévoit l'avenir, on peut se désintéresser du présent par prudence. L'émotion présente ne vaut alors pas pour elle-même mais pour une émotion future. Il est en effet faux de prétendre que tout ce qui me procure de la joie maintenant m'en procurera encore à l'avenir, et il est également faux de prétendre la même chose pour la tristesse.
La sagesse critique ne perd pas de vue le risque de l'illusion qui prend l'opinion pour la science, le subjectif pour l'objectif. Elle se méfie des convictions et des préjugés. Car elle enseigne que l'injustice débute lorsque l'action n'est dictée que par un désir ou une aversion arbitraire. L'action qui consiste à différencier son désir du bien réel favorise un comportement vertueux. Celui qui sait changer d'avis si nécessaire est meilleur que celui qui ne doute jamais que son avis puisse être faux. Le démagogue, au contraire, fédère ses sujets par le biais des passions et les gens y trouvent leur plaisir. "Leur vanité, dit Erasme à propos de ces derniers, y est intéressée ; ils rient, applaudissent, remuent l'oreille comme les ânes, pour montrer qu'ils ont bien saisi" (Eloge de la folie). L'action du démagogue consiste à entretenir des passions chez ceux qu'il désire voir lui obéir. Il offre pour récompenser leur soumission une joie par des paroles moins vraies que flatteuses. En ceci, le démagogue est populiste.
4. La médiation de l'émotion
La passion consiste à confondre le relatif avec l'absolu, l'émotion avec la réalité, et finalement à confondre un sujet avec l'un de ses attributs. La passion est l'exagération de la portée de l'émotion avec la confusion entre l'apparence de l'objet et l'objet réel. La raison, au contraire, consiste à prendre le relatif comme relatif et l'absolu comme absolu et, par conséquent, à ne pas confondre le sujet avec l'attribut. Un sujet rationnel se garde donc de croire que tout ce qui lui apparaît est tel qu'il lui apparaît. La rationalité s'exprime par le discours en tant qu'on distingue l'attribut qu'on accorde au sujet du sujet lui-même. Cette confusion est involontaire dans le cas de la passion. Elle peut cependant devenir volontaire pour le poète lorsqu'il imite la passion. Ainsi rend-il délibérément le subjectif objectif afin de renseigner sur la vie du sujet à travers la projection de son sentiment sur l'extérieur. La poésie imite la passion en ce qu'elle projette la subjectivité sur l'objet, non par maladresse, mais avec habileté dans l'art de construire des métaphores.
La valeur subjective est rationnelle si elle est conçue comme relative à travers le sentiment de joie ou de tristesse et elle devient passionnelle si elle est conçue comme absolue à travers l'amour ou la haine. Le sujet possède une opinion rationnelle s'il considère ce qu'il ressent avec elle indépendamment de l'objet. Son opinion est passionnelle si, au contraire, il nie ressentir quoique ce soit à son sujet. Dans ce cas, l'opinion se fait passer pour science puisque la science ne concerne pas ce qu'on ressent. Le lever et le coucher du soleil relève d'une opinion qui est passionnelle si l'on prétend que c'est ainsi que les choses se passent, et il relève d'une opinion rationnelle si l'on sépare cette opinion de la science selon laquelle la terre tourne autour du soleil. La passion est donc l'absolutisation de l'émotion. Elle revient à substantiver l'attribut d'un sujet et à confondre celui-ci avec le sujet lui-même. Les qualités qui n'appartiennent pas à l'objet mais qui viennent du rapport de cet objet au sujet sont, dans la passion, considérées comme des propriétés de l'objet. Il est en revanche plus raisonnable de ne pas confondre entièrement, par exemple, le sentiment que l'on éprouve pour quelqu'un avec la valeur réelle de cette personne. Car il arrive parfois que quelqu'un soit désagréable et bien intentionné ou agréable et mal intentionné. Dans le comique, la passion a lieu virtuellement comme lorsqu'on fabrique le pseudonyme d'une personne avec un nom commun. La production du sobriquet simule volontairement l'opération qui a lieu spontanément dans la passion. Le petit Nicolas de Sempé, par exemple, nomme avec ses camarades leur surveillant général Le Bouillon parce que ce dernier fait constamment les gros yeux.
La passion fait de la partie la fin vraisemblable. Ainsi l'amour de concupiscence s'intéresse à la partie corporelle uniquement. La partie spirituelle peut inversement être aimée au détriment du corps. On songe au savant gardé prisonnier par le tyran, comme Platon par Denys II. La partie de l'être aliéné intègre le projet du tyran. L'émotion, au contraire, dans la mesure où elle est labile, élargit la conscience sans la figer. "L'émotion, selon l'image de Kant, agit à la manière d'une eau qui rompt la digue ; la passion à la manière d'un cours qui se terre toujours davantage dans l'excavation de son lit" (Anthropologie...:). La passion s'attache à une partie déterminée des êtres au détriment de l'ensemble. La raison, elle, franchit en pensée les limites entre les parties pour les distinguer à l'intérieur d'un tout. Ainsi, le fait d'éprouver des émotions variées à propos d'un même objet est rationnel, tandis que celui de n'en éprouver qu'une seule ne l'est pas.
Descartes fait remarquer que "parce que la nature de l'âme est de n'être quasi qu'un moment attentive à une même chose, sitôt que notre attention se détourne des raisons qui nous font connaître que cette chose nous est propre, et que nous retenons seulement en notre mémoire qu'elle nous a paru désirable, nous pouvons représenter à notre esprit quelque autre raison qui nous en fasse douter, et ainsi suspendre notre jugement, et même aussi peut être en former un contraire" (Mesland, 44). De même que nous sommes libres de tourner la tête pour regarder ailleurs, de même nous pouvons relativiser notre opinion. Notre jugement à besoin pour cela de la diversité des représentations dans le temps, laquelle diversité rend possible la comparaison des choses entre elles. La passion, nous l'avons vu, consiste à prendre la partie pour le tout. Le cas de l'attention est analogue. La distraction qui lui est contraire consiste à ne pas prendre la partie pour le tout. On peut en dire autant de l'émotion. Elle sert d'intermédiaire pour passer de la passion à la raison. Au lieu de prendre, comme la passion, la partie pour le tout, l'émotion ne prend pas la partie pour le tout et permet à la raison de mieux considérer le tout. Celui qui est passionné pour un objet est attentif à lui. Celui qui est ému par quelque chose est au contraire distrait et soutient difficilement son attention. Or, il importe aussi d'être ému pour détacher son attention d'une seule et unique chose alors que d'autres éléments sont en cause dans l'ensemble des choses.
L'émotion est moins sujette à l'illusion que la passion dans la mesure où elle présente un engagement ontologique mineur. Elle est relative en ce qu'elle naît de la rencontre fortuite avec l'objet et surtout en ce qu'elle dépend d'une propriété restreinte qui provoque un sentiment passager et non d'un large ensemble de propriétés qui, dans l'amour et la haine, conduirait à attribuer une valeur à l'objet tout entier. La conscience de sa propre mortalité éveille une certaine passion si elle est constante et si le sujet est entièrement absorbé par cette idée. Le sujet peut également sombrer dans la haine ou dans l'amour et désirer exagérément quelque chose. Au contraire, des sentiments variés nous encouragent à considérer les êtres davantage les uns par rapport aux autres. On distingue bien chez quelqu'un ce qui nous fâche ou nous amuse sans en tirer de conclusions trop hâtives sur lui.
Au contact de l'objet, le sujet éprouve des sentiments qui renseignent sur le sens que prennent pour lui des parties d'objets. On peut citer ce cas rapporté par Descartes : "lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche (qui louchait) ; (...) longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fut pour cela. Au contraire, depuis que j'y ait fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému" (Chanut, 47). Nous voyons que le strabisme des femmes rappelle à Descartes son sentiment passé pour une fille qui louchait. Son émotion n'est cependant pas assez forte pour qu'il tombe à chaque fois amoureux. Mais ce sentiment le dispose indéniablement à l'amour. Ce qui le limite est son aspect passager. D'autres parties d'objet se présentent qui éveillent de nouveaux sentiments peut-être opposés aux précédents. Éprouver différentes émotions pour différents aspects des personnes nous conduit à relativiser entre eux les divers sens que prennent pour nous les êtres. Peu à peu, nous éprouvons pour eux des sentiments de plus en plus complexes, au lieu de ne les apprécier que par une seule qualité. Chaque élément est capable d'évoquer confusément des moments de notre histoire très différents et éloignés. Cette diversité permet au sujet de ne pas confondre ses sentiments avec l'essence de l'objet qui les provoque, car autrement la confusion entraînerait une projection de l'ordre de la superstition et du mythe. L'expérience directe confond les éléments subjectifs et objectifs. Le produit de ce mélange reste spécifique à la relation de chacun à l'objet. Mais une fois que la réflexion a éliminée cette spécificité, le sujet obtient le genre auquel appartient l'objet et qui reste commun à tous. On dégage de cette façon la composition générale et pure de l'eau, abstraction faite du sentiment que l'on peut avoir pour l'eau selon les situations, par exemple, au bord d'une plage ensoleillée ou sur un navire en pleine tempête.
L'émotion relève d'un moment trop embryonnaire de la conscience pour constituer, comme la passion, un rival sérieux du vrai. L'émotion renseigne sur celui qui l'éprouve et assez peu sur ce qui provoque le sentiment. La raison et la passion, la vérité ou la fausseté, sont relatives aux objets, tandis que l'émotion n'est ni vraie ni fausse mais subjectivement certaine. Je suis triste ou non avant même de savoir si j'ai des raisons de l'être. Pourtant, les émotions de l'âme naissent bien à l'occasion des phénomènes quand ils apparaissent. L'émotion est sensible et suppose une certaine passivité de l'âme. Ce qui en est la cause, ce sont surtout certaines propriétés des objets alliées à celles du sujet. Mais l'objet en lui-même ne provoque aucune émotion. L'eau, conçue comme un mélange d'oxygène et d'hydrogène, n'éveille pas la crainte ou l'apaisement comme l'eau que l'on perçoit. Bien que l'émotion dépende des phénomènes liés aux êtres en soi, elle renseigne en somme peu sur l'objet et beaucoup sur le sujet. Dans l'émotion, le sujet pâtit de l'objet, mais la partie de l'objet concernée dépend de la nature et de l'intérêt du sujet. L'émotion suppose donc la combinaison des propriétés de l'objet et du sujet, par exemple, l'événement réjouissant et le sujet réjoui. Dans l'émotion, le sujet a conscience de lui-même en même temps qu'il perçoit un objet. Par contre, sans émotion, le sujet aperçoit l'objet lui-même indépendamment de ce qu'il en perçoit et donc n'a pas conscience de lui-même.
5. L'imperfection de la colère
Platon a montré comme la raison et la colère sont analogues quant au rejet du désir. La colère est un embryon de raison mais aussi l'expression de la conscience morale contre le sensible. Cette moralité critique doit cependant être relayée par une éthique prudentielle. Le moment de la colère contre la passion est encore un moment réactif et imparfait. Il doit être suivi d'une réhabilitation mesurée de l'appétit. On peut argumenter ou se fâcher parce qu'on refuse quelque chose. Ce refus est fondé plus souvent sur le désir plutôt que sur la volonté, sur la passion plutôt que la raison, dans le cas de la colère. Le sentiment est négatif plutôt que nul. Mais le sentiment nul ou infime de la raison reste également partiel si on n'introduit pas en outre le sentiment positif du désir. C'est par le rire, parfois, que nous renouons de la sorte avec l'appétit.
On trouve chez Platon un élément intermédiaire entre raison et passion. Il divise l'âme en trois parties rationnelle, irascible et concupiscible et montre comment l'élément irascible peut s'allier à la raison pour s'opposer au désir : "lorsque (Léontios) aperçut des cadavres étendus près du bourreau ; en même temps qu'un vif désir de les voir, il éprouva de la répugnance et se détourna ; pendant quelques instants il lutta contre lui-même et se couvrit le visage ; mais à la fin, maîtrisé par le désir, il ouvrit de grands yeux, et courant vers les cadavres : voilà pour vous, mauvais génies, dit-il, emplissez vous de ce beau spectacle" (République IV). Pour Platon, l'émotion irascible ne s'oppose pas nécessairement à la raison : "quand un homme est entraîné de force par ses désirs malgré sa raison, ne remarquons-nous pas qu'il se blâme lui-même, s'emporte contre ce qui lui fait violence, et que dans cette sorte de querelle entre deux principes, la colère se range en alliée du côté de la raison ?" (ibid.).
L'union de l'âme rationnelle au corps explique le mode irrationnel de celle-ci que l'on nomme passionnel. La première passion du corps organique est le désir grâce auquel il se meut et croît. La seconde est l'aversion contraire grâce à laquelle il se conserve. La tempérance limite le désir et le courage, l'aversion. Puisqu'elle est jointe au corps, l'âme peut en subir l'action et donc en pâtir. Le corps pâtit à son tour des autre corps qui l'environnent, de sorte que, selon l'action de ces corps sur le corps, celui-ci, en fonction également de sa nature et de ses dispositions, se sent attiré ou repoussé s'il possède une âme. L'âme devient encore active en s'opposant à son propre corps lorsque la tempérance règle son mouvement et réfrène son désir. Elle peut aussi réfréner courageusement l'aversion. C'est d'ailleurs par ces sortes d'actions contraires à celles du corps que l'âme s'en distingue le mieux. Du fait d'être contraire au désir, l'aversion se rapproche de la raison qui nie le sensible par son formalisme et ses abstractions. Mais, de même que la vérité est le composé de la matière et de la forme, le bien consiste en la proportion du désir et de l'aversion ainsi qu'en la complémentarité du courage et de la tempérance. Du fait de l'union de l'âme et du corps naît la complémentarité de l'intelligible et du sensible. D'un côté, on agit contre le sensible par aversion et tempérance et, de l'autre, on agit conformément au sensible par désir et courage. Le premier mouvement mène à la théorie, le second à la pratique.
Aristote distingue deux usages inégaux de la colère : "on ne peut que traiter de stupides ceux qui restent sans colère pour les choses où il faudrait éprouver une colère réelle, ainsi que ceux qui en ressentent d'une manière, dans un temps, ou pour des choses où on ne devrait pas en avoir" {Éthique à Nicomaque). Il précise que "l'homme qui tient en ce genre (la colère) le milieu entre les deux extrêmes, est appelé homme doux, (...) celui qui pêche par excès s'appelle le caractère irascible (...). Celui qui pêche par défaut, sera (...) le caractère flegmatique". Le fait qu'une colère soit idiote ou non dépend des qualités réelles de l'objet de la colère. Un sujet au caractère doux éprouve plus fréquemment des émotions adaptées au conditions objectives. Ses émotions sont compatibles avec une connaissance vraie des choses. En ce qui concerne la colère, la douceur constitue donc le juste milieu entre l'attitude irascible et la flegmatique. C'est une vertu morale et intellectuelle. A côté, les flegmatiques paraissent sans opinions propres et capables d'obéir inconditionnellement à n'importe quoi. Quant aux irascibles qui, au contraire, se fâchent à peu près contre tout, ils n'usent qu'arbitrairement de leur liberté de penser. La douceur est une vertu morale. Elle dépend de la volonté prudente qui ne juge ni trop vite ni trop peu. Cette qualité est sans aucun doute nécessaire au bon déroulement d'une discussion.
Aristote est modérément convaincu de la vertu de la colère : "La colère qui nous enflamme le cœur entend encore la raison dans une certaine mesure. Seulement, elle l'entend mal comme ces serviteurs qui trop prompts dans leur zèle se mettent à courir avant d'avoir entendu ce qu'on leur dit, et se trompent ensuite sur l'ordre qu'ils exécutent" (ibid.). Il reconnaît néanmoins avec Platon que "la colère même avec ses violences a quelque chose de plus naturel que les emportements de ces appétits qui nous poussent qu'aux excès, et qui ne répondent pas à des besoins nécessaires". La sagesse commence avec l'esprit critique qui s'oppose aux appétits immédiats. Mais l'esprit doit encore s'élever au dessus du sensible s'il veut atteindre son but. L'opinion que la colère oppose au faits doit, selon Platon, s'achever dans le calme de la raison. L'élément irascible détourne l'âme d'objets apparemment ou réellement mauvais. Il est, semble-t-il, plus prudent d'être irascible que flegmatique, même s'il est encore mieux d'être doux. L'aversion paraît être au désir ce que la raison est à la passion. Mais seule une rationalité économe peut se contenter de rejeter ainsi tout désir par aversion plutôt que de s'abandonner à certains. La prudence commande que l'on se détourne de l'objet de façon la plus rationnelle possible. Pour autant, il n'est pas raisonnable de tout prendre avec colère. La douceur de la raison n'est pas tant l'aboutissement du caractère irascible que la proportion entre les désirs et les aversions.
De manière générale, chacun éprouve pour certaines choses à la fois une attraction et une répulsion. Ces états contradictoires s'attachent principalement à des thèmes morbides, comme dans l'exemple emprunté plus haut à Platon. En principe, l'attirance ou le dégoût pour les objets est relative à ce qui nous apparaît bon ou mauvais, à ce qui mène à la santé et la vie ou à la maladie et la mort. Mais nous semblons nourrir, sans toujours nous l'avouer, le désir de transgresser des interdits qui d'habitude suscitent, conformément à la coutume, une aversion pour certains objets. Ainsi, la colère peut être envisagée comme l'expression du blâme et comme un débordement toléré par l'opinion commune, pour une chose qui au fond pourrait susciter une certaine envie dans certaines circonstances. Un sujet peut même entrer en contradiction avec lui-même à propos d'un objet et ne pas réussir à décider le meilleur entre un désir et une aversion. Cette contradiction naît du conflit entre opinion commune et conviction personnelle lorsque l'usage commande qu'on réprime une inclination personnelle naturelle. S'il est en effet naturel que l'homme s'intéresse à la sexualité et à la mort, en revanche il n'est pas convenable qu'il le fasse d'une autre manière que celle prescrite par la coutume.
La colère est souvent l'expression d'une conscience morale qui s'éveille lorsqu'une action lui paraît mauvaise. C'est une expression brutale et impatiente. Elle est donc une impertinence répondant à une première impertinence, comme le châtiment au crime. Une réaction de colère face à une mauvaise action paraît un mal opposé à un autre mal. Mais au lieu d'accroître le mal par le mal, le second mal annule le premier. Cela paraît un accroissement de l'extérieur mais est un dépassement pour les personnes concernées. La colère est dictée parfois par l'opinion parfois par le bon sens. Elle blâme son contenu injustement ou pas. On suppose que si elle est juste, elle est capable de prendre une forme argumentée plutôt que performative. Au contraire, une colère infondée n'a aucun argument convaincant à soumettre. La colère est donc potentiellement bonne ou mauvaise. La colère incline donc ou bien du côté de la raison, ou bien de celui de la passion. Elle est passionnelle si son but est seulement de persuader et rationnelle s'il est de rendre justice. C'est pourquoi il n'est pas suffisant pour un sujet de s'opposer simplement avec colère aux penchants. D'ailleurs, cette opposition colérique peut avoir lieu alors que le sujet incline sans s'en rendre compte. Pire, une fausse bonne conscience empêche parfois que l'on reconnaisse ses propres penchants. On ne peut donc pas faire un usage systématique de la colère. Parmi les colères injustifiées, il y a celles qui s'expriment par un discours qui contredit les actes effectués par le locuteur. Ce cas de figure devient particulièrement absurde lorsque c'est à cause de son propre discours et raisonnement que le sujet est incapable de reconnaître la contradiction entre ses paroles et ses actes. La colère contre un bouc émissaire, par exemple, prend rapidement à cause de cela la forme de ce que l'on condamne injustement chez lui.
Vis-à-vis de la raison, la colère apparaît donc comme un signal indiquant une entorse à la loi. Toutefois, la colère reste un symptôme insuffisamment fiable de la moralité dans la mesure où elle peut devenir l'alliée de la passion et même contribuer à lui donner une apparence de moralité et de raison. Tout ce qui nous fâche n'est pas injuste. Si l'on est fâché d'avoir quelques sacrifices à faire, cela ne prouve pas que ce sacrifice n'est pas nécessaire. Ce soupçon apparaît dans la définition que Freud donne de la conscience morale. "La conscience morale est la perception interne du rejet de certains désirs qui existent en nous, le plus important étant que ce rejet n'a pas besoin de s'appuyer sur quelque chose d'autre, qu'il est sûr de lui" (Totem et tabou). On ne peut qu'espérer que les émotions, lorsqu'elles sont mesurées, puisse davantage servir la raison que lorsqu'elles sont excessives, imprudentes et tendent à la passion. Freud définit la conscience morale comme un rejet indémontrable et axiomatique de certains désirs. Une moralité moins subjective devrait donc pouvoir être déduite de principes formels comme, par exemple, l'universalisation de la maxime de la volonté chez Kant. Cependant, ce principe est lui-même difficilement démontrable et il peut être sans valeur. Dans ce cas, il semble préférable de conserver une maxime moins déterminée et plus empirique telle que : il convient de ne pas rejeter tous les désirs mais d'en rejeter quelques uns.
La réaction affective colérique indique la perception d'une anomalie contraire à l'opinion. Elle exprime une conviction. Notre moralité repose sur la cohérence de nos croyances entre elles. La colère est la saisie confuse d'une incohérence. C'est pourquoi elle adopte un ton répressif. La colère succède au jugement d'après lequel une chose est le contraire de ce qu'elle devrait être. La vigueur de la colère tend à corriger les faits en vue d'un état meilleur, de la même façon qu'on réprime quelqu'un pour qu'il ne commette plus la même erreur. Pour autant, toute contestation n'est pas morale. La colère demeure une passion tant qu'elle n'est fondée sur aucun principe. Il se peut même que le principe utilisé ne soit en fait qu'une hypothèse avivée par la passion. L'universalisation de la maxime de la volonté chez Kant, par exemple, peut traduire une haine de la sensibilité dans son ensemble et une sorte de préjugé philosophique fondée sur le ressentiment. Il ne suffit pas qu'une contestation soit consciente pour être morale, car on peut contester ou même opiner selon une hypothèse qui nous est propre sans être objective. Une contestation morale doit être rationnelle et fondée sur des principes convaincants. Ainsi, on condamne l'escroc, non pas seulement parce qu'il nous semble bon qu'il le soit, ou encore en vertu de l'impossibilité de l'universalisation de l'escroquerie par rapport au système de l'échange en général, mais aussi parce que l'escroquerie accentue l'inégalité parmi les hommes.
6. La spontanéité de l'émotion.
L'émotion agit mécaniquement en nous et induit un comportement spontané. La passion, n'ayant comme fondement qu'une émotion subjective, ne peut en tirer qu'abusivement des conséquences pratiques objectives. Par définition, la passion est la détermination de la volonté pour un objet faux ou accidentellement vrai. Comme le comportement induit par une émotion repose sur une volonté indéterminée et sans objectif conscient, le passionné tend à penser que cette spontanéité est une volonté conforme à l'entendement, alors qu'en réalité c'est l'entendement qui se donne un objet conforme à la volonté ; de sorte qu'il finit par croire ce qu'il veut. La volonté déterminée rationnellement, au contraire, ne repose pas sur la seule émotion mais enveloppe dans sa justification quantité d'autres éléments. Quant à l'émotion elle-même, elle ne saurait être fausse puisqu'elle exprime seulement l'état dans lequel se trouve le sujet sans rien affirmer de l'objet. La volonté devient passionnée si elle se donne des mobiles faux inspirés par une disposition subjective. Par contre, on ne prétend pas, en agissant sous le coup de l'émotion, agir selon une règle consciente.
Les émotions constituent des mobiles confus de l'action que l'on ne peut mesurer qu'à l'aune de leurs effets néfastes ou bénéfiques. La cause de l'émotion est esthétique et contingente en ce qu'elle est mécanique. L'émotion relève même d'un mécanisme psychique complexe. Mal endiguée, l'émotion entraîne des actes involontaires. Il n'est pas prudent de justifier son action par une émotion. Une telle action n'est bonne ou mauvaise que par accident, sans décision préalable. Les réactions affectives sont différentes selon le cas. Si leurs conséquences sont heureuses, ce n'est pas parce que le sujet les a prévues. Cependant, ces réactions peuvent être appropriées. Si notre douceur donne à certains l'envie d'abuser d'elle, notre colère doit pouvoir les en dissuader.
Les comportements attribuables à l'émotion ont des effets que l'on peut évaluer. L'émotion peut être jugée appropriée ou non aux circonstances. On peut très bien, par exemple, louer une réaction spontanée parce qu'elle a permis un heureux événement. On reconnaîtra cependant que nos réactions spontanées ne sont pas toutes contingente si l'on remarque que la vertu de l'amitié, par exemple, repose non pas sur une communauté d'intérêt mais sur une base émotive adaptée aux circonstances. On admire chez les amis et les amants un bonheur qui repose sur des émotions sincères plutôt que sur un calcul intéressé. Mais l'émotion ne peut constituer un motif qui permette de considérer un acte comme responsable. C'est la volonté seulement qui est le critère de la responsabilité et les émotions n'en sont tout au plus que les instruments. Car l'émotion n'est pas le résultat d'un calcul. Elle en serait plutôt le moteur. L'émotion précède, accompagne et suit la volonté et n'est rien d'autre qu'une espèce de perception. L'émotion naît spontanément et non au terme d'une délibération. C'est la perception confuse d'un état que l'on subit. Ensuite seulement, il y a la volonté claire d'atteindre après réflexion une fin déterminée. Si, par contre, l'état émotif est la fin de la volonté et lui succède, alors ce sentiment n'est plus spontané mais simulé.
En outre, lorsque l'émotion se change en passion, la cause de l'action n'est plus efficiente mais finale et éthique. La passion, au contraire de l'émotion, se trouve justifiée par la volonté de celui qui la possède. L'émotif connaît son intempérance, le passionné la veut. Nous emprunterons à Aristote cet exemple : "tout le monde trouve celui qui frappe sans colère (celui que nous nommons le passionné) plus coupable que celui qui frappe dans son emportement. Que ferait-il donc cet homme de sang froid s'il venait à être transporté par la passion (entendons plutôt émotion) ? (Ethique à Nicomaque). On suppose qu'un agresseur calme a calculé son geste et ses conséquences tandis qu'un agresseur emporté agit sous le coup de l'émotion et se trouve lui-même être témoin passif de son geste après coup. Si ce dernier blesse quelqu'un, on lui en voudra moins qu'au précédent qui a voulu la blessure. Comme l'écrit Kant : "plus petit est l'obstacle naturel, et plus grand l'obstacle fondé sur des raisons du devoir, d'autant plus la transgression (comme démérite) est imputable" (Métaphysique des mœurs).
Le sujet est passif en tant qu'il ne fait que réagir, par son désir, aux besoins et tendances qui s'imposent à lui, avec plus ou moins de nécessité, en raison de son environnement particulier. La constitution du désir à travers les émotions et les passions est principalement mécanique. Il n'entre encore aucune volonté lorsqu'un sujet éprouve un désir et tend, sans discuter, à le satisfaire. Ceci arrive lorsque je me couche parce que j'ai sommeil, sans me forcer à veiller pour une quelconque raison. Toutefois, lorsque nous distinguons précisément l'émotion et la passion, nous remarquons que la passion obéit à une maxime de la volonté apparemment objective tandis que l'émotion ne le fait pas. Celle-ci ne saurait être fausse tant qu'elle reste proprement subjective. Ce qui est condamnable dans la passion, c'est la maxime dont l'on se sert à tort pour expliquer son action. Mais l'émotion elle-même, en tant qu'elle ne s'autorise pas à durer pour quelque raison, ne saurait être blâmable.
Bien que confuse, l'émotion est en rapport avec l'immédiat, tandis que la passion entretient un rapport idéal avec le réel. Comme la sensation, l'émotion révèle l'extérieur, mais comme quelque chose de vague concernant l'atmosphère générale d'une situation. L'émotion représente confusément le présent que la sensation représente clairement, tandis que la passion ne représente clairement que ce qui est absent. L'émotion est donc attribuable au sens commun et la passion à l'imagination. La passion, du moment qu'elle reste indifférente aux situations, s'oppose à l'émotion. En effet, la passion est caractérisée par l'obstination et l'indifférence, voire le cécité, par rapport au contexte réel. On peut dire d'un homme emporté par la passion qu'il est insensible. Les passionnés, tels que nous l'entendons, n'éprouvent que du mépris pour ce qui leur est donné, ces choses n'ayant d'importance que comme moyen pour une fin qu'ils se sont prescrite en imagination. L'instrumentalisation arbitraire est donc une marque de la passion.
La passion est éthique, non pas en ce sens qu'elle serait moralement bonne, mais parce qu'elle joue un rôle éthique dans le comportement d'un agent. Le passionné n'est pas maladroit et n'agit pas en ignorant ce qu'il fait. Il agit plutôt par ignorance et reste partiellement responsable dans la mesure où les conséquences de ses actes sont volontaires, délibérées et recherchées. Aristote remarque que : "dans l'ivresse, dans la colère, on ne peut pas dire qu'on agisse par ignorance ; l'on agit seulement sous l'empire de ces dispositions ; on n'agit pas en connaissance de cause ; et c'est au contraire en ignorant ce qu'on fait" (Ethique à Nicomaque). L'action mue par l'émotion est mécanique et moralement neutre. Ce mouvement naturel devient éthique et implique la possibilité du mal si la volonté suit une opinion fausse en dépit de la vérité. Dans ce cas, le sujet ne subit plus son émotion mais devient le principe de son action. Il est alors coupable de se donner une erreur comme contenu de sa volonté alors qu'il aurait pu et du se donner une vérité.
La sensation est généralement le corrélat de la détermination spontanée d'une cause objective dans l'espace. L'émotion traduit plutôt divers effets subjectifs perçus dans le temps. Toutes les deux sont des éléments qui entrent dans la perception. Il y a sensation de l'objet dans la sensation et sentiment de soi par l'objet dans le sentiment. Ainsi, je sens l'odeur d'une rose et j'éprouve du plaisir à sentir cette odeur. Par contre, la passion peut n'être qu'une idée sans intuition. Aucun objet ne lui correspond dans l'espace. La finalité de la passion n'a en réalité aucune objectivité. Une finalité rationnelle, en revanche, est parfaitement conciliable avec l'émotion et la sensation dans la perception à venir. Le passionné à le tort de poursuivre comme fin un objectif qui ne peut ou ne doit pas être atteint. Par contre, celui qui est rationnel mérite ses perceptions par rapport à la fin qu'il se donne, alors que le passionné reste dans la faute quelques soient les bénéfices pour sa passion.
7. Les degrés de la volonté
On peut nommer désir l'appétit conscient et souhait le désir voulu. Cependant, un souhait n'est encore de lui-même ni bon ni mauvais. Il le devient par rapport à d'autres souhaits. La volonté est la somme des désirs et aversions devenus conscients que la raison essaie d'harmoniser entre eux. L'entendement travail à rendre distinct pour le sujet lui-même ses propres appétits. La volonté n'a plus ensuite qu'à se déterminer par rapport à ce savoir pour être rationnelle. Cependant, sa tâche est distincte de celle de l'entendement en ce qu'au lieu d'éclaircir chaque appétit, elle organise entre eux les désirs éclaircis de façon à établir une hiérarchie entre les souhaits. Ainsi, le manque de sommeil est à fuir selon l'entendement mais à poursuivre selon la volonté si l'on souhaite par exemple finir un travail en retard à temps. La volonté est dans la vérité lorsqu'elle parvient à la cohérence entre elles de toutes les tendances devenues conscientes. Avec la volonté et le pouvoir de se déterminer rationnellement vient aussi la conscience tragique de la contradiction entre différents souhaits. La volonté, comparée à l'entendement qui cherche à faire correspondre l'idée à l'objet, cherche la cohérence entre les idées qui représentent nos désirs. Cette capacité de s'autodéterminer rationnellement en établissant la valeur entre eux de nos différents désirs nous conduit à prendre conscience de la contradiction qu'il y a entre certains désirs.
Mais comment reconnaît-on qu'un souhait est effectivement souhaitable ou un désir, désirable ? Nous définissons le souhait comme ce qui se rapporte au bien apparent souhaité plutôt que souhaitable absolument. Le bien apparent n'apparaît pas initialement comme tel. On prescrit parfois un médicament jugé bénéfique avant d'apprendre qu'il produit des effets secondaires néfastes. C'est seulement si un même agent peut faire préalablement la différence entre le souhaitable et le souhaité, et s'il choisit néanmoins le souhaité seulement, qu'il agit selon une mauvaise intention. Spinoza affirme néanmoins que "nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appelons ni ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appelons et désirons" (Éthique). Le désir est la cause du souhait et de la volonté. Spinoza critique la thèse de Descartes selon laquelle l'entendement doit juger de ce qui est bon avant que l'on se détermine à le vouloir. C'est au contraire parce que la volonté agit d'abord en nous que nous jugeons bon ce qu'elle nous indique, de sorte que ce que je veux est immédiatement jugé bon. La thèse de Kant se situe à l'antipode de celle de Spinoza. Pour Kant "La moralité ne vaut pas pour nous parce qu'elle présente un intérêt (...), mais c'est que la moralité présente un intérêt parce qu'elle vaut pour nous en tant qu'hommes" (Fondements...). Le désir est, pour lui, totalement différent du souhait purement rationnel de la volonté libre. Kant défend la thèse d'un intérêt moral ou plutôt d'une valeur morale propre à l'homme et coupée de tout attrait empirique. La volonté dans ce cas obéit à la raison qui prescrit qu'une chose est autorisée ou interdite en général. Il ne s'agit plus exactement de faire obéir la volonté à l'entendement comme chez Descartes, et encore moins l'entendement à la volonté comme le réclamait Spinoza, mais de faire obéir la volonté à la raison.
La volonté permet de douter de son désir et de le relativiser. Comme l'explique Leibniz, le désir "est une sorte de velléité par rapport à une volonté complète : on voudrait par exemple, s'il n'y avait pas un plus grand mal à craindre si l'on obtenait ce qu'on veut, ou peut-être un plus grand bien à espérer si on s'en passait" (Nouv. Essais...). On peut aussi être conscient de son appétit, c'est-à-dire désirer, sans acquérir la volonté de tempérer ce désir si on le souhaite ni trouver la patience et la force nécessaire à cela. Un premier moment de l'action volontaire consiste à comparer son désir à d'autres pour en établir la valeur, comme lorsqu'on évalue son désir présent par rapport à l'avenir. Mais le second moment, davantage empirique, consiste à trouver la force d'agir sur son désir selon l'ordre de la volonté. A défaut de parvenir à s'appliquer, la volonté devient le moteur du remords et de la souffrance morale, laquelle peut parfaitement accompagner une jouissance physique.
La volonté n'est pas nécessairement opposée au désir. Elle est plutôt relative au désirable et à l'indésirable et à leur équilibre réfléchi. Le désir est donc différent de la volonté et s'oppose à l'aversion. Il n'y a pas entre le désir et la volonté d'opposition comme il y en a entre le désir et l'aversion qui lui est contraire. Ainsi, on peut vouloir un désir comme celui d'offrir un cadeau, ou encore vouloir faire un cadeau contrairement au désir de le faire, avec indifférence ou aversion, seulement par intérêt pour obtenir les faveurs de quelqu'un sans l'aimer. Par ailleurs, le désir sans volonté est le désir que ne réfrène aucune aversion. L'excès du désir vient du défaut de volonté et du manque d'équilibre par rapport à l'indésirable. Il est par conséquent impossible de comprendre la volonté indépendamment du désir ou contre lui. Le désir est le contenu de la volonté et fait partie, avec d'autres désirs et les aversions, de la volonté. La volonté est formellement libre mais elle doit être équitable par rapport à son contenu. La volonté doit pouvoir en outre transformer un désir en indifférence ou aversion, une aversion en indifférence ou désir, et une indifférence en désir ou aversion. Pour cela, la volonté doit former un système équilibré d'attractions, de répulsions et de concours des forces. La meilleure volonté n'est pas celle qui décide d'être soit prodigue soit économe, mais c'est celle qui est prodigue à hauteur de ses économies et pour qui il n'est pas plus important de recevoir que de donner.
Idéalement, l'appétit, le désir, le souhait et la volonté sont une même chose, une même tendance, un même mouvement, destiné au perfectionnement d'un être. Toutefois, si cette tendance n'était pas discontinue, il n'y aurait aucune raison de distinguer différents degrés dans la volonté. Il y a différentes espèces de volonté qui apparaissent à différents degrés selon qu'elle contribue mieux ou moins bien au perfectionnement de l'être. Au plus bas niveau, il y a la satisfaction immédiate du plaisir qui est contingente et ne concerne qu'une infime partie de l'existence et, au plus élevé, il y a l'intelligence permettant de délibérer sur notre existence entière et, même au-delà, sur l'existence des hommes et du monde.
Le rationnel s'oppose à l'irrationnel comme l'âme au corps. Il y a la même différence entre penser et sentir qu'entre la volonté entière et l'appétit. Entre les deux apparaît le fait de penser à l'apparence du bien et de se tromper. Ainsi la volonté, lorsqu'un bien est reconnu comme apparent tout en étant désiré, peut s'opposer à l'appétit. Sans cette contradiction avec soi, il n'y aurait ni bien ni mal, car ne serait bien que ce qui obéit à l'appétit et ne serait mal que ce qui s'y oppose, sans aucune référence à un principe commun d'identité. En tant que l'âme est jointe au corps, nous avons des opinions qui restent intermédiaires entre la science et les apparences. Une opinion devient bonne si elle s'accorde à la raison, laquelle apparaît après que des opinions se soient révélées avec ou sans correspondance avec d'autres. Ce n'est pas simplement le rapport de l'opinion au sensible qui la rend bonne ou mauvaise mais aussi sa résistance aux opinions contraires. C'est la thèse qu'avance Descartes en expliquant que c'est le manque de cohérence entre les idées qui différencie le rêve de la veille et non la correspondance au faits puisque le sujet à des perceptions claires et confuses dans les deux cas (Réponses).
La volonté et le désir tendent également à la perfection de l'être mais de façon différente. Les désirs peuvent s'opposer entre eux. Car ils agissent en fonction de l'immédiat sans voir les conséquences à long terme de leur satisfaction. La volonté, au contraire, empêche la précipitation du désir et se persuade des raisons de ne pas l'assouvir. La volonté représente un progrès par rapport au désirs en ce qu'elle résout leur opposition par leur mise en ordre. Si je désire à la fois lire du français et de l'anglais, je choisirai l'un ou l'autre selon ma fatigue, mes projets, etc. En outre, pour la volonté, un grand bien peut naître d'un petit mal et un grand mal, d'un petit bien. Ce que l'entendement reconnaît de mauvais dans le désir, la volonté s'y oppose sans que le désir cesse toujours pour autant. Deux forces s'affrontent alors dans le même sujet. L'âme est embarrassée lorsqu'il s'agit de s'opposer, par des arguments, au corps impatient et rompu aux habitudes. Ainsi le bien ne procède pas simplement de la connaissance de ce qui cause le mal mais aussi de la capacité d'opposer à soi-même sa propre force. Si la volonté incline initialement vers le présent, l'entendement permet d'envisager l'avenir et de comparer les différentes conséquences d'un désir dans le temps. La volonté présente rencontre le devoir de se limiter ou de s'étendre. Mais ce devoir, que l'on se commande à soi-même comme un conseil, n'a pas en lui-même le pouvoir de retenir les actions auxquelles le corps est habitué. Ainsi, l'assuétude ne cesse le plus souvent que lorsqu'une bonne raison nous motive, comme une maladie, une grossesse, etc.
8. La force de la volonté
Du point de vue spéculatif, la volonté doit incliner en faveur de l'entendement plutôt que du sentiment. Mais dans la pratique, la spontanéité peut entrer en contradiction avec la volonté qui se trouve alors sans effet réel. Un homme peut songer accomplir des actes qu'il juge parfaits et se trouver ensuite, en situation, agir selon des sentiments de façon contraire à ce qu'il voulait. Plus précisément, le sujet peut vouloir faire ce qu'il doit et ne pas pouvoir le faire sans que rien d'extérieur ne semble pour autant le contraindre. C'est alors au niveau de l'émotion qu'il devient possible d'agir en tant qu'elles peuvent être de différentes sortes selon les représentations que nous nous donnons. Notre faiblesse à réaliser notre volonté ne vient pas nécessairement de la contrainte d'objets extérieurs, mais aussi de la force de nos tendances propres, de sorte que nos gestes sont empêchés ou contraints comme si une main prenait l'autre pour lui faire accomplir une chose contre son gré. Ce conflit intérieur peut s'apaiser si la volonté trouve un allié parmi les penchants qu'elle sollicite grâce à la liberté de se donner une représentation. Celui qui, lors d'un incendie, répugne à escalader une échelle étroite au dessus du vide devra se représenter plus fortement ce qui se passera s'il ne le fait pas.
Comment la volonté s'oppose-t-elle au désir ? Comment juger de la valeur de son désir et le corriger ? Si chacun est libre, il est permis d'espérer que nous évitions par nous-mêmes le mal qui nous dresse les uns contre les autres. Le meilleur moyen d'y parvenir est de déterminer de quelle façon il est possible d'user de sa liberté à bon escient. La tâche de l'entendement est de déterminer la vraie nature du désir pour voir en lui ce qui est mauvais. Ce n'est qu'ensuite que la volonté se donne les moyens de lutter convenablement contre le désir en s'y opposant, en le corrigeant. La volonté, par le moyen d'une représentation qu'elle se donne, peut opposer un désir à un autre et contrôler les sentiments. Ainsi, la volonté a la liberté d'éviter le mal, à condition qu'elle puisse d'abord évaluer ses désirs. Elle le fait par les représentations qu'elle peut opposer entre elles afin de lutter contre certaines inclinations. Ainsi, l'automobiliste attiré par la vitesse peut être sensibilisé par une représentation de l'accident qu'il pourrait entraîner. Néanmoins, un mal connu n'est qu'à moitié vaincu. Il est difficile de déterminer le moteur et la conséquence du désir. Il est encore moins facile de le combattre. Nous connaissons tous le supplice de savoir quelle est la cause du mal sans pouvoir y remédier. La volonté augmente la faculté de connaître théorique mais ne sert pas directement la faculté d'agir pratique. Je ne peux connaître les tenants et aboutissants de chaque désir et, avec ce que je connais, je ne peux pas toujours les dominer. La conquête du contrôle de soi est jalonnée par deux obstacles : la complexité de nos désirs et la faiblesse de notre volonté par rapport à notre spontanéité et notre réactivité.
La volonté a besoin d'un moteur qui pourrait être justement l'émotion. Le rire et la colère sont-ils bénéfiques ou bien néfastes ou encore indifférents pour l'éthique ? L'homme s'oppose à lui-même et entre dans la contradiction lorsqu'il s'agit de se conduire moralement. Après avoir pris du recul par rapport à ce qu'il fait, il retourne ses forces contre lui-même pour corriger ses impulsions. Le rire et la colère auront un intérêt éthique si la volonté peut se donner une représentation à contempler pour elle-même et sa propre transformation. Ceci n'est possible que dans la durée avec une réflexion suivie sur un type d'action et avec une meilleure détermination de celui-ci à mesure qu'on le connaît. L'action pratique qui utilise les émotions ne vient pas tant d'une décision ponctuelle purement théorique que d'un perfectionnement graduel de la spontanéité. Pour que ce soit possible, le sujet doit avoir la capacité d'alterner différents états, d'administrer les tensions, ne serait ce que pour résoudre les contradictions qui naissent dans l'entendement. Il ne s'agit pas tant de réfréner les pulsions que de les canaliser. Le rire et la colère peuvent permettre de transposer des élans agressifs réels dans un plan symbolique et autoriser que l'on débatte plutôt que l'on se batte. En cas de dilemme, par exemple, entre la punition et le pardon, il ne s'agit pas tant de choisir l'un des termes que de trouver une proportion entre les deux adaptée au délit. Il y a également une tension possible entre une émotion que l'on ressent et une que l'on pourrait ressentir. Etablir un équilibre entre ces deux états réel et virtuel permet de gérer les conflits sur le plan moral autant que physique.
Si l'émotion relève de la même catégorie que le désir, elle constitue un obstacle contre lequel la volonté lutte. Mais si elle est sans grand effet, elle reste extérieure au conflit de ces deux facultés. Si l'émotion répond au désir immédiat, comme lorsqu'on s'emporte dans sa colère, elle peut être contraire à la volonté que l'on a autrement de ne pas se fâcher. Cependant, l'émotion peut être bénéfique pour la volonté et lui servir d'aliment pour lutter contre la passion. Dans ce cas, la diversité des émotions joue contre la raideur de la passion. Notre capacité à éprouver de multiples dispositions nous permet de changer d'état et de ne pas rester prisonniers d'une seule et unique tendance. Les émotions jouent un rôle dans l'usage positif de la volonté qui ne se contente pas seulement de modérer les abus du désir. La volonté se laisse attirer autant qu'elle réprouve. La volonté doit lutter contre les passions mais avec les émotions. Car la volonté a besoin de la diversité des états du sujet pour lutter contre sa tendance prédominante. La volonté ne s'épuise pas à seulement lutter contre un penchant particulier mais elle se renforce en donnant libre cours à des désirs encouragés. On ne conseil pas un homme rongé par l'inquiétude de ne simplement plus songer à ce qui l'inquiète mais on l'encourage également à imaginer ce qui pourrait qui pourrait le distraire.
II. ACTION
L'émotion est un élément constant de l'action humaine. Elle intervient dans l'opération propre à l'âme de mettre les corps en rapport. De la plus grande action de l'âme résulte le pur rapport derrière lequel disparaît l'effet de la nature sur nous. L'émotion naît spontanément avec les différents actes de synthèses par lesquels le sensible devient intelligible. Cette synthèse, à mesure qu'elle est encouragée par la volonté, éloigne la conscience des effets sensibles immédiats, au point que ce qu'elle éprouve ne dépend plus, à la fin, que de sa propre action. En revanche, lorsque l'action de l'âme est modérée, l'action de la nature est sensible. L'émotion naît de cette tension entre les forces de l'âme et du corps. La volonté de l'âme diminue à mesure qu'augmente la réceptivité du corps. L'émotion involontaire est spontanée et corporelle ; l'émotion volontaire, elle, s'attache davantage à la réussite d'une action.
1. L'expression de l'âme
Pour étudier les émotions, il faut d'abord traiter de l'âme qui possède ces émotions. On entend par âme le principe du mouvement propre à une chose. Les émotion de l'âme sont engagées dans son action par rapport au corps. La personne possède des émotions qui lui sont propres en tant qu'elles ne sont pas contraires à sa volonté. Mais les sentiments qu'on éprouve contre notre gré sont moins propres à l'âme qu'au corps. Les émotions qui s'inscrivent dans notre action ne nous gênent pas, alors que celles qui s'y opposent nous affaiblissent.
Le rire et la colère sont des émotions de l'âme. Ce sont des espèces de joie et de tristesse propres à l'âme. Parce que l'âme est capable de joie et de tristesse, ce qui possède une âme rie ou se fâche. Il n'y a ni joie ni tristesse pour ce qui n'a pas d'âme. La joie et la tristesse sont des dispositions naturelles de l'âme plus générales que le rire et la colère. Car la rêverie et le remords sont encore d'autres espèces de joie et de tristesse. Par contre, aucun corps n'éprouve pareilles émotions ni aucun sentiment similaire. Le rire manifeste la joie, tout comme les expressions du visage. La colère, les larmes ou l'aboulie manifestent la tristesse. Il n'y a pas de vrai rire sans joie ni de vraie colère sans tristesse. Le corps exprime des émotions et les rend visibles ou audibles. Si ce qui est visible n'exprime pas une émotion ressentie, c'est qu'une autre est peut-être simulée. L'âme qui ne laisse pas paraître ses émotions peut encore feindre d'en avoir quand elle en a peu, ou de ne pas en avoir lorsqu'elle en a beaucoup. Descartes décrit cet art de feindre de la façon suivante : "toutes les actions, tant du visage que des yeux, peuvent être changées par l'âme lorsque, voulant cacher sa passion, elle en imagine fortement une contraire, en sorte qu'on s'en peut aussi bien servir à dissimuler ses passions qu'à les déclarer" ( Les Passions...).
Bien que le corps soit nécessaire pour que l'âme éprouve des émotions, les émotions viennent de l'âme et lui appartiennent. Dans la sensation le corps va à l'âme, la matière à la forme. Mais dans l'émotion l'âme s'exprime et va au corps comme la forme à la matière. Dans l'émotion l'âme est donc en parti motrice. "A l'expression humaine appartiennent, lit-on chez Hegel, la station droite absolument parlant, l'éducation, particulièrement de la main à titre d'instrument absolu, de la bouche, le rire, les larmes, etc., et, répandu sur le tout, le son spirituel qui révèle immédiatement le corps en tant qu'extériorité d'une nature supérieure" (Encyclopédie...).
Qu'est-ce que l'âme ? C'est d'après Platon ce qui se meut soi-même (Les Lois), la forme réalisée selon Aristote (De L'âme), une chose qui pense pour Descartes (Méditations...), ou encore une substance animée contenant un monde de diversité selon Leibniz (Foucher, 1686). L'âme seule à la capacité de se mouvoir contrairement au corps mu par un autre. Elle n'est pas entièrement séparée de la matière. Mais elle n'est pas sensible et n'a sans doute aucune extension. Elle ne peut, comme le démontre Kant, "s'assigner elle-même aucun lieu puisque pour ce faire, il faudrait qu'elle se fasse objet de sa propre intuition externe et se place elle-même hors d'elle même : ce qui est contradictoire" (Sur L'Organe de l'âme). Il m'est impossible de présenter mon âme toute nue à personne, pas même à l'aide d'une radiographie. Quant à l'âme d'une autre personne, je ne saurais la connaître autrement que par mon âme, obscurément, par l'intermédiaire du corps. Elle n'est compréhensible qu'à partir de la matière car elle n'est que l'unité formelle d'une diversité matérielle. La matière de ce qui a une âme peut être envisagée comme moyen et partie de la totalité qu'elle forme. L'âme est l'action principale et la fin des diverses causes matérielles qui concourent en elle. Aussi l'âme est elle le mouvement propre à une chose qui offre la raison des mouvements qui sont en elle. La forme est l'action rationnelle qui s'exerce par une matière. Elle est la finalité qui rassemble la disparité apparente de la matière. "La colère, nous dit Aristote, est formellement un appétit de vengeance et matériellement un bouillonnement de sang autour du cœur" (De l'Ame).
La tension entre les différentes définitions de l'âme données par les philosophes concerne son statut appétitif ou intellectif. L'âme intellective est absolue et immortelle, l'âme appétitive est incarnée et hétéronome. L'âme appétitive est l'âme en tant qu'elle existe avec le corps et lui est unie. Cette âme empirique est en rapport avec des objets réels et concrets. L'âme intellective, par contre, se suffit à elle-même. Elle est indépendante de l'expérience et purement abstraite. L'âme appétitive est en même temps motrice, nutritive et sensible. On ne conçoit pas l'appétit sans sensations ni besoins ni mouvements. L'appétit nous meut vers la sensation de ce dont on a besoin. L'appétit consiste à désirer un objet et à le rejoindre pour le sentir. Il initie le mouvement nécessaire à la santé d'un organisme. L'appétit est la relation dynamique essentielle entre le sujet et l'objet. La respiration est ainsi le meilleur rapport à atteindre entre l'air et le vertébré. Quant à l'intellect, son calcul ne serait que formel s'il n'avait aucun contenu sensible. La seule âme sans corps que l'on puisse concevoir est une âme impersonnelle, générale et sans relief singulier. D'un point de vue empirique, l'intellect prolonge la partie appétitive de l'âme et en est l'instrument. Il contribue à améliorer notre relation aux objets. Cependant, l'âme purement intellective communique avec l'âme du monde, c'est-à-dire le logos qui régit tout dont parle le fragment de Héraclite. L'âme appétitive est au contraire la partie incarnée de l'âme dans la matière et propre aux individus. L'appétit à le défaut de ne pas suivre la raison en tant qu'il s'intéresse à des objets passagers, tandis que l'intellect s'attache à des objets immuables. L'amour des êtres mortels à toutes les chances d'être déçu à cause de leur disparition, alors que celui des êtres immortels ne peut l'être en raison de leur permanence. Les émotions du rire et de la colère, étant des indicateurs de l'occasion et de l'atmosphère actuelle, se rattachent à l'âme appétitive. Néanmoins, ces émotions importent pour l'intellection dont elle sont des espèces - ou plutôt des variétés dont l'espèce serait la passion et le genre, la raison. Nos émotions, bien qu'attachées à l'instant dont elles dépendent, sont en rapport avec nos désirs habituels ainsi que nos pensées courantes. Aussi, elles s'intègrent parfaitement dans un système comprenant des objets fugaces, durables et éternels qu'il faut harmoniser entre eux. On distingue ainsi la bienveillance passagère, l'amitié fidèle et le respect d'autrui qui s'attachent à ces objets variés, spéciaux ou généraux. On s'amusera d'une maladresse, on partagera nos goûts et peines avec d'autres, on respectera ou enfreindra les lois.
Selon un schéma continu l'émotion est partie de la passion laquelle est à son tour partie de la raison qui est le tout. On dit cependant que la raison s'oppose aux passions. Mais pour que les relatifs s'opposent, il faut que chaque terme soit considéré absolument. Ainsi, pour illustrer notre propos, la joie devient l'amour qui la contient, lequel devient la sagesse qui contient l'amour et la joie. Celui qui fait de sa joie présente un motif d'amour et qui ne voit jamais rien de plus sage que ce qu'il aime est, sans toujours le savoir, pris dans une contradiction. Mais celui dont l'amour est bienveillant et respectueux et dont la joie est sincère n'a pas à opposer sa passion à la raison ou son émotion à la passion. Si l'amour entre en contradiction avec la sagesse, c'est qu'il se considère comme suffisant. S'il se considère au contraire comme insuffisant, alors il se conçoit comme relatif par rapport à la sagesse. Celui qui place son amour au dessus de la sagesse sacrifiera injustement ses proches et ses biens au profit de sa passion, tandis que celui qui avant tout sera sage sera capable d'atténuer sa passion et de la réfréner pour ne léser personne injustement.
2. Le désordre du corps
L'âme est le mouvement interne d'un organisme qui, par son ordre et sa régularité, est, d'après Platon, au plus proche de l'intelligence. Le corps renvoie plutôt aux mouvements désordonnés extérieurs à l'organisme, c'est-à-dire à la matière singulière et contingente. L'âme d'une semence est de croître pour atteindre toujours mieux la matière qui l'alimente et son corps sera son extension irrégulière par rapport aux obstacles. L'âme apparaît comme la fin de la matière contenue dans sa forme, tout comme la relation peut être la fin des termes. La relation est plus parfaite que chaque terme pris séparément. La volonté parfaite du sujet est semblablement la relation commune à toutes les passions. La finalité d'un organisme qui confère un sens à toute sa matière est une relation réglée entre tous les phénomènes physiques. La matière extérieure à celle animée par cette force, et donc indifférente à sa mise en rapport, pourra constituer un obstacle et donc un objet. Dans ces conditions, une volonté parfaite est celle qui accorde entre elles toutes ses passions de façon qu'aucun objet ne soit pour elle un obstacle trop insurmontable.
L'âme est l'action propre à un être en vertu de laquelle il commande au lieu d'obéir. Pour Platon, "tout corps qui tire son mouvement du dehors est inanimé ; celui qui le tire du dedans, c'est-à-dire de lui-même a une âme, puisque la nature de l'âme consiste en cela même" (Phèdre). Un navire qui naviguerait au gré du vent ne serait qu'un corps ballotté par les flots, mais un navire qui se dirige grâce au vent dans la direction qu'il s'est fixé, qu'il y parvienne ou non, a une âme, l'âme du pilote plus précisément. Platon explique ailleurs que "de tous les mouvements, le meilleur est celui qu'un corps produit par lui-même en lui-même, parce que c'est celui qui est le plus proche du mouvement de l'intelligence et de celui de l'univers. Le mouvement qui vient d'un autre agent est moins bon" (Timée). Ce qui arrive par accident est négatif au sens où il contrarie un mouvement établi d'avance à accomplir. Le meilleur mouvement est celui qui atteint son but sans encombre. Leibniz imagine que si la pierre avait de l'esprit, elle aurait le moyen de se détourner des obstacles qui l'empêche de s'acheminer vers le centre de la terre comme son appétit le réclame (Nouveaux essais). Ceci illustre assez bien en quoi l'intellect est la perfection de l'appétit pour l'âme.
L'âme est en somme le principe interne du mouvement de l'être et la raison de cet être. Les mouvements issus des corps extérieurs ne sont pas propres à l'être considéré et sont, pour lui, comme des limites contingentes. L'âme est donc la cause du genre tandis que le corps est ce qui fait, à partir du genre, l'être singulier et diversifié. On peut se représenter la chasse selon le corps, comme un événement violent et le spectacle d'une dépense désordonnée, ou selon l'esprit qui veut que les animaux se nourrissent. Par ailleurs, seule l'âme humaine est réfléchie en ce sens qu'elle aperçoit le principe interne des choses, tandis que les êtres dénués de raison ne perçoivent que des effets externes. L'âme animale ne fait que percevoir des effets et y réagir pour atteindre par instinct son but. L'âme humaine, par contre, peut se fixer des objectifs en connaissance de cause et en toute conscience.
En tant que mouvement, l'âme est immatérielle. D'après Hegel, "l'âme n'est pas seulement immatérielle, mais elle est l'immatérialité universelle de la nature, la vie idéelle simple de celle-ci" (Encyclopédie...). Il ne faut pas opposer définitivement l'âme immatérielle et la nature matérielle mais comprendre l'âme comme ce qu'il y a d'immatériel dans la nature et le corps comme cette même nature du côté matériel. Ainsi, la maison est d'un côté un abris, de l'autre un composé de pierre et de bois. L'âme est donc moins une chose qu'un rapport entre les chose. L'âme est un rapport entre des termes porté à se particulariser à mesure qu'elle se matérialise. L'âme n'est donc pas seulement dans le sujet ou dans l'objet mais aussi entre les deux comme la sensation est entre le sensible et le sentant. L'âme est un rapport réglé entre les corps. Il y a pour chaque âme une matière qui est la diversité qu'elle contient. L'âme d'un homme contient tous ses composants matériels ; l'âme humaine est commune à tous les individus. Plutôt qu'une substance subjective ou objective, l'âme est un principe métaphysique grâce auquel on comprend l'être en général par rapport aux étants particuliers. "L'inégalité qui a lieu dans la conscience entre le Je et la substance qui est son ob-jet, écrit Hegel, est leur différence, le négatif en général. On peut le regarder comme le manque des deux, mais il est leur âme ou ce qui les meut" (Phénoménologie...). L'âme d'une substance est ce qui fait que dans une substance différentes matières s'organisent pour la former. Il faut distinguer cette direction du mouvement réglé des corps eux-mêmes, même si c'est par l'observation de ces derniers qu'on perçoit la première. Cette activité ordonnatrice de l'âme s'oppose à l'activité désordonnée des corps disposés au hasard.
Métaphysique signifie au-delà du mouvement, alors qu'est physique ce qui dure, ce qui naît et périt. On qualifie les principes de métaphysiques car il subsistent avant ce qui apparaît. Appliquée au mouvement, la métaphysique donne le principe du mouvement. L'âme d'une chose est son mouvement propre opposé au mouvement accidentel et contingent, et donc à la violence de ce dont elle pâtit. La métaphysique se soucie peu de la durée des choses, comme le fait qu'une chanson dure trois minutes, mais s'interroge sur la durée elle-même dont elle cherche le sens. Son analyse repose sur des principes comme le début, la fin, l'avant et l'après. Le métaphysicien se demande ce dont il est question à chaque fois que l'on s'intéresse au temps. En outre, il envisage les circonstances existentielles possibles du changement telles que le hasard, la contingence et les actions violentes qui viennent menacer l'ordre d'un mouvement régulier.
L'ontologie est métaphysique et non physique en ceci que ce qui est physique, l'étant, apparaît et disparaît. L'âme et l'être sont l'objet de la métaphysique en tant qu'ils sont principes de ce qui devient. Nous avons un rapport physique aux états, à telle fleur, à tel animal, etc. ainsi qu'un rapport métaphysique aux fleurs, aux animaux, dont on peut parler en général. Ce dernier rapport est propre à l'âme qui, si elle conserve un rapport au devenir, ne le fait que formellement en s'interrogeant sur le sens du changement et donc sur ses principes : apparition, disparition, génération, corruption etc. Or la violence est un thème métaphysique du fait de s'opposer à l'âme. Dans la nature, il n'y a pas, d'après Descartes, violence mais tendance des corps à se détruire et s'engendrer les uns les autres (Morus, 1649). Puisqu'on physique cette absence de contradiction interdit la moralité, il n'y a guère que la métaphysique qui puisse être morale en s'occupant de ce qui contredit ses principes. Si l'on observe les tendances réunies de la nature comme phénomènes, on verra une complexité semblable à celle de l'écume mais pas la contradiction, la violence contre un mouvement animé. Le thème de la contradiction apparaît seulement en moral lorsque la simplicité d'un acte se voit opposer de multiples mouvements contraires qui peuvent conduire à la destruction de l'être animé à l'origine de l'acte.
L'âme d'un état de fait, au sens large, est la fin du mouvement qui a lieu. L'âme pâtit en tant qu'elle subit la force d'une autre âme dont l'essence est d'agir. Si le corps agissait sur l'âme, nous serions contraints d'affirmer que le corps est l'âme et que l'âme est le corps. Donc, il est préférable de dire qu'une âme agit sur une autre âme par l'intermédiaire du corps. L'âme est la fin du mouvement d'un être inscrite dans sa forme. Les différentes âmes pâtissent les unes des autres en tant que leur action vers une fin est différente. L'activité de se nourrir du petit poisson est empêchée par l'activité de se nourrir du gros poisson qui l'avale. Ce qu'il reste du petit poisson qui a perdu l'âme est un corps inanimé qui, peu à peu, est dissocié pour nourrir l'activité du gros poisson. Lorsqu'une âme agit sur une autre par l'intermédiaire du corps, l'élément corporel à tendance à passer d'un organisme à un autre. Les âmes peuvent être aussi représentées comme différents plis que prend la matière.
L'âme est le tout et la fin des parties qui sont pour elle autant de moyens de se réaliser entièrement. Cet objectif ne peut pas être atteint si des causes extérieures viennent s'opposer à son propre mouvement. Car dans ce cas, ses parties deviennent parties d'autres chose qu'elle. Son imperfection vient alors de ce qu'il y a plus parfait et moins faillible qu'elle. L'âme à besoin du corps pour se réaliser et le défaut du corps l'abîme. Le défaut principal du corps est de pouvoir devenir le corps d'un autre. Le malade à qui l'on greffe un organe étranger devient la nouvelle âme de ce corps. L'âme en bonne santé est celle qui possède ni pas assez ni trop de corps pour accomplir sa fonction. Lorsque le complet pâtit d'un meilleur que lui, c'est comme si ce qui était âme devenait corps d'une autre âme. Par conséquent, si l'âme et le corps se transforment réciproquement, on peut affirmer également qu'il n'y a que des âmes ou que des corps. Le corps à une âme si son mouvement obéit à un certain ordre. Il quitte une âme pour une autre dès lors qu'il suit un nouvel ordre. Ainsi, la chair d'un petit poisson devient celle du gros qui l'ingère. Si l'on ne s'intéresse qu'au mouvement et à sa direction, on s'intéresse à l'âme. Ainsi, on peut observer la flore et la faune d'un lieu et recueillir une foule d'informations, mais il importe également de saisir le rapport entre tous ces corps dans l'ensemble de l'écosystème.
Un être a une âme en tant qu'il est partiellement libéré de l'action des impressions et des idées. Nous dirions volontiers que l'âme est le monde selon une seule vision. C'est ce que suggère cet extrait de Leibniz : "il y a une grande variété dans nos pensées ; or cette variété des pensées ne sauraient venir de ce qui pense, puisqu'une même chose seule ne saurait être cause des changements qui sont en elle. Car toute chose demeure dans l'état où elle est, s'il n'y a rien qui la change" (Foucher, 75). L'âme doit avoir une certaine stabilité, une activité par elle-même, pour recevoir des impressions du corps. Sans cette résistance, elle serait elle-même un maillon d'une chaîne causale. Il n'y a de changement que pour ce qui résiste au changement et non pour ce qui s'y trouve. S'il nous semblait que rien ne change autour de nous, c'est parce que nous serions dans le même mouvement que ces choses et, à ce titre, nous ne serions pas de ce point de vue autre chose que des corps parmi les choses. Les passions sont des pensées involontaires issues du sensible. Les pensées volontaires naissent de l'augmentation de l'action de l'âme. Nous possédons donc des idées temporelles par un autre et des idées éternelles par soi. Les premières sont particulières et confuses ; les secondes, générales et distinctes. Ces dernières viennent du sujet qui les abstrait. Les sens nous mettent en relation avec d'autres choses qui suivent leur mouvement propre et qui ne sont connues qu'à l'occasion de façon imparfaite selon la façon dont on les rencontre. Par contre, quelque soit le nombre de ces rencontres, il y a toujours une même chose qui est connue et qui est rencontrée dans différentes expériences. Dans l'expérience, deux types de connaissances se mélangent sans qu'on distingue immédiatement ce qui vient des sens et ce qui vient de l'intellect. C'est, par exemple, par les sens qu'il y a une masse mobile qui arrive sur mes genoux pendant que je m'assoupis et, ensuite, c'est par l'intellect que je sais qu'il s'agit là de mon chat.
3. La limite de l'action
Le corps est passif par définition. Quand un objet agit sur nous, le corps de l'objet, comme le nôtre, est mu. Le corps est passif dans la locomotion, dans la cognition ou dans l'émotion. L'entendement perçoit spontanément en accompagnant de son activité la passion du corps. Lorsque je casse une noix entre mes doigts, mes doigts, comme la noix, sont mus. Même en tant qu'agent, je subis des affects et quantité d'événements dans mon action. Il y a vraiment action en ce sens que je sais ce que je fais et que je le veux. S'il arrivait que je casse une noix sans m'en rendre compte, il ne s'agirait pas vraiment d'une action mais d'un fait. La volonté se maintient en tant que l'intellection précède l'acte en général. Toute l'activité de notre âme s'applique au corps plus ou moins directement. La nature devient alors pour nous une nature humanisée, dégagée de l'étoffé des émotions et difficilement accessible en elle-même. Nier totalement cette étoffe revient à perdre le sens pour nous de ce que nous décrivons abstraitement. Si, dans un endroit isolé, vous imaginez vous lier d'amitié avec une personne que vous admirez sans qu'elle vous connaisse encore, ce n'est pas sans référence aux éléments physiques de cette rencontre. De même que, dans toute pensée, il y a quelques éléments physiques en cause, de même aucun élément physique ne peut être abordé par l'homme indépendamment des phénomènes de la pensée. L'émotion est l'un de ces phénomènes par lesquels nous subissons la valeur des choses matérielles pour nous en tant qu'humains.
L'âme est le principe actif d'une chose qui fait que cette chose tend vers sa perfection. La pensée peut à ce titre être considérée comme la perfection de l'homme et ce qui est le plus conforme à sa nature. L'action de la pensée peut être entravée ou, au contraire, soutenue par celle du corps. Une chose a une âme lorsqu'elle agit conformément à sa nature et elle perd son âme lorsqu'elle subit l'action d'autre chose. Forcer les hommes à effectuer le travail des bêtes est une façon de nier leur âme. Mais la nature de l'homme n'est pas pour autant contraire à celle des corps. Elle en est plutôt le perfectionnement. L'homme n'affirme pas sa nature entièrement contre le corps mais avec lui, à condition que le corps ne domine pas l'esprit. Les instruments sont à ce titre conformes à l'esprit et non opposés comme peut l'être la matière brute.
L'âme est la fonction propre et naturelle d'une chose. La pensée est ainsi l'âme de l'homme comme la vision est l'âme de l'œil. De même, l'être est l'âme du monde. Ce qui contrarie cette fonction est la matière qui n'obéit pas à la même fin ou n'obéit à aucune fin. La fonction a donc une partie de la matière comme moyen. Aussi dit-on que la pensée est pensée de quelque chose. Une chose a une âme si elle agit conformément à ce pourquoi elle est conçue. Si l'homme sert à porter des charges, l'œil à être mangé, si le monde est détruit, alors il s'exerce une violence contre l'âme. Ce sera alors la matière d'une chose qui sera utilisée et non sa forme en vue d'une fin. Mais la matière bien intégrée à une forme, comme par exemple l'objet en tant qu'il est pensé, n'est pas nécessairement le résidu d'un acte violent. En revanche, la matière qui n'entre pas dans la pensée s'oppose à elle. Si elle ne s'y oppose pas, c'est que la pensée a dépassé la matière. L'action du corps l'aurait-elle directement modifiée par le seul fait de la penser ? Non, car la pensée laisse les corps intacts et n'agit que sur notre propre corps dans l'émotion. La matière qui agit ni trop faiblement ni trop fortement sur nous peut devenir l'objet de nos pensées ; cet accomplissement de la matière par l'esprit reste sans influence sur elle. Ce n'est pas le cas pour notre propre matière, pour notre chair jointe à notre âme. Si je pense que l'huissier viendra chez moi aujourd'hui pour saisir mes biens, cela n'arrêtera pas cet huissier dans sa démarche. Cette pensée pourra seulement m'indisposer moi.
La conception est, avec la perception, une partie des action de l'âme. Mais la conception reste son action propre, pure et sans mélange. Spinoza signale que "le mot de perception semble indiquer que l'âme est passive à l'égard d'un objet, tandis que concept semble exprimer une action de l'âme " (Éthique). Descartes illustre cette action de la manière suivante : "Lorsque notre âme s'applique à imaginer quelque chose qui n'est point, comme à se représenter un palais enchanté ou une chimère, et aussi lorsqu'elle s'applique à considérer quelque chose qui est seulement intelligible et non point imaginable, par exemple à considérer sa propre nature, les perceptions qu'elle a de ces choses dépendent principalement de la volonté qui fait qu'elle les aperçoit. C'est pourquoi on a coutume de les considérer comme des actions plutôt que comme des passions" (Les Passions...).
La conception semble être un mode plus actif et plus complet de l'âme que la perception. L'entendement passif, réactif et spontané perçoit plus ou moins clairement les choses en fonction de leur influence sur le corps. Mais l'entendement mu par la volonté agit sur ses perceptions, les rend distinctes et même conçoit davantage qu'il ne perçoit. Telle est l'action principale de l'âme métaphysique et discursive. La conception creuse l'intuition, car elle nous fait connaître les choses plus profondément que ce qui apparaît d'elles. Lorsque vous visitez un monument, vous pouvez concevoir, au-delà de ce que vous voyez, les histoires attachées à un objet que vous raconte le guide. Mais il est vrai également que l'intuition peut venir en renfort de la conception. C'est la raison pour laquelle vous désirerez visiter un lieu dont vous avez entendu parler.
La nature, sans l'homme, à ses tendances ; et l'homme a, en quelque sorte, les tendances de la nature. Il semble aussi ridicule de faire de l'homme un pur esprit que d'accorder un esprit aux choses. C'est pourquoi nous nous intéressons, avec les émotions, à l'âme avec le corps et non à l'esprit uniquement et abstraction faite de la nutrition. Si la vie spécifiquement humaine semble former une seconde nature, il reste qu'elle est seconde et suit le sillon primordial de la nature. Les émotions de l'âme commencent à cette frontière. Il n'y a pas de rire ou de colère sans pensée, comme il n'y a pas non plus de sentiment en dehors de la sensibilité. Notre opinion rejoint ici celle de Hegel lorsqu'il écrit qu'"il est insensé de supposer que, dans le passage du sentiment au droit et au devoir, il y aurait une perte de contenu et d'excellence ; sans ce passage, le sentiment n'atteint pas à sa propre vérité. Il n'est pas moins insensé de considérer que, pour le sentiment, pour le cœur et pour le vouloir l'intelligence serait superflue, voire nuisible" (Encyclopédie...). Il ne faut pas comme Kant construire le droit objectif sur les ruines du sentiment subjectif mais, en quelque sorte, autour de lui, comme son habitat. Le sentiment gagne à être enveloppé d'intelligence pour participer à nos pratiques morales. En tant qu'il se donne des règles, le sentiment devient communicable et instructif. Une joie ou une colère muette, obscure ou maladroite est pire que celle qui s'exprime intelligemment.
On peut penser que la nature est toujours la nature d'une âme et qu'elle a la forme particulière qu'une âme lui donne. La nature ne paraît pas aux hommes tout le temps et partout la même. Elle n'est la même qu'en elle-même. Cet être même reste inaccessible à la finitude humaine. Ce qu'est la nature absolument n'est que relativement connu par nous. Il y aurait en quelque sorte, en vis-à-vis, l'âme du monde même et l'âme de l'homme. La nature telle qu'elle est globalement a ses lois et ses propriétés. Mais celles-ci ne deviennent connues qu'en fonction de la situation, de l'espace et du temps des hommes. L'être de la nature ne saurait alors être entièrement connu de l'homme et, par conséquent, maîtrisé. Il faudrait qu'en accumulant les différents points de vue des uns et des autres, nous finissions à l'avenir par envelopper intégralement la nature dans sa théorie, pour que l'âme du monde -c'est-à-dire son ordre- et celle de l'homme en général communiquent. Ce qui semble d'autant plus utopique que les âmes individuelles sont déjà ignorantes de l'ensemble du patrimoine humain et n'en possèdent qu'une infime portion, tandis que la majeure partie disparaît dans le temps.
Les hommes ne connaissent que ce qui directement ou non est à leur contact, tandis qu'une foule de choses échappent à leur entendement. Même parmi les plus proches, beaucoup de choses restent ignorées du fait de ne pas intéresser nos fonctions. Mais nous pouvons toujours trouver de la nouveauté dans les endroits que nous connaissons le mieux. Il n'y a de connaissance qu'en tant que la faculté de connaître entre en contact avec un objet connaissable. Ce qui est connaissable, l'objet, dépend donc de notre disposition à le connaître. Par exemple, je connais cette chaise comme une chose que je vois pour m'asseoir. Je devrais, pour connaître davantage les propriétés de cet objet, multiplier mes centres d'intérêt, et considérer la chose autrement que comme un objet sur lequel m'asseoir. Ma chaise peut avoir une valeur esthétique en tant qu'accessoire de théâtre, une valeur historique dans un musée à venir, une valeur scientifique si l'on s'intéresse aux particules qui la compose, etc. Cependant, tout le savoir humain rassemblé ne suffirait pas à égaler la suprême sagesse d'un être parfait. Par rapport à ce savoir absolu et divin, les connaissances subjectives ne sont pas moins parfaites que les objectives, et c'est vraisemblablement la connaissance des deux qui est la plus parfaite. Il est évident que la sagesse humaine ne saurait égaler la sagesse divine et que nous sommes loin de nous conduire dans le monde comme des Dieux. S'il semble que la connaissance objective est plus parfaite que la connaissance subjective, il reste que la meilleure est celle des deux ensembles. Ce serait insuffisant de décrire une scène incongrue, même très précisément, sans supposer aussi que nous y réagissons avec joie ou colère. Dans ce cas, elle aurait bien une forme, mais aucun sens. Or, il va de soi que le modèle de la sagesse divine et parfaite contient non seulement la forme des choses mais aussi leur finalité.
4. La vertu de l'émotion
Nous réfléchissons sur l'homme et ses émotions. Nous nous proposons comme but d'établir s'il est possible de maîtriser avec elles les passions. Cet objectif est légitime si l'on reconnaît avec Socrate qu'il faut se connaître et se dominer soi-même avant de s'occuper des autres et plutôt que de laisser les autres s'occuper de nous. Platon rapporte ce propos : "il n'y a rien de plus avantageux pour chacun que d'être gouverné par un maître divin et sage, soit qu'il habite au dedans de nous-mêmes, ce qui serait le mieux, soit au moins qu'il nous gouverne du dehors, afin que soumis au même régime, nous devenions tous, autant que possible, semblables les uns aux autres et amis" (La République). Or, il semble que nous ne sommes pas seulement passivement émus mais aussi volontairement. Dès lors, il est possible d'opposer une émotion à une passion. Il y aurait en quelque sorte un art de soi par lequel on se connaît avec ses passions et grâce auquel on se domine soi-même à travers nos sentiments. Cette sagesse pratique peut être soutenue par un savoir théorique concernant les thèmes de l'empathie, de l'amitié et de la communauté. La tempérance consiste en un accord de l'âme et du corps bénéfique pour l'intelligence. Or c'est dans l'émotion que se mélangent les forces, que les choses prennent de la valeur pour nous et que cette valeur se communique à autrui. Si l'âme doit gouverner le corps, il lui faut en quelque sorte un gouvernail, un organe entre elle et le corps. Or nous supposons que les émotions offrent cet intermédiaire. Elles doivent pouvoir alterner sous l'impulsion de la volonté et aider à se convaincre soi-même et les autres (car l'ami, dit Aristote, est un autre soi-même), lorsqu'il est possible de le faire à bon escient, comme lorsqu'on veut s'encourager à agir ou se l'interdire.
L'objet de cette enquête est l'homme lui-même dans son rapport aux événements, aux êtres et à lui-même. L'objectif est de montrer, à travers l'étude des émotions, comment nous réagissons ou devrions réagir. Globalement, réagir correctement, c'est proportionner les actions aux passions. Les émotions sont des accidents propres aux hommes mais relatifs à son rapport à la nature et, à travers elle, aux autres hommes. En tant que réactions, elles sont en partie des passions et en partie des actions, ou bien en partie des effets et en partie des causes, ou encore parfois des moyens pour autre chose et parfois des fins en elles mêmes. Le rôle de l'intelligence par rapport à cela est de trouver le juste équilibre entre l'action et la passion, ceci dans la mesure où la vie réclame de savoir agir et de savoir subir quand c'est nécessaire.
Nous connaissons l'homme en tant qu'union de l'âme et du corps. "Dire que l'âme est en colère, affirme Aristote, c'est comme si l'on disait que l'âme est en train de tisser ou de bâtir" ; il préfère dire que "c'est l'homme qui le fait par son âme" (De l'Ame). Il n'y a guère que la substance qui peut agir. Or l'âme ou le corps ne sont pas des substances mais des attributs de celle-ci sépares entre eux par abstraction. Il est impossible en réalité qu'une forme agisse sans corps ou qu'une matière agisse lorsque aucune forme ne détermine son action. Le concept d'épingle ne me sera d'aucune utilité pour fixer une affiche, pas plus que le fer dont elle est constituée s'il n'a pas la forme d'une épingle. L'âme et le corps pris séparément sont trop impersonnels pour représenter ce qu'est un homme en tant qu'être singulier. Connaître ce dernier, c'est établir un rapport entre les savoirs abstraits de l'âme ou du corps. Ceci revient à déterminer l'action réciproque de l'un et de l'autre. La proportion des actions de l'âme et du corps a des conséquences quant à la vérité et au bien. La réflexion sur l'union de l'âme et du corps nous renseigne sur la nature du faux et du mal. On peut analyser d'une part le concept d'âme : ce qui agit par soi ; et, d'autre part, celui opposé de corps : ce qui agit par un autre ; on ne pourra cependant rassembler ces deux concepts sans contradiction qu'en fonction de l'expérience singulière et de l'occasion. Ainsi la contradiction devient-elle proportion entre l'action et la passion selon les circonstances, laquelle proportion est bonne ou mauvaise. L'excès d'un principe sur un autre dans certains cas a des conséquences bonnes ou mauvaises tant au niveau théorique que pratique. Une science doit alterner au bon moment les phases d'observation et de réflexion ; de même, un artiste doit savoir parfois agir par calcul et d'autres fois spontanément.
L'action de l'âme est l'action du corps transformée. Il y a pour les affects un cheminement qui mène à la raison et que nous. voudrions éclairer. Quant à la déraison qui ruine la vie des hommes entre eux, quant à l'inhumanité, elle provient moins de notre activité corporelle que de la façon pervertie dont la raison croit se séparer d'elle. Si l'on analyse la proposition empirique selon laquelle l'âme vient du corps, on comprend difficilement comment une chose devient son contraire et subsiste ainsi dédoublée. Il ne faut pas se contenter de maintenir la contradiction en disant que l'âme est principe du vrai et du bien et le corps est celui du faux et du mal, mais plutôt désigner par ces valeurs le rapport entre les deux principes. Ainsi, on se trompe ou on agit mal, soit par excès de calcul, soit par manque, selon les cas. C'est pourquoi, en poursuivant avec raideur un projet, on reste ébloui par l'idée et aveugle aux faits ou, au contraire, faute de réflexion, on entasse des expériences sans jamais en tirer le meilleur parti.
La question de l'application naturelle des formes à la matière est antérieure à celle de la survenance psychophysique. Nous ne nions pas que les idées de l'âme parviennent à s'ordonner selon le modèle préétabli de la nature. Mais il faut à ce moment que le sentiment se fasse raison. Ce qui suppose que d'un malaise de l'émotion puisse venir une erreur de l'enchaînement des vérités. La déraison n'est pas tant due à la sensibilité elle-même qu'à son altération. On peut vraisemblablement croire que si le genre se réalise naturellement dans l'individu, l'homme peut ensuite retrouver ce genre et le connaître grâce aux individus. L'esprit refait en pensée le chemin qu’a pris la nature en sens inverse. De la même façon, le sentiment peut être l'expression de formes plus générales qu'on peut retrouver à partir de lui. Ce qui implique également qu'à un désordre de l'esprit puisse succéder un désordre des émotions ou qu'un dérèglement des émotions puisse entraîner une faute dans la pensée. En effet, celui qui a tendance à être excessivement méfiant pourra juger à tort les autres dangereux, ou celui qui raisonne sans frein sur la menace que représente autrui éprouvera une constante inquiétude.
Cette première partie qui traite de l'âme plutôt que du corps est spéculative. Elle tend à dégager la part intellective de l'homme. Dans la partie suivante, nous traiterons de l'influence du corps et de l'appétit. Cette partie pratique montrera la façon dont l'élément intellectif se dégage de l'élément appétitif l'âme et, également, la façon dont il y retourne. Le problème général est de savoir dans quelle mesure l'intellect est la fin de l'appétit et dans quelle mesure il en est le moyen. Le concept d'âme a été dégagé de celui de corps dont il est l’inverse : le corps est visible, l'âme non ; le corps est mu par un autre et passif, l'âme est seule vraiment active. Il reste difficile à partir de cette contradiction de comprendre comment le corps influence l'âme et comment l'âme trouve à se réaliser. On peut concevoir, avec un certain optimisme, que nos appétits peu à peu progressent jusqu'à devenir esprit ou alors, avec fatalisme, que l'intellect n'est qu'un moyen de satisfaire mieux nos appétits.
L'âme fut le sujet de cette partie de notre exposé. Il s'agissait de réfléchir sur ce qu'est l'intelligence par rapport à l'ensemble de la nature. Il reste à considérer désormais le corps ainsi que l'appétit qui naît de lui en l'âme. On oppose généralement la pensée à la nature en indiquant la contingence des phénomènes observables et sa différence avec les lois qui doivent les régler. Mais alors, à l'imperfection de la nature, succède celle de l'esprit en ce qu'il paraît quelque chose d'irréel et utopique. Une façon de sortir de cet embarras est d'accorder de l'ordre à la nature et à l'esprit de la rigueur. On comprendra alors que certaines tendances réelles dans la nature puissent devenir des règles que l'esprit abstrait. Par exemple, la règle de réciprocité, qui commande de ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse, proviendrait d'un sentiment préalable d'empathie et d'identification et non simplement d'une application formelle du principe d'identité. Cela nous permettra d'interpréter nos émotions de rire, face à une laideur qui ne fait pas souffrir, et de colère, face à un succès immérité, comme des semences de lois morales et, peut-être, d'élaborer une éthique, une méthode ou une pédagogie qui emploierait ces émotions.
III. PASSION
Les passions naissent spontanément de la liaison de l'âme avec le corps. Tirée de l'émotion, la passion consiste à percevoir partiellement le corps. Cette partialité implique l'indifférence à l'égard de la potentialité de l'objet. Les passions de l'âme viennent de l'action du corps qui est toujours mu par autre chose. Dans l'émotion, je ne perçois pas proprement un objet, comme dans la sensation, mais seulement mon corps propre. Cependant, comme cette perception à lieu à l'occasion de la pensée d'un objet, elle consiste en un mélange d'objectivité et de subjectivité. Je perçois ma propre colère par rapport à un événement qui est sans doute en effet fâcheux pour quelque raison. Par ailleurs, l'âme cherche à équilibrer entre elles les différentes passions. La volonté vise la proportion entre quelques grandes passions et les petites passions plus mobiles que l'on nomme émotions. Le matérialisme prétend contre cela que tout est déterminé, qu'il n'y a aucune âme mais que des passions. On peut restreindre ce matérialisme en répondant que si l'âme n'est pas en mesure d'être entièrement à l'origine de son action, elle peut toutefois s'orienter en s'appuyant sur les différentes passions, comme les navigateurs utilisent les forces de la nature pour se mouvoir dans la direction qu'ils ont choisie parfois contre vents et marées. Cela suppose le concours de la volonté et de l'entendement pour se repérer parmi les passions et les ordonner selon nos souhaits et leur force. Ainsi, le marin tantôt jugera bon de se laisser porter par un courant, tantôt de lui résister.
1. conservation de la passion
La volonté est qualifiée de rationnelle lorsqu'elle n'est pas trop exclusivement déterminée par quelques désirs particuliers. Sa vertu est d'être capable d'avoir une grande variété d'émotions et de savoir tirer profit de cette diversité. Une plante n'a pas d'autre volonté que de croître, tandis que l'homme est capable d'avoir différentes volontés et de les modifier. Ces volontés se rapportent plus ou moins consciemment aux sentiments, lesquels, en raison de leur diversité chez l'homme, offrent un matériel riche. En effet, s'il n'avait que les sentiments de faim et de sommeil, l'homme ne désirerait que manger ou dormir. Toutefois, l'émotion diminue à mesure que le sujet s'attache à une passion fixe et restreint le champ de sa sensibilité. Dans cette monotonie, le sujet manque un grand nombre d'expériences. Le sujet qui, au contraire, conserve sa spontanéité, tire de ses émotions des indications pratiques permettant de mieux répartir ses tendances et d'aborder les autres avec plus d'adresse et de compréhension. Le passionné est dominé par une tendance particulière et sa volonté reste indifférente à de nouvelles émotions possibles. Ainsi, celui qui concentre en permanence son attention vers un seul objet manquera pour le coup la diversité des expériences qui s'offrent à lui. Mais celui dont la spontanéité est au contraire variée ne manquera pas de répondre aux sollicitations inattendues. Celles-ci, plutôt que de représenter des contraintes, offriront l'occasion d'exploiter toutes les ressources offertes par l'environnement, comme les conseils donnés par autrui ou les obstacles à surmonter qui nous permettent d'évoluer.
L'homme pense et sent ; il agit et pâtit. Or, en parlant des émotions formellement, on considère l'homme, son moi, indépendamment des idées ou impressions qui l'affectent. Ce moi est la volonté libre par rapport aux objets de la pensée et des sens. Cette autonomie de la raison est la fin de l'appétit en tant qu'aucun appétit ne doit échapper à l'entendement ni au contrôle de la volonté. Le destin des tendances en l'homme est, dans un premier temps, la constitution d'un savoir émancipé de celles-ci. J'ai ri de telles ou telles choses et vu les autres en faire autant, et j'en suis venu à considérer le rire comme une possibilité en soi qui peut dorénavant s'appliquer à différentes situations. Mais la raison devient également le moyen de l'appétit en tant qu'elle instaure un équilibre entre ses différentes espèces. L'entendement aperçoit parmi les appétits ceux qui sont bons et ceux qui sont mauvais et la volonté tient compte de ses jugements. En somme, la totalité serait la fin de l'intellect en ceci qu'aucune des parties constituées par l'appétit ne doit trop dominer les autres. Notre savoir concernant les appétits nous permet de mieux sélectionner ceux-ci et de nous orienter parmi eux. Je sais qu'il convient ou non de rire ou de se fâcher dans telles ou telles circonstances. Ainsi, si les appétits se donnent une intelligence, c'est pour mieux coexister entre eux.
Si toute sensation est passion, seule la pensée est action ou du moins principe de l'action. L'émotion est une passion en tant qu'elle est l'effet de quelques idées ou impressions. Mais pâtir des idées requiert tout de même une action plus ou moins volontaire. L'émotion n'est plus du tout une passion si on la considère comme une pure possibilité, sans être ému effectivement ou sans qu'il y ait quoique ce soit de très émouvant. Le désir ainsi séparé de son corrélat, le désiré, est maîtrisé par le désirant. L'action est donc à distinguer de l'effectivité. La première est une activité autonome d'intellection indépendante de la nature, alors que la seconde est un événement de la nature. En tant que phénomène interne sensible lié à de nombreux autres phénomènes, l'émotion n'est pas une action. L'action consiste plutôt en une sorte d'idéalisation contrôlée. La seule émotion qui dépende de l'action est une émotion formelle, la possibilité de rire ou de se fâcher quelques soient les circonstances. Cette émotion virtuelle est une capacité du sujet désirant dont il est conscient, c'est-à-dire un élément libre par rapport à tout ce qu'il pourrait désirer. Par elle, le sujet peut par exemple penser pouvoir rire de ce qui spontanément le fâcherait. Néanmoins, le désir existe pour et par le désiré. Le désir en lui même n'a ni sens ni contenu. La volonté incline sans nécessiter tandis que le sujet considère ce que lui représente son entendement. Cette liberté partielle permet que l'appétit s'ordonne mieux selon ses objets. Mais, nul ne peut envisager de rire s'il n'a pas déjà ri et connu des situations risibles. Une émotion possible n'aurait aucun sens sans la réalité dont elle provient, laquelle consiste en la confrontation du sujet à l'objet, par exemple du spectateur à l'acteur. On ne peut vouloir qu'à partir de ce que l'on connaît déjà. Ainsi, nos appétits se cultivent, s'ajustent ; nous leur donnons des objectifs au gré des expériences, et nous ajoutons ainsi des volontés aux mouvements spontanés.
L'âme n'est pas totalement active par elle-même, ni même autonome, si elle est passive. Lorsque l'action vient du corps, la matière contrarie la forme. Ainsi, l'âme n'est que partiellement cause de ses émotions. Pour être cause à part entière, elle doit trouver la cause finale vers laquelle le corps doit agir. Une forme sans matière et sans but reste un objet idéal, une définition défectueuse par rapport à la réalité. De plus, la proposition : l'homme est un être pensant est contrariée par l'observation que l'homme ne pense pas toujours assez ; la maison est un édifice qui nous protège nous et nos biens sera limité par le fait que certaines maisons abritent mal etc. Cette négation de la forme vient de la matière. De même l'âme ne saurait être l'unique cause d'un pur rire et d'une pure colère. L'émotion vient en partie de déterminations matérielles et le rire peut être teinté de haine, la colère de sympathie. On ne peut pas s'attendre à ce que l'âme s'incarne sans compromis, et à ce qu'elle détermine sans défaut la finalité du corps. Elle reçoit aussi du corps des ordres qui conviennent en tant qu'elle a affaire au monde réel.
Dans la passion, c'est le corps qui dirige. "Le principal effet de toutes les passions dans les hommes, note Descartes, est qu'elles incitent et disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent leur corps" (Les Passions...). Tant que l'âme est logée dans un corps et que sa vertu est attachée à sa santé, elle doit, par le truchement des passions, être à l'écoute de ce qu'il lui faut. L'âme, par elle-même, se satisfait d'objets abstraits tels que les nombres qui ne sont d'aucune utilité directe pour le corps. Elle ne saurait par elle-même se préoccuper de chercher les aliments dont le corps à besoin, comme on le voit parfois chez ceux qui, trop absorbés par leur travail, oublient le sommeil et la faim. L'âme n'est donc Jamais totalement active si elle a un corps. Totalement passive, elle n'existerait même plus L'émotion est la disposition de l'âme lorsqu'elle est moitié active moitié passive. L'âme dans un corps doit en parti diriger le corps en fonction des besoins du corps et pas seulement d'elle-même. Si elle perdait cependant son activité spécifique, elle disparaîtrait du même coup avec ce qui distingue l'homme de la bête. Dans les émotions, il y a cette ambiguïté proprement humaine d'une pensée qui s'exprime sur le plan sensible et d'une sensibilité maîtrisée et cultivée. La volonté est l'augmentation de l'activité de l'âme. Dans la passion, l'âme est au contraire passive et c'est le corps qui dirige. Mais l'âme et le corps ne peuvent être séparés dans le vivant. C'est pourquoi ils doivent se compléter. L'imperfection de l'âme est de perdre de vue son contenu extérieur. Si elle seule dirigeait, elle n'aurait aucun moyen de remplacer les tendances du corps et, rapidement, elle n'aurait plus aucun corps. La volonté est l'action propre à l'âme tandis que la spontanéité engage l'action du corps. Ces deux actions coexistent dans l'homme vivant. La priorité de l'une ou de l'autre détruit soit l'humanité soit la vie La vie humaine et l'humanité vivante supposent l'enveloppement de la spontanéité par la volonté, au lieu d'un conflit affaiblissant entre les deux.
Une passion paraît être une émotion isolée devenue principe de l'action. Mais une émotion conservée parmi d'autres n'est pas encore une passion. RcJeter les émotions c'est donc risquer de favoriser la passion. La maîtrise des émotions consiste plutôt à pouvoir les alterner selon les situations. A partir des sentiments de joie et de tristesse se développe une gamme complexe d'émotions qui varient avec l'assistance partielle de la volonté selon les situations. Cette variation est parfois brusque, parfois graduelle, comme on le constate dans les discussions où légèreté et gravité alternent. "Si l'on nous dit, remarque Descartes que de nombreux et de grands malheurs sont arrivés, nous nous attristons ; si l'on ajoute que quelque méchant homme en fut la cause, nous nous mettons en colère" (Observations). Il ajoute que ce mouvement entre sentiments voisins peut être plus violent entre sentiments contraires, "par exemple si, dans un joyeux festin, une triste nouvelle est brusquement annoncée" (ibid ) Par contre, le passionné aura plus de difficulté pour changer d'humeur. Il semblera préoccupé par un objet obscur et paraîtra nourrir pour lui un sentiment continu qui interdira que survienne une autre émotion. On peut donc nommer passion une émotion qui ne varie pas Or si le monde est changeant, il faut aussi que l'activité du sujet soit diversifiée. On peut nommer émotion l'ensemble des petites passions que l'on éprouve sans qu'aucune d'entre elles ne prenne trop le pas sur les autres. Au contraire, la passion dominante interdit à d'autres de se réaliser. Si la passion empêche les émotions, le formalisme est une espèce de passion. Une attitude sensée consiste plutôt à faire en sorte que les émotions varient sans disparaître. La variabilité des émotions n'est pas absolument contingente mais relative aux changements ayant naturellement lieu dans le monde objectif. Les émotions ne doivent pas s'enchaîner les unes aux autres et trop s'influencer mutuellement. Elles suivent le fil des choses, parfois de façon heurtée. Par contre, si une émotion domine les autres indépendamment des faits, elle devient passion et, du même coup, n'apparaît plus comme sentiment. L'impression qui lui est attachée originairement a disparu ou plutôt a submergé le sujet, au point qu'elle est pour lui comme une chose trop imposante pour se détacher et être perceptible. Ainsi, des personnes suivent des règles qu'ils se sont fixées un jour à la lettre et continuent d'y obéir pour la forme, sans plus être conscients que ces prescriptions ne conviennent plus au présent.
Le meilleur désir suppose la bonne foi par rapport à ce qui nous émeut, laquelle dépend d'une bonne connaissance de soi. Alors que ce désir aide la volonté à se déterminer, la passion, au contraire, profite de ce que celui qui la possède la méconnaît pour imprégner sa volonté à son insu. La passion brûle d'ailleurs parfois sans qu'aucune émotion ne se joigne à elle, tandis que le désir est d'autant plus limpide qu'il est accompagné d'émotions. L'émotion nous aide à connaître et reconnaître nos tendances et à nous les avouer à nous mêmes. Par conséquent, elle nous donne le moyen d'agir en conséquence, de prévoir nos réactions et de les corriger. Au contraire, le passionné dissimule aux autres et à lui-même ses inclinations. Son refus d'admettre certains désirs qui contrarieraient l'image qu'il veut préserver de lui-même, l'amène à les dissimuler davantage et à cultiver des contradictions qui entraînent par moments son malheur et celui des autres.
On peut qualifier la passion de désir irrationnel au sens où les mobiles de ce désir nous échappent. Kant soutient que "nous ne pouvons jamais, même par l'examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu'aux mobiles secrets" (Fondements de la métaphysique des mœurs). Un désir irrationnel est un désir sans raison apparente et dont on sent l'effet sans connaître ni la cause ni le but véritable. Par conséquent, toute tentative de justification de ce désir est soit impossible soit de mauvaise foi et sans force. D'un tel désir on dira que c'est un caprice. La connaissance des émotions contribue toutefois à éclairer la nature du désir. Connaître ainsi mieux son désir, c'est fournir plus de sagesse à la volonté. Si l'on néglige au contraire l'émotion, le désir reste obscur car on ignore le sentiment qu'il recherche. Les émotions renseignent sur les mobiles de la passion lesquels, s'ils sont secrets, ne demandent qu'à être dévoilés. Si l'on veut comprendre pourquoi on a tel ou tel désir, parfois même à rebours de la volonté, il faut que l'on connaisse ce qui est apte à nous émouvoir et ce qui ne l'est pas. Pour pouvoir indiquer la raison de nos désirs, l'émotion ne doit pas être seulement un effet ressenti différent de sa cause, comme pour les objets matériels, mais bien un phénomène simultané à la représentation de l'objet du désir. Le désir de manger a certes une cause organique, mais celle-ci n'est pas extérieure au fait de se représenter de la nourriture. L'émotion indiquant la cause du désir est une émotion directe liée à une idée.
Un désir rationnel dépend du degré de conscience de ce désir. Or il est possible que les émotions puissent servir à augmenter cette conscience. Dans ce cas, une raison sans émotion ni désir peut sembler suspecte. Ce qui paraît être une raison pure pourrait être en fait un désir irrationnel inavoué. Les désirs peuvent devenir plus ou moins conscients et les émotions comptent parmi les moyens d'en prendre conscience. Dans ce cas, il n'est pas vrai que les émotions sont contraires à la raison. Elles lui offrent en fait un riche contenu. Mais une raison indifférente à ce contenu, et même qui s'en détournerait, trahirait sa vocation qui est de connaître et gouverner toutes choses. Viser une indifférence totale de la raison est aussi insensé que de vouloir suivre les règles d'un jeu, non pour jouer, mais pour suivre ces règles uniquement.
Un désir est confusément conscient lorsqu'il n'est perçu que par ses effets sur nous. Pour être rationnel, il faut que la cause de ce désir soit claire et distincte. Les émotions sont les effets attachés aux désirs à partir desquels on peut remonter aux causes. La connaissance des effets, par exemple la sensation de l'humidité ou de la chaleur, est incomplète par rapport à la connaissance des causes, comme le phénomène climatique à l'origine de certaines sensations. Mais en ce qui concerne le sentiment, l'effet est contemporain de la cause, le désir est confondu avec le désiré, la soif avec l'eau. Cependant, si le désir n'est connu qu'en vertu de la fin qu'il projette, on ignore ce qui lui correspond au niveau émotif. Par conséquent, on ignore si la fin que l'on se donne est réellement fondée et si elle correspond à des émotions qu'on éprouve ou à celles que l'on manque d'éprouver. On songe ici, par exemple, à ceux qui travaillent peu à peu de plus en plus mécaniquement et se coupent des impulsions fondamentales qui leur ont fait aimer leur travail. Il y a également ceux qu'anime une haine tenace et qui répugnent à sonder les premiers sentiments qui l'ont fait naître.
Une passion est une volonté sans entendement complet, c'est-à-dire pas totalement consciente de ce qu'elle veut. Le contenu de la passion échappe à celui qui la possède. Une fois ce contenu acquis, la volonté peut aussi ne pas parvenir à se défaire d'une passion. L'habitude s'installe en l'homme comme en son corps et celui-ci voit parfois sa pratique désobéir à la théorie. L'âme alors subit le corps et n'obéit plus à ses propres décrets. Nous avons des passions en tant que nous ignorons les causes de nos volontés. Les passions désignent donc des actions purement formelles effectuées sans conscience. Une fois leur contenu révélé, le comportement parfois demeure le même. Il y a d'ailleurs bien plus d'actions inconscientes et spontanées que de volontaires, et c'est cette action spontanée qui paraît venir du corps. Or, une liberté uniquement intérieure ne suffit pas au bonheur. L'esprit y est certes actif, mais l'âme, en tant qu'union de l'âme et du corps et vie, y est contrariée dans son achèvement. L'achèvement en question serait la raison, non pas opposée aux diverses passions, mais les enveloppant. Cet enveloppement requerrait les émotions pour ce qu'elles témoigneraient des passions qu'elles rendraient conscientes. Enfin, nous ajoutons que la raison serait capable, grâce à sa culture, de faire varier les émotions selon les situations. Il est impossible, disions-nous, d'atteindre dans ce monde le bonheur par une paix seulement intérieure et un strict renoncement au corps. Car l'esprit doit agir sur le corps avec autant de force que celui-ci agit sur lui. Si notre raison doit composer avec les passions, nous devons les connaître dès leur plus jeune âge à l'aide des émotions qui y sont au départ attachées ; de manière à ce que nous puissions ensuite ne pas laisser une émotion prendre le pas sur les autres et rivaliser avec elles.
La volonté comprend des passions et ne les exclut pas toutes. Le manque de volonté vient de ce qu'une passion reste isolée et sans contenu du fait de n'être reliée à rien d'autre. Néanmoins, la volonté peut lier les passions sans qu'elles aient perdu leur force particulière. La volonté consiste à suivre certaines inclinations et à en éviter d'autres, par exemple manger parce qu'on à faim ou pour ne pas avoir faim. La façon dont la volonté dispose des passions dépend de la raison qui veille à l'équilibre du tout en suivant les conseils de la mémoire et les anticipations de l'imagination. La perte de la volonté entraîne en revanche une disposition contingente des passions, un déséquilibre nuisible au tout. La volonté ne parvient d'ailleurs pas toujours à faire appliquer la proportion des forces nécessaires au bien de l'organisme. La bonté et la sagesse peuvent encore être gâtées par la puissance des habitudes. L'âme, bien qu'active, reste alors dans la virtualité et les corps restent passifs entre eux au regard de ce à quoi l'âme aspire. Lorsqu'elle parvient à suivre la raison, la volonté gère entre elles les forces organiques, afin d'en faire le moyen de réaliser dans l'action les principes que l'on se donne. Mais on peut néanmoins raisonner sans volonté et ne reconnaître en cette activité qu'une production virtuelle sans effet sur le mécanisme par lequel les corps pâtissent les uns des autres. Par contre, lorsque la volonté parvient à lier les passions, que l'entendement réussit à lier les émotions et que le sujet acquiert le pouvoir d'améliorer ses habitudes, alors l'esprit s'incarne harmonieusement. Le fait pour l'entendement de comprendre l'émotion consiste à en acquérir la science qui est une sagesse pratique. L'acquisition de cette sagesse permet à la volonté de lutter contre les passions par l'habileté que l'on a de donner ou de se donner des émotions, d'en recevoir et d'y bien réagir. Le sujet qui est ainsi capable de faire évoluer ses habitudes vers un mieux être se donne le moyen d'user librement de sa pensée.
2. La démesure de la passion
De l'union du corps à l'âme vient la possibilité de déterminer l'objet de son appétit. Cet objet vers lequel on se meut n'est pas comme tel réel. Il ne devient réel que si le désir trouve à se réaliser. Pour que ce soit possible, il faut que l'objet puisse, malgré sa virtualité, s'accorder avec un objet réel. L'âme parvient à dégager des appétits l'objet vers lequel le corps doit se mouvoir pour se conserver. Cet objet virtuel pour l'âme doit correspondre à l'objet réel pour le corps. Si cet objet est impossible, l'attente devra nécessairement être déçue. Le sentiment d'une déception permanente témoigne en ce sens de l'impossibilité pour une idée de se réaliser. Ainsi, je ne peux raisonnablement pas, comme le prouverait cette émotion, désirer l'impossible. Si l'âme se donne un objet qui ne correspond à rien de sensible ou si la sensibilité motive des désirs qu'aucun objet ne peut combler, ce peut être à cause de quelque défaut dans la spontanéité. Il est important que le sujet, par le truchement des émotions, ait conscience de ses inclinations et que, par ces mêmes émotions, sa volonté réussisse à canaliser cette spontanéité. Les objectifs que nous nous proposons et qui ne pourront pas être réalisés viennent spontanément, par plus ou moins de détours, et ne répondent pas à une volonté rationnelle et consciente de la façon dont un désir pourrait se réaliser. Seule l'émotion qui accompagne ces inclinations nous les présente comme telles, avec une certaine irréalité, et non comme quelque chose de réellement souhaitable. Dès lors, une volonté avertie des conditions nécessaires de la réalisation du désir et de son impulsion malgré sa virtualité, sera à même d'accorder peu à peu l'imaginaire et le sentiment au réel, non pas en changeant artificiellement les choses, mais en se donnant de nouvelles représentations par différentes pratiques.
L'objet de l'appétit vient de l'action conjuguée de l'âme et du corps. Cet objet met en mouvement sans être mu. "Le premier de tous les moteurs, affirme Aristote, c'est l'objet de l'appétit, puisqu'il met en mouvement sans être mu" (De l'Ame). L'objet désiré est une idée produite par l'âme à partir du besoin qu'à le corps d'un objet réel. Cette idée, en tant qu'elle est imaginée et attendue, peut être conforme à ce besoin ou inadéquate si le sujet s'illusionne lui- même. Elle est stable, comparée aux objets de l'expérience, et appelle une multitude de moyens pour être atteinte. Mise en évidence par l'âme, l'idée demeure à travers ses changements et reste un objectif à atteindre pour le corps. Or, le contenu désiré de la volonté, avons-nous dit, résulte de l'union de l'âme et du corps. Il est représenté par l'âme comme un objet immobile. Le corps désirant doit tendre vers cet objet idéal. Mais l'objet réel est ordinairement mobile, tout comme l'est le corps désirant. L'immobilité idéale de l'objet vient de l'âme et de la synthèse qu'elle désire du corps et de l'objet. Le corps désirant et l'objet désiré sont originairement mobiles et séparés en tant qu'étants. Cependant, l'âme d'un corps désirant peut se donner en idée, comme fin, un rapport souhaitable entre le désirant et le désiré qui soit conforme à la nature de l'un et de l'autre, comme la nourriture est conforme à la nutrition. Dans ce cas, l'activité de l'âme complète celle du corps en déterminant précisément ce qui est bon pour lui, afin d'optimiser les moyens d'obtenir ce bien.
L'illusion propre à l'appétit consiste à voir comme un tout ce qui est parti, à prendre le subjectif pour l'objectif et donc à obéir à la passion en croyant suivre la raison. "Par illusion comme ressort des désirs, écrit Kant, j'entends l'erreur intérieure d'ordre pratique qui fait prendre pour objectif l'élément subjectif du mobile de l'action" (Anthropologie...). Nos appétits et nos aversions s'attachent à des objets de l'imagination laquelle est excessive ou déficiente par rapport aux choses mêmes, puisque ses images incluent la façon dont ces choses nous apparaissent. Si l'on se met en face d'un plat de nourriture alors qu'on a faim, on l'imaginera bien meilleur que si l'on est déjà rassasié. Or, c'est un manque de discernement qui est qualifié d'irrationnel. L'âme n'effectue plus alors la tâche de comprendre de subtiles distinctions, mais elle veille seulement à ce que le corps se maintienne. Elle exagère même si nécessaire les dangers ou les biens pour fournir au corps le plus d'élan possible. Car il est évident que si nous réfléchissions constamment à ce qui est objectif et rejetions l'élément subjectif, nous nous abstiendrions souvent d'agir étant donné la limite de nos connaissances objectives. Là où la science manque, l'instinct est par conséquent nécessaire. En outre, une volonté particulière ne devient illusoire que si elle est considérée comme générale. Lorsqu'on remplace malencontreusement le tout par la partie, l'objectivité par la subjectivité ou la raison par la passion, on s'expose à l'erreur comme au mal. Mais si l'on considère ouvertement tel ou tel aspect particulier et la subjectivité en tant que telle, il n'y a plus d'illusion. L'erreur en général consiste à confondre deux choses ou deux catégories. Elle devient un mal quand l'auteur aurait pu faire autrement. Un père de famille qui justifie ses dépenses au casino par le fait qu'il agit pour le bien de la famille ne reconnaît pas la passion particulière qui l'anime. Si la famille se trouve ruinée et qu'il affirme qu'il pensait bien faire, on peut lui répondre qu'il aurait pu et aurait du agir autrement. Par contre, un père de famille attiré par le jeu, mais conscient du danger qu'il fait courir à sa famille, tempérera plus certainement son élan personnel pour le bien de ses proches.
L'erreur pratique est une erreur de l'intellect, curieuse faculté qui fait que le désir parfois devient en quelque sorte faux. L'union de l'esprit au corps devient pour le coup problématique. Au lieu d'être la perfection du corps, l'esprit en serait-il la faiblesse ? Les bêtes sont essentiellement mues par leur désir et celui-ci ne saurait être faux. Le désir devient problématique en devenant intellectuel. Il n'y a en effet que l'homme qui ait des désirs déraisonnables que l'on appelle des perversions, pas uniquement parce qu'elles sont inconvenantes mais aussi parce qu'elles nuisent à celui qui les possède ou aux êtres qui l'entourent. Aucun animal ne souhaite, comme certains hommes, faire périr un peuple entier. L'animal désir la perte d'un être, non pas comme tel, mais pour se nourrir. On ne verra pas non plus une bête se suicider de désespoir. On peut donc, il est vrai, s'étonner et admirer les ouvrages de l'esprit humain, mais on ne peut nier rencontrer aussi chez l'homme une folie sans équivalent dans la nature. Un volcan n'a jamais fait périr les hommes par haine mais, sans doute, uniquement pour évacuer la pression qui se trouve dans la terre et qui risquerait autrement d'augmenter au point de compromettre l'existence du tout. L'esprit ne devrait être la perfection du corps que si le corps était aveugle à son réel appétit, ce qui n'est pas le cas. Il est plus convaincant de dire que l'âme elle-même est supérieure à ses parties intellectives et appétitives. Elle représente l'union parfaite et complémentaire de l'esprit et de la chair. Socrate affirme cependant que les penchants corporels sont inférieurs aux objectifs de l'esprit. Mais cela concerne-t-il vraiment les hommes en tant qu'ils possèdent un corps et une pensée ? Il n'est pas impossible de souligner aussi un autre aspect de la spiritualité. Les hommes doivent faire de grands efforts sur eux-mêmes pour acquérir le pouvoir de parler, de lire, d'écrire et de penser. Ce labeur n'a pas pour fin de faire de nous des anges au détriment du corps qui nous est attribué. Le but de l'homme n'est pas tant de devenir un être tout spirituel que de travailler à élever son âme durant la vie terrestre et par rapport à elle.
La mauvaise volonté est en quelque sorte une volonté fausse qui ne se détermine que pour ce qui reste obscur ou partiel en l'entendement. Par rapport aux tendances naturelles du corps, l'esprit devient excessif et désir plus que ce qu'il lui est permis d'espérer acquérir. Sous ce rapport, l'esprit apparaît bien une imperfection des créatures. Comme notre entendement est limité et que certains mobiles de nos actions restent inconnus, notre volonté est toujours mauvaise et excessive. Cependant, reconnaître ainsi que notre volonté dépasse notre entendement n'a rien de mauvais. Au contraire, si certaines actions sont voulues, beaucoup d'entre elles sont spontanées. Cela est heureux, car s'il fallait avoir voulu tout ce que nous faisons, nous mènerions en quelque sorte deux vies entières, l'une par anticipation, l'autre par réalisation. Une mauvaise volonté est surtout une volonté qui ignore sa démesure et qui croit que tout ce qu'elle veut est absolument clair et justifié. Il faut reconnaître que nous voulons parfois plus que ce qui est possible et que, en ce sens, ce n'est pas l'esprit lui-même qui est mauvais pour l'homme mais un usage partiel et sans réflexion. Si l'on considère d'ailleurs les excès de l'esprit avec les défauts du corps, le milieu entre ces deux imperfections paraîtra le meilleur. L'âme cherche le rapport parfait entre les puissances de l'esprit et du corps. De même qu'en une seule personne s'accomplit le genre humain et s'exprime la singularité, de même l'esprit et le corps se soutiennent l'un et l'autre. Le mal vient alors, d'un côté, des atteintes portées à la nature et à l'humanité par l'arbitraire des décisions individuelles ou, de l'autre, de la négation de la singularité par la généralité. L'âme dépend donc de l'équilibre entre les forces actives et passives de l'esprit et du corps. Une activité trop persistante de l'esprit devient indifférente à la passivité du corps et produit une sorte de déréalisation où la pensée chemine à travers des essences, des abstractions, sans jamais se concentrer sur les cas particuliers. Il en résulte souvent une sorte d'insensibilité à autrui et une vision du monde trop arrêtée. D'un autre côté, une trop grande passivité de l'esprit engendre une autre espèce d'uniformité où le sujet se repère dans le monde à partir de certains stimuli qu'il voudrait ne pas voir varier ; au point que sa vie individuelle lui paraît le modèle de toute vie possible. A la vie spirituelle ou charnelle on peut préférer la vie animée dans laquelle on ne cesse de se laisser surprendre par l'inconnu, mais de laquelle on ne manque pas de se forger une opinion conforme à ce que doivent être les choses en général.
Le désir s'impose à l'âme comme son moteur. L'âme n'est pas totalement active. Elle est aliénée au fait d'avoir des désirs. Elle devient active en déterminant ce désir objectivement. La vérité de l'objet entraîne la justesse des moyens appropriés à la réalisation du désir. Par conséquent, l'intellect est partie de l'âme en ce qu'elle est utile au corps. Notre esprit se trouve fréquemment sollicité ou monopolisé par des désirs. Une activité purement intellectuelle se voit limitée par la faim, le sommeil, l'envie de voir des gens etc. Dans ce cas l'âme sans doute obéit au corps. Pour autant, elle ne cesse pas de jouer un rôle important lorsqu'il s'agit de satisfaire nos désirs, ne serait ce que pour pouvoir continuer à réfléchir dans de bonnes conditions. Il importe même de conserver son bon sens et sa moralité à cette occasion. Celui qui, pour écrire un traité de moral qu'il juge fondamental pour le bien être de l'humanité, escroquerait ses amis et abandonnerait sa famille afin que rien ne le trouble dans cette urgente tâche, inverserait les priorités. Son futur lecteur pourrait s'émerveiller de sa prouesse intellectuelle, mais il ne verrait rien de la déchéance morale de son auteur et de la douleur même physique qu'elle dut occasionner. Car, les erreurs de l'intellect suffisent à diminuer l'habilité de réaliser le désir. Si le désir est déraisonnable, aucun moyen ne sera efficace sans entrer violemment en contradiction avec le réel. Même s'il est légitime, un désir excentrique risque d'ailleurs de se voir opposer le blâme de la morale commune. Fatalement, l'incorrection entraîne l'antagonisme. Mais, on atteint d'autant mieux son but que l'on possède la vérité. Autrement, on ne l'atteint que par hasard. Plus un désir est déraisonnable, moins il a de chance d'être entièrement réalisé, car les moyens de cette réalisation viennent à manquer et se trouvent substitués par des artifices n'offrant que des solutions provisoires. Un désir excentrique mais légitime a quelque chance de se réaliser malgré l'opinion générale. Un désir illégitime mais partagé a toutes les chances d'entraîner de grandes déceptions ou de grandes destructions, comme lorsqu'un peuple se reconnaît dans la folie d'un tyran.
Le désir est le moteur de l'âme et du corps sans lequel l'organisme resterait immobile et périrait. Le corps est cause du désir et l'âme détermine sa fin. L'âme et le corps sont unis par le désir qui les meut. Comme se complètent l'affect et l'intellect, la spontanéité et la volonté s'accordent en l'âme pour son bien. L'entendement fuit le faux, la volonté le mal, afin qu'aucun mal moral ne s'ajoute à la contingence des choses et n'accroisse nos peines. Lorsque je désire me rendre d'un endroit à un autre, mon esprit tend vers ce but et il est suivi par le corps qui m'y conduit. Dans ce cas, la volonté est accompagnée de la spontanéité de mon mouvement. Dans la pensée même, la spontanéité et la volonté trouvent à s'accorder. Car il entre de la spontanéité dans le fait de percevoir avant qu'on réfléchisse, et c'est en fonction de l'habitude qui participe à notre connaissance que la volonté produit son objet dans l'imagination.
3. La contingence de l'âme
La volonté contient des éléments distincts et confus. L'absence de distinction accompagne l'excès de l'appétit lorsqu'il se limite à une région particulière du réel et s'y concentre. Le progrès de la volonté n'est pas entier si elle se contente d'un éclairage prédéterminé sur des objets qui se présentent en réalité toujours différemment. La volonté doit, en outre, retourner en son propre fond et retrouver la potentialité des choses qu'elle a niée. On veut quelque chose distinctement lorsqu'on est capable de comparer sa volonté à d'autres possibles et de l'enchaîner avec d'autres choses pour la justifier. On veut confusément aussi, car l'on se comporte en voulant des choses sans bien savoir comment ni pourquoi. S'il n'y avait pas cette indétermination, la volonté resterait toujours la même, comme par ignorance définitive ou sagesse absolue. Dans l'un ou l'autre de ces cas, il n'y aurait aucun moyen de vouloir aussi des choses impossibles et donc aucune possibilité de soupçonner que l'on veut quelque chose d'impossible lorsqu'on croit cette chose possible.
L'intellect devrait être l'équilibre conscient du tout et de la partie. Les émotions et les sensations tournées vers l'extérieur constituent les parties infinies de ce tout. La personnalité se détermine par des choix, des goûts, des convictions et des vocations qui sont autant de petites passions. L'appétit doit être considéré comme une réalité partielle et pour nous différente de la possibilité en soi de toutes choses. Cette réalité extérieure à l'âme est infinie au sens ou elle consiste en la conscience de la singularité de chaque moment du sentiment. Il en résulte une personnalité singulière, imprégnée de toute la suite de son expérience individuelle et remarquable par son goût propre. Mais, malgré leur densité, nos petites passions ne sont que des parties favorites de la réalité et ne suffisent pas à former un tout. Ces tendances personnelles, comparables à des aspérités dans l'âme homogène, sont en outre augmentées de quantité d'émotions. Un individu n'est pas une totalité parfaite en ce sens que sa forme dépend de la matière contingente qui a constitué l'environnement dont il dépend. N'est parfaite que la totalité abstraite de la matière représentée comme une forme pure de l'humanité identique en tous les hommes avant toute expérience. Par rapport à cette essence, les passions comme les émotions sont autant de déformations ou d'empreintes apparues au cours de l'existence.
La volonté a pour but d'établir la proportion entre les différentes tendances. Celles-ci sont complexes et fluctuantes au contact du monde extérieur. Grâce à ses tendances propres, l'individu possède une singularité discernable. La disposition des parties n'est jamais la même d'un individu à l'autre. Cette disposition est sans excès remarquable dans l'émotion. La volonté tire sa singularité des passions qu'elle administre. L'extérieur lui fournit une matière fluctuante et la force qu'elle dérive rationnellement. Ainsi, la volonté peut parvenir à ses fins sans devenir pour autant impersonnelle et commune. Les objectifs communs ne saurait d'ailleurs être atteints sans respecter la dynamique des singularités. Un orchestre ne saurait rester composé de musiciens qui haïssent leur instrument, et la qualité de son interprétation dépend de l'enthousiasme de chacun. En revanche, dans la passion, la partie veut égaler le tout, ce qui la rend comique ou tragique selon que l'on considère cette partie monstrueuse ou le tout défectueux. Il y a donc, entre émotion et passion, une différence quantitative. La première est une faible modification de l'âme, tandis que la seconde tend à en être la contradiction. C'est pourquoi l'émotion du rieur est seulement passagère lorsqu'elle accompagne la conscience d'une anomalie.
Une totalité formée à partir d'une infinité de parties signifie une totalité en mouvement. Ceux qui pensent pouvoir exposer devant eux les parties finies de leur âme s'interdisent d'évoluer. Si l'esprit est la perfection de l'homme, c'est grâce à son âme, c'est-à-dire au mouvement par lequel il se perfectionne. Autrement dit, il ne saurait y avoir d'intellect sans appétit. L'âme est la perfection du mouvement car elle est issue de l'organisation progressive d'une matière. Avant toute pensée, il y a la tendance de la matière à devenir chose et pour ces choses à s'unir malgré l'irréductibilité des phénomènes contingents destructeurs des choses. Cet épanouissement progressif de l'âme ne saurait avoir lieu sans l'infini variété des êtres, sans l'absence de moments absolument identiques à travers le temps. Par ailleurs, puisqu'il y a un appétit sans intellect, l'appétit est en un sens plus fondamental que l'intellect. "Tous les hommes, écrit Aristote au début de sa Métaphysique, ont naturellement l'appétit de savoir". L'appétit est nécessaire au développement de l'organisme et les êtres rationnels ont, en plus d'un appétit sensible, un appétit intellectuel. C'est la sagesse qui est une espèce d'appétit et non l'appétit qui est une espèce de sagesse. L'appétit est chronologiquement premier pour l'individu comme pour le genre. Les premiers hommes, comme les nouveaux nés, eurent peu d'intellect et déjà de nombreux appétits. L'appétit est nécessaire aux êtres rationnels et la raison peut être considérée comme son produit. Cette raison issue de l'appétit s'exprime dans la rationalité des choses organisées vers des fins et dans la rationalité des êtres qui découvrent cet ordre des choses. Cette apparition des êtres raisonnables et conscients de la raison des choses est un produit tardif de l'appétit, mais il en est la perfection.
Le corps et l'esprit se perfectionnent mutuellement. Nous avons une âme en tant que nous sommes à la fois actif et passif, pensant et sentant. L'appétit vient de disproportions dans l'activité des parties. Nous nommons âme la communauté réelle de l'activité corporelle et spirituelle. L'appétit ou la passion désigne un déséquilibre entre les deux principes en apparence contingent. Cependant la raison, qui représente un équilibre entre les deux parties, n'est parfaite que si cet équilibre est total, c'est-à-dire en rapport aux faits et actions et pas uniquement avec l'idée que l'on a toujours de cette proportion. La perfection du tout vient de la mesure entre actions et passions. La raison s'oppose bien à la passion du point de vue de l'esprit qui les sépare, mais du point de vue de l'âme, en pratique, la raison s'allie aux passions. Les émotions sont les petites passions mobiles qui servent à mouvoir la raison. La passion fixe, au contraire, s'oppose au mouvement. A ce titre, la raison pure est une certaine passion bien qu'elle soit parfois nécessaire. La passion n'est donc pas mauvaise en elle-même mais elle l'est seulement si elle paralyse les émotions. Nous verrons, avec le rire et la colère, la fonction de ces émotions pour l'âme. L'esprit est, pour ainsi dire, l'espèce théorique de la pensée qui correspond à l'âme rationnelle chez Platon ; et l'âme, l'espèce pratique de la pensée relative au corps. Pour cette dernière, les émotions sont des matières non négligeables. Les omettre serait une forme de passion dont l'âme aurait à pâtir. En effet, on ne saurait aborder la vie pratique en théoricien et dans l'indifférence la plus totale vis-à-vis de ses sentiments. La forme d'ignorance dont on souffre alors est du genre de celle qui accompagne les passions. Car dans la passion également on peut être spirituel et irrationnel, c'est-à-dire que l'esprit suit sa course sans que personne ne puisse le suivre sur un même terrain.
L'âme sépare donc en théorie la raison des passions. Mais elle les unit dans la pratique ; sans quoi l'activité ne se nourrirait d'aucune passivité. La séparation n'est que virtuelle. La raison naît en fait de l'impulsion, de ces toutes petites passions motrices que sont les émotions. Si toutefois certaines deviennent excessives, alors l'âme se trouve entravée. En théorie, si je ramène un objet trouvé à son propriétaire, ce peut être par devoir ou alors, conformément au devoir, pour recevoir une récompense. Dans la pratique, il est impossible de dire si en agissant par devoir on cesse réellement d'éprouver de l'intérêt pour des choses utiles ou, au moins, qui ont une valeur sentimentale. Car la passion paraît plutôt antérieure à toute action cognitive et semble même nécessaire pour que cette action ait lieu. La séparation nette entre raison et passion utilisée en théorie correspond dans la pratique à un développement des passions en raison et, en même temps, à un enveloppement des passions par la raison. C'est seulement lorsque ce mouvement est contrarié qu'apparaît la contradiction que l'on nomme passion de façon péjorative ou mieux déraison. Ainsi, une émotion comme le rire devient une passion s'il persiste sans plus rien de risible, et ceci vaut également pour la colère lorsque rien ne peut l'apaiser.
IV. RAISON
Les objets de la raison et de la passion ont en commun de rester stables par rapport à la fluctuation des émotions subjectives. La passion est théorique en tant que l'objet de la colère, par exemple, est une idée fixe virtuelle. La raison est d'une certaine façon pratique puisqu'elle articule dans le temps des idées différentes pour parvenir à les lier en un tout cohérent. En terme de durée, l'émotion est courte, la passion prolongée et la raison continue. Selon le temps, on peut donc associer raison et passion comme étant tous les deux plus long que l'émotion. Puis, nous pouvons associer autrement les émotions et la raison contre les passions en ceci que pour l'intelligence pratique, c'est-à-dire son exercice, les émotions sont stimulantes tandis que les passions sont paralysantes. Car il est évident que la pensée est moins fatiguée lorsqu'elle est légèrement divertie que lorsqu'elle est accablée par un soucis, une attente etc. La passion suscite une inquiétude qui peut être apaisée par la raison, non pas en vertu de la stabilité des idées mais en vertu du mouvement initié par les émotions et par lequel elles s'accordent. L'émotion n'est pas excessive comme la passion et nous apporte une certaine tranquillité. On peut dire des passions qu'elles suscitent l'inquiétude du fait que l'objet de la passion se trouve isolé de la réalité parce qu'il est trop irréel ou trop partiel. Par contre, ce qui rassure avec la raison, c'est moins la contemplation de vérités éternelles que le sentiment que sa pensée se porte à considérer sans heurts différents objets et, par là, le sentiment d'un accord avec les choses. Considérer la raison autrement, c'est un peu comme n'envisager l'eau que comme glace ou vapeur et jamais comme liquide. Si les idées sont d'abord abstraites spontanément à partir de la passion, les émotions réintroduisent ensuite du mouvement entre les idées, ce qui permet à la volonté de s'accorder à la diversité du réel. Les idées qui sont en nous sont en quelque sorte des passions dans la mesure où d'autres ont acquis des équivalentes. Nous ne tirons pas nos idées de notre propre fond. Cependant, des émotions leur sont attachées. Ce sont justement ces émotions qui, parce qu'elles sont propres, introduisent la diversité dans les idées et entre elles. De cette façon, la volonté bénéficie d'une étoffe riche pour se déterminer sans raideur, sans le monopole d'une seule fin à atteindre et par un seul moyen.
1. L'effet de la représentation
Les émotions sont fluctuantes dans le temps. La passion et la raison diffèrent d'elles par leur stabilité. Dans l'émotion, le sujet est moins sensible aux objets supposés être dans l'espace qu'à son état face aux choses. Cet état accompagne confusément le savoir concernant les objets. Les objets de la passion et de la raison changent peu à travers le temps. Il n'est pas la peine d'y penser tout le temps pour s'en apercevoir. Il suffit que l'on puisse reconnaître cet objet comme identique à lui-même chaque fois qu'on y pense. En ce qui concerne l'émotion, l'objet n'a que peu d'importance et peut rester indéfini. On désigne plutôt une variété d'états dans le temps sans que leurs corrélats dans l'espace soient déterminants. Ainsi, les passions d'amour et de haine sont fortement attachées à leur objet, tandis que les émotions de joie et de tristesse s'appliquent à maints objets.
Le rire est une émotion de joie et la colère une émotion de tristesse. Ces émotions peuvent se répondre, comme lorsque le rire imite la colère ou lorsque la colère blâme le rire. De plus, ces émotions peuvent devenir des passions d'amour ou de haine et peuvent se combiner avec elles. Dans une certaine mesure, le rire et la colère s'opposent l'un à l'autre, comme la joie et la tristesse qu'on ne saurait éprouver en même temps au même instant. On remarque cependant parfois une contiguïté entre les deux dans un court moment. Il peut s'agir de réaction spontanée aussi bien que d'artifice rhétorique consistant, comme le conseil Gorgias, à détruire la plaisanterie par le sérieux ou le sérieux par la plaisanterie. Enfin, pour ce qui est l'ambivalence des sentiments positifs et négatifs, ils sont compossibles dans la mesure où on oppose en même temps les catégories de la passion et de l'émotion, et impossibles à travers une même catégorie. On peut donc être amoureux et triste ou haineux et gai, et non joyeux et triste ou haineux et amoureux.
La joie est une émotion qui peut causer le rire. La tristesse peut causer la colère. La colère contre le rire est une réaction de tristesse contre la joie. Inversement, rire de la colère, c'est se réjouir de la tristesse. Tout cela revient à opposer la peine au plaisir ou le plaisir à la peine. Un observateur peut facilement deviner, à travers le rire, la joie de quelqu'un, ou bien sa tristesse à travers sa colère. Mais si cet observateur éprouve un sentiment contraire, il peut le communiquer à son tour et l'exprimer sans être assuré cependant de faire évoluer le sentiment adverse. On peut se fâcher contre quelqu'un qui rit de nous, cette personne ne cessera pas nécessairement de rire. De même, au lieu de désamorcer une colère en en riant, on peut au contraire la renforcer. La joie peut encore devenir amour et la tristesse haine lorsque le sujet détermine l'objet qui l'affecte. Les deux niveaux peuvent encore se combiner lorsque, par exemple, la joie et la haine donnent ensemble la cruauté ou que la tristesse et l'amour donnent la jalousie. La haine est le résultat du déplacement d'une tristesse subjective dans un objet ; et l'amour, d'une joie subjective dans l'objet. Les émotions, qui au départ sont subjectives et passagères, deviennent des passions durables en se fixant dans l'objet. Une fois donc que c'est l'objet qui est triste et non le sujet, le sujet peut lui devenir gai face à cet objet triste lorsque, par exemple, il se venge de lui et s'en réjouit. De même, une fois que l'objet a reçu la joie du sujet sous la forme de l'amour qu'il lui attache, le sujet peut devenir triste par rapport à cet objet aimé comme dans l'affliction du deuil.
Les passions figent les émotions et les empêchent de se combiner entre elles. "L'homme riche, explique Kant, dont le serviteur, au cours d'une fête, brise par maladresse, alors qu'il la portait de place en place, une belle coupe de verre précieux, tiendrait pour rien cet incident s'il comparait au même instant cette perte d'un plaisir avec la foule de tous les plaisirs que lui offre son heureuse condition d'homme riche" (Anthropologie). Passion et raison peuvent être conçus comme l'excès et le défaut d'émotions. Dans la passion, le tout ou l'âme subit la parti et, dans la raison pure, le tout est sans parti et inactif. L'avare est un homme passionné parce que son sentiment et son intérêt sont focalisés sur l'argent comme ce qu'il y a de plus important, alors que la possession d'argent ne contribue qu'en partie à notre bonheur. Quant à l'ascète qui se refuse à porter un quelconque intérêt aux biens matériels, lui aussi se prive à sa façon de nombreuses émotions au bénéfice du seul sentiment de l'élévation de son âme. D'une part, la passion est l'excès d'émotion en ce sens qu'elle place une émotion parmi d'autres au-dessus des autres au détriment de celles-ci. D'autre part, la raison est le défaut d'émotion en ceci qu'elle atteint sa pureté contre toute émotion. La passion et la raison s'opposent donc ensembles aux émotions. Le sage stoïque ne laisse paraître ni sa joie ni sa peine ; il ne rie ni ne se fâche. On remarquera que le passionné peut encore faire l'un ou l'autre mais sans beaucoup de souplesse et toujours en privilégiant un sentiment par rapport à tous les autres. Le sage, non plus idéal mais réel, n'est pas non plus d'ailleurs exempt de sentiments et il en possède un, sa présomption, qui peut régner en tyran.
La passion diminue la variété des émotions. Le contraire, la raison, agit de même. Mais la passion s'oppose aux émotions sans, comme la raison, s'abstraire de toutes. Car elle oppose quelques passions surdéterminées à d'autres. En revanche, le mouvement de la raison étant virtuel par rapport aux émotions, elle ne les empêche pas réellement. Si la passion et la raison ont en commun d'altérer l'émotion, ce n'est pas de la même manière. La passion emprunte sa matière aux émotions et sème le trouble entre elles. Les humeurs du passionné sont en général intempestives. L'état lié à une attitude rigoureusement analytique est par contre en marge des émotions courantes, car elle ne produit rien d'extérieur. L'homme qui réfléchit n'est pas loin de ressembler à un homme prostré ou absent. Son caractère est davantage introverti comparé à l'extraversion divagante du passionné. Enfin, l'émotion est intermédiaire entre raison et passion. C'est une matière commune aux deux. Elle reste indifférente pour la raison et résistante ou consistante pour la passion. L'état où l'émotion est fluide et adéquate à la réalité est un état intermédiaire entre l'absorption rationnelle et le débordement passionnel. Les émotions se développent lorsqu'on a quelque distance avec les choses sans s'en désintéresser pour autant. A cette occasion, la raison n'est certes pas pleinement détachée et désintéressée mais elle intègre habilement ses intérêts à des fins plus spirituelles que directement utilitaires. Dans le rire et la colère, les choses viennent servir d'exemple pour exprimer ce que l'on pense. Ce que nous percevons et vivons se trouve accompagné des règles que nous apercevons avec elles en indiquant comment les choses devraient être.
Si passion et raison sont diamétralement opposés, l'émotion est centrale. Elle constitue un foyer dynamique porté à se stabiliser dans l'activité ou la passivité extrêmes de l'âme. Dès lors, par exemple, que le rire et la colère sont incapables d'alterner, c'est que l'une ou l'autre de ces émotions est excessive ou que les deux manquent. Sensible aux arts d'agrément, Kant relève que "les joies et les rires doivent faire, avec l'air sérieux et bouleversé, le beau contraste qui permet à ces deux modalités du sentiment d'alterner sans contrainte" (Du Beau et du sublime). On peut ranger l'absence d'émotion parmi les faiblesses dans la mesure où elle devient à la longue contraignante, comme il serait contraignant de toujours rire ou de toujours s'affliger. L'imperfection dont il s'agit consiste à être déterminé plutôt que libre et, en ce sens, le peu d'émotions que l'on a obéit à une nécessité isolée au lieu de pouvoir s'adapter aux situations.
L'émotion constitue le moyen terme entre raison et passion. Dans l'émotion se rencontrent en même temps activité et passivité, l'âme et le corps, alors que dans la raison seule l'activité de l'âme est considérée. L'émotion est donc dans le devenir comme un mélange d'être et de néant. Puisque la raison vient de l'esprit et la passion du corps, et puisque l'émotion est un mélange d'action et de passion, alors l'émotion est bien propre à l'âme qui à la fois est et devient. On peut en effet dire de toutes nos émotions, aussi variées soient elles, qu'elles sont les nôtres. Elles n'ont aucune réalité sans nous et nous n'aurions nous-mêmes aucune réalité sans elles. L'émotion est avant tout une alternance d'émotions et non l'être ou le néant de telle ou telle émotion. Le néant de l'émotion renvoie à la raison ; et son être unilatéral, à la passion. Les émotions elles-mêmes sont réelles, même si les idées qui les provoquent ne le sont pas toujours. Comme le note Descartes, "encore que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui ne furent jamais, toutefois il n'est pas moins vrai pour cela que je les désire" (Méditations...). Seulement, la diversité des émotions permet de dire qu'elles apparaissent et disparaissent sans subsister. Ou alors, lorsqu'elles subsistent comme concept que chacun peut comprendre, on peut en effet dire qu'elles ne sont pas ; et lorsqu'elles persistent, qu'elles sont exagérées ou fausses.
Les émotions du rire et de la colère peuvent être étudiées séparément, successivement et excessivement lorsqu'elles se muent en passions. La raison sert de critère pour les évaluer. L'émotion rationnelle est proportionnée, tandis que la passionnelle est disproportionnée. Les premières ont une valeur cognitive et morale alors que les irrationnelles n'en ont pas ou peu. Le travail de la raison par rapport aux émotions consiste à trancher dans le tissu émotif pour mettre à jour : l'opposition entre la joie et la tristesse (qui ne peuvent coexister simultanément), l'évolution d'une émotion vers son opposée dans le temps, ainsi que l'évolution d'une même émotion vers l'excès dans la durée. Il résulte pour la raison un modèle utile pour saisir des écarts entre la norme et l'anomalie dans la variation émotive.
Il y a différentes sortes de rires et différentes sortes de colères. Le rire devient colère ou la colère rire à travers leurs espèces, graduellement. Toutefois, une espèce peut rester sans varier dans le temps et tendre à la passion. Les moments virtuels distincts pour la raison deviennent statiques dans la passion. Mais la raison elle-même doit demeurer inaltérée dans le mouvement des émotions. Sa fonction est alors de garantir la cohésion entre les différents moments de l'émotion. L'évolution normale et rationnelle est l'évolution permanente de l'émotion par rapport à l'ensemble des choses. Le phénomène pathologique de la passion, où une émotion reste sans discontinuer, est certes instructif pour la raison qui, dans la théorie, distingue de même différentes émotions et les isoles. Mais ce savoir acquis doit servir dans la pratique à substituer intelligemment une émotion à une autre, pour éviter justement qu'un conflit ne s'envenime par surenchère de colère, ou pour éviter que l'excès de moquerie ne tourne à l'agression.
L'effet des émotions est réel, mais la cause est peu ou prou virtuelle. Bien que physiquement ressentis, le rire et la colère naissent de représentations plus riches que ce qui se présente réellement. Les émotions témoignent de notre capacité d'anticiper. C'est pourquoi il fut nécessaire de traiter précédemment du désir et de son rapport à la pensée. Je ressens une émotion à l'occasion d'une opinion vraie ou fausse, et je la ressens d'autant moins que ma croyance n'est plus mienne mais simple postulat d'autrui. Que je sois dans la vérité ou l'erreur avec une conviction, je n'en ressens pas moins une émotion. Cela revient à dire que certaines de nos pensées, quand elles ont lieu, sont suivies d'un état physique, lorsque ce à quoi l'on pense, on le croit fermement aussi. L'action de l'esprit sur le corps peut s'expliquer par ce que nous avons dit plus haut du fondement appétitif l'intellect. Car la plus part des choses qu'on croit, on les veut ou les refuse également, excepté seulement ce qui est indifférent.
Contrairement à la cause réelle des sensations, la cause de l'émotion réelle est virtuelle. Cette cause virtuelle n'est ni vraie ni fausse. Elle déborde en tant que concept l'intuition sensible et, par là même, est sublime. Le concept engage d'autres temps que le présent. Mais c'est bien dans le présent que la pensée désir pour l'avenir, en fonction de ce qu'elle sait du passé. La sensation et les sentiments sont sentis et ressentis aussi réellement que n'importe quelle douleur ou chatouillement. On remarque seulement que le sentiment peut être éprouvé sans aucune autre stimulation qu'une pensée qui nous traverse l'esprit. Par exemple, vous êtes assis dans le bus pour vous rendre à votre travail et vous réalisez tout d'un coup que vous vous souvenez ne pas avoir éteint le four de votre cuisinière. Nous sommes ainsi émus par des choses qui sont arrivées ou qui peuvent arriver, même si l'émotion, elle, est bien réelle et présente. On peut ainsi dire que l'émotion est le sentiment dans le présent de choses absentes et mêmes irréelles.
Les passions supposent un engagement ontologique plus grand que les émotions. Elles relèvent de l'opinion plutôt que de la représentation. Les émotions sont bien présentes dans les passions, mais elles sont trop déterminées pour servir la volonté dans son ensemble. Une émotion tend à la passion dans l'opinion, lorsque le sujet éprouve pour l'objet une émotion forte. Dans le débat, où chacun échange son opinion, chacune des opinions trouve un centre de gravité dans l'émotion continue des intervenants, et c'est difficilement qu'une opinion devient persuasive et s'impose contre une autre chez une même personne. En outre, on peut éprouver des émotions moins sensibles et prolongées pour de simples croyances que l'on considère sans réellement les partager. Ce ne sont pour nous que des représentations qui ne nous émeuvent que par une sorte d'analogie avec ce que nous éprouverions par rapport à ce que nous éprouvons vraiment. Aristote observe que "lorsque nous arrivons à l'opinion d'une chose terrible ou effrayante, d'emblée nous éprouvons avec elle une émotion ; et il en va de même, s'il s'agit d'une chose rassurante. Mais au fil de la représentation, nous avons exactement la même attitude qu'en voyant en peinture ces choses terribles ou rassurantes" (De l'Ame). Ce n'est pas la même quantité d'émotion que l'on éprouve à l'occasion d'une opinion ou d'une représentation. Le canular consiste précisément à faire croire une chose pour toucher l'observateur, c'est-à-dire à réveiller son opinion, puis à transformer cette opinion en représentation en avouant le mensonge.
L'émotion, qui se rapporte au phénomène, devient passion si elle se détermine par rapport à l'objet entier. L'émotion est conservée dans l'opinion. Elle disparaît dans la connaissance discursive pure de la raison. L'émotion dure excessivement lorsqu'elle se fixe sur un objet et, au contraire, elle est infime si l'on s'attache davantage à l'enchaînement des concepts qu'aux concepts eux-mêmes et aux objets singuliers qu'ils désignent. Dans la passion, l'émotion devient si rigide que le discours se concentre autour d'un objet donné et tend lui-même à se figer. On obtient alors un propos obsessionnel et non un propos agile, capable de traverser une multitude de champs différents au niveau émotif comme sémantique. Dans l'excès d'émotion, la liberté de la raison et la volonté s'amenuisent. Mais la représentation libre, où le sujet atteint le virtuel, est émancipée, par exemple, de la crainte réelle. Il faut toutefois que quelques passions persistent pour que l'on puisse éviter les dangers réels. Les passions servent naturellement à indiquer à l'âme les besoins du corps et les menaces qui guettent l'organisme afin que celui-ci se préserve. Les animaux les moins intelligents obéissent à leurs émotions mécaniquement lorsqu'ils sentent la faim, le danger, etc. Ils se meuvent selon la force de ces émotions en eux, c'est-à-dire lorsque celles-ci sont assez intenses pour les pousser à agir par passion, c'est-à-dire à réagir. Mais l'homme est capable d'actions véritables dans la mesure où il n'est pas déterminé nécessairement par des passions. L'homme se détermine pour des motifs insensibles, par raison, avec le concours de sa mémoire et de son imagination. Ce qu'il éprouve alors ce sont des sentiments diverses et discrets liés aux différentes représentations qu'il se donne.
2. La nécessité de la tristesse
La première tendance de l'âme jointe au corps est la tristesse, la colère et la passion qui fixe l'objet dont elle dépend et contre lequel le cœur se révolte. Cette détermination abstraite de la cause du mal est suivie dans la pratique de la libération du sujet. Celle-ci consiste en la reconquête de ses émotions, en un retour à la mobilité, en un allégement où les affects du sujet deviennent un remède à son inquiétude. On explique métaphysiquement l'inquiétude fondamentale de l'âme vis-à-vis des objets par son union avec le corps, laquelle lui fait perdre son indépendance. En outre, on remarque qu'il vaut mieux fuir les objets nuisibles avant de poursuivre des objets bénéfiques et non nécessaires. De manière générale, les objets qu'on poursuit nous inquiètent parce que nous craignons de ne pas ou de ne plus les posséder ; et ceux que l'on fuit nous inquiètent parce que nous craignons, au contraire, d'être unis à eux. La tranquillité qui nous manque alors, il nous faut la conquérir à partir de tous les aspects positifs disponibles au rang desquels on peut compter les émotions.
La tristesse est davantage portée que la joie à se figer. Plus raide et moins souple, elle est susceptible de devenir haine. Kant note que "l'agacement lorsqu'il devient colère est un affect, mais s'il devient haine (désir de vengeance), c'est une passion" (CFJ). Il y a peu d'objets que nous aimons, c'est-à-dire auxquels nous attachons notre joie. Les objets que nous aimons vraiment et les activités que nous préférons (et dont nous sommes à peu près sûrs de ne pas être déçus) mis à part, nous n'éprouvons que des joies occasionnelles. Par contre, notre tristesse à davantage tendance à se focaliser sur des objet extérieurs. Car nous supportons moins bien une tristesse sans raison qu'une joie sans raison. Cette tendance à la rigidité est davantage spécifique à la tristesse qu'à la joie pour cette raison que "la tristesse, comme le prétend Descartes, est en quelque façon première et plus nécessaire que la joie, et la haine que l'amour, à cause qu'il importe davantage de repousser les choses qui nuisent et peuvent détruire que d'acquérir celles qui ajoutent quelque perfection sans laquelle on peut subsister" (Les Passions...). L'homme est vulnérable dans la nature. Il lui faut d'abord éviter une somme considérable de choses qui ne lui conviennent pas. Cependant, l'homme trouve également dans la nature un bon nombre de choses qui lui sont essentielles ; et c'est par excès qu'il se met à en souhaiter un grand nombre qui n'est pas nécessaire et qui finit même par lui nuire.
La tristesse incline plus aisément vers la haine que la joie vers l'amour. L'agacement est une peine qui devient tristesse, puis haine, envers l'objet qui en est la cause. Ainsi l'agacement devient parfois durable en se fixant sur l'objet. L'âme irascible est en un sens plus nécessaire que l'appétitive. L'âme a davantage a redouter, pour préserver son autonomie, qu'à espérer. Car les maux et les erreurs sont pour elle plus nombreux que les biens et les vérités. Lorsque la tristesse devient haine, elle devient plus facile à éviter avec les objets qui la provoquent. Par contre, la joie ne peut devenir aussi aisément amour, car on est souvent déçu si l'on croit qu'un même objet nous apportera toujours de la joie. Ce genre d'objet que l'on peut aimer sans déception est, en fait, assez rare. Dans la haine, ce n'est pas l'émotion de tristesse qui dure, mais l'opinion qu'un objet nous sera toujours néfaste. Il importe donc pour éviter la tristesse de tenir certaines choses à l'écart. Ensuite, toutefois, on peut espérer librement et se consacrer à ce qui nous réjouit. Si l'on considère le corps, l'appétit est antérieur à l'irascibilité. Car le corps va seul vers ce dont il a besoin, alors que l'âme réfrène ce besoin pour un plus grand bien pour elle que celui réclamé par le corps. La priorité de l'âme irascible sur l'appétitive concerne les êtres intelligents qui doivent réfréner leur premier penchant en vue d'objets plus élevés, plus lointains dans le temps et plus abstraits. L'homme acquiert cette seconde nature intelligente en faisant violence à sa nature animale. On voit comme il peine pour apprendre à marcher, à parler et pour acquérir tous les traits de sa culture. Mais, en ce qui concerne l'âme embryonnaire et sans esprit des bêtes, le principe appétitif est le plus élevé, car l'unique objectif de ces êtres essentiellement corporels est de se maintenir grâce à la nourriture.
La joie est un mouvement de l'âme lorsque le corps demeure tranquille face à l'objet. La joie, suggère Platon, est l'effusion et la facilité du cours de l'âme (Cratyle). La tristesse est au contraire une immobilité de l'âme lorsque le corps quitte l'objet inquiétant. L'émotion permet à la raison de réagir et d'évoluer. Si l'émotion est ainsi la respiration de l'âme, la passion en est l'asphyxie. Dans la joie que j'éprouve lors d'une conversation, d'une représentation ou d'une méditation, il ne me viendrait pas l'idée de m'écarter de cet état tant que rien ne m'y contraint. Dans cet état, je n'éprouve pas d'ennui et je peux développer tous les aspects des choses que je considère avec joie sans m'en lasser. Par contre, en mauvaise compagnie, en assistant à un mauvais spectacle ou en étant assailli de pensées désagréables, je désire uniquement fuir la situation dans laquelle je me trouve, ce désir occupant pleinement mon esprit. Toutefois, il m'est possible de patienter - si je ne peux fuir immédiatement -, de me distraire moi-même et de me donner d'autres émotions ; comme il m'est possible, alors que je suis enthousiaste, de me raviser pour ne pas délaisser de nouvelles préoccupations qui exigent qu'on s'en occupe.
Lorsque le corps se trouve à l'aise dans son environnement, l'âme peut éprouver librement la joie qui est le sentiment de son propre mouvement. Lorsqu'au contraire le corps est en mauvaise posture, le mouvement de l'âme est diminué par ce qui produit sa tristesse. L'âme est d'autant plus libre de se mouvoir que le corps se trouve vivre en harmonie avec ce qui l'entoure. Si la faim commence à tirailler mon estomac, si mon dos me fait souffrir et que je me tient difficilement assis sur ma chaise, si la chaleur m'étouffe et la migraine me prend, alors j'abandonnerai mon entretient avec une personne qui pourtant m'intéresse, en m'excusant pour mon indisposition et mon manque d'attention. Le but de l'âme est donc d'atteindre la joie véritable avec la diminution des causes de la tristesse. La passion peut devenir un moyen de parvenir à cette joie, quand on aime la cause durable de la disparition d'un mal, comme lorsqu'on aime, par exemple, la démocratie contre la tyrannie. Ainsi l'émotion peut devenir passion si cela lui permet de subsister. L'âme a intérêt à fuir la tristesse, qui diminue sa vivacité, et à poursuivre la joie qui accompagne sa santé. La joie en question est bien une émotion, mais celle-ci peut utiliser la passion, qui est la fixation d'une émotion sur un objet, comme rempart contre la tristesse. Ainsi, grâce à certaines passions, nous sauvons quantité d'émotions ; les passions d'amour et de haine, quand elles ne sont pas trop vives, ne sont pas des obstacles infranchissables pour l'émotion. Si je fréquente un ami qui, habituellement, me réjouit par la vivacité de son âme, et si celui-ci est abattu par la faute de quelqu'un, alors je m’indignerai contre cette personne, encourageant mon ami à la mépriser au lieu de la haïr, pour retrouver la joie que nous partagions.
Nous supposons que la pensée objective commence avec la tristesse et continue avec la haine, car elle désire la solidité de son objet. Le refuge des nombres peut être envisagé comme la passion de ceux que le monde dégoûte. Cette hypothèse, il faut le reconnaître, est discutable, et l'on doit s'y attarder. Elle revient à dériver la pensée objective des émotions de joie et de tristesse. Les premiers objets que l'on apprend à reconnaître sont ceux qui nous touchent le plus directement parce qu'on y attache un certain plaisir ou une certaine peine. Ainsi, l'enfant commence à trier selon les apparences les aliments bons et mauvais, les personnes rassurantes et inquiétantes, etc. Puis, ce sont certaines odeurs et certains bruits qui paraissent morbides ou agréables et évoquent des objets repoussants ou non. Au fur et à mesure que l'esprit se cultive et que l'enfant ne suis plus les inclinations de son corps, le nombre des objets dont il apprend à se méfier augmente tandis qu'il acquiert plus de prudence. Enfin, lorsque l'homme devra se mesurer aux objets et résoudre des problèmes, plutôt que de juger selon son impression, il commencera à les nommer, à les quantifier et préférera s'occuper de ce matériel symbolique qu'il aura constitué plutôt que de se confronter à des objets problématiques. Nous devons reconnaître que la tristesse entraîne un mécanisme défensif consistant à tenter de comprendre la cause de cette tristesse. La connaissance des choses néfastes est antérieure à celle des choses bénéfiques et l'on endure de nombreux maux avant d'en trouver les remèdes. Il est à peu près équivalent de s'interroger sur les causes de la tristesse et sur celles de la joie. La cause d'une joie ne peut être cause de la tristesse et inversement. Si le départ d'un être cher me rend triste, il m'apparaît que son retour me rend joyeux. Seulement, il est moins important de connaître la cause d'une joie, si ce n'est pour la conserver, par ce qu'il nous suffit seulement de l'éprouver, alors qu'il importe davantage de connaître celle d'une tristesse, parce que nous souhaitons ne plus l'éprouver à l'avenir. Si je me sens bien dans un groupe de gens, il est moins important pour moi de déterminer grâce à qui en particulier que si je me sentais mal et voulais savoir à cause de qui.
Quant aux choses indifférentes, telles que les nombres, elles sont postérieures et sont issues d'une mise entre parenthèse des affects par la pensée discursive. Les affections restent nécessaires à la pensée, même si elle acquiert les moyens de les mettre occasionnellement de côté. La pensée de la cause, indépendamment de l'effet, ne s'en détache pas vraiment. C'est abusivement que la volonté, fondée sur des principes, révoque toutes les affections, bonnes ou mauvaises. Ce n'est pas la même chose que de dire ou de sentir. Il peut y avoir quelques sentiments qui naissent dans l'usage du discours, mais ceux-ci restent différents du sentiment qui concerne directement le moment cité. Je peux raconter un séjour à l'hôpital avec suffisamment de détail pour communiquer mes peines, ce que j'éprouve ou ce qu'éprouve mon interlocuteur à ce moment est différent de ce que j'ai ressenti à l'hôpital. S'il est possible de mettre de la distance entre les causes dont on parle, en l'occurrence l'opération, l'activité de l'hôpital etc. et le vécu affectif, l'atmosphère, il reste toujours un lien entre les deux sans lequel le discours perdrait son sens.
La joie vient du jeu de l'intellect lorsqu'il apaise ses craintes et devient admiratif devant lui-même et ses objets. "Le rire aussi bien que les pleurs rassérènent" selon Kant qui précise qu'"ils libèrent d'une entrave à la force vitale" (Anthropologie...). Dans la joie, l'esprit est moins absorbé par l'objet tel qu'il est. Il se permet d'inventer, de divaguer, de le mettre en rapport avec une multitude de choses, comme s'il n'y avait aucune borne au discours que l'on tient dessus. Cette richesse venue du fond du sujet et débordant l'objet rend celui-ci secondaire. Au lieu de s'imposer au sujet et de l'obliger à suivre ses déterminations, quitte à frustrer son élan, l'objet devient plutôt un moyen pour l'esprit d'exprimer sa vivacité sans retenue. Ainsi, quelqu'un de grave pâtira de chaque obstacle qu'il rencontrera, car il ne verra rien d'autre que son état d'aliénation, alors que quelqu'un de léger verra dans chaque obstacle une nouvelle source d'improvisation et d'invention. La vertu anxiolytique du rire n'échappe pas non plus aux poètes. "Après une terrible querelle, écrit Pétrone, le rire nous calme, et, apaisés, nous passons à la suite" (Le Satiricon). On songe également à cette image de Platon lorsqu'il raconte que les dieux placèrent le poumon, qui figure pour nous aujourd'hui l'esprit, la légèreté, la joie, "autour du cœur comme un tampon, afin que le cœur, quand la colère atteint en lui son paroxysme, battant contre un objet qui lui cède en le rafraîchissant, fut moins fatigué et servît mieux la raison de concert avec le principe irascible" (Timée). L'angoisse se manifeste comme un blocage de la force vitale. Dans l'angoisse, on sent son énergie comme comprimée dans la poitrine, comme si nôtre sang était devenu trop épais pour bien circuler et que la pression montait à l'intérieur de nous sans pouvoir sortir, au risque de nous faire exploser. Ce sentiment, dans les querelles, devient parfois si intense que le colérique finit par perpétrer des actes incontrôlés et violents qu'il regrette ensuite. Dans ce cas, il n'a pas eu la chance ou l'adresse de parvenir à se détendre, à se distraire, parfois grâce à l'intervention apaisante d'un tiers, parfois de lui-même en s'encourageant au calme, voire à la bonne humeur. On remarque chez les amis de longue date cette façon évoluée de se disputer tout en plaisantant qui est à mi chemin entre la franchise et la bienveillance.
Dans l'émotion, l'âme agit sur elle-même une fois l'objet neutralisé et représenté par l'idée. Cette activité émancipée de l'objet réel épanouit l'âme, même si ses idées sont tristes. Les effusions de tristesse, les pleurs, quand la douleur immédiate est absente, apaisent l'âme. Ce qui provoque des émotions, ce sont des idées et non des objets. Les objets réels et présents provoquent des sensations. La douleur qu'on éprouve à cause d'un objet est absolue. Si je me brûle, il est impossible que je trouve cela bon. Par contre, les émotions sont susceptibles d'ambivalence. Si mon employeur m'annonce que je suis licencié, l'idée que cela suscite en moi est certes douloureuse, mais je peux dans le fond ressentir un certain plaisir, celui de me trouver libéré d'un travail qui ne me plaisait pas. Evidemment, si ce licenciement signifie une famine certaine pour moi et ma famille, l'émotion attachée à cette idée sera d'une consistance assez comparable à la douleur provoquée par un objet. La colère, qui est une émotion portée vers la passion, dépend davantage de l'activité de l'objet. Mais l'indignation pour ce qui ne nous atteint qu'indirectement est une émotion plus éloignée de la passion. Il ressort clairement de tout cela que l'émotion, en tant qu'activité de l'âme, libère des passions venues du corps. La colère est intermédiaire entre passion et émotion, car elle est déclenchée par un objet autant que par l'idée qu'on y attache. L'indignation s'exerce davantage contre l'idée de quelque chose de général, contre une valeur, et pour cela elle est davantage une émotion. On voit donc que la passion portée vers ou contre un objet particulier est davantage corporelle que l'émotion liée à des idées. C'est pourquoi l'émotion reste un affect lié à l'art et qui peut être partagé, tandis que la passion est attachée à notre vie personnelle et reste impossible à partager à moins d'en trouver une transcription sur le plan émotif.
3. La possibilité de la joie
L'émotion devient passion dans l'excès. Mais lorsqu'elle est mesurée, elle est souple, allusive et légère. Dans la passion, le sentiment est constant, sans mesure et violent. Il s'attache à l'objet avec inquiétude et se nourrit du projet d'agir sur cet objet. La personne soumise à sa passion est bien souvent difficilement capable de plaisanter à propos de l'objet qui la passionne. Aussi, c'est avec gravité qu'elle affronte ses contradictions ainsi que tout ce qui fait obstacle à la réalisation de son désir. Car le passionné craint de toujours manquer son but et n'agit qu'en vue d'une seule et unique fin. Il pensera que la fin en question justifie tous les moyens et ne prendra jamais le loisir de s'intéresser aux autres objets qu'on lui présentera. Il ressemblera alors aux enfants qui, ayant perdu un jouet, refusent de le remplacer par n'importe quel autre. Mais dans l'émotion mesurée, le sujet conserve sa tranquillité face aux phénomènes. Il réagit promptement aux événements présents, en agissant par la parole sans volonté de transformer radicalement l'objet. Si l'on n'est pas submergé par une émotion en permanence et que l'on conserve la capacité d'éprouver de multiples émotions, on devient alors plus disponible pour le moment présent. Lorsqu'un ami vous croise, vous trouvez la force de plaisanter et de discuter au lieu de l'accabler de vos soucis ou de ne l'écouter que d'une oreille distraite. L'émotion garantit la capacité d'improviser ; elle nourrit la faculté d'inventer et de parler sans s'aliéner à une idée unique et, par là, sans aliéner un objet à soi. Il règne alors une liberté générale entre chaque chose qui nous permet de les considérer de multiple façon.
Une analyse fine des interactions, dans le cas du rire et de la colère, requiert en premier lieu une distinction entre différentes espèces de rire et de colère. Le propre des émotions est de pouvoir se mélanger, il est donc normal de chercher à découvrir des articulations types entre elles. La raillerie, par exemple, résulte d'une telle combinaison. La complexité du mélange du rire et de la colère dépend de celle de chacun d'eux. Pour le rire, comme pour la colère, on peut repérer des niveaux liés à la fixation progressive de l'émotion dans la passion et donc indiquer la portée plus ou moins objective de l'émotion subjective.
Concernant le rire, Aristote distingue, d'une part, les rieurs excessifs "cherchant à tout propos des plaisanteries, et visant bien plus à exciter le rire qu'à dire des choses convenables et décentes, et à ne point blesser celui dont ils se raillent" et, d'autre part, les hommes enjoués qui savent plaisanter avec goût "et que l'on pourrait presque dire d'un esprit souple et flexible" (Éthique à N.). Les rieurs excessifs cherchent avant tout à séduire leur auditoire sans se soucier du mal qu'ils pourraient faire à celui dont on rie. On reconnaît ici un trait de la passion qui consiste en un excès d'amour propre qui conduit à défendre des jugements arbitraires sur un objet. Ainsi, le rieur excessif soulève avec lui l'opinion contre une personne sans qu'elle le mérite pour autant. Un esprit plus flexible pourra opposer un rire modéré qui, au lieu d'atteindre un seul objet, décochera ses traits aussi bien sur lui-même, le moqué et les moqueurs. Aristote fournit d'autres indications précieuses : "D'un côté des plaisanteries que dans des termes obscènes ; et de l'autre on se borne le plus souvent à des allusions". L'utilisation de l'obscénité permet de s'attirer la sympathie de l'auditoire lorsque celui-ci juge que le comique s'exprime avec une liberté de parole qu'il aimerait lui-même avoir, sans que l'on s'occupe alors de savoir si l'emploi de termes obscènes est blessant ou non pour la personne à laquelle ils sont attribués. L'usage de l'allusion, en revanche, réclame un certain effort de la part de l'auditoire pour la déchiffrer et, dans le même temps, épargne que l'on s'intéresse trop à l'objet de l'attention au profit de la performance formelle du comique. Le rire sans passion vient de l'agilité de l'esprit. Il traduit la capacité de s'adapter aux situations, d'en relever le détail et d'élever le moral dans les situations ternes. Lorsque l'esprit ne se laisse pas trop fortement déterminer par le corps, par sa mémoire et ses habitudes, il est comme libéré de ses chaînes et capable de bondir et rebondir sur chaque mot, chaque idée et chaque chose. L'esprit révèle ainsi sa véritable destination qui est d'établir des rapports riches et significatifs entre les choses. En musique, cela revient à être capable de faire varier un thème au lieu de se contenter de le répéter en lui faisant perdre tout contenu. Mais le rire excessif, que rien n'arrête, est sans soucis de préserver la bienséance ou la bienveillance. Puisque aucune bonne volonté ne le tempère, il tend à la passion. Le sujet pâtit alors de lui-même en tant qu'objet plus qu'il ne témoigne de la liberté de son esprit. Il reste aliéné au désir aveugle et cherche à le satisfaire sans prendre garde à ce qui l'entoure. La raillerie peut parfois atteindre un tel niveau d'excès qu'elle semble manifestement chercher à nuire et à blesser. Le rire peut ainsi se mettre au service de la volonté de faire du mal. Or on sait qu'un sujet qui éprouve de la haine se fait en quelque sorte l'objet de ce qu'il hait, puisqu'il investit son énergie pour détruire l'ennemi et non pour se conserver lui-même. Le résultat est qu'en s'affaiblissant de la sorte, le railleur devient stupide et incapable d'agir en toute liberté.
Descartes distingue, d'un côté, la dérision, "espèce de joie mêlée de haine, qui vient de ce qu'on aperçoit quelque petit mal en une personne qu'on pense en être digne" et, de l'autre, "la raillerie modeste qui reprend utilement les vices en les faisant paraître ridicules" qui "n'est pas une passion mais une qualité d'honnête homme, laquelle fait paraître la gaîté de son humeur et la tranquillité de son âme" (Les Passions...). L'émotion est corrompue par la passion lorsqu'elle s'attache à un objet particulier trop fortement. La dérision désigne autant la personne, sinon davantage, que le défaut que l'on veut souligner chez elle. Mais l'émotion reste une qualité de l'esprit qui l'éprouve, elle ne cherche pas à atteindre directement quelque chose. Elle propose, au contraire, qu'on se détache des objets eux-mêmes pour présenter ses formes de façon plaisante et sans en pâtir véritablement. L'émotion, en ce sens, n'est pas l'instrument d'une passion mais un simple mode d'émancipation mentale. Le rire de dérision, en revanche, exprime une joie mêlée de haine. Il est un mixte d'émotion et de passion opposées. La dérision implique l'amour de la tristesse d'autrui. Au fond de sa joie, celui qui use de dérision éprouve de l'inquiétude. Dans la dérision, l'émotion n'est pas pure et subjective mais mêlée de passion, c'est-à-dire attachée à l'objet de manière non objective. De plus, à l'émotion positive de la joie, la dérision ajoute la passion négative de la haine, ce qui rend sa composition plus complexe que si cette passion était elle-même positive. La dérision consiste à se réjouir de la peine d'une personne et surtout du fait qu'elle endure cette peine. Cette joie suppose au préalable une inquiétude et une hostilité à l'égard de la personne tournée en dérision. Elle apparaît comme une vengeance ou, du moins, indique que l'on attend que la personne antipathique nous donne un motif de nous réjouir de son embarras. Au contraire, une raison tranquille et sans passion est capable de raillerie modeste. Elle est prompte et sans vanité. Art d'agrément, elle peut devenir bel art, comme chez Molière. Elle témoigne de la capacité de juger moralement non pas tant des êtres que des actions. Le railleur modeste, contrairement à celui qui use de dérision, ne considère pas son acte comme une occasion de prendre une revanche sur un être haï. Il reste libre et indifférent de railler et n'éprouve pas une satisfaction personnelle démesurée du fait de se moquer. A vrai dire, le railleur modeste est assez habile pour exercer son esprit sur n'importe quel objet et ne vise pas un objet particulier. Il s'intéresse davantage aux propriétés des choses qu'il se plaît à mettre en valeur ; tout comme un peintre rehausse sur sa toile une teinte qui existe déjà dans la nature de façon plus discrète, parce qu'il veut montrer l'effet saisissant de certaines parties du paysage sur l'ensemble ; ou encore comme un musicien met l'accent sur une note en particulier pour enrichir la phrase musicale entière.
Concernant la colère, Aristote distingue, d'une part, les gens colériques qui sont d'une vivacité excessive et, d'autre part, les gens amers dont "l'emportement dure longtemps, parce qu'ils savent maîtriser les sentiments de leur cœur, et ne s'apaisent qu'après avoir rendu le mal qu'on leur a fait" (Éthique à N.). Le colérique et l'amer dépensent leur énergie différemment : le premier exerce une action brutale, de courte durée et sans suite, et, de cette façon, ne conserve aucune rancœur ; tandis que le second n'agit pas mais conserve son amertume aussi longtemps qu'il faudra attendre d'être vengé. Cette dernière attitude spécifique aux êtres rationnels et de mémoire est d'autant plus redoutable que la patience de l'amer lui permet d'attendre le moment de faire le plus de mal possible. On distingue deux espèces de colère : la vive et l'amère. La seconde vient d'une maîtrise partielle du sentiment. L'âme, bien qu'elle pâtisse, ne laisse paraître aucune réaction. Sa maîtrise n'est pas totale. Elle reste aliénée à l'objet de sa colère tant qu'elle ne s'est pas vengée. Au lieu de se laisser aller à exprimer directement son sentiment, l'amer ressemble à la personne raisonnable capable de dominer son courroux. Cependant, son absence de réaction ne garantit pas suffisamment l'absence de passion. Sous son extérieur raisonnable, l'ame dissimule sa passion et ne fait que différer sa réaction avec, il est vrai, quelque raison et volonté partielle. Pour être vraiment raisonnable, il faudrait que le sujet reste détaché de l'objet et ne soit pas aliéné à celui-ci par l'idée de la vengeance qui seule l'en libérerait avec l'affaiblissement ou la destruction de l'objet. La colère vive, quant à elle, paraît ne traduire aucun effort de la volonté sur soi-même. Elle a néanmoins le mérite d'apaiser la colère sur le champ. "Lorsque l'explosion des états de colère, constate Kant, est retenue, ils laissent derrière eux une rancœur, c'est-à-dire une blessure de ne pas s'être comporté comme il se devait face à l'injure ; mais il suffit pour l'éviter, qu'ils puissent s'exprimer en parole" (Anthropologie...). Cela peut consister, par exemple, à s'exprimer de manière ludique avec humour. Au premier abord, la colère vive semble propre aux animaux qui, n'ayant pas ou peu de réflexion, sont incapables de corriger volontairement leur action. Ainsi, le serpent et le lion que l'on dérange attaqueront et oublieront ensuite l'incident. Il est heureux que les hommes n'agissent pas de la sorte et ne mordent pas à la moindre contrariété. Cependant, si leur capacité de différer leur action était leur seule spécificité, le résultat serait le même, voire pire. L'attitude intermédiaire qui permet d'agir sur le moment et de ne pas conserver de rancœur, sans pour autant agresser physiquement tous les gêneurs, consiste à se venger sur le champ de paroles et d'agir promptement mais avec esprit.
Descartes distingue, d'un côté, ceux qui se vengent de mines et de paroles et emploient toute leur force dès qu'ils sont émus et, de l'autre, "ceux qui se réservent et se déterminent à une plus grande vengeance" (Les Passions...). La colère vive cherche une vengeance immédiate. En raison de sa promptitude, elle a intérêt à s’exprimer par la parole. Au contraire, la colère amère attend une vengeance réelle et physique. Cette mauvaise volonté, qui profite de sa durée pour calculer tout le mal qu’elle peut faire, est redoutable. Qu’elle soit exprimée ou contenue, l’émotion de colère est d’abord la même. Ainsi, il est difficile de s’assurer qu’une émotion, parce qu’elle n’est pas manifeste, n’existe pas. On ne peut donc pas juger vertueuse une personne uniquement parce qu’elle fait preuve de tempérance sur l’instant, car on ignore les conséquences à long terme que peut avoir une émotion contenue. On peut même ignorer soi-même en vouloir à quelqu’un et s’en rendre compte le jour où il arrive un malheur à cette personne et que, contre toute attente, on s’en réjouit. Ainsi vaut-il mieux que la colère s’exprime, étant donné qu’elle peut être indirectement exprimée par des mots, des remarques et des signes imperceptibles qui, néanmoins, suffisent à faire connaître notre sentiment et, par là, à l’apaiser. Car il semble en effet qu’un sentiment que l’on garde pour soi soit plus difficile à apaiser.
4. Le moment de la raison
L’objet abstrait s’interpose entre le sujet matériel passif et l’objet matériel actif. Cet objet reste égal à lui-même bien que le sentiment du sujet soit changeant. La passion précède alors la détermination abstraite de l’objet et l’émotion lui succède. On peut appeler l’objet abstrait dégagé par la pensée une idée, pour ne pas la confondre avec l’objet concret rencontré dans l’expérience. L’idée, qui relève du discours et de la théorie, est quasi immobile, hormis l’évolution de son concept à travers l’histoire. L’infini, par exemple, a subi des évolutions comme concept, bien que son sens soit resté en rapport avec ce qu’il a été. L’émotion et la passion, contrairement à la raison, qui accède à l’idée, relèvent du domaine pratique. Comme la saisie des entités théoriques a lieu dans la pratique, on peut placer la passion avant cette vision et l’émotion après. En effet, l’idée, pour être découverte, doit être précédée de l’expérience empirique dans laquelle nous sommes affectés par des objets et, pour être effective, elle doit être suivie d’une impression, d’une émotion qui témoigne que le sens de cette idée à bien été saisi par le sujet individuel.
Il est permis de considérer l'âme intellective comme une extension de l'âme appétitive du point de vue physique et logique. Dans le sens de l'être et de la génération, la faculté appétitive apparaît avant l'intellective et lui est nécessaire. Dans le sens de la connaissance l'intuition de l'objet de l'appétit précède la détermination par l'intellect des moyens de l'atteindre. Ainsi, il semble que je sois incapable de penser sans jamais rien avoir à désirer. Je pense en fonction de ma sensibilité à certaines choses que je veux atteindre et pour atteindre ces choses. Physiquement, selon AR. Damasio, la faculté de raisonnement est naturellement construite à partir de et avec les mécanismes neuros sous-tendant la régulation biologique (L'Erreur de Descartes) ; et, logiquement, selon Aristote, l'objet de l'appétit est le but et le point de départ du raisonnement pratique (De l'âme). On ne peut pas négliger le fait que la logique ait besoin d'un substrat biologique pour être. Même si l'opération logique n'est pas de nature identique à celle des mécanismes neurologiques (pas plus que le calcul n'est identique au microprocesseur), elle a besoin d'eux pour avoir lieu. Ce constat, du point de vue naturel, a également lieu du point de vue rationnel, puisqu'on trouve, comme autre condition matérielle du calcul rationnel, le donné phénoménal à partir duquel nos désirs naissent. Cet aspect du problème engage, en plus de la matière cérébrale du sujet, la matière de l'objet tel qu'il nous apparaît. Le corps produit donc de la pensée et la pensée dirige le corps. Le corps est au début et à la fin de la pensée. Il n'y a pas de pensée sans passion et action. Il s'agit surtout d'insister sur l'aspect mobile de l'intellect afin d'y inclure sans contrainte les émotions. Le corps, initialement passif, se donne une âme qui le dirige et devient pour le coup actif. Si le corps est au début de la pensée - comme condition - et à la fin - comme réalisation -, alors on peut dire de l'action qu'elle apparaît par endroit à l'intérieur d'une passivité universelle. La pensée ne saurait pour cette raison être une pure activité. Son activité est empruntée à la passivité, à la passion, pour rendre dans l'émotion un élément de cette force passive.
La matière cérébrale humaine éduquée raisonne. Le but auquel tend ce raisonnement est plus ou moins directement matériel. L'objet attire le sujet en tant qu'être matériel. L'âme du sujet conduit son corps vers l'objet qu'elle détermine, tandis que le corps est animé par le désir. La raison, semble-t-il, est issue de la matière modifiée au cours du temps et détournée de sa fin naturelle inconsciente. Cependant, le monde de la culture ne reste pas détaché de la nature mais il y retourne nécessairement à plus ou moins long terme. Car la nature a déterminé d'avance notre conformation humaine avec les limites de ce que nous désirons ou non. L'action de l'âme, en ce sens, s'exerce sur nous mêmes afin de nous rendre conscients de nos fins avec plus de pénétration que ne le permettent nos sens. Cependant, cette forme évoluée reste tributaire d'une attirance et d'une répulsion fondamentalement humaine. L'âme paraît donc intermédiaire entre les corps subjectif et objectif. L'état à la fois passif et actif, physique et psychique, du sujet est la pensée et son objet. C'est dans cet interstice que naît l'émotion. L'idée qu'a l'âme d'un objet désirable naît de la rencontre des corps passifs de l'objet et du sujet. Cependant, on trouve dans le sujet l'action par laquelle il fait participer le corps qu'il subit à une idée. En tant qu'à cette idée s'attache une émotion, celle-ci conserve la trace d'une passivité initiale enrichie par l'action de l'âme du sujet sur son propre corps.
La logique ou la pensée complète le physique ou le corps. La raison semble un moment du corps. Elle cesse de l'être en cessant d'être dialectique et mobile. Cette perte se manifeste dans l'obstination par une perte de l'émotion. L'âme s'oppose au corps en principe lorsqu'on compare son action à la passivité de la matière. Seulement, le résultat de son travail, à savoir la saisie des idées immuables opposées au mouvement universel, doit être réinvesti dans le monde concret. L'expérience ne saurait s'échouer dans une représentation figée sans perdre son sens. Il faut que les idées, lorsqu'elles sont l'objet de la pensée de quelqu'un, suscitent des sentiments qui, bien qu'obscurs, introduisent la vie en elle. Ainsi, si je saisis l'idée d'une belle musique, ma représentation propre, outre la généralité de ce concept, est une augmentation unique de l'idée d'une belle musique. La volonté ne se détache de l'entendement imparfait que par la force de l'émotion. Elle est donc aussi importante que l'objectivité. Négliger l'émotion, c'est risquer de s'aliéner aux instruments attachés à des aspects locaux du réel. Le but de l'activité de l'esprit n'est pas de cesser une fois atteinte la vérité pour que le sujet entier se soumette à elle. La volonté excède l'entendement ajuste titre, en tant que nous éprouvons une grande variété d'émotions qui font que l'expérience, même quand elle implique une grande maîtrise, reste pleine de surprise et de nouveauté. C'est grâce aux émotions, avec le comique de Chaplin dans Les Temps modernes par exemple, que l'illusion d'une vérité dernière s'estompe pour laisser apparaître des aspects enfouis par l'habitude.
Le corps se donne la pensée. Il est nécessaire à celle-ci et de nombreux corps existent sans penser. La pensée d'un corps n'est pas nécessairement avertie des formes impersonnelles de la logique bien qu'elle en dispose spontanément. Il y a donc partout des corps et seulement certains d'entre eux pensent. Pour ceux qui pensent, certains pensent également aux conditions de leur pensée. C'est le cas des philosophes lorsqu'ils étudient la structure formelle de la pensée. Ce niveau, considéré comme ultime, est minoritaire par rapport au fait qu'il y ait des corps. Les lois de la pensée sont déjà là confusément dès nos premières expériences et n'en disparaissent qu'abstraitement. Les oeuvres de la science n'ouvrent pas ensuite une autre réalité spécifique au savant ; elles ne restent intelligibles que si l'on connaît et ressent le lien entre le savoir et la vie, lien qui en effet n'apparaît pas tout de suite. L'émotion, antérieure à la science de la logique, est occultée par sa forme sans être pour autant anéantie. Le sujet peut s'oublier dans l'objet et laisser de côté toute considération subjective, il n'en demeure pas moins la fin pour laquelle l'objet a été constitué comme moyen, c'est à dire comme objet abstrait. Lorsqu'une personne rie et qu'une autre lui demande pourquoi, la réponse du rieur : je ris parce que je pense à ceci est émancipée, sous la forme du discours, de l'émotion elle-même dont il est question. Seulement, l'introduction de cette cause objective n'est pas une vérité plus fondamentale que l'effet en lequel à consisté l'émotion. C'est même en cette émotion que la cause dégagée prend son sens, c'est à dire sa consistance concrète
5. L'autonomie du sujet
Le rire est le plus souvent une émotion et la colère une passion. Les émotions sont naturellement plus joyeuses que tristes et les passions plus haineuse qu'amoureuses. La tristesse est une petite haine et l'amour une grande joie. Le rire est une émotion parce qu'il est bref, tandis que la colère tend vers la passion par sa durée et sa fixation sur l'objet. Du fait d'être détachées de l'objet, les émotions sont naturellement joyeuses et ne deviennent tristes qu'en tendant vers la passion. Quand aux passions, naturellement haineuses en raison de la dépendance du sujet à l'objet qu'elles supposent, elles deviennent amoureuses lorsque la joie du sujet est projetée dans l'objet. La volonté se nourrit avant tout de la joie de l'émotion. La spontanéité de l'entendement vient du rejet de la tendance charnelle. Mais l'esprit ne s'accomplit que si la volonté accompagne la spontanéité, c'est-à-dire uniquement si l'objet de la haine peut devenir d'une certaine manière l'objet d'une joie sans haine. Un pareil traitement est visible dans l'humour de ceux qui raillent leur bourreau. Nous ne voudrions rien si un sentiment profond n'accompagnait pas les fins que nous nous donnons. L'entendement se distingue de cette volonté singulière par son contenu impersonnel et dénué d'affects. Cette spiritualité abstraite spontanément disponible trouve à se réaliser dans l'âme de chacun avec sa volonté propre. Cette conciliation de l'abstrait avec le concret par le sujet a pour effet la joie. Elle témoigne du passage de l'aliénation à l'objet à son appropriation par le sujet. Une telle autonomie du sujet par rapport à l'objet s'exprime dans l'humour.
Parmi les émotions, la colère s'oppose au rire. La colère, plus que le rire, tend à devenir passion et haine. On peut s'interroger plus largement sur le rôle de ces émotions pour l'intellect et tenter de lier à l'esthétique la logique et l'éthique. Les questions importantes de cette partie sont celles de savoir ce que les émotions nous apprennent et ce qu'elles nous permettent de faire. Le fait de placer le rire dans la catégorie des émotions et la colère dans celle des passions, puis d'accorder une valeur supérieure aux émotions, nous conduit à attribuer au rire un rôle positif contre la colère, parce qu'il permet à la fois de connaître davantage et d'agir mieux. Le rire est cognitivement fécond, par la mise en œuvre de l'imagination et par l'invention qui en découle, et éthiquement bénéfique, grâce à l'utilisation des symboles plutôt qu'à celle de la force purement physique pour aborder les conflits. Nous sommes émus lorsque nous agissons. Les passions diminuent avec l'activité. L'émotion du rire est plus aisément volontaire que celle de la colère à laquelle se mêle la passion. Proche de la sensibilité, la colère peut se muer en rire lorsqu'on permet le jeu de l'esprit. L'émotion suit l'activité consciente tandis que la passion est inconsciemment subie. La colère, qui tend à la passion, est plus rarement volontaire que le rire, à moins de simuler cette colère. Le rire, du fait de sa compatibilité avec la volonté est davantage spirituel ; c'est-à-dire qu'il y a plus de découverte à faire dans ce rire, plus d'idée, que dans la réaction de colère. Les émotions ont leur importance dans la pratique de la théorie. La logique ne peut jouer de rôle esthétique et éthique qu'en reconnaissant les conditions de son développement. C'est ce à quoi tend l'analyse des émotions. Le fait de théoriser et de réfléchir à l'émotion comme moteur est rendu possible par notre rapport sensible aux choses. La logique et les règles de la raison ne sont pas coupées de ce rapport, mais elles constituent un moyen terme entre l'esthétique, qu'elles permettent d'interpréter, et l'éthique, qu'elles permettent de guider. Dans le cheminement des émotions se trouve contenu le lien entre la présence immédiate au monde et notre effectivité dans le monde par le truchement de la raison. Le rire déborde l'émotion s'il se colore de colère. La colère, la vigueur de l'opinion, tendant à la passion, peut en retour être tempérée grâce aux représentations moins graves du rire. Malgré la proximité qu'il peut y avoir parfois entre le rire et la colère, la qualité de ce mélange dépend de l'avantage de l'un des termes. Si le rire est aliéné à une colère profonde et n'en est que l'expression, son fanatisme dissout sa valeur initiale qui est de produire des hypothèses plutôt que des affirmations catégoriques. Au contraire, lorsqu'un semblant de colère est en fait une façon de rire, cette simulation tient plutôt du conseil adressé à autrui qu'à un impératif qu'on lui imposerait.
Il faut une certaine émotion pour être amené à pratiquer une activité théorique. Une émotion différente conduit à une pratique différente. La volonté de connaître n'est pas partout la même. L'émotion fait penser, alors que la passion fait agir. La colère tend à la passion, à la haine et la vengeance alors que le rire, comme les autres émotions et principalement celles de joie, tend à la raison car il dépend de l'activité de comprendre. La volonté mue par l'émotion est spéculative, même si dans le même temps elle agit parfois, tandis que celle mue par la passion est irréfléchie, immédiate et aveugle. Si l'entendement détermine les causes et les moyens, la sensibilité ne demeure pas moins l'aliment de la volonté. C'est toujours en vertu de quelques petites passions que le sujet s'émeut, veut et se représente des choses. Les produits de la réflexion, c'est-à-dire les idées des choses qui causent les effets que nous percevons et, également, celles des moyens que nous pouvons utiliser pour atteindre nos fins, supposent toutes avant elles une volonté, fondée sur le sentiment par lequel nous recevons, avec les effets à expliquer, les fins à réaliser. Il n'y a donc pas d'intellect sans appétit et pas d'appétit sans sensibilité. La sensibilité, plutôt que d'être détruite par l'intellect, se trouve au contraire éduquée et reportée à la fin du processus d'abstraction dans l'action concrète. L'émotion n'est pas seulement un mode mineur de notre activité mais le sentiment même de cette activité.
V.ART
Connaître les causes ne suffit pas. Les idées que nous croyons avoir entièrement formées et dont nous pâtissons doivent garder un rapport avec l'effet émotif ressenti à leur propos. On peut apprendre la cause de la vision sans en sentir l'effet, comme un savant aveugle pourrait l'avoir appris. Nous disposons tous d'idées sur des choses que nous n'avons pas vécues ; celles, par exemple, de la formation du monde ou de l'évolution des espèces. Mais ces choses ne sont pas sans rapport avec nos vécus. A l'humour revient souvent le rôle de figurer ce rapport entre la conscience commune et la science. Plus généralement, l'art offre le moyen de relativiser, grâce à une meilleure connaissance du sujet, la prétention du savoir objectif. Car il arrive que ce que nous croyons connaître parfaitement soit, en fait, sans cohérence avec l'ensemble de ce que nous éprouvons. La différence entre l'art et la science vient de l'introduction en art de la subjectivité qui est autrement niée par la science. Il n'y a pas d'opposition entre les deux, puisqu'il revient à l'art de rendre compréhensible, dans ses effets subjectifs, le contenu objectif de la science. L'art est autre chose qu'une vulgarisation de la science ; c'en est l'animation. Afin de ne pas subir trop tard la déconvenue du constat d'une contradiction entre ce qui est et ce qui doit être, il faut une fine culture. La prédation humaine ou animale doit être tempérée par la capacité de se détacher de nos aspirations par le jeu des émotions. L'objectivité abstraite par laquelle nous croyons saisir le monde requiert un savoir de soi à travers la subjectivité abstraite communiquée par l'art. La culture doit accompagner la science qui se spécialise aujourd'hui de plus en plus. Car la culture permet de dépasser le conflit apparut entre l'existence commune et les sciences de tels ou tels objets. Sans culture, les sciences poursuivent leur tâche technique en direction de l'objet qu'elles tentent chacune de leur côté de domestiquer selon des fins séparées. Ainsi, l'ouvrage de destruction opéré par la poursuite d'abstractions inconciliables - comme, d'un côté, l'essor industriel, et, de l'autre, l'équilibre écologique - peut être tempéré par la restitution dans la culture et dans l'art de valeurs subjectives communes.
1. Le jeu des émotions
Les passions sont en général les effets ressentis par le sujet relativement à un objet absent ou présent. Lorsque les effets sont faibles et diversifiés, on parle plutôt d'émotion. On oppose la connaissance confuse par les effets dans la passion à la connaissance distincte par les causes dans la raison. Mais, les émotions sont des effets pouvant suivre de la connaissance des causes distinctes et elles ont alors autant de diversité qu'il y a de causes considérées. Dans la passion, la cause se réduit à un objet unique visé uniquement en fonction de son effet sur nous. Les passions sont donc moins désintéressées que les émotions et leur contenu est plus pauvre. Bien que l'objet reste en soi identique, les idées que possède le sujet à son propos sont fluctuantes et évoluent. Lorsque l'idée est stable, elle se rapporte à la cause de l'effet, c'est-à-dire à l'objet. Cette idée de l'objet subsiste même en son absence. Certaines idées sur les causes n'ont même plus de rapport avec leurs effets et risquent, pour cette raison, de rester fausses. Un même objet peut être considéré de diverses façons selon les sujets. L'objet universel est augmenté d'une foule de déterminations selon chacun, lesquelles ne sont pas moins réelles pour nous que cet objet. Par conséquent, considérer un objet uniquement comme universel et absolument commun, c'est en même temps proposer quelque chose de faux et de détaché du sens qu'il peut prendre pour chacun.
Lorsqu'on devine seulement quelque mobile lointain de nos actions, on qualifie notre sentiment d'irrationnel et de passionné. Les passions sont davantage à l'origine des sentiments que des connaissances assurées. Obscurément ressenties dans le corps, elles arrivent involontairement en l'âme. Leur objet n'est pas tel quel dans l'espace. C'est pourquoi elles viennent du sujet. Le passionné est une personne qui agit sans raison claire. Il est incapable de dire avec certitude et bonne foi pourquoi il agit comme il le fait. On considère dans ce cas que l'agent est mu et déterminé par son corps plutôt que par son âme et qu'il n'agit pas librement. Par contre, celui qui agit librement et rationnellement peut exposer le mobile de son action qui est un projet vis-à-vis d'un objet ou de plusieurs situés quelque part de précis dans le monde. Cependant, l'effet physiologique des passions est généralement moins sensible que celui des émotions. Souvent, les passions dominent nos actes sans s'accompagner de beaucoup d'émotions. Le sentiment clair de l'émotion permet d'ailleurs que l'on ne confonde pas cet effet subjectif avec l'objet auquel il se rapporte. En revanche, la passion n'entraîne parfois qu'un sentiment obscur pendant que le sujet attribut à l'objet la propriété qui aurait du rester la sienne. Le sujet s'aliène à l'objet au lieu de le distinguer du sentiment que celui-ci provoque. Par conséquent, il s'interdit de pouvoir connaître ce qu'est réellement l'objet lui-même.
Des émotions variées sont nécessaires à l'enveloppement par la raison de la réalité dans son ensemble. Elles valent pour la pratique en tant qu'elles sont multiples et plurielles. Par le jeu des émotions, l'objet est éclairé sous différents jours au bénéfice de la raison. On peut parler d'atmosphères ou même de couleurs conceptuelles pour évoquer ces relations aux choses liées à l'état de fait dans lequel on se place. La diversité des émotions empêche que la réalité ne se réduise qu'à un type d'expérience unique. Cette réduction a lieu lorsque la pratique est asservie à un objectif théorique. Or, la théorie, qui ôte à la pratique sa complexité, doit néanmoins conserver un rapport à cette pratique. Car il n'est aucun enseignement qui ne puisse se révéler toujours plus riche à chaque fois qu'on le réactualise sous des angles différents. Ce jeu de possibilités peut embarrasser lorsqu'il s'agit d'acquérir une connaissance objective. Mais les connaissances constituées peuvent toujours gagner en qualité. Les couleurs sont nécessaires principalement dans le rapport à autrui. Lorsqu'un savant concentre son attention sur un problème, il s'attache à quelque chose de précis et ne perd pas son temps à inventer des rapports nouveaux et à souligner des caractéristiques inutiles. Néanmoins, l'approche poétique, en principe rejetée par la science, réapparaît à chaque nouvelle idée, timidement, pendant les recherches, et généreusement après. Cette générosité s'impose chaque fois qu'avec autrui le monde est de nouveau évoqué et que les objets usuels ou mêmes exceptionnels sont présentés avec quelques nouveaux traits ingénieux et inédits. C'est ainsi que la discussion demeure une façon pour chacun d'accéder à un étonnement nouveau.
La raison attachée à l'ensemble de la réalité comprend les émotions. Leur domaine est celui des variations sensibles. Toutefois, les émotions ne naissent pas simplement des propriétés des objets en acte, mais elles se rapportent également aux pensées concernant les objets en puissance. Si des objets environnant influencent nos sensations, ce sont pour l'émotion des idées attachées à l'objet qui en modifient l'appréhension. L'existence de nos émotions dans l'expérience suppose l'augmentation par nous du présent d'une quantité de perceptions inactuelles. Si je suis ému par un air de musique ou une scène au cinéma, c'est en raison de la répercussion qu'a cette expérience sur mon âme enrichie d'autres expériences possibles ou passées. Quant aux autres spectateurs autour de moi, dans la même situation que moi, leur émotion sera assez différente selon chacun avec néanmoins des points communs. Nous ne rions pas des mêmes choses avec la même intensité bien que, lorsque nous rions, il est rare qu'un autre pleure pour la même chose. La connaissance du rapport entre le sujet et l'objet est plus riche que celle de l'objet en lui-même et l'enveloppe. L'objectivité est augmentée dans la vie de composantes affectives. Soit un objet comme le soleil, il peut être considéré en lui-même comme une masse gazeuse incandescente. Mais si on le rapporte aux sujets, ce soleil réchauffe, fait pousser les plantes etc. Ainsi, chaque objet et chaque être a ce double aspect pour lui-même et pour un autre, et c'est ce double aspect qui est présent dans la vie humaine face au monde intelligible et sensible.
L'émotion devient passion dès lors que la cause de l'émotion demeure inconnue et que le contexte objectif ne suffit pas à en expliquer l'effet. L'absence d'émotion dans l'action peut même indiquer négativement la présence de la passion. La passion peut aussi être accompagnée d'émotion, mais dans ce cas cette émotion est irrationnelle, c'est-à-dire sans raison. Une personne, par exemple, peut développer des haines ou des craintes à l'endroit de certains êtres sans pouvoir justifier son sentiment. La passion est autrement remarquable par une absence anormale d'émotion ou un dérangement de l'émotion. L'absence de pitié, la cruauté, en ce sens, sont tout à fait irrationnels, tandis qu'un sentiment de compassion serait un affect tout à fait rationnel. L'émotion éclaire l'objet en tant qu'elle éclaire d'abord le sujet. Les sujets qui se connaissent eux-mêmes et entre eux progressent mieux dans la connaissance de l'objet. Si je croise une vipère sur un sentier l'été, cet animal m'inspirera crainte. Si je croise le même animal dans un vivarium, ma crainte sera moins pressante et ma curiosité de l'observer plus grande. Cet animal est susceptible de prendre beaucoup de valeurs différentes et d'illustrer des opinions que je possède sur la science, la religion etc. On pourrait penser que toutes ces valeurs sont accessoires comparées à l'animal lui-même. Mais cet animal en lui-même, je ne peux le connaître qu'en faisant abstraction d'une subjectivité qui, dans mon sentiment, ne disparaît jamais entièrement.
La passion se sépare de la raison quand l'émotion paraît infondée. Elle conduit à des actions incompréhensibles. Les raisons de ces actions restent obscures. Ces actions ne sont pas toujours accompagnées d'émotions remarquables. L'obscurité des passions apparaît dans les actes commis de sang froid. La passion contraire à la raison se voit dans les actions dont on ne peut comprendre le mobile. Ce que veut l'agent reste alors une énigme. Si quelqu'un croise une grenouille dans la campagne et l'écrase, on peut lui demander pour quelle raison. Si cette personne répond : parce que je n'aime pas les grenouilles, on peut encore lui demander pourquoi. On arrive alors à un point de la discussion où la raison manque. Or il est encore possible de dire : je ne sais pas pourquoi, mais à chaque fois que je vois une grenouille, j'ai envie de l'écraser parce que je ressens une violente impression. Cette raison est insuffisante car il s'agit plutôt d'une cause que d'un but, si ce n'est le but de faire cesser cette émotion. Mais si l'écraseur de grenouille prétend le faire de sang-froid et sans aucune raison, alors on jugera que celui-ci a perdu la raison ou qu'il fait preuve d'une méchanceté gratuite. L'émotion est au contraire un signe de la vigueur de l'âme qui se souvient et anticipe quoique confusément. On avance dans la connaissance objective en s'aidant du savoir subjectif. Le savoir de l'un sans l'autre est partiel et celui de l'union des deux est fécond. L'émotion témoigne d'une activité différente de celle de l'objet, celle du sujet qui, étant cependant lié à quelque objet, tend à se transformer en savoir de l'objet indépendamment du sujet. Le savoir simple du sujet est insuffisant et celui simple de l'objet l'est également. Un savoir qui n'est pas partiel englobe les deux points de vue de l'approche subjective de l'objet et de l'objet sans cette approche, ces deux points de vue étant aussi réels l'un que l'autre. Ce qui ne l'est pas est l'ignorance ou la confusion de ces deux points de vue.
2. La distance de l'émotion
Les fins de la passion, comparées à celles de la raison, sont mauvaises. Elles le restent tant que les effets ressentis par rapport à elles ne modulent pas. Le sentiment obscur dure en même temps que la mauvaise fin que l'on se donne semble distincte. Lorsque le passionné parvient à expliquer son acte, il reste passionné si cette explication est inexacte. Les motifs de celui-ci sont en quelque sorte mensongers pour les autres et parfois pour lui-même. Dans ce cas, le passionné attribut faussement à un objet la cause de l'effet qu'il ressent. Pour juger que cet objet n'est pas le bon, il faut que l'effet ressenti puisse varier et permettre de considérer l'objet autrement ou de changer d'objet. Autrement dit, sans la variété des émotions qu'il éprouve pour un objet, le passionné est incapable de se corriger et de devenir raisonnable. Mais lorsque nos émotions alternent clairement, on accepte une certaine confusion dans la diversité des fins que l'on se donne. C'est un effet de l'art que de permettre de placer à distance les unes des autres les passions qui souvent sont devenues si intimes et coutumières qu'elles ne sont même plus perçues. Les émotions redonnent alors la variété des teintes à l'apparente limpidité de l'objet de la passion. Si, pour une même personne, j'éprouve pour certains aspects de la joie et pour d'autres de la peine, alors mes fins quant à cet être sont complexes. Je veux corriger le pire et développer le meilleur chez cet être. Cette variété émotive empêche que vis- à-vis de cet être je n’aie qu’une seule volonté, comme celle de l’asservir à une fonction précise. S’il n’y a plus qu’une seule chose à attendre de Quelqu'un et que je suis persuadé de ne rien vouloir d’autre, c’est que j’ai dissout l’infini variété des propriétés d’un individu en une seule.
Les passions de l’âme n’ont pas, comme les émotions, de causes parce qu’elles ont des fins, fussent elles mal connues de celui qui les possède. Elles naissent lorsqu’une chose propose à l’esprit une conséquence haïssable ou aimable. Cette conséquence peut rester confuse bien que l’affect qu’elle motive soit clair dans l’émotion. Dans son amour ou sa haine, le passionné semble poursuivre un but, son extinction dans l’objet aimé ou la destruction de l’objet haï. L’émotion ne possède pas une telle finalité et laisse intact l’objet. L’action de l’émotif repose sur un sentiment qui doit se développer et se réaliser. Elle consiste à exprimer ce sentiment, à le rendre clair et non, au contraire, à négliger ce sentiment au profit de l’action sur l’objet. Réduire la chose à une unique conséquence dont l’affect témoigne confusément, c’est l’enfermer subjectivement dans sa passion. L’émotion permet alors de faire miroiter l’infinité des fins des êtres et de modérer les appréhensions. L’émotion du passionné est trouble car il prête davantage attention à l’objet où s’arrête son affect qu’à ses propres sentiments. En enfermant l’objet dans sa passion unilatérale, le passionné s’aliène lui-même à cet objet. Il est incapable alors de s’adapter au mouvement de l’objet qui implique en réalité une diversité des fins. Celles-ci obligent le sujet à conserver son indépendance et sa diversité propre pour sa conservation et son bonheur.
Les émotions sont spontanées, mécaniques et sans finalité. Au contraire, la passion trouve sa finalité dans l’objet aimé ou haï. Cette finalité peut demeurer à peine consciente tandis que l’effet émotif est sensible. Le mécanisme des émotions n’est pas extérieur au sujet comme celui caché des objets. Elles ne peuvent être ni fausses ni irréelles. Elles impliquent la certitude immédiate du sentiment. Par contre, en ce qui concerne la passion, elle est susceptible de vérité ou de fausseté car elle possède une fin à atteindre qui peut être ou non atteinte. Dans la passion, cette fin ne peut être atteinte que par hasard, car le sujet n’a pas clairement conscience de ce qu’elle est. C’est pour cela que la passion est principalement fausse. L’émotion due à la passion est isolée. Celle due au sentiment seulement est plutôt protéiforme. Cette sensibilité permet, par rapport à une volonté sans raison, de mouvoir la volonté vers de nouvelles fins possibles. Une personne est sensible lorsqu’elle paraît vivante et capable d’être disposée diversement à rire ou se fâcher. Cette diversité s’éteint chez le passionné dont l’émotion, avec tout le reste de la personne, se concentre sur un objet au point de lui devenir étrangère. C'est la raison pour laquelle cette fixation de la volonté, avec une monotonie de l'émotion, apparaît comme une absence de motivation pour tout autre chose. Le passionné est incapable de se laisser distraire et de se retrouver en paix avec lui-même en contemplant une plus grande diversité de choses.
L'émotion modérée causée presque mécaniquement par quelque chose n'empêche pas la volonté de se déterminer par des principes. Par contre, la passion investissant le choix rationnel agit comme un concurrent sournois de la volonté. Elle n'a pas la clarté du désir conscient. Les deux règnes sensible et intelligible peuvent coexister en tant que le sentiment est suffisamment fluide et varié pour ne jamais entrer violemment en concurrence avec un principe que l'on se fixe. Ce n'est pas parce que j'attends d'une personne qu'elle honore une promesse ou qu'elle soit jugée pour un mal qu'elle m'a fait qu'il est impossible de ne rien partager d'autre avec elle. Une personne moins raisonnable identifiera immédiatement son sentiment avec sa volonté, et le bloc qu'elle formera alors l'empêchera de ne jamais revenir ni sur ses émotions ni sur son opinion. Elle considérera son rapport à cette personne comme définitif, au point qu'au moment venu de lui pardonner elle en sera incapable. Or un désir tabou peut toujours trouver à se satisfaire dans des émotions artistiques et gagner à être consciemment perçu par celui qui l'éprouve. Mais une passion ou le désir qu'on refuse, qu'on ne voit pas, agit au cœur des actions sérieuses sans qu'on le sache immédiatement. Le rôle éthique des émotions se retrouve dans l'art lorsqu'il dénonce les passions en rappelant leur origine émotive. Le rire et la colère suscités par des œuvres inédites paraîtront comme les éclats d'une passion déshabillée et scandalisée. L'art semble être un révélateur des passions enfouies et qui réapparaissent à travers les émotions que l'œuvre suscite. La complexité habituelle des choses trouve une explication dans l'art et la sélection qu'il opère dans la réalité. L'art rend donc les émotions que nos passions ont altérées et dénonce ainsi l'origine de nos passions. Nous trouverons indifférente une œuvre qui ne fait qu'illustrer la vie telle que nous la connaissons habituellement avec toutes nos passions. Par contre, celle qui ressuscite des émotions particulières qui nous sont devenues rares, nous sortira de nos habitudes, un peu comme le poisson torpille auquel fut comparé Socrate dans le Menon de Platon.
L'émotion modérément ressentie n'entrave pas la volonté rationnelle. Par contre, une émotion forte et durable peut faire obstacle à la décision réfléchie. La volonté est rationnelle lorsque le désir est pleinement conscient et expliqué. Pour le devenir, le désir doit être contemplé à distance. De même qu'une forte impression de plaisir et de douleur nous fait perdre nos moyens, de même un sentiment durable et insistant fini par déterminer nos actes indépendamment de notre volonté. Inversement, s'il n'y a aucune impression ni aucun sentiment, alors il n'y aura pas du tout de force pour mouvoir et accomplir la volonté. La volonté a donc besoin d'un sentiment modéré pour devenir active. De cette modération vient, d'une part, une certaine autonomie de la volonté et, d'autre part, un certain contenu affectif qui l'aide à se diriger. Mais si une unique émotion submerge le sujet, sans émotions différentes il n'aura pas conscience de son désir. La représentation artistique des passions pourra peut-être alors susciter des émotions nouvelles. Si une personne est submergée par l'amour, comme Apollodore pour Socrate dans Le Banquet de Platon, tout ce qui s'oppose à l'objet aimé suscite la haine et tout ce qui ne s'y rapporte pas, l'indifférence. La faculté de juger étant soumise à cette passion, il devient impossible de la reconnaître comme telle. Mais si une œuvre quelconque parvient à frapper l'amoureux parce qu'elle traite de l'amour et que cette œuvre parvient à découvrir le mécanisme de cette passion, il aura quelque chance de saisir des excès comparables aux siens.
Un désir est suspect quand la finalité poursuivie obéit à une cause aveugle. Ce défaut est quantitatif si l'on ne connaît qu'une seule cause et que d'autres restent tabou. Une personne peut agir en avançant quelque prétexte pour dissimuler la raison de son action et même se persuader soi-même. Un parent qui a appris votre soudain enrichissement et qui, depuis, vient régulièrement chercher de vos nouvelles comme jamais auparavant, vous paraîtra dissimuler son motif intéressé derrière une apparente bienveillance. Cette personne elle-même peut se satisfaire de ce prétexte pour éviter tout cas de conscience. Plus elle aura de zèle à justifier son acte en déclarant son amour, moins il sera facile de lui mettre sous les yeux ses vrais mobiles. L'artiste communique des émotions qui seraient autrement restées cachées. L'âme ne saurait se satisfaire des lumières de l'esprit, il lui faut également les couleurs qui naissent à la surface des choses. L'artiste, en choisissant son sujet, entreprend de le développer dans tous ses détails et de rendre ces détails sensibles. C'est pourquoi l'artiste produit sur nous des effets si instructifs. Le scientifique, il est vrai, nous donne l'essentiel d'une chose et nous évite de nous perdre en des détails différents des causes prochaines du type d'événement considéré. Mais l'artiste saura faire voir l'infinité des conséquences d'une telle cause, ce qui est encore une autre façon de connaître que celle des scientifiques.
Le désir dont le mobile est inconnu peut cependant prendre la forme d'une fin réfléchie. Mais une fin doit se trouver parmi d'autres. L'émotion a plusieurs causes. Celui qui n'a qu'une émotion dominante ne sait plus toujours qu'il est ému. Elle lui devient familière, tout comme les bruits propres à un lieu deviennent indifférents à force de les entendre. On peut donc affirmer, comme motif de notre action, la bienveillance et la beauté du geste, alors que le mobile inconscient est intéressé. Ce qui garantit qu'il ne l'est pas, c'est la diversité de nos attentes fondée sur une capacité d'éprouver différentes émotions. Sans ces différences et ces contrastes, l'intéressé suit une inclination précise dans l'indifférence de tout le reste. Il est comparable à ces pères qui attendent uniquement de leur fils qu'il poursuive un même but qu'eux et qui restent indifférents aux multiples fins poursuivie par l'enfant dans son cheminement propre. La passion se nourrit de ce manque de modulation des émotions. La passion reste inconsciente et l'émotion qui lui correspond demeure la même au détriment des autres. Les sciences prétendument neutres axiologiquement, d'ailleurs, ne saurait non plus le rester trop longtemps sans risquer de donner lieu, par manque d'émotion, à un résultat analogue à celui de la passion. Il y a un lien entre la perte de l'émotion et l'inaccessibilité d'un certain type de connaissance. Si la science décide de négliger la connaissance par les effets pour mieux se concentrer sur les causes, elle ne fait que modifier l'économie de nos connaissances sans vraiment la perfectionner. La perfection en question consisterait plutôt à réfléchir sur le rapport des deux connaissances. Dans la maladie, par exemple, il faut certes considérer le processus physiologique qui la cause et agir physiquement. Mais il faut également tenir compte de l'état moral du patient. S'interdire de le faire revient d'une certaine façon à agir en passionné, en simple technicien plutôt qu'en véritable médecin.
3. La fluctuation de l'âme
La vie entière d'un être forme une totalité constituée d'une succession d'événements variés et en partie inattendus. Si, au détriment de ce tout, une partie domine - parce que, par exemple, on se détermine à poursuivre un but qu'en fait il faudrait réviser -, alors l'être introduit la mort avec sa passion. Ainsi, des êtres s'attachent, de façon funeste, à une idée de ce qui leur semble parfait. Certains voient comme parfaite une forme d'existence donnée et suivent ce modèle avec ferveur en s'attaquant à tout ce qui s'y oppose. Mais la précision qui convient à une horloge est sans comparaison avec la complexité d'une vie. Le refus de cette complexité et le sérieux le plus total ne conduisent pas à ce qu'on peut appeler une existence complète, laquelle repose plutôt sur une riche sensibilité et s'exprime par la fécondité de l'imagination.
L'âme est la totalité vivante formée par la conjugaison des activités. Les passions sont des volontés mutilées, des désirs inconscients et abusivement concentrés sur des parcelles limitées de la réalité. "Lorsqu'un homme s'abandonne à une passion dominante - autrement dit lorsque sa chimère s'entête - adieu froide raison, juste discernement" (Sterne, Tristram Schandy). On pourrait comparer l'âme à un musicien qui serait capable de détourner toutes les possibilités sonores offertes par la nature de façon à modifier le bruit pour le rendre musical. L'affaiblissement de l'âme par le corps, dans la passion, produit autrement des bruits parasites, des erreurs de rythme. Plus précisément, dans la passion, on veut ces bruits en pensant qu'ils sont musicaux, alors que leur durée est trop longue ou pas assez harmonique par rapport à l'ensemble. L'âme équilibre les actions et les passions. Elle y parvient difficilement dans la passion en raison de la prédominance arbitraire d'une partie par rapport aux autres. La passion est néfaste en tant qu'elle nuit à la diversité des opérations que l'âme peut accomplir. Si l'âme est artistique, elle doit à la fois agir et transformer une matière mais également la laisser être par endroits grâce à sa spontanéité. Si, cependant, elle agit trop ou pas assez, cette matière menacera de rompre l'ordre vers lequel elle tend. Comme dans une maladie, l'endroit d'où naît cet excès finit par augmenter et investir tout l'organisme en paralysant une à une nos fonctions.
Cependant, l'émotion que ne paralysent pas de trop grandes passions permet l'épanouissement de l'âme et de la raison comme totalité des sensations. La raison est mue par la fluctuation de l'âme. L'âme n'est donc pas destinée à s'arrêter au désir d'une contemplation figée ni à se replier dans la crainte. "Un seul et même objet peut être cause d'affections multiples et contraires" (Spinoza, Ethique). L'âme est fortifiée par la liaison entre eux de tous les sentiments ainsi que par leur diversité. Les affections multiples par rapport à l'objet enrichissent l'âme. Par exemple, on gagnera toujours à lire et relire un même texte plutôt que de s'en tenir à l'essence qu'on croit en avoir dégagée. Il y a de nombreux textes que nous n'avons pas lus et sur lesquels nous n'avons qu'une opinion forgée par ouï-dire. Nous sommes forcés alors de surmonter certaines aversions infondées ou de réprimer un enthousiasme facile afin que notre opinion soit corrigée et plus exacte. Les émotions ne doivent pas être trop fortes et doivent être assez nombreuses pour offrir à la raison une étoffe bariolée et un riche contenu qui puisse lui permettre de proportionner entre eux différents appétits. La grande variété atteinte dans le sujet devient ainsi adéquate à la diversité qui se trouve dans les objets et dans le rapport qu'ils entretiennent entre eux. Dans le rire et dans la colère, nous découvrons quelque aspect nouveau ou nous remémorons quelque injustice, ce qui n'est pas un bien négligeable pour le travail de la raison. Cette matière intervient, en plus du reste, pour nous indiquer ce qu'il faut poursuivre ou fuir. Comme chaque chose se trouve dans un rapport toujours différent avec les autres, le sujet à tout intérêt à se laisser saisir par la nouveauté de leur aspect ou par leur défaut.
Aristote note à propos de l'opinion que "lorsque nous arrivons à l'opinion d'une chose terrible ou effrayante, d'emblée nous éprouvons avec elle une émotion ; et il en va de même s'il s'agit d'une chose rassurante. Mais au fil de la représentation, nous avons exactement la même attitude qu'en voyant en peinture ces choses terribles ou rassurantes" (De l'Ame). La représentation ne déclenche pas les émotions comme le fait l'opinion. Néanmoins elle n'entraîne pas une absence totale d'émotion. L'émotion due à la représentation est seulement moins forte, moins insistante et donc plus susceptible d'évoluer que celle de l'opinion. Il est clair que cette émotion, plus proche de l'art que de la réalité, convient à des personnes qui vivent en paix. Par contre, celles qui vivent au milieu du besoin et de la crainte peuvent difficilement s'assurer cette même sérénité dans l'émotion. L'émotion artistique peut être qualifiée de belle tandis que la réelle est utile. Comme les opinions peuvent être fausses, les émotions qu'elles entraînent ne sont pas toujours de bons guides. Le jeu des représentations atténue leur raideur et permet de les relativiser. Descartes affirme que, par le moyen de ces choses qui ne dépendent que de notre libre arbitre, "nous pouvons empêcher (...) que tous les maux qui viennent d'ailleurs, tous grands qu'ils puissent être, n'entrent plus avant en notre âme que la tristesse qu'y excitent les comédiens quand ils représentent devant nous quelques actions fort funestes" (Elisabeth, 46). On nomme opinion les croyances dont on ignore si elles sont vraies ou fausses. Par conséquent, les émotions qui en dépendent n'offrent aucune garantie quant à leur légitimité et l'on s'attriste ou se réjouit parfois pour rien qui n'en vaille la peine. Par conséquent, il est recommandé de rester prudent vis-à-vis de nos émotions. Le fait que des représentations, qui dépendent de notre libre arbitre, puissent nous donner des émotions, nous permet d'évoquer des émotions à rebours de celles provoquées par l'opinion. Ainsi, on s'efforcera de rire de ce qui nous procure de la peine, pour nous consoler.
L'opinion est à la fois le baume et l'aiguillon de l'inquiétude. Avec elle naît l'espoir mais également la crainte. L'opinion peut, accompagnée d'affects, nous présenter notre état comme insuffisant par rapport à l'idée d'un état parfait. Le redouté ou le regretté peut nous faire de la peine. L'opinion est pour nous un moteur. Produite par l'imagination, elle déforme les choses, les rend vraisemblables afin qu'avant tout nous soyons mus par des sentiments puissants. Avec l'opinion, nous est donné l'idée des états les meilleurs ou les pires qu'on puisse atteindre. Il en résulte une appréhension constante de posséder ce qu'on a pas ou de perdre ce qu'on possède déjà. Par contre, une simple représentation paraît comme une opinion dont on a neutralisé l'affect. L'opinion est suivie d'émotions tendant à la passion tandis que la représentation s'accompagne de peu ou pas d'affects. Cette représentation, en tant qu'elle n'est pas réellement sensible, permet la catharsis, c'est-à-dire la transposition virtuelle du réel. L'opinion, du fait d'être vraie ou fausse, provoque des émotions irrationnelles, excessives ou insuffisantes. La croyance et la passion dans ce cas ne font qu'un, au point que l'on se demande si le corps ne dirige pas davantage l'âme qu'elle ne dirige le corps. Par contre, en raison de l'atténuation de l'affect lié aux représentations, celles-ci peuvent facilement varier et même obéir à la libre causalité de la volonté. Cette liberté dans la construction d'imitations virtuelles de la réalité n'est pas sans provoquer des émotions, seulement leur plasticité leur évite la gravité qu'elles atteignent avec l'opinion et, par là, produit l'effet d'une libération, c'est-à-dire un effet cathartique.
Les passions sont des appétits qu'un sujet possède sans en avoir conscience et qui, néanmoins, déterminent ses mouvements. Les désirs sont des appétits conscients qui peuvent s'opposer, en une même personne, à la volonté, et qui constituent également des passions. Ne sont plus des passions les désirs connus et voulus, dès lors que cette disposition théorique est réalisable en pratique par le sujet qui la possède. On peut considérer comme des passions pures les tendances venues du corps sans qu'elles deviennent conscientes. A cette catégorie appartiennent, entre autres, les manies et les tics. Ces gestes, comme se passer la main dans les cheveux, se ronger les ongles ou fumer, nous les faisons régulièrement parfois sans nous en rendre compte. Ces tendances peuvent devenir conscientes sans pour autant être volontaires. Je peux être conscient d'aimer trop l'alcool ou de redouter trop les rassemblement publics sans pour autant vouloir me comporter ainsi, car je ruine alors ma santé ou perd le contact avec des amis. Enfin, parmi ces désirs, certains s'accordent heureusement avec la volonté, parce que je les juge conformes à mon devoir, comme lorsque je désire me rendre à mon travail, retrouver ma famille, offrir des cadeaux etc.
La passion est le moteur du mouvement animal dont l'action est, en fait, une réaction. Cette réaction est médiate chez l'homme qui, prenant conscience de son désir, le pose comme fin de son action. Puisque les fins sont multiples, il appartient à la volonté d'évaluer les désirs conscients en fonction des moyens qu'ils requièrent pour être réalisés et des conséquences que leur réalisation entraînerait. Le désir ainsi validé par la volonté n'est plus une passion. L'individu passionné ne fait que réagir et sert d'intermédiaire entre un autre agent et un autre patient. Ainsi l'homme qui obéit aveuglément au tyran en persécutant les justes, sans aucune forme d'arbitrage, n'est qu'un instrument : le corps de l'âme cruelle du tyran. Si, par contre, cet homme se révolte contre son chef et refuse d'appliquer des ordres injustes, il ne se comporte plus seulement comme un intermédiaire mais comme un homme qui garde une certaine autonomie. En chaque homme, il importe que la volonté puisse cautionner ses mouvements et ceci constamment. Car il ne suffit pas de vouloir une fois pour toutes dans sa vie, mais chaque nouvelle situation réclame un nouvel assentiment. C'est une chose nécessaire et belle pour un homme d'avoir conscience de la variété des fins qu'il peut se donner, et de conduire sa volonté par la raison afin de la rendre possible et réalisable.
La prise de conscience de ses appétits dépend des émotions qui en sont les effets. Le sujet est ému de multiples façons par ce qui lui est extérieur. Les émotions subies sont complexes mais elles sont simplifiées par l'activité du sujet. Dans son indétermination, l'objet est représentable de différentes façons. Au contraire, l'objet déterminé de l'opinion relève de la passion s'il suscite une émotion unique. Or, une opinion est révisable grâce aux différentes émotions. La diversité des émotions garantie la vie de l'opinion. Ma crainte ou mon enthousiasme suffit à signaler l'attrait ou la répulsion que j'ai pour un objet ainsi que la nature de mon rapport à lui. Seulement, ce rapport est complexe, car je peux parfois me moquer de ce que je crains ou être déçu par quelque chose que j'admirais. Nos opinions nous permettent de stabiliser nos sentiments et nos croyances afin que nous conservions une certaine constance dans nos jugements. Cependant, cette constance ne doit pas résister à toutes les épreuves. La vertu de l'âme ne consiste pas pour elle à ne jamais changer d'avis, mais à conserver son avis si cela est juste et à le modifier si cela est également légitime. C'est la raison pour laquelle l'âme doit s'astreindre à une certaine passivité en restant sensible à la diversité des affects que l'on peut éprouver. L'important, pour elle, est peut-être d'établir une hiérarchie entre des sentiments sérieux ou non, afin d'être à la fois rigide et souple. Cet ordre doit aussi pouvoir être modifié si besoin.
Nous éprouvons des émotions du seul fait de désirer. De même que le désir est l'unité de plusieurs plaisirs possibles, l'émotion est la réunion de plusieurs affects réels. Mais l'émotion est mobile. Si elle cesse de l'être, alors que les affects demeurent changeants, le sujet n'évolue pas et son opinion reste inchangée. Or, on avance dans la connaissance seulement en révisant les opinions qui paraissent avoir été fausses. Le désir se compose d'une pluralité de plaisirs et l'émotion d'une pluralité de désirs. Lorsqu'un élève est ému alors qu'il rencontre un savant, c'est parce qu'il désir recevoir de lui de nouvelles connaissances avec tout le plaisir de connaître que cela suppose. Mais la réalité déçoit parfois notre attente. Si cette rencontre n'apporte rien immédiatement, l'enthousiasme de la rencontre semblera invalidé. S'il y a lieu d'être déçu par elle et que, néanmoins, on persiste à aduler un maître et à soutenir une opinion positive, on nous reprochera notre engouement.
4. La couleur des faits.- (retour sommaire)
La conscience morale et le devoir viennent de l'indignation contre certaines actions. Ils offrent une plénitude artificielle à travers la théorie. Car, dans la pratique, l'instabilité et l'imperfection réelle des choses nous conduit à nous attrister. Cependant, la conscience de la contradiction peut être surmontée par un biais virtuel et symbolique. Les concepts communs sont des biens partagés grâce auxquels peuvent s'affirmer à la fois la rigueur et l'ingéniosité de chacun indépendamment de la fatalité. Il est aisé de se laisser porter par la colère ou l'indignation pour juger des actions. Seulement, la moralité dont on fait preuve alors est toute théorique ; il n'est pas certain que si nous même nous avions à appliquer nos préceptes, nous soyons infaillibles. Ceci nous oblige à rester humble. Ce sera à travers l'humour, qui tempère notre colère, qu'apparaîtra la conscience des difficultés de la mise en pratique. L'invention comique intervient alors comme un équivalent symbolique de la pratique dans la théorie capable d'anticiper les contradictions du réel. Une étudiante appelée à intervenir seule dans un colloque auprès de professeurs me fit part de son appréhension avec ironie : quand j'évoquais la longue préparation de son travail, elle répondit qu'elle avait de toute façon la science infuse.
La constellation, la diffraction et la distraction de la représentation sont des stimulants pour l'âme, tandis que l'attention pure porte sur un point central et principiel. L'obstination sans émotion confine même à la manie. Il est vrai que les productions de l'âme humaine, lorsqu'elle découvre une chose, sont des idées immobiles que l'on qualifie d'objectives. Ainsi, on considère une pluralité d'individus sous une seule définition, comme animal rationnel pour l'homme. Mais c'est faire abstraction du processus par lequel on y parvient, processus continu dont le terme peut être reporté. Sans cette activité, le résultat ne saurait être atteint. C'est donc cette condition nécessaire, l'activité de l'âme découvrante, qui repose sur la mobilité des représentations et l'influence multiple des émotions.
Nous possédons des règles et des maximes de conduite que nous partageons dans nos conversations. Comme la pratique spontanée refuse de s'y plier à la lettre, les motifs d'indignation sont nombreux. L'essence contemple l'accident avec réprobation. La conversation est une condition de l'émergence de nos postulats théoriques. Les conversations sérieuses ne peuvent manquer de relever tout ce qui, en pratique, désobéit à la théorie. Alors naît inéluctablement notre conscience tragique : c'est comme ceci qu'il aurait fallu agir, c'est ceci qui aurait du arriver. Mais l'étonnement, dans ce cas, n'est pas véritable mais seulement évident. Car il est facile, en effet, de porter des jugements moraux lorsqu'on discute, mais on oublie souvent comme chacun de nous est faillibles quand, au lieu de parler, nous agissons. Par ailleurs, lorsque l'essence contemple l'accident comme une essence opposée, le rire apparaît ; et lorsque l'accident contemple l'essence comme un autre accident, la tristesse s'empare de nous. Toutes ces nuances du point de vue subjectif s'ajoutent à la conscience claire ; de multiples petites passions colorent ainsi nos actions. Si, par exemple, un homme prétend savoir jouer d'un instrument de musique ; et si, devant tout le monde, il se met à jouer aussi mal que quelqu'un qui ne sait pas jouer ; alors nous rirons, car son échec entre en contradiction avec sa promesse, comme une essence opposée. Mais ce mauvais et prétentieux musicien, s'il pensait vraiment pouvoir bien jouer et que, par intimidation, il en est incapable, alors son échec rendra à ses yeux sa prétendue compétence aléatoire et il s'en attristera. Nos émotions naissent ainsi de la comparaison entre des choses contradictoires ou opposées. Elles nous font prendre conscience des tensions qui existent entre différents états, pour nous stimuler ou nous réfréner ; ce qu'une simple analyse dénuée de tension de ce genre manquerait de faire.
"La conscience morale est la perception interne du rejet de certains désirs qui existent en nous, le plus important étant que ce rejet n'a pas besoin de s'appuyer sur quelque chose d'autre, qu'il est sûr de lui" (Freud, Totem et tabou). L'assurance de la conscience morale est sans garantie. Elle est cependant nécessaire au maintient d'une morale provisoire et courante. Mais est-elle toujours juste ? L'enfer est pavé de bonnes intentions et l'on peut faire beaucoup de mal sous l'apparence du bien. Il se peut que certains désirs ou certaines aversions n'aient aucune raison d'être rejetés. Je peux désirer adresser une critique à quelqu'un et m'en abstenir par moralité. Mais en agissant ainsi, j'empêche peut-être que la personne visée puisse prendre conscience du défaut que j'ai remarqué et qu'elle puisse se corriger. A l'inverse, certaines personnes interviennent parfois dans notre vie sous prétexte de faire leur devoir, avec la conviction de vaincre leur individualisme, et, en précipitant les choses, font plus de mal qu'autre chose ; comme ces personnes qui s'empressent d'unir les couples entre eux. La conscience morale, trop confiante en elle-même, risque de rester aveugle à ses propres contradictions. Comme il est difficile de discuter ses décrets ou d'en douter et de remettre en cause les principes établis, la fluctuation des émotions permet de le faire au moins virtuellement et temporairement. Avec des émotions variées, c'est un autre soi-même que l'on découvre. Non pas que l'on perde absolument confiance en soi ou que l'on se mette à changer d'avis d'un instant à l'autre, mais on fait preuve de compréhension à l'égard d'opinions qui nous sont étrangères, ceci simplement parce qu'on est capable d'éprouver des sentiments semblables à ceux d'un autre. Celui qui prend une chose très au sérieux ne supportera pas qu'un autre en rie, à moins que lui-même soit en partie capable d'en rire.
La conscience morale semble dépendre de l'âme irascible, laquelle est plus raisonnable que l'appétitive sans encore relever de l'âme rationnelle. La moralité se tient alors entre l'action de la raison et la passion de l'appétit. La croyance excessive en sa propre perfection peut naître de l'inconscience de son imperfection. Nous pouvons à l'inverse croire excessivement en notre imperfection et nous accabler de reproches. Or l'émotion, où l'on saisit le mélange de l'action et de la passion, est un indicateur utile de ces états d'esprit dans lesquels on se met. Comme l'âme irascible est intermédiaire entre la rationnelle et l'appétitive, nous sommes tentés d'en faire le pivot de la conscience morale, coincé entre le devoir être et l'être, entre le parfait et l'imparfait. Les émotions sont des affections attachées à nos états d'âme : la perfection provoque joie et l'imperfection tristesse. Sans elles, il n'y aurait aucune connexion sensible et individuelle entre la pensée et son objet. Etre conscient, c'est entre autre ressentir quelque chose, accorder une valeur lorsque l'on pense à quelque chose.
Les consciences comique ou tragique viennent de la raideur de l'opinion lorsqu'elle s'affronte à la diversité du réel. Comique et tragique sont des modes provisoires et non décisifs de remise en cause des convictions. Kierkegaard rappelle que "comique ou tragique, le péché reste actuel ou n'est aboli que par un biais secondaire, alors que son concept veut qu'il soit surmonté" (Le Concept d'angoisse). Nous avons une conscience unique de la réalité spontanément constituée à partir de notre expérience personnelle et de notre environnement. Cette conscience peut être interrogée, révisée et modifiée souvent profondément au cours de notre existence. Mais les modifications de nos opinions, dans le comique ou le tragique, sont superficielles et occasionnelles. Cependant, elles peuvent avoir une influence sur nos croyances les plus sérieuses. Un homme qui, par malheur, subit des accidents répétés et vit dans la tragédie aura sa vision du monde modifiée. On peut reprocher au comique de minimiser l'accident en le ridiculisant, en lui donnant une valeur séparée du reste. On peut regretter, par ailleurs, que le tragique manque l'essence, et se conduise comme si toute idée de perfection était caduque. Mais les émotions, prises séparément, deviennent des représentations virtuelles et ne persistent qu'en devenant passions. Le comique minimise la gravité des faits et les considère avec une légèreté feinte. Quant au tragique, il rend pessimiste et inactif, car il fait perdre la foi et la pugnacité. Cependant, il n'y a que l'art qui se cantonne à l'un ou l'autre de ces genres. Dans la vie réelle, on rencontre, avec le sérieux, le comique et le tragique, selon les moments. Celui qui confondrait ce déroulement de sa vie avec l'unité du genre et déciderait de rire ou de pleurer de tout sombrerait dans la passion. Les émotions, en vertu de leur mobilité, doivent permettre le passage entre l'universel et le singulier, au lieu d'occulter l'un pour l'autre. Elles permettent ainsi de relier les différents moments de la réalité humaine. En faisant varier les perspectives, la virtualité sert à mieux comprendre le réel. L'émotion n'est pas faite pour stationner dans une universalité comique ou pour s'affliger de la contingence des choses, mais pour éprouver l'un et l'autre, en plus du sérieux. Cette mobilité évite que la réalité éclate en différents quartiers cloisonnés. Certes, la vie impose ses cloisonnements, mais l'individu doit retrouver l'unité et la diversité de cette vie grâce ses émotions.
Les émotions ne sont pas uniquement des sentiments subis avec l'opinion. A la différence des passions, elles sont fluctuantes et capables déjouer entre elles. Il entre en elles de la virtualité sans laquelle l'âme ne pourrait élargir son horizon et, par exemple, compatir vis-à-vis d'autrui pour une douleur qu'elle n'éprouve pas directement. Nous pouvons éprouver des émotions assez faibles en considérant des croyances qui ne sont pas les nôtres. Il s'agit, comme au théâtre, de se mettre à la place de quelqu'un d'autre et de parvenir à ressentir les choses comme cette personne. Ces émotions ne sont pas proprement les nôtres et peuvent même leur être contraires. Une attitude hypocrite consiste à simuler un état d'esprit que l’on n’a pas. On y parvient d'autant mieux que l'on parvient à copier également un sentiment, bien que celui-ci soit faiblement ressenti. Cela nous permet de ne pas rester mécaniquement mus par nos opinions et d'accéder à des états d'esprit que nous n'aurions jamais eus sans cela. Une âme fertile supporte une grande variété d'émotions, au lieu qu'une âme stérile ne brûle que pour une seule et unique passion qui peut aller jusqu'à la rendre aveugle à tout ce qui l'entoure d'autre. Les esprits qui s'estiment rigoureux s'arrêtent fréquemment au tri arbitraire de ce qu’ils jugent digne de valeur. De vivantes, ces âmes deviennent mécaniques, comme des instruments destinés à une tâche prédéfinie et incapables de s'adapter à quoi que ce soit d'autre. Une âme mécanique n'est d'ailleurs plus vraiment une âme. L'esprit, dans ce cas, se trouve asservi à une fonction définie. Ainsi voit-on des savants, par ailleurs fort ingénieux, placer leur talent entre les mains de l'Etat sans s'interroger à fond sur la finalité de leurs découvertes. Au contraire, une âme vivante peut désobéir, ne pas répondre inconditionnellement à une fonction assignée, et conserver une part de liberté et de jugement.
L'émotion rassemble opinion et science, vraisemblance et vérité qui, renvoyés l'un à l'autre, témoignent de la mobilité de l'âme. L'émotion dépasse la passion par son activité virtualisante. Sans elle, il n'y aurait aucune conscience extrasensible concernant le vécu d'autrui ou l'état de fait transcendant ce qui le compose. L'âme ne se limite pas à traduire l'expérience en termes mécaniques, mais elle vit au milieu des possibilités. La rigueur est accompagnée d'originalité. Nous ne croyons pas uniquement à ce que nous voyons. Sinon, comment croirait-on que telle personne ait telle pensée ? Nous nous projetons au-delà de l'expérience immédiate en songeant à des choses plus ou moins probables. Ce que nous ressentons vient autant de ces probabilités que de ce que nous vivons sur le champ. Parfois même, nous sommes d'autant plus adroits sur l'instant que nous avons su au préalable imaginer des choses.
5. L'usage de la dispersion
La raison doit équilibrer entre elles les émotions et, également, celles-ci avec les passions issues du fait que le sujet affecté par l'objet statue sur sa valeur. Mais les émotions restent distinctes des passions en ceci qu'elles sont en partie provoquées par des représentations et pas uniquement par des passions venues des sens ou de la croyance. Le sujet, suivant l'occasion, adopte différentes attitudes à l'égard de l'objet. L'ensemble de ces attitudes forment la culture qui est indifférente à la simple possession de l'objet. La raison ne prescrit pas de n'avoir aucune passion mais de ne pas avoir que des passions. Les passions sont liées à l'intérêt et au fait de posséder les objets. Or le sujet doit également agir de façon désintéressée et savoir se satisfaire de représentations. En tant qu'il est relativement libre des représentations qu'il contemple, il n'y a pas de types d'occasions durant lesquelles il doit se comporter toujours exactement de la même façon. Au contraire, il importe que le sujet crée l'événement pour que la vie courante, au lieu d'être une routine, soit un terrain d'invention.
Le jeu des émotions permet de varier les représentations et d'éviter qu'elles ne se figent dans une opinion, sans garantie de fausseté ou de vérité. Néanmoins, il est nécessaire que la sagesse puisse parfois s'opposer aux émotions. Toute situation ne se prête pas à la fluctuation de l'âme. Sterne raconte d'un de ses personnages que les jeux de mots "jetés au travers d'un propos sérieux, lui étaient aussi désagréables qu'une pichenette sur le nez" (Tristram Shandy). Il n'est pas possible, dans n'importe quelle situation, d'adopter des points de vue variés, selon le caprice du moment. Cette attitude légère offre l'avantage, dans les situations paisibles, d'éviter l'ennui ; mais dans des circonstances plus délicates, alors que l'on doit rester concentré sur une chose bien précise, il peut être néfaste d'user ainsi de la distraction et de conserver une attention flottante.
L'émotion est le moteur de la volonté, qu'elle s'abstienne ou non de juger. Grâce à elle, se maintient la conscience de soi face à l'objet. Cependant, elle est ignorée lorsque l'activité du sujet se termine en l'objet, non pas dans son apparaître, mais dans son être propre. De cette façon, la trame discursive de la science est instaurée au delà du champ perceptif. Toutefois, l'effet de l'émotion n'est ainsi que virtuellement rejeté par la théorie. Sa réalité ne devenant pas étrangère, elle mérite d'être réhabilitée dans le domaine pratique. La pratique précède la théorie et lui est nécessaire. Elle est l'activité par laquelle le sujet, avec tous ses sentiments, tend à se réaliser. Sans émotion, un tel élan n'aurait pas lieu. Cependant, si le résultat de la pratique est parfois un discours, celui-ci reste posé comme objet extérieur au sujet et commun à tous les sujets possibles. Cet objet, indépendamment de la façon dont il est perçu et posé comme autonome, ne contient plus rien de cette émotion antérieure du sujet.
Les émotions dépendent de l'occasion et même en sont le révélateur. On peut se blâmer d'avoir été futile lorsqu'on a désiré être sérieux, mais il est très possible que cette futilité fût une réponse spontanée au désir d'autrui, et que nous lui ayons plu davantage que si nous étions restés sérieux comme nous pensions devoir l'être. Les émotions naissent de rencontres occasionnelles, non seulement entre les objets, mais également entre le sujet, qui possède diverse idées sur les choses, et l'objet. Ces émotions paraissent un empêchement pour les actions préméditées. Elles permettent cependant au sujet d'improviser selon les circonstances. Cette spontanéité, alors même qu'elle enfreint les normes de la pertinence, peut être tout à fait à propos. C'est ainsi que l'habile se distingue du savant. L'émotion ne donne pas d'indications objectives, cependant elle vient du rapport à autre chose qu'elle, à des objets réels ou virtuels. L'émotion naît d'une mise en relation spontanée de choses avec d'autres. C'est pourquoi elle n'est jamais préméditée. Lorsqu'on anticipe une action en pensant à la façon dont elle doit être conduite, on pense à cette action de façon autonome, parfaite, indépendante. Ce type d'action ne peut pas s'appliquer tel quel aux situations réelles sans adaptation contingente, laquelle a lieu grâce à l'émotion.
La mobilité des émotions permet la plasticité des représentations. Une chose sérieuse peut aussi devenir drôle ou dramatique. Une certaine relativité de l'opinion la rend capable d'évoluer. La sagesse commande certes de s'opposer aux émotions lorsqu'elles sont excessives et non appropriées et qu'elles glissent vers la passion. Car les situations d'urgence réclament de l'attention et la concentration de l'âme vers un seul objectif, comme en cas de danger ou lors d'un concours. Mais lorsque la situation n'est pas encore bien définie, les émotions sont d'un précieux secours pour établir la nature de cette situation. Parfois même, les émotions sont plus fiables car plus perspicaces que les opinions qui suivent un plan préétabli. Il ne s'agit pas du même type d'émotion selon le contexte. Si l'action ne souffre aucun délai, il faut en effet s'abstenir d'éprouver des émotions ou, du moins, n'importe laquelle. Le chirurgien en acte ne peut être trop émotif. Seule l'émotion liée à sa concentration suffit. Cependant, dans les moments plus libres de notre activité, les émotions sont bienvenues et elles gagnent à être nombreuses. Elles témoignent d'un esprit vif et non borné. Si nous nous comportions en technicien, avec une seule émotion, dans toutes les situations, nous serions sans doute incapables de communiquer ou d'inventer.
Les objets sont susceptibles de plusieurs approches différentes. Une chose peut être en même temps un objet pour la science, un sujet de plaisanterie ou encore le thème d'une tragédie. Il y a pour chaque chose plusieurs modes d'approche. Seulement, selon le temps ou le lieu, telle ou telle attitude devient préférable. La limite entre les différentes attitudes est souvent confuse. L'attention du musicien lorsqu'il joue, par exemple, est à la fois tendue et flottante. Les moyens de nos fins sont à la fois réfléchis et spontanés. La fin en demeure rarement intacte. Si l'on conçoit l'imperfection de nos plans, on voit que cette fluctuation est légitime. Les différentes situations nécessitent des approches plus ou moins variées. Plus le sujet est lié à l'objet, comme lorsque le chirurgien opère le patient, moins les approches sont différentes. Mais lorsqu'une distance s'établit, comme lorsqu'on s'entretient librement avec quelqu'un, les approches deviennent multiples. Certains cas ne sont pas bien définis et notre rapport de proximité ou de distance vis-à-vis d'un objet peut changer d'un moment à l'autre. De même, nous ne poursuivons pas toujours le même objectif au cours du temps. De nouveaux buts se greffent sur les précédents ou les remplacent. Ceci est important dans la mesure où nous ne sommes pas toujours persuadés que nos buts sont précisément les bons et parce qu'ils peuvent être révisés selon les circonstances.
La liberté de l'homme vient de sa mobilité par rapport aux choses. Les émotions permettent de juger des nombreuses valeurs et dimensions des choses, tandis que les passions restreignent l'horizon de notre vie. L'apathie philosophique est une passion qui, comme toutes les passions, s'ignore. La condamnation philosophique des passions est fondée. Mais elle devient contradictoire si elle vise également les émotions. La raison sans émotion est parfois même passion. L'appétit et la motricité participent ensemble de la volonté. L'expérience des qualités est la matière de l'action de quantifier. L'équilibre des deux est rationnel, le défaut ou l'excès de l'un ou l'autre est passionnel. La passion fait perdre à l'homme sa liberté. Il devient avec elle un simple rouage dans un mécanisme complexe. Il n'a plus alors aucune force propre et son activité rationnelle paraît absolument passive. Elle consiste simplement à traduire la nature. Or il faut à l'homme, pour s'extirper de son milieu, non pas annuler toute influence mais la diversifier. La liberté d'esprit ne consiste pas seulement à penser ce qu'on veut, mais aussi quand on veut.
La raison réclame la culture des émotions et non leur éradication. D'après Leibniz, "il est vrai que l'appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception où il tend mais il en obtient toujours quelque chose et parvient à des perceptions nouvelles" (Monadologie). Dans la vie, le trajet importe autant que l'arrivée et même l'on arrive à destination dans l'état où on s'est mis en y allant. Aussi, toujours d'après Leibniz, la félicité "ne consiste jamais dans une parfaite possession qui (...) rendrait insensible et comme stupide, mais dans un progrès continuel et non interrompu à des plus grands biens"(Nouv.Essais). L'idéal auquel doit tendre la culture n'est pas l'abolition de toute sensibilité avec l'arrêt de tout progrès. On peut en effet vouloir améliorer la condition humaine au point de lui ôter tout motif d'affliction. Seulement, il ne serait pas souhaitable de n'avoir plus rien à espérer. Nous serions alors des êtres sans désirs, sans souhaits et complètement immobiles. A vrai dire, cela est d'autant moins probable qu'il n'y a pas une seule fin à atteindre mais que lesfins se renouvellent à mesure qu'on s'en approche.
Les émotions sont davantage équilibrées par l'habitude que par des principes. Le souci de la maîtrise de soi ne doit pas trop entraver le flux de nos émotions. Le parcours émotif importe autant que la réalisation du désir. L'un sans l'autre est absurde, parce que la fin contient les moyens et n'est pas extérieure à eux. L'échec et la réussite ne sont rien sans l'expérience correspondante de son action. On ne peut établir a priori, comme principe moral, le refus de toute sensibilité comme l'a fait Kant. Mieux vaut, comme le conseille Hegel, une culture de l'émotion. Sans cette sensibilité, il importerait peu d'atteindre un résultat. Comment, sans la douleur, trouverions nous un intérêt à la santé ? Par ailleurs, à quoi sert de parvenir à un résultat si la façon dont on y parvient nous place dans un état pire que celui que nous devrions atteindre ; par exemple, si les soins et leur conséquence sont plus douloureux que la maladie qu'on veut guérir ? Enfin, nous savons que le résultat ne suffit pas. Il n'y a aucun mérite à gagner quand on triche ; tandis que lorsqu'on a joué loyalement, on est satisfait de sa victoire.
Les émotions sont variées et variables. A chacune correspond une valeur accordée aux choses par le jugement. Sans émotions, les choses n'auraient donc que peu de valeur. Elles se vaudraient toutes. Tout ne serait considéré que selon un seul point de vue. L'émotion permet de considérer les choses sous d'autres aspects que celui de l'objectivité recherchée. Cette subjectivité permet d'accéder négativement à l'objectivité. Nous pouvons décrire un objet en lui-même et adjoindre à cette description le rapport que nous entretenons avec lui. Ce rapport reste rarement le même et il n'est pas non plus le même selon les sujets en rapport à l'objet. Le château n'apparaît pas identique à celui qui l'habite et à ceux qui n'y vivent pas. Le châtelain et le villageois, pourtant, pourraient faire abstraction de leur point de vue propre pour dire ce qu'est un château en soi. Cette essence du château est pauvre comparée à ce qu'il représente pour chacun. Cependant, elle sera d'autant plus objective que chacun s'accordera sur sa définition, au lieu qu'un seul prétende pouvoir en donner une véritable. Sans émotion, nous en resterions au strict point de vue de la nécessité, lequel serait, dans la vie sociale, plus souvent un handicap qu'un atout. L'absence d'émotions relève de la passion, alors que la raison s'élève au-dessus des émotions et s'élargit grâce à elles. Les choses n'ont de valeur que par rapport à nous à travers le sentiment. Sans ce dernier, les choses sont sans valeur et sans effet sur nous même si, par ailleurs, les causes sont connues. Une vie sociale dénuée de toute émotion serait un système réglé mécaniquement selon des échanges et sans aucun don, aucune solidarité gratuite, ni aucune convivialité. Un grand horloger établirait un réseau d'intérêts locaux qui, mis ensembles, feraient fonctionner l'Etat. Si par malheur certains citoyens devaient ressentir ce système comme un fardeau, ce ne serait qu'accident sans importance. En réalité, la vie sociale dépend de l'intelligence et de la sensibilité de chacun. Une société est enrichie par chaque individualité, aucune n'étant interchangeable.
6. Eloge de la diversité
La moralité dépend en partie de la conscience de soi. Le savoir objectif, en moral, reste artificiel, insuffisant, rigide et aveugle aux processus naturels par lesquels le sujet évolue comme homme dans son environnement. De la méconnaissance de soi, de nos propres contradictions, de notre complexité dans le détail, vient le manque d'amitié et de compréhension. C'est, en revanche, dans le rire, la colère et avec l'ensemble de nos émotions que nous partageons la vie avec autrui et nous-mêmes. Le contenu du savoir objectif vaut en tant qu'il est indifférent selon les personnes qui le pensent. Il s'agit d'un objet abstrait déterminé indépendamment de la façon dont on l'approche et du rapport que l'on a avec lui. Il est le même pour tous, en tous temps, que nous existions ou non. Or, lorsque nous agissons, nous n'ignorons pas l'effet que nous produisons, car nous même nous ressentons les effets des actions des autres. Si nous n'agissions qu'en fonction d'un contenu objectif, nous resterions indifférents à ce qu'éprouve autrui. Nous agirions sans nous soucier de faire rire ou souffrir. Par conséquent, il n'y aurait aucune amitié possible entre les hommes, aucune compassion.
La passion se nourrit de mauvaise foi, de l'inconscience face aux besoins et désirs des êtres que nous sommes. Le mal naît ainsi de l'ignorance des biens que procure une raisonnable intempérance. La conscience éthique ne saurait se passer du jeu, de l'art et de toute culture des émotions grâce à laquelle l'homme prend connaissance de ses tendances et de sa complexité émotive. La science permet de mieux connaître la nature et l'art, de mieux connaître l'homme. Or une meilleure connaissance de l'homme est nécessaire à l'épanouissement de l'éthique. Rejeter radicalement tout sentiment, comme trop artificiel et contre nature, pour fonder la morale sur une objectivité impersonnelle, ne peut conduire l'homme qu'à une certaine immaturité vis-à-vis de lui-même. Mieux vaut accepter ses affects, ses travers et les rendre supportables, contrôlés et agréables aux autres. La finitude humaine consiste en l'incapacité de connaître toutes les causes et la fin de ce qui est et, par conséquent, d'agir parfaitement. Nous sommes avant tout conscients des effets et dépendants de nos moyens. Le mal vient de ce que l'on se détermine selon des fins partielles et le bien, de la capacité d'endurer des maux partiels. C'est pourquoi, plutôt que de blâmer seulement la contrainte que nous impose la diversité, nous devons en louer également les avantages et la beauté. Je devrais savoir exactement ce qu'il faut faire et comment le faire pour être certain d'agir au mieux. Or je ne connais que le peu de choses avec lesquelles j'ai été en contact, et tout ce que je peux faire dépend de ce maigre capital. Si je considère uniquement mon imperfection, j'ai toutes les raisons d'être malheureux. Mais peut-être est-ce un tort de comparer cette imperfection, qui m'est familière, à une perfection virtuelle. Au contraire, mes limites peuvent devenir un bien. Car après tout, un être parfait, s'il ne souffre aucune des infortunes amenées par le hasard, ne peut connaître non plus les bonheurs et les surprises. Pour lui, les choses sont réglées et la nature ne saurait lui apparaître dans toute sa diversité.
"Nos passions, écrit Descartes, ne peuvent pas aussi directement être excitées ni ôtées par l'action de notre volonté, mais elles peuvent l'être indirectement par la représentation des choses qui ont coutume d'être jointes avec les passions que nous voulons avoir et qui sont contraires avec celles que nous voulons rejeter" (Les Passions...). Nous ne pouvons faire un usage direct de notre liberté. Si nous sommes affamés, il ne suffit pas de penser que nous ne le sommes pas pour ne plus l'être. Toutefois, on peut parfois détourner son attention de la faim et de la douleur plutôt que de ne penser qu'à ça. Il importe dans la vie de ne pas ruminer uniquement les pensées malheureuses et de savoir occuper son esprit à d'autres choses. Il manque à beaucoup une expérience approfondie des autres et d'eux-mêmes. Beaucoup jugent meilleur de caresser une unique et insatiable ambition au lieu de tenter d'accéder d'abord à une richesse d'émotions. Devenir des personnages sans personnalité leur est indifférent. Il s'agit là d'une critique de la pensée technique qui encourage le sujet à se perdre dans un unique objet et à remplir une fonction prédéfinie. Ainsi voit-on, par exemple, des enfants très tôt éduqués en vue d'un métier précis, alors que les aléas de la vie font que nos projets, en vérité, doivent être modifiés au fur et à mesure. Au niveau psychologique, on invite à s'identifier à une classe de personnes au lieu de développer de multiples aspects personnels. Il n'y a pas qu'un cloisonnement épistémologique dans nos universités, mais aussi un cloisonnement social encouragé par le souci de rentabilité et la crainte de la misère.
Tant que l'on demeure en vie, la volonté est toujours formellement active. Notre entendement peut normalement apercevoir une grande quantité d'idées et, parmi elles, des idées concernant le caractère et l'humeur. Le désir tend vers un ou plusieurs caractères idéaux de la joie, de l'amour, du beau, du bonheur, de l'agréable et du vrai. Mais ces caractères sont en réalité composites, comme le sont les couleurs, et ne sont jamais identiques à leur modèle idéal. C'est en nous mêmes que nous trouvons les idées de perfection à atteindre, et non dans la nature donnée. Notre volonté tend donc vers ces objets abstraits purement subjectifs. Nous entendons par subjectif ce qui est propre à l'homme, pas nécessairement comme individu, mais aussi en particulier et en général, et ce qui ne correspond pas exactement à quelque chose de concret. Or, certains se comportent vis-à-vis de ces idées comme si elles étaient des choses séparées que l'on devait acquérir, alors qu'elles résultent en fait de processus complexes destinés à nous émouvoir et nous mouvoir.
Dans le cadre de notre enquête sur les émotions, les accidents inclinent vers la substance, comme en un centre de gravité, et peuvent être valorisés comme moyens en vue de la substance. Les accidents ne sont pas les signes de l'imperfection des êtres. Sans le soi constitué grâce à l'ouverture aux diverses fins de la volonté, le moi n'est rien. Nous sommes d'accord avec Leibniz qui juge meilleure la monade que l'atome, car elle est unité qui contient de la diversité, au lieu que cette diversité soit envisagée comme une dégradation de l'unité primordiale. Ainsi, sans le soi individuel qui est l'enveloppe sensible avec la multitude de nos émotions, le moi abstrait de la subjectivité commune aux hommes n'est rien. Tous les décrets fondés sur l'égalité des hommes sont justes à condition de ne pas faire violence en même temps aux différences entre chacun.
Ce qu'on nomme passion est alimenté par une certaine ignorance, et même une mauvaise fois, qui fait que l'on refuse de voir en face les besoins et désirs qui sont les nôtres. Le mal naît bien de l'ignorance, entre autre celle du bien apporté par l'émotion. L'éthique est alors empêchée par le manque esthétique en ceci que l'homme ne doit pas ignorer ses tendances et goûts naturels. Ce capital théorique sert la pratique où, plutôt que de lutter désespérément par la volonté contre ses passions, on apprend progressivement à en maîtriser certains aspects émotifs. De même que l'on dit que faute avouée est à moitié pardonnée, une passion connue de soi est à demi vaincue. Or ces passions trouvent à s'exprimer à travers l'émotion que la culture peut moduler et enrichir pour qu'en retour la passion perde de sa force et de sa concentration. Une attitude ultra défensive qui consisterait à s'interdire l'émotion pour lutter contre la passion reviendrait simplement à se voiler la face, à casser la jauge pour éviter la panne seiche. C'est pourquoi on déplore le manque d'intérêt des hommes pour eux-mêmes et les autres et l'enfermement de ceux-ci dans leur passion propre. Chacun pourrait au contraire se renforcer dans son identité s'il s'ouvrait à l'altérité plutôt que de nourrir une hostilité gratuite qui rétrécit l'âme. On considère trop souvent avec mépris tous les signes de la singularité dès lors qu'on les juge inutiles et même inadéquats aux règles communes. Du coup, chacun garde en soi sa passion qui, au lieu d'être canalisée, est simplement voilée. Or, plutôt que de la laisser ainsi enfermée jusqu'à ce que la pression soit trop forte, il vaut mieux l'échanger, l'exprimer, la comparer, se la rendre compréhensible sous les formes tolérables de l'art.
Nous avons vu que les émotions, petites passions ou petites actions, s'évanouissent si l'une d'entre elles prend des proportions importantes et si elle dure. Car son action croît à mesure que diminue celle des autres. Les émotions doivent donc rester auprès de la raison si l'on ne veut pas qu'elles se muent en passions. Toute action d'une chose implique la passion d'une autre. C'est pourquoi on ne saurait appeler rationnel uniquement ce qui agit, car en même temps pour un autre une passion a lieu. Une personne furieuse et continuellement courroucée s'interdit toute autre émotion. C'est la même chose si une personne est bouffonne et passe son temps à plaisanter. Ce qu'on attend d'une personne rationnelle, ce n'est pas non plus une parfaite apathie, mais bien une juste distribution entre toutes ces tendances. L'éthique unilatéralement fondée sur la raison indépendamment des émotions est en contradiction avec elle-même. Une éthique des émotions, par contre, doit être capable de comprendre et de fonder l'enrichissement mutuel et réciproque des individus et des groupes, sans jamais négliger leur sensibilité interne. Nous prenons donc parti contre toute fondation strictement scientifique de l'éthique, c'est-à-dire selon une objectivité abstraite à la manière de Kant. Il ne s'agit pas de nier la valeur de l'idée d'égalité entre les hommes comme principe directeur. Mais nous voudrions lutter contre les rapports intéressés, assez justement condamnés par Kant après Socrate, au nom d'un désintérêt davantage emprunté à l'art en général qu'aux mathématiques en particulier. Le but est de souligner l'apport des différences et des individualités en éthique, dans la mesure où celles-ci restent davantage porteuses de liberté que d'inégalité.
CONCLUSION
Nous tenions à distinguer nettement l'émotion et la passion afin de nuancer la critique philosophique de la sensibilité et, également, pour montrer l'intérêt du savoir subjectif par rapport aux erreurs, dans la passion, du savoir objectif (I). Nous sommes d'accord avec la tradition pour condamner la passion en tant qu'elle représente un excès, mais nous nions que la passion doive être assimilée à la sensibilité. Au contraire, elle est une erreur de l'esprit lorsqu'il juge d'un objet. En revanche, l'émotion, le sentiment, ne statuant pas sur l'objet ne peut être faux. Ce qui est préjudiciable pour le sujet, c'est le rejet du sentiment pour l'objet, rejet qui, au lieu de l'atténuer réellement, le projette sur lui. Connaître son sentiment, c'est au contraire le maîtriser vis-à-vis de l'objet. L'émotion, en vertu de son action, diffère des passions (II). La passion est ce qui altère l'émotion. Bien que mauvaise en principe, cette altération peut être occasionnellement bénéfique (III). Les émotions ne sont pas entièrement les principes de nos actions, car elles supposent quelque passion, mais elles représentent un juste milieu entre ce que nous recevons et donnons. L'émotion est donc un principe d'échange contre une passion trop importante ou une action excessive qui épuiserait l'organisme. En ce sens, une action extrême est analogue à une passion. La passion est synonyme d'excès, de déséquilibre. Cependant, nous ne pouvons nier l'importance de la passion. De même que certaines maladresses permettent d'heureux événements, nos exagérations peuvent parfois nous éviter certains maux. Seulement, on ne peut ériger ceci en principe, comme si le fait de pouvoir atteindre sa cible par hasard était suffisant. Nous avons cherché à donner une définition de la raison qui ne s'oppose pas à la sensibilité tout en s'opposant aux passions. Nous l'envisageons comme une faculté d'équilibrer la sensibilité (IV). La sensibilité est une condition nécessaire de la raison tandis que la passion est une faute de la raison. En tant que la raison doit équilibrer le sentiment qui est sa matière, la passion sera un défaut dans cet équilibre. Ainsi, il est aussi irrationnel d'éprouver certaines émotions en une certaine proportion en certaines circonstances, que de ne pas en éprouver certaines au moment où il faudrait - comme, par exemple, ne pas éprouver de la pitié lorsqu'on blesse injustement une personne. Enfin, lorsqu'il est impossible de parvenir réellement à équilibrer ses émotions, on peut encore tenter de le faire virtuellement (V). Cette attitude, fréquente dans les arts d'agréments, se retrouve encore parfois dans les beaux-arts. On ne doit donc pas prendre seulement pour modèle les arts mécaniques ou la technique, comme s'il s'agissait simplement de changer la manière de se servir d'un outil lorsqu'on agit sur son propre sentiment. Souvent, nous ne pouvons pas agir sur certains affects autrement qu'en changeant l'ordre des choses extérieures, comme lorsqu'on s'ôte une épine du doigt. Toutefois, nous pouvons, dans la discussion avec un autre et même avec soi, nous encourager à nous représenter différentes choses plutôt que telles autres. De même, en art, nous pouvons influencer les autres par des représentations qui induisent chez eux des sentiments.
On pense communément devoir s'élever seulement de l'affect vers l'intellect par la force de la volonté. Mais nous agissons déjà ainsi spontanément. L'habitude du sens commun est comme une passion par laquelle nous apercevons un objet de telle façon et pas autrement. L'action de la volonté libre et rationnelle se distingue en vérité de cette réaction déterminée. Le rôle de la volonté doit être différent et plus riche que celui propre à l'entendement d'intellectualiser nos affects, c'est-à-dire de connaître la diversité des phénomènes en tant qu'ils conviennent à l'objet. Cette détermination de l'objet reste abstraite et partielle. Ce que peut une véritable action de la volonté, c'est-à-dire absolument propre au sujet, c'est tenter d'aller toujours au-delà des acquis de l'entendement et, pour le coup, d'introduire un travail d'invention. L'action de la volonté commence dans la variété des émotions lorsqu'elles alternent et s'équilibrent entre elles. Les émotions enrichissent, le travail d'abstraction de l'entendement en le poussant à franchir les limites qu'il s'impose et lui permettent, à travers le virtuel, de mieux rester auprès du concret. C'est à la volonté qu'il revient de faire en sorte que la virtualité relative aux émotions coïncide avec l'ordre objectif des choses connues par l'entendement. En même temps, cette virtualité déborde la limite de l'entendement et permet de poser les conditions concrètes de l'expérience qui ne lui apparaissent pas. La conséquence est qu'une émotion bien réglée par la volonté peut, par exemple, stimuler l'oeuvre de l'imagination dans une entreprise de modélisation, par une espèce d'analogie entre l'expérience commune et le modèle construit. Einstein, dit-on, songea à la relativité en méditant sur un problème d'ascenseur ; comme Newton, à la gravité, grâce à la chute d'une pomme.
Les phénomènes subjectifs importent en éthique autant qu'en esthétique. Les connaître permet de déceler les erreurs du jugement sur l'objet. Faute d'être attentifs à nos émotions, nous ignorons la complexité et la relativité de nos croyances et perdons la capacité de les corriger. Parmi les conséquences fâcheuses de cette ignorance, on trouve l'incapacité de pardonner, le manque de curiosité, l'absence de créativité ou encore le défaut d'amitié. Les phénomènes subjectifs sont, d'une part, la sensibilité aux objets externes dans l'espace en esthétique et, d'autre part, la sensibilité à ses propres émotions en éthique. Faute de les connaître, on ne peut les distinguer des jugements sur l'objet lui-même. Leur connaissance, au contraire, apporte des éléments susceptibles de nous rendre plus prudents dans nos jugements et plus tempérants. Je pardonne en reconnaissant mon ressentiment et en m'en débarrassant ; je deviens curieux et créatif en me débarrassant de mon amour propre. Les émotions qu'il me faut réfréner, je ne peux les atténuer directement par la volonté, mais indirectement à l'aide des représentations nouvelles qui me permettront de les modifier. Les passions sont certes nécessaires à notre survie, mais elles ne suffisent pas. Il semble qu'une vie proprement humaine se caractérise par la faculté d'éprouver des émotions. Les seules prouesses de la raison et de la technique font de nous des animaux très efficaces, mais pas encore des humains. Les passions sont nécessaires a l'homme. C'est ce que nous avons montré en soulignant la dépendance de l'âme intellective par rapport à l'appétitive. Mais ce qui convient seulement à la vie animale n'est pour l'homme que survie. La vie humaine comporte en outre des émotions évoluées et cultivées. C'est sur elles que repose, entre autres, notre humanité et elles ne sont pas non plus contraires à notre rationalité, c'est-à-dire à notre vie spirituelle. Cette vie est bien plus accomplie que la simple survie visant seulement l'efficacité.
L'excès ou le défaut d'émotions variées indique la passion, laquelle s'oppose au mouvement de la vie. La rhétorique peut servir alors à réveiller des émotions. Il est vrai que l'abus des expressions dans le but de tromper est pernicieux et justifie la réaction critique de la philosophie. Mais la philosophie elle-même ne saurait subsister sans le jeu, sans la fiction et sans les émotions qui les accompagnent. La fonction de l'art en philosophie comme ailleurs est, entre autres, d'éveiller les émotions subjectives qui donnent leur valeur aux résolutions de la volonté. La passion est une altération du sentiment par la pensée en tant que celle-ci est fausse et non l'ensemble de ce qui nous affecte. Elle peut être corrigée par une erreur volontaire de la rhétorique destinée justement à produire un effet émotif. Le philosophe critique ce genre d'artifice lorsqu'il tend à tromper et non lorsque, au contraire, il aide à se déprendre de ses erreurs. Il y a à l'intérieur de toute sagesse un mode cathartique permettant de se préparer mieux à recevoir la sagesse. Il suffit de lire les dialogues de Platon pour s'en apercevoir. L'art qui produit des émotions, du même coup, nous place sous les yeux et favorise une meilleure intuition des problèmes et une meilleur compréhension de leurs enjeux. Malgré leur science, les hommes sont semblables aux bêtes, et même plus violents qu'elles, tant qu'ils ne savent pas relativiser, en fonction d'eux-mêmes et des autres, les objets qu'ils se donnent à désirer. Ils vivent alors en suivant leur instinct technique, avec les règlements qu'ils ont établis, et négligent les effets de leurs actions en ne considérant que certaines fins préétablies. C'est ainsi que le divertissement remplit avec le travail une fonction limitée comparée à l'étonnement, l'admiration et l'émotion que devraient éveiller l'art et le jeu. On ne peut qualifier d'intelligente l'action qui consiste exclusivement pour l'homme à satisfaire ses désirs sans rien souhaiter d'autre de moins intéressé. Ce comportement consiste à assouvir sa passion, à accomplir une action sans rien voir des effets que produit cette action sur autrui. Or cette prise en compte de la sensibilité d'autrui, sur le modèle de la sienne propre, n'est pas une tâche à contourner pour mieux atteindre son objectif, mais elle constitue un but à elle seule.
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Pour que ce rapprochement soit faisable, il est toujours possible de reprendre les distinctions classiques et de les orienter dans de nouvelles directions mais on peut, aussi, et cela est déjà plus rare, en inventer de nouvelles. C’est, à mon sens, tout le mérite du travail de Raphaë1 Edelman qui place sur un nouveau terrain d’analyse l’émotif et le cognitif tout en s’inspirant des doctrines classiques. Simplement, il inscrit sa réflexion à l’intérieur de nouvelles catégories, en changeant les termes des distinctions de base (…). Le but de cette préface est de reprendre la démarche de l’auteur, sensibiliser le lecteur à la pertinence des analyses et à la nouveauté des distinctions.
On peut, dans un premier temps, se représenter une distinction qui fait autorité de la façon suivante. Tout ce qui peut être dit au sujet de chaque terme est placé sur une ligne, la ligne se prolongeant indéfiniment au fil de toutes les acceptions, analyses et problèmes de nature relatifs au terme apparus au cours de l’histoire de la pensée. On pourrait par exemple tracer la ligne spéculative du terme « corps ». Strictement parallèle à cette ligne est tracée une autre ligne qui correspond au deuxième terme de la distinction, ici « esprit » et qui à son tour correspond a tout ce qui a pu se dire et être découvert au sujet de ce que l’on entend par « esprit ». Naturellement, ces lignes sont amenées à se courber, à s’entrecroiser constamment du point de vue du réalisme de la nature humaine. Mais d’un point de vue conventionnel aussi bien que d’un point de vue dialectique, les mots des grandes distinctions sont tels que les lignes resteront toujours parallèles, car notre expérience réclame constamment un rappel à l’ordre sous ce type de partage, même s’il apparaît artificiel. Ces lignes de points sémantiques, toujours parallèles, peuvent être en quelque sorte surlignées, pour laisser apparaître sous un trait plus fin des petits segments qui assurent la communication entre les deux niveaux de réalité. Ces segments figurent l’armada d’objections, d’arguments, d’expériences cruciales qui s’imposent constamment pour justifier, en réalité, l’interdépendance du corps et de l’esprit. On peut avoir alors une circulation permanente des arguments d’une ligne à l’autre. Or, cette animation constante n’efface en rien la séparation de départ, au contraire, elle l’alimente. Que nous les jugions lourdes, insuffisantes ou passées de mode, les distinctions classiques réapparaissent constamment. La tradition ne refusera donc jamais le va-et-vient entre les deux puisqu’il s’agira toujours, à terme, de prolonger les lignes et ainsi la suprématie de leur points de vue.
Le travail de Raphaël Edelman ne s’inscrit pas de manière aussi confortable dans ce prolongement. A travers les notions de rire et de colère, son but est au contraire de tracer une nouvelle ligne de démarcation, aussi fructueuse que celles tracées auparavant, afin d’apporter un nouvel éclairage sur les questions classiques. Il trace de nouveaux sillons dans le champ philosophique des notions en plaçant, en parallèle aux notions classiques, deux mots, rire et colère qui, par l’étendue des questions qu’ils posent, peuvent prétendre aussi au titre de notion. Or, on pourra se demander quel intérêt il petit y avoir à remarquer qu’une étude philosophique réussit à établir de nouveaux partages, si l’on n’a pas compris, indépendamment des moyens, ce que nous apprend réellement cette étude. Raphaël se donne pour tâche de reprendre l’opposition classique entre raison et passion, d’appliquer cette distinction aux domaines scientifique, moral et artistique et de la développer sous d’autres distinctions intermédiaires comme émotion-représentation-volonté, joie- tristesse. La distinction reine reste celle du rire et de la colère et la question majeure qu’il se pose est la suivante. Comment certaines de nos émotions qui, vues de l’extérieur, manifestent une certaine violence, participent autant à une régulation de notre rapport a autrui que la loi morale ? Trouver les réponses à cette question demande à faire plus qu’une simple phénoménologie de la scène de ménage qui déboucherait sur une morale de type: « il est meilleur d’éclater que de rester dans le silence ». Même si ce conseil particulier peut ressortir de cette étude, le but est de faire du rire et de la colère des éléments de compréhension et d’action sur les êtres aussi déterminants et plus mélangés que, par exemple, la raison et la passion, et de tracer, ainsi, de nouvelles parallèles dans l’ordre philosophique des notions humaines : « il y a, dans le rire et la colère, des constantes qui transcendent les cultures et sont compréhensibles et traduisibles ».
Les analyses du rire et de la colère s’articulent autour d’une thèse centrale : les émotions jouent un rôle aussi déterminant que la raison dans notre compréhension des choses. Formulée ainsi, cette thèse n’a rien de neuf, mais il ne s’agit pas non plus, à mon sens, pour l’auteur, de dépasser nécessairement le modèle kantien du jugement esthétique sans concept comme certains ont cherché à le faire. La thèse ici soutenue a connu le plus de défenseurs dans la philosophie universitaire anglo-saxonne. Elle consiste à hisser la diversité des émotions et les exercices de la raison au même niveau cognitif et axiologique. Mais elle fut et continue d’être appliquée spécialement au domaine de l’art, surtout pour dénoncer des erreurs de critiques quant à la nature de celui-ci. Même si cette application particulière a quelque chose de légitime pour la compréhension des arts, elle persiste à leur apposer une science exagérément conçue comme sérieuse et ordonnée. Or, le rapprochement ne va pas toujours dans le même sens, la science, comme l’art, a aussi quelque chose de confus et de défait. D’autres, beaucoup moins nombreux, ont cherché une rencontre entre raison et émotion dans beaucoup d’autres domaines (comme le fit Hume) et pas seulement en art. Même si l’art y joue un rôle important, la thèse est ici posée à la jonction de l’esthétique et de l’éthique. Elle est ainsi porteuse d’enjeux plus importants par rapport à une forme de cognitivisme désintéressé qui dirait uniquement : comprendre pour mieux sentir. Ici, l’enjeu pratique fait que la pensée affleure a l’action, c’est-à-dire à l’impossibilité de revenir en arrière, lorsqu’il s’agit de comprendre le sens profond de nos passions et comment celles-ci peuvent aussi guider cette action. L’approche de Raphaël n’est pas sans lien avec la théorie de l’expression du Professeur Edmond Ortigues. J’ai remarqué, en effet, pour les avoir travaillé ensemble, certains points communs entre Le Rire et la Colère et ce que l’on peut lire dans les Entretiens de Courances (PUR, 2004) au sujet de la nature duelle de la personne. Cette nature est représentée chez Ortigues par « l’expression » et constamment mise en avant par Raphaël par le jeu des distinctions. « Dans la mesure où, rappelle Ortigues, la conscience n’est pas simplement une fonction de connaissance mais aussi une fonction vitale, elle implique les mouvements affectifs, impulsifs, et par conséquent les contraires - ces contraires qu’il lui faut harmoniser. Tout cela, c’est une invention à faire ; ce n’est pas donné d’avance (Entretiens p.13) ». Raphaël dit de Kant qu’en voulant détacher le sujet de ses passions, ce défi intellectuel l’a amené, finalement, à devoir traiter encore davantage de ce phénomène et, souvent, avec autant de précision et d’intérêt que ne l’aurait fait un philosophe sensualiste. En envisageant maintenant, de front, le fait que la raison doit examiner d’abord l’incontournable question de son intégration dans un corps, un examen du rire et de la colère devient possible tant au niveau du fait que du droit. Cet examen est mené tout en tenant compte des séparations classiques qui, dans la vie de tous les jours, alimentent les croyances du sens commun. Ces croyances jouant un rôle déterminant dans la formation des passions et de cette « harmonisation » que le sujet tente de mettre en place. Pour le dire autrement, toutes les facettes de la vie sont abordées.
Ce qui nous amène à un autre aspect de ce travail, que l’on pourrait appeler ici « l’exemplarité de l’exemple ». L’exemple est l’une des pierres de touche de la philosophie, là où le philosophe est le plus attendu, il est ce qui permet de sortir du brouillard herméneutique. On peut même choisir nos philosophes grâce à leur art de l’exemple. Frédéric Nef dit de Kant qu’il était mauvais pour les exemples. Dans Le Rire et la Colère, les exemples, omniprésents, jouent pleinement le rôle de chair pour l’armature conceptuelle (que nous avons résumée à l’aide des lignes). Il n’y a pas une phrase qui ne soit enracinée dans ce que nous vivons chaque jour. Non seulement l’auteur suit cet impératif qu’à chaque proposition générale doit correspondre un exemple, mais de plus, l’exemple est toujours parlant: ‘ « on trouve un usage de la rhétorique moins trompeur que consolant, prévenant, encourageant et cathartique au chevet d’un malade, par exemple ». Ces exemples n’ont pas seulement quelque chose de convaincant, ils sont séducteurs, ce qui atteste leur qualité philosophique.
Pour finir, je mettrai en avant le phénomène de lecture suivant qui se produit (…). Vous ouvrez ce (traité) à n’importe quelle page et le même effet de plénitude se produit à chaque fois: « La volonté a pour but d’établir la proportion entre les différentes tendances. Celles-ci sont complexes et fluctuantes au contact du monde extérieur. Grâce à ses tendances propres, l’individu possède une singularité discernable » ; « l’objet abstrait s’interpose entre le sujet matériel passif et l’objet matériel actif» ; « quant à la déraison qui mine la vie des hommes entre eux, quant à l’inhumanité, elle provient moins de notre activité corporelle que de la façon pervertie dont la raison croit se séparer d’elle » ; « on remarque chez les amis de longue date cette façon évoluée de se disputer tout en plaisantant qui est à mi chemin entre la franchise et la bienveillance », etc. J’ai extrait parmi d’autres ces quelques propositions pour montrer qu’en tout endroit de l’oeuvre, l’attention vous prend tout de suite, vous pouvez cheminer ainsi et retenir rapidement quelque chose sans avoir à partir nécessairement du début. Raphaël a banni le procédé de l’écriture linéaire. Il préfère, m’a t-il dit, préparer a part sa petite « tambouille logique », pour ensuite écrire « de l’intérieur », ce qui explique certainement l’accessibilité de la réflexion à n’importe quel endroit de l’oeuvre. Chaque phrase est le recommencement de quelque chose, la prise en considération de nouvelles contradictions qui s’adressent directement au lecteur. Plus les distinctions s’aiguisent au fil des pages, plus l’envie de poursuivre ces décompositions prend le lecteur attentif, sans se laisser uniquement emporté par la qualité du style. L’écriture possède en effet quelque chose de saillant et en même temps quelque chose d’énigmatique. Le lecteur est, lui aussi, amené à retourner au point de départ de cette structure dite « de l’intérieur » que l’intuition seule ne peut saisir. Le Rire et la Colère est donc la vérification directe par la pensée de nos passions et attitudes quotidiennes (ce qui explique la possibilité de partir pratiquement de n’importe quel endroit) mais c’est aussi une organisation logique sous jacente que l’on ressent avec autant d’intensité que la référence à nos propres expériences.
(…) Un autre (auteur) sage et sérieux qui aurait fait une étude dans le même domaine en ne plaçant surtout pas en avant les notions de rire et de colère mais qui, comme ses pairs, aurait participé au prolongement des lignes traditionnelles, aurait beaucoup moins impressionné (…). Dire les choses très simplement et apercevoir toujours à travers cette simplicité une source de réflexions, voilà ce qui peut déstabiliser des « spécialistes » qui ont passé leur carrière à monter à la cime de quelques penseurs sans voir qu’à côté se courbait leur existence intellectuelle. Lorsqu’on est renversé par un travail comme Le Rire et la Colère et que seul reste le pouvoir de juger un travail qui, soi disant, accorde trop de crédit à la tradition, on décide alors d’éteindre la flamme (et de rendre) difficile la suite du travail (…). Cette suite, à laquelle pense Raphaël, serait un travail sur le laid. Il constituerait un nouveau tracé dans l’ordre des notions et dans l’approche des problèmes philosophiques. S’il peut permettre de comprendre encore plus de choses, de correspondre à encore plus d’expériences que celles rassemblées dans le présent (travail), ce projet doit voir le jour. "
INTRODUCTION
Socrate est d'avis, dans l'apologie qu'a écrite Platon, que le progrès de la morale ne dépend pas tant de la vigueur de la répression que de l'autodiscipline de chacun ; "si vous croyez, s'exclame-t-il, qu'en tuant les gens, vous empêcherez qu'on vous reproche de vivre mal, vous êtes dans l'erreur. Cette façon de se débarrasser des censeurs n'est ni très efficace ni très honorable ; la plus belle et la plus facile, c'est, au lieu de fermer la bouche aux autres, de travailler à se rendre aussi parfait que possible" (Apologie de Socrate). Les philosophes véhiculent depuis cette idée que la tempérance est le meilleur moyen de prévenir les maux de la société et que tenter de les guérir uniquement par des procès est insuffisant. L'idée qu'une action coercitive sur soi est préférable à la violence de l'Etat a reparu à la renaissance. Nous reconnaissons aujourd'hui que l'éducation est également ou plus importante que la répression pour lutter contre le vice. Mais quels sont les moyens de parvenir à une telle tempérance ? Les philosophes conseillent de rester cohérent avec soi-même et de juger par les causes plutôt que par les effets. Ils recommandent de ne pas se fier aux apparences et de ne considérer que les principes. Ces principes ont en effet permis le développement de la logique et de la physique. Mais pourquoi ne relève-t-on pas un pareil progrès en moral ? Ne voit-on pas plutôt la science offrir ses services aux intentions les plus agressives et permettre, avec les armes nucléaires ou bactériologiques, l'usage d'un armement redoutable ? En même temps qu'ils pensaient pouvoir associer le progrès de la morale à celui de la science, les philosophes ont en outre minimisé ou nié parfois l'importance que l'art peut avoir pour la morale. Ceux-ci ont malheureusement permis aux idéologues, aux sophistes et aux propagandistes de s'emparer de cette question que Socrate et Platon avaient pourtant soulevée.
La tension entre technique et éthique est aujourd'hui flagrante. L'éthique se trouve au même niveau que l'esthétique parmi les disciplines problématiques pour la science. Dans ces deux domaines les disputes ne cessent guère et s'échouent bien souvent dans les dogmatismes. Pour les plus sceptiques, la morale relève de l'apparent et du vraisemblable. La philosophie ne peut-elle pas dans ce cas contribuer à mieux comprendre les enjeux de l'art et indiquer comment l'art contribue à l'éveil moral et même scientifique ? L'art ne peut-il pas éclairer les hommes au point de les rendre un jour aussi justes que savants ?
Pour Socrate, l'éthique diffère du politique. L'éthique est le modèle du politique et non l'inverse. La vertu morale dépend de la tempérance de chacun et non de la coercition du groupe. L'idée d'une autonomie morale est fondée sur la faculté rationnelle commune à tous. La responsabilité de chacun dépend de sa faculté de raisonner correctement et de voir le juste et l'injuste grâce à l'effort de la volonté exercée sur soi. Mais cette rationalité n'exerce-t-elle pas une contrainte encore plus implacable que celle du politique ? Une morale fondée sur l'émotion est-elle au contraire totalement arbitraire ? En pratique, nos actes répondent rarement au modèle offert par la théorie et il y a souvent lieu d'éprouver un malaise moral. Cette émotion du remords appartient à notre expérience morale et demeure nécessaire pour notre épanouissement. Les émotions, nous le verrons, ne sont pas irrationnelles comme peuvent l'être les passions. Elles obéissent seulement à une logique de la vraisemblance. La philosophie peut, à partir du modèle objectif de la science, traiter de ces phénomènes subjectifs. Pour comprendre la logique des émotions, il faut réfléchir sur les contradictions qui y apparaissent et les analyser. Cette entreprise fut celle d'Aristote dans la Rhétorique. L'ordre des émotions dépend de celui des faits. Qu'il soit complexe et lié aux occasions ne doit pas nous dissuader de tenter de le comprendre. Car les émotions sont des guides de l'action, elles entrent dans toute compréhension, apparaissent à chaque expérience et demeurent le plus souvent cohérentes d'un individu à l'autre. Prenons par exemple la colère qui naît lorsque vous remarquez qu'une personne ment ou est de mauvaise foi et se ment à elle-même. Cette émotion témoigne de la valeur que prend pour la personne en colère cet événement et contribue à sa compréhension.
Dans cette étude intitulée "Le Rire et la colère" nous montrerons en quoi les émotions sont différentes des passions ; que les émotions ne sont pas des déchets subjectifs dont il faudrait se débarrasser et qu'elles dépendent de notre action, principalement de notre activité intellectuelle. La colère passagère contre le mensonge ou la mauvaise foi, par exemple, diffère de la passion de haine que l'on éprouve de manière irrationnelle contre une ou plusieurs personnes. La colère participe du jugement tandis que la haine s'impose à nous parfois sans aucune raison solide. Il arrive qu'on déteste des personnes qu'on ne connaît même pas. L'émotion est constante en nous. Elle est commune à tous, malgré les passions de chacun, et constitue, en quelque sorte, la matière première de notre être au monde. Dès lors qu'il sent ou ressent quelque chose, l'homme en a conscience. La pensée intervient dans toute expérience. Lorsque j'éprouve une émotion, j'en suis conscient. Il y a, dans le rire ou dans la colère, des constantes qui transcendent les cultures et sont compréhensibles et traduisibles.
L'erreur peut apparaître dans l'acte de juger d'un objet. Cet acte, la plupart du temps spontané, est en fait une réaction. Mais, même si son résultat est une idée fausse, l'émotion ressentie en la pensant est, quant à elle, réelle. La différence entre raison et passion ou entre vérité et fausseté concerne l'acte cognitif de juger. Cet acte spontané, quelque soit la valeur de vérité de son résultat, entraîne une émotion qui elle n'est jamais fausse. Si je me fâche injustement, je n'en suis pas moins fâché. Nous pouvons, par ailleurs, évoquer volontairement des choses vraisemblables pour entraîner des émotions. Cette opération est importante pour l'invention et la pratique. On peut chercher à provoquer des émotions sans se soucier du vrai et du faux par simple intérêt pratique. On trouve un usage de la rhétorique moins trompeur que consolant, prévenant, encourageant et cathartique au chevet d'un malade, par exemple. L'art et le jeu, en représentant les passions, stimulent les émotions et nous en donnent une connaissance sans laquelle il serait difficile de corriger leur excès et leur défaut. Ils nous apprennent, grâce aux modèles qu'ils nous fournissent, à mieux interpréter nos émotions, à être moins passifs, à comparer entre eux nos élans.
Les émotions naissent de l'équilibre entre l'action et la passion du sujet. Elles fournissent des indications sur la potentialité des objets par rapport à nous. Elles sont rationnelles en tant qu'elles permettent d'articuler et de moduler les idées venues des passions. Les idées qui suivent nos impressions ne sont pas toujours exactement les mêmes. Tout ce qui est mortel, comme l'écrit Platon, se conserve, "non point en restant toujours le même, comme ce qui est divin, mais en laissant toujours à la place de l'individu qui s'en va et vieillit un jeune qui lui ressemble" (Le Banquet). Nos réponses à un type de situations peuvent ainsi se corriger. Si l'on admet que notre insensibilité est responsable de la faiblesse de notre moralité, on acceptera que l'art puisse corriger cette imperfection en favorisant la connaissance des phénomènes subjectifs. Nous avons choisi le rire et la colère comme exemples d'émotions que l'on peut cultiver à cette fin. Certaines œuvres illustrent jusqu'à la caricature les passions, parfois avec dérision, parfois avec ironie. Il existe un art, fécond pour la pensée et plus ou moins spontané, de stimuler les émotions d'autrui ainsi que nos propres émotions et de les partager. Les idées reçues peuvent se composer entre elles et s'organiser selon le vrai ou le vraisemblable. Nous verrons le rôle joué par les émotions dans cette activité rationnelle et montrerons comment elles permettent de cultiver notre sensibilité et d'éduquer notre esprit. Brièvement, cela consiste à développer les conséquences d'une idée, à prendre conscience de ce qu'elle implique lorsqu'on se laisse persuader par elle ou lorsqu'on s'en méfie.
Nous exposerons d'abord comment les émotions peuvent devenir passions ou au contraire servir contre elles : les émotions peuvent se fossiliser et devenir passions ; mais nous sommes aussi capables de relativiser ces passions en convoquant à leur sujet des émotions différentes entre elles (I). Nous verrons ensuite comment l'émotion naît de l'action de l'âme : car lorsqu'on pense quelque chose, on ressent aussi quelque chose qui peut déterminer la suite de nos pensées (II). Puis nous présenteront la passion comme ce qui dégrade ou supprime l'émotion : la passion nuit à l'émotion en tant qu'elle supprime sa diversité (III). Nous comparerons également la passion à la raison et la raison à l'émotion : La passion et la raison s'opposent tandis que la raison et l'émotion se complètent (IV). Enfin, nous souligneront l'importance du savoir subjectif développé par l'art par rapport au savoir objectif : le savoir dépend du rapport entre le sujet et l'objet et non unilatéralement de l'objet (V). Nous souhaitons, à travers cette étude, valoriser le rôle des émotions en esthétique et en éthique. La thèse que nous défendons et que nous tâcherons de démontrer est que les émotions dépendent de l'équilibre entre l'âme et le corps, entre l'action et la passion. Grâce à l'émotion, nous pourrons valoriser l'action qui a lieu en esthétique et la passion qui intervient en éthique, ce qui permettra d'éviter qu'on réduise l'esthétique à l'agréable et l'éthique à la domination. Nous voulons montrer comment, en esthétique, on produit des effets avec la pensée et comment, en éthique, on peut suggérer des comportement sans pour autant les imposer
I. EMOTION
Le sujet pâtit en tant qu'il subit l'action de l'objet. Il pâtit également si son activité intellectuelle est entravée. Or, elle est parfois entravée par le sujet lui-même en l'absence d'objet réel. Cette passion, nous le verrons, peut être partiellement maîtrisée à l'aide des émotions. Le sujet pâtit de lui même lorsqu'il est affecté par un objet de son imagination. Mais il peut parfois se donner volontairement de nouveaux objets imaginaires et faire évoluer son émotion.
On distinguera parmi les passions, d'une part, celles qui sont temporelles et viennent d'un excès d'émotion et, d'autre part, celles qui sont relationnelles ou logiques. Le poète produit volontairement l'imitation de ces passions relationnelles sur le mode virtuel afin de communiquer des émotions au public. La passion atemporelle ou déraison possède la forme d'un sophisme ou d'un paralogisme né d'une généralisation abusive. La passion temporelle se rencontre plutôt dans la vie quotidienne selon l'excès ou le défaut d'émotion de chacun.
Par rapport à l'aspect colérique de la critique ordinaire, nous devons reconnaître la vertu cathartique de l'art. L'art est quelque fois capable d'éviter que, par excès ou défaut, des émotions tendent à la passion. En communiquant sans violence à la conscience le sens du tragique, l'art stimule le sens moral. On trouve dans les arts d'agrément, et parfois dans les beaux-arts, des indications précieuses sur la façon dont le sujet peut agir sur lui-même dans la pratique. C'est par une action en partie réfléchie que l'art se réalise et non dans un élan totalement arbitraire de la spontanéité. Il y a art lorsqu'une certaine prudence et une certaine habileté préside à l'action concrète.
1. L'objet de la passion
L'action du sujet consiste en partie à connaître l'objet. Dans la passion, le sujet n'est plus en rapport qu'avec une partie de l'objet, ou bien n'est en rapport avec aucun objet réel. La passion consiste donc soit à prendre la partie pour le tout, soit à prendre le virtuel pour le réel.
La passion du sujet est principalement l'effet de l'action de l'objet. L'action du sujet, par contre, consiste en partie à déterminer l'objet qui est cause de sa passion. Seulement, cette cause peut être probable, tandis que l'effet perçu reste indubitable. Le savoir ne consiste pas à nier totalement l'objet tel qu'il nous est donné dans l'expérience pour lui substituer l'idée de sa nature, mais il consiste à mettre en rapport l'effet perçu et la cause connue le mieux possible ; de la même façon, nous savons objectivement que la terre tourne autour du soleil et subjectivement que le soleil se lève et se couche.
En outre, l'objet de la passion peut suffire à provoquer sur celui qui le pense un effet certain. Dans ce cas, le sujet pâtit de lui-même et non plus de l'objet réel. La persistance de l'effet ressenti peut même parfois constituer un obstacle dans la maîtrise de soi. Nous nous indignons à la nouvelle des maux qui affligent le monde, mais nous ne saurions décemment nous mettre en colère et oublier le fait de n'en être actuellement que le spectateur pour sombrer dans un vain désespoir.
"La nature de chaque passion, écrit Spinoza, doit être nécessairement expliquée de façon que s'exprime la nature de l'objet par où nous sommes affectés" (Éthique). La passion n'a donc virtuellement de sens que par rapport à la conception objective de sa cause. Cependant, "une affection qui est une passion, objecte Kant, cesse d'être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte" (Œ7). Par conséquent, la passion en acte est confuse et exclut toute conception objective de sa cause. L'objet de la passion ne pouvant être distinctement conçu, elle reste complexe. On ne peut donc pas en parler simplement. Cependant, à mesure que l'objet de la passion devient plus distinct et que l'on différencie cet objet de l'effet qu'il produit sur l'imagination, on saisit l'écart entre le sentiment ressenti et la connaissance abstraite de la nature de l'objet.
Ainsi, selon Spinoza, l'affectant explique l'affecté. Mais, selon Kant, l'explication annule l'affection. Donc le connaître efface le sentir et le sentir interdit le connaître. Par exemple, je ne suis pas sous l'effet du rire et de la colère lorsque je traite de ces affections et, par ailleurs, je ne pense pas nécessairement à ce qui les cause lorsque je les éprouve.
Ne peut-on pas cependant ressentir les effets d'une émotion tout en en connaissant la cause ? Si l'on se fâche contre une injustice, on connaît la cause de sa colère sans cesser de l'éprouver. De plus, nos sentiments peuvent être faux. On est certain d'en ressentir l'effet, mais on se trompe en considérant ce qui en est la cause. On peut tenir une personne pour responsable de ce qui nous arrive alors qu'elle est innocente. Le sentiment n'exclut donc pas la pensée. Certaines pensées génèrent des sentiments, d'autres les atténuent. Ainsi, si la colère vient d'une fausse opinion, une opinion vraie pourra l'apaiser. Celui qui voulait se venger d'un innocent se ravise s'il reconnaît son erreur.
Les passions sont propres à chacun, aux âmes individuelles, et aucun objet externe ne peut en fournir le critère ; "les perceptions qu'on rapporte seulement à l'âme, remarque Descartes, sont celles dont on sent les effets comme en l'âme même et desquelles on ne connaît communément aucune cause prochaine à laquelle on les puisse rapporter" (Passions...). Les passions de l'âme relèvent donc du sentiment que Kant définit comme "ce qui doit nécessairement rester toujours subjectif et ne peut absolument pas constituer la représentation d'un objet" (CFJ). Ainsi, lorsque l'individu pâtit de sa propre âme, comme dans le rêve ou la folie, aucun objet extérieur n'est susceptible de justifier le sentiment qu'il éprouve, lequel demeure alors absolument privé.
L'âme serait donc la cause de ses propres passions. Mais n'est il pas contradictoire de dire qu'une chose pâtit d'elle-même ? Il faut pour cela que l'âme soit séparée et qu'une partie agisse sur l'autre. L'hallucination illustre ceci de façon spectaculaire. Le sujet se comporte comme s'il réagissait à des stimuli externes alors qu'il n'en est rien. Le cas de l'angoisse est plus courant. Elle provoque une inquiétude sans cause et sans objet précis. L'hallucination suit quelquefois l'angoisse lorsque le sentiment s'attache à un objet fictif que l'on croit réel. Dans le cas banal des sentiments, le contexte extérieur immédiat ne suffit pas à l'expliquer. C'est donc qu'une partie de l'âme agit sur l'autre comme, par exemple, la mémoire agit sur la conscience dans la nostalgie.
Comment pouvons nous connaître les passions? Descartes indique une connaissance relative des Passions : "les objets qui meuvent les sens n'excitent pas en nous diverses passions à raison de toutes les diversités qui sont en eux, mais seulement à raison des diverses façons qu'ils nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en général être importants" (Les Passions...). Les passions ont donc une valeur déterminable en fonction de leur conformité à la sensibilité des hommes par rapports aux êtres. Les passions du corps (qui sont antérieures à celles de l'âme) viennent de l'interaction possible entre des parties du sujet et des parties de l'objet. C'est ainsi, par exemple, que les yeux du sujet et la surface de l'objet interagissent dans la vision.
La cause réelle de la passion n'est donc pas tant un objet qu'une propriété d'un objet qui nous affecte. Nous ne sommes pas exactement en colère contre tel homme mais surtout contre une action dont cet homme est responsable. Cette propriété n'est pas aperçue en elle-même. Elle n'est remarquable que relativement à notre sensibilité. Cette sensibilité, d'un côté, est innée si elle relève de la constitution naturelle du genre humain et, d'un autre côté, elle est acquise si elle est développée par des habitudes particulières. Le sujet est naturellement sensible à certaines propriétés des objets et cette sensibilité peut être accrue par l'éducation. L'œnologue affine son palais, le musicien son oreille, le parfumeur son nez, etc.
La passion s'oppose à l'action qui consiste à former une idée claire et distincte. Il ne peut y avoir une telle idée qu'en acte. Lorsque la passion n'est pas effective, l'âme active peut dégager des idées simples. Ces idées de l'âme volontairement active sont des formes potentielles. Les formes réelles (morphés) viennent de l'âme spontanément réactive. Lorsqu'il s'isole dans son poêle pour méditer, Descartes contemple librement des formes potentielles et générales. En revanche, dans le feu de l'action, l'âme pâtit des choses particulières et réagit en saisissant leur forme réelle.
L'âme qui se trompe dans sa colère et attribue la propriété qui l'affecte à un objet qui ne le mérite pas est trop déterminée par son sentiment pour pouvoir réviser son jugement. Seule une âme tranquille et apaisée a la possibilité de douter que la cause de son mal est bien la bonne. Des amis se réconcilient entre eux en reconnaissant leurs erreurs et leurs excès et en les justifiant par des raisons qu'ils méconnaissaient avant. A ce titre, l'erreur propre à la passion est souvent de ne considérer qu'une seule cause de l'émotion alors que plusieurs agissent.
Primitivement, dans la passion, l'étant agit et l'homme pâtit. Mais si l'homme agit en quelque façon aussi sur lui-même en ajoutant à l'objet des déterminations, cet objet provoque une émotion. Descartes indique que "lorsqu'on dit, dans une ville, que les ennemis la viennent assiéger, le premier jugement que font les habitants, du mal qui leur peut arriver, est une action de leur âme, et non une passion" (Elisabeth, 1645). L'émotion se déclenche donc en nous après une évaluation mentale de l'événement. L'émotion sera moins forte, en reprenant l'exemple de Descartes, chez certains citoyens si ceux-ci connaissent un souterrain pour s'échapper de la ville assiégée. Elle sera nulle chez ceux qui savent qu'il s'agit en fait d'une mauvaise blague destinée à semer la panique. L'émotion, en tout cas, n'est pas attachée à l'objet présent comme l'est la sensation. Elle porte aussi sur l'avenir ou le passé. L'émotion est donc davantage propre à l'âme qu'elle déborde le présent.
La passion disparaît-elle à mesure qu'elle devient consciente, c'est à dire à mesure que le subjectif devient objectif? Ce serait le cas si, par exemple, pour le patient d'une analyse, un souvenir traumatique refaisait surface et expliquait un certain rapport aux objets des sens. L'acte rationnel consistant à trouver la cause d'une passion dans le passé pourrait modifier l'effet de cette passion. Si cette cause reste fictive, cela peut avoir une influence bénéfique immédiate pour le sujet, mais cela risque aussi d'augmenter la durée de la passion du sujet à cause des mauvais alibis qu'il se donne.
Ne peut-on pas cependant éprouver de violentes passions en connaissance de cause sans pouvoir s'en détacher et, de ce fait, vivre une contradiction entre son appétit et sa volonté ? Il ne suffit pas toujours de connaître les raisons d'une passion pour la réfréner. On peut se connaître bien soi-même, bien connaître les hommes et leur délivrer de précieux conseils sans pour autant parvenir dans la vie à une parfaite tempérance. En vivant au quotidien avec quelqu'un, on se rend compte que cette personne et nous-mêmes sommes en désaccord entre ce que nous disons, ce que nous pensons et ce que nous faisons, et ceci souvent en dépit des meilleurs volontés. Inversement, il se trouve des personnes sans fine culture à propos des passions qui néanmoins jouissent d'une grande maîtrise de soi.
Nous disions qu'il ne suffit pas de connaître la cause exacte d'une passion pour ne plus en subir l'effet. Le processus virtuel allant de l'effet à la cause est sans conséquence réelle et n'efface pas l'effet. Un malade qui connaît parfaitement la cause de sa maladie ne cesse pas pour autant d'en souffrir. Inversement, on ne subit pas un effet simplement parce qu'on en ignore la cause. Le lien entre la connaissance de la cause et la diminution de l'effet n'est pas évident et nous embarrasse. Certains, dont les psychanalystes, considèrent pourtant que certaines maladies mentales sont guérissables par une meilleure connaissance de soi. Si tel est le cas, cette guérison ne peut être de toute façon instantanée étant donné la force des habitudes acquises en étant souffrant.
A la question de savoir comment connaître les passions s'ajoute maintenant cette autre, non moins difficile, de savoir comment les dominer. Est-il vrai, comme l'affirme Leibniz, que "en considérant le procédé de notre âme, on (voit) la source de nos faiblesses dont la connaissance donne en même temps celle des remèdes" (Nouveaux Essais) ? En étudiant l'âme humaine en général, on reconnaît que sa logique peut être connue et établie de façon à fournir un critère à la connaissance, une méthode qui lui permette de s'économiser et une connaissance a priori de ses erreurs possibles. Seulement, pour les âmes particulières unies au corps, une telle science est impossible. C'est pourquoi la psychologie reste très approximative comparée à la logique.
Connaître la cause d'une passion ne suffit pas à la dominer instantanément. Il faut mettre au point des remèdes qui guérissent lentement ou violemment. On ne peut perdre tout espoir de se défaire d'une passion et de n'en plus souffrir. Les passions douées appellent des réactions individuelles, les dures mobilisent contre elles l'institution. Nous reconnaissons aisément notre imperfection et celle de nos sociétés mais nous nous réformons difficilement. Il est très difficile de nous élever en pratique à la hauteur du bien que nous envisageons.
2. L'objectivité de l'émotion.
Comparée à l'émotion, la passion a le défaut d'agir indépendamment du contexte réel, d'être égoïste et de s'opposer par sa raideur à la liberté du sujet. La passion suit sa propre logique, sans égard pour la cohérence de l'ensemble. Le passionné glisse dans la fiction à mesure qu'il creuse son idée sans jamais la mettre radicalement en cause comme il devrait le faire. Mais, de même que l'imagination complète la mémoire lorsqu'elle fait défaut ou la distrait quand elle domine trop, de même l'émotion amorce de nouvelles passions et atténue les plus durables. Ainsi, l'émotion peut être un remède aux passions. Celui qui n'est pas trop fortement déterminé par sa passion continue d'espérer et de désirer ; il reste sensible aux efforts que font les autres pour le divertir et reste capable de s'adapter aux situations.
Nous rions de ou sommes en colère contre des êtres ou des événements. Nos émotions apparaissent comme des réactions aux choses. Les émotions sont des affections du sujet liées aux événements actuels. Le sujet peut aisément justifier ce qu'il éprouve par rapport à une situation manifeste. A la question "pourquoi ris-tu ?" ou "pourquoi es-tu en colère ?", l'agent peut fournir une réponse convaincante. Par contre, nous nommons passion un état difficilement explicable par le sujet et apparemment détaché du contexte. Une passion est décelable si rien ne la justifie. Elle suit un chemin propre qui croise accidentellement le cours réel des choses. Lorsqu'un accusé ou un témoin ment durant toute l'instruction d'un procès, le juste dénouement de ce procès est la mise en lumière d'une passion par le tribunal.
L'objet de l'émotion est plus complexe qu'il ne paraît dans la mesure où il entre des déterminations internes et propres à chacun dans les réactions émotives. Nous ne rions pas tous également du même objet. Notre sensibilité à l'humour, par exemple, varie d'un individu à l'autre selon l'humeur, le moment et nos dispositions habituelles. L'émotion n'est pas moins subjective que la passion. Elle est seulement plus commune que celle-ci, car elle est généralement partagée tandis que la passion reste propre à celui qui la possède. On peut parler d'une certaine objectivité des émotions même s'il entre en elles des éléments subjectifs. Dans les tribunes, les sujets partagent des émotions semblables vis-à-vis d'un même objet. La subjectivité de la passion apparaît au contraire lorsque l'émotion n'est pas partagée. L'émotion est certes moins générale que la sensation car les réactions émotives varient fortement selon les individus. La sensation, dans l'ensemble, est moins relative que l'émotion. La sensation de chaleur, par exemple, est moins discutable que la drôlerie d'une situation. Le passionné, lui, fait exception ; il trouve chaud ou drôle ce que la majorité trouve froid et triste. Les émotions, par définition, restent courantes tandis que la passion est exclusive. La passion est égocentrique. Elle devient néanmoins collective dans les sectes et les factions. Si l'on se souvient des accusateurs de Socrate, on comprendra que le critère de la passion est en vérité moins quantitatif que qualitatif. Il ne suffit pas qu'une opinion ou un sentiment soit partagé par un grand nombre pour qu'elle ne soit pas une passion. Socrate fut seul contre tous ses contemporains, à peu près comme le christ l'a été, et aujourd'hui l'histoire leur donne raison contre la majorité de leur époque.
L'émotion est une affection momentanée et immédiate traduisant une sensibilité universelle tandis que la passion est au contraire durable et médiate, ancrée dans la mémoire individuelle. Le sentiment de joie ou de tristesse nous submerge à l'occasion d'événements donnés. Toutefois, ces événements entrent dans la catégorie des événements préalablement réjouissants ou attristants pour le sujet. Par contre, l'état lié à la passion est sans rapport apparent avec les événements ; il persiste quelques soient les circonstances et reste propre à un individu. Ainsi le lunatique, en raison de la persistance de son état, doit être distingué du comique qui est occasionnellement distrait. Nous qualifions également de passionnés les flegmatiques, les atrabilaires, les irascibles, les apathiques, les furieux, les neurasthéniques, etc. "Les affects, écrit Kant, sont spécifiquement différents des passions. Ceux-ci réfèrent uniquement au sentiment ; celles-là ressortissent à la faculté de désirer et sont des penchants (...). Ceux-ci sont tumultueux et sans préméditation, celles-là durables et réfléchies ; c'est ainsi que l'agacement lorsqu'il devient colère est un affect, mais s'il devient haine (désir de vengeance), c'est une passion. Celle-ci ne peut jamais ni d'aucune manière être appelée sublime, car dans l'affect la liberté de l'esprit est certes entravée, mais elle est supprimée dans la passion" (CFJ). L'entrave à la liberté de l'esprit engendrée par l'affect repose sur le rapport du sujet au monde objectif, sur son irritabilité, et est nécessaire à son développement. Car cet obstacle, cette séparation originelle, motive l'évolution du sujet. En revanche, l'inclination à la haine supprime la liberté du sujet dans la mesure où, au lieu d'évoluer naturellement en fonction de son milieu, il pâtit de lui-même. La passion se distingue donc de l'émotion selon la catégorie du temps. L'émotion est commune parce qu'elle suit le mouvement des choses alors que la passion, par sa durée, entre en contradiction avec le cours des événements. La passion est souvent un état inadapté aux circonstances, tandis que l'émotion témoigne au contraire d'une facilité d'adaptation et d'improvisation conforme à la nature humaine laquelle est prête à inventer n'importe quelle solution pour chaque obstacle. Le rapport émotif aux choses est conforme au cours objectif des choses qui est normalement changeant à moins qu'un sentiment d'isolement domine. Dans ce cas, le rapport du passionné aux choses est moins un rapport qu'un manque de rapport. Le sujet, alors, malgré le mouvement objectif, persiste dans son état.
Les émotions principales sont la joie et la tristesse. Elles deviennent passions d'amour ou de haine quand elles s'attachent durablement à un objet. Celui qui est amoureux continue d'éprouver de la joie pour un objet qui lui a procuré du plaisir mais qui ne lui en procure plus nécessairement ou bien même qui devrait lui procurer de la tristesse. Par ailleurs, si vous éprouvez encore de la tristesse au contact d'une personne qui s'efforce pourtant de vous redonner de la joie, c'est peut être que la haine s'est installée dans votre cœur. Descartes a remarquablement bien décrite l'évolution des sentiments : "l'âme n'est immédiatement avertie des choses qui nuisent au corps que par le sentiment qu'elle a de la douleur, lequel produit en elle premièrement la passion de la tristesse, puis ensuite de la haine de ce qui cause cette douleur, et en troisième lieu le désir de s'en délivrer. Comme aussi l'âme n'est immédiatement avertie des choses utiles au corps que par quelque sorte de chatouillement qui, excitant en elle de la joie fait naître ensuite l'amour de ce qu'on croit en être la cause, et enfin le désir d'acquérir ce qui peut faire qu'on continue en cette joie ou bien qu'on jouisse après d'une semblable" (Les Passions...). Selon Descartes, les passions, autant que les émotions de l'âme, viennent du corps et de son rapport aux objets des sens. Le sentiment du danger, par exemple, vient du corps pour que l'âme éloigne de lui un objet qui ne lui convient pas. Il est tout a fait raisonnable de s'éloigner d'un feu qui brûle. Par contre, il l'est beaucoup moins de haïr quelqu'un alors que rien ne nous y contraint.
Le plaisir devient désir et la douleur aversion. Car le désir est, comme le définit Aristote, "l'appétit de l'agréable" (De L'Ame). Désirs et aversions correspondent à des idées acquises avec nos impressions de plaisir et de peine. A partir de nos sentiments négatifs et positifs et de leur articulation se forme le système du bon et du mauvais qui structure notre réalité, nos goûts, nos choix, etc. La stabilité du désir, comparée à l'immédiateté du plaisir, devrait être considérée comme une perfection. Le plaisir passé, imprimé dans la mémoire, conduit à désirer éprouver ce plaisir de nouveau à l'avenir plus fortement encore qu'auparavant. De même, le souvenir de la douleur donne le moyen d'éviter qu'elle se reproduise. La rigidité de la passion ne paraît donc pas toujours seulement un mal par rapport à la souplesse des émotions. Le désir et la passion, bien que moins réels que le plaisir et l'émotion, nous permettent de nous diriger dans nos actions. Grâce à eux, nous conservons notre cohérence et ne nous mettons pas à aimer le lendemain ce que nous détestions la veille. Mais il faut encore distinguer deux moments : d'abord, la transformation du plaisir en désir est nécessaire à l'élaboration d'une conscience sommaire ; puis, pour la conscience élaborée, il est possible de se libérer du désir et de le réviser pour qu'il ne dégénère pas en passion. L'émotion permet alors ce retour à l'immédiat. La constitution du désir est inductive, et plus le plaisir dure au contact d'un objet, plus cet objet devient désirable. Seulement, le produit de cette induction doit être validé avec prudence, car il importe que le plaisir ou l'émotion ne cèdent pas devant le désir et la passion, et ceci afin que le sujet continue d'évoluer en fonction de la complexité des choses.
3. La différence entre la passion et l'émotion.
Les émotions et les passions, qui diffèrent selon la durée, se combinent parfois de façon contradictoire. La contradiction apparaît alors entre un jugement ému sur l'apparence et un jugement passionné sur l'objet. L'émotion est une affection momentanée et la passion est un état auquel correspond une opinion que l'on soutient. On peut haïr une personne et, malgré cette passion, éprouver occasionnellement de l'admiration pour elle. On peut alors éprouver pour elle de l'envie ou de la jalousie. Malgré la tension qu'il y a entre les deux, passion et émotion ont pour le sujet autant de réalité. La passion en général, non plus selon le temps mais selon la relation, consiste à ne pas saisir la différence entre l'effet ressenti et la cause de cet effet. Une passion, au sens temporel, n'est pas entièrement ignorée et le sujet qui la possède est conscient de la différence quantitative qu'il y a entre son émotion passagère et l'opinion qu'il défend avec passion. A partir de cette connaissance, il peut tenter de diminuer sa passion. Mais, au sens relationnel, la passion (ou plus précisément la déraison) diffère qualitativement de l'émotion et tient à une erreur de fond : l'incapacité pour le sujet de saisir la différence entre cette passion et le sentiment quelquefois opposé qu'il éprouve. Ainsi, celui qui hait quelqu'un refusera d'admettre qu'il puisse parfois l'admirer en même temps. Au contraire, si le sujet saisit la différence entre les émotions et les passions au sens temporel du terme (c'est-à-dire en tant qu'émotion qui dure), il connaît la conséquence ou l'inconséquence du rapport entre les deux. Il ne se trouve donc pas soumis à la passion au sens général et relationnel. Le sujet qui a conscience de la différence qu'il y a entre son sentiment passager et son opinion habituelle est capable de saisir confusément le rapport entre les deux, tandis que celui qui confond complètement les deux est sujet à la passion au sens relationnelle ou encore irrationnel. Un homme qui prétend ne pas aimer les enfants et qui, malgré d'agréables moments passés avec eux, continue de soutenir cette opinion possède en quelque sorte ce genre de passion.
Dans le rire bienveillant, le sentiment de joie et la pensée de ce qui cause cette joie forment un tout. De même, dans la colère, le sentiment de tristesse et la pensée de ce qui cause cette tristesse vont ensemble. Le rire bienveillant et la juste colère ne sont pas des passions puisque, bien que l'effet ressenti et la cause conçue soient de valeur opposées en tant que l'on a de la joie pour un mal ou de la peine vis-à-vis d'un bien, la différence entre les deux est aperçue. C'est pourquoi le rire bienveillant peut aisément laisser place à l'éloge et la juste colère à la critique. Passion et émotion se croisent encore lorsque apparaît la dérision : joie mêlée de haine. La différence entre émotion et passion devient également flagrante dans l'intempérance où la tristesse se mêle à l'amour. Ces combinaisons subjectives s'opposent ensemble à l'objectivité de la cause des affects. Elles demeurent subjectives et distinctes de l'objet qui les provoque. Cet objet ne leur est cependant pas complètement étranger car ce sont ses propriétés qui permettent qu'on s'en attriste, s'en réjouisse, qu'on le haïsse ou qu'on l'aime.
Émotions et jugements de valeur ou opinions sont liés. La colère se rapporte à l'aspect triste de l'objet et le rire à son aspect joyeux. Lorsque l'objet attriste le sujet et que celui-ci se fâche, ou bien lorsque l'objet égaie le sujet et qu'il rie, alors le sujet agit ou réagit et exprime une opinion confusément à propos de cet objet. Or, nous avons dit que l'on peut éprouver de la joie par rapport à un objet haïssable dans la dérision qui est, d'après Descartes, "une espèce de joie mêlée de haine, qui vient de ce qu'on aperçoit quelque petit mal en une personne qu'on pense en être digne. On a de la haine pour ce mal, et on a de la joie de le voir en celui qui en est digne" (Les Passions...). On tourne une œuvre en dérision en donnant du plaisir du fait de souligner les défauts de cette œuvre. Ce n'est donc pas cette œuvre en elle-même copiée avec plaisir qui est critiquée mais avant tout des défauts en elle qui pourraient se retrouver en d'autres œuvres. On peut ressentir encore de la tristesse par rapport à un objet aimable, ce qui a lieu au fond avec le désir car le désir est toujours accompagné d'un sentiment de peine. Celui qui désir un objet s'attriste de son absence alors que l'objet lui-même est aimé. Il y a donc une sorte de jeu entre les émotions de joie et de tristesse et les valeurs que l'on accorde habituellement aux choses. L'objet mobilise la passion de l'opinion. Ses aspects suscitent d'abord des émotions correspondantes : la joie pour l'aimé et la tristesse pour ce qui est haï. De simple, ce rapport ensuite devient parfois complexe dans l'ambivalence entre opinion et émotion. La relation du sujet à l'objet est simple dès lors que ce qu'il y a de bien en une chose fait qu'on l'aime et qu'on se réjouit de l'aimer, ou que ce qu'il y a de mal en une chose fait qu'on la hait et qu'on s'attriste de la haïr.
Les émotions se rapportent à des aspects contingents et subjectifs des choses et non à ces choses en elles-mêmes. Cette valeur subjective ne devient illusoire que si l'on applique à l'objet tout entier ce qui n'en est qu'un attribut. La raison distingue les jugements de valeur subjectif et objectif alors que la passion les confond. Il est faux de dire d'un objet qu'il est risible ou fâcheux. Il ne l'est que par rapport à nous. Il apparaît ainsi pour nous. C'est la raison pour laquelle des pratiques qui pour certains semblent sérieuses apparaissent pour quelques autres comiques ou contestables. L'émotion ne s'oppose pas à la raison dès lors que celui qui l'éprouve en reconnaît le caractère subjectif. Mais le refus de reconnaître cette subjectivité constitue au contraire la passion. L'émotion considérée de façon réfléchie comme subjective permet d'envisager le côté objectif opposé. C'est pourquoi elle est rationnelle. Par contre, si l'émotion est attribuée faussement à l'objet plutôt qu'au sujet, ce dernier s'interdit de considérer l'objectivité du premier. Il est sujet à la passion. La passion est donc l'absence de discernement entre le subjectif et l'objectif. Celui qui craint l'injection d'un sérum comme un mal alors que sa vie en dépend est soumis à la passion. La raison réclame souvent qu'on lutte ainsi contre la passion et que l'on se force à souffrir pour un plus grand bien. Lorsque le sujet supporte la douleur de l'injection qu'il distingue du bienfait du sérum, il agit selon la raison en minimisant ses impressions par rapport à l'idée de son rétablissement futur.
Si l'intelligence, d'après Aristote, "commande de se réfréner à cause de l'avenir, tandis que le désir opère en raison de l'immédiat" (De L'Ame), on peut considérer les émotions comme une conscience de l'immédiat en tant qu'immédiat grâce à laquelle l'intelligence détermine ce qui est médiat. Ainsi, la tristesse présente peut représenter le moyen d'une joie future et la joie présente, la cause d'une tristesse à venir. Dans la passion, cela n'a pas lieu et la joie présente est confondue avec la félicité. Parce qu'on prévoit l'avenir, on peut se désintéresser du présent par prudence. L'émotion présente ne vaut alors pas pour elle-même mais pour une émotion future. Il est en effet faux de prétendre que tout ce qui me procure de la joie maintenant m'en procurera encore à l'avenir, et il est également faux de prétendre la même chose pour la tristesse.
La sagesse critique ne perd pas de vue le risque de l'illusion qui prend l'opinion pour la science, le subjectif pour l'objectif. Elle se méfie des convictions et des préjugés. Car elle enseigne que l'injustice débute lorsque l'action n'est dictée que par un désir ou une aversion arbitraire. L'action qui consiste à différencier son désir du bien réel favorise un comportement vertueux. Celui qui sait changer d'avis si nécessaire est meilleur que celui qui ne doute jamais que son avis puisse être faux. Le démagogue, au contraire, fédère ses sujets par le biais des passions et les gens y trouvent leur plaisir. "Leur vanité, dit Erasme à propos de ces derniers, y est intéressée ; ils rient, applaudissent, remuent l'oreille comme les ânes, pour montrer qu'ils ont bien saisi" (Eloge de la folie). L'action du démagogue consiste à entretenir des passions chez ceux qu'il désire voir lui obéir. Il offre pour récompenser leur soumission une joie par des paroles moins vraies que flatteuses. En ceci, le démagogue est populiste.
4. La médiation de l'émotion
La passion consiste à confondre le relatif avec l'absolu, l'émotion avec la réalité, et finalement à confondre un sujet avec l'un de ses attributs. La passion est l'exagération de la portée de l'émotion avec la confusion entre l'apparence de l'objet et l'objet réel. La raison, au contraire, consiste à prendre le relatif comme relatif et l'absolu comme absolu et, par conséquent, à ne pas confondre le sujet avec l'attribut. Un sujet rationnel se garde donc de croire que tout ce qui lui apparaît est tel qu'il lui apparaît. La rationalité s'exprime par le discours en tant qu'on distingue l'attribut qu'on accorde au sujet du sujet lui-même. Cette confusion est involontaire dans le cas de la passion. Elle peut cependant devenir volontaire pour le poète lorsqu'il imite la passion. Ainsi rend-il délibérément le subjectif objectif afin de renseigner sur la vie du sujet à travers la projection de son sentiment sur l'extérieur. La poésie imite la passion en ce qu'elle projette la subjectivité sur l'objet, non par maladresse, mais avec habileté dans l'art de construire des métaphores.
La valeur subjective est rationnelle si elle est conçue comme relative à travers le sentiment de joie ou de tristesse et elle devient passionnelle si elle est conçue comme absolue à travers l'amour ou la haine. Le sujet possède une opinion rationnelle s'il considère ce qu'il ressent avec elle indépendamment de l'objet. Son opinion est passionnelle si, au contraire, il nie ressentir quoique ce soit à son sujet. Dans ce cas, l'opinion se fait passer pour science puisque la science ne concerne pas ce qu'on ressent. Le lever et le coucher du soleil relève d'une opinion qui est passionnelle si l'on prétend que c'est ainsi que les choses se passent, et il relève d'une opinion rationnelle si l'on sépare cette opinion de la science selon laquelle la terre tourne autour du soleil. La passion est donc l'absolutisation de l'émotion. Elle revient à substantiver l'attribut d'un sujet et à confondre celui-ci avec le sujet lui-même. Les qualités qui n'appartiennent pas à l'objet mais qui viennent du rapport de cet objet au sujet sont, dans la passion, considérées comme des propriétés de l'objet. Il est en revanche plus raisonnable de ne pas confondre entièrement, par exemple, le sentiment que l'on éprouve pour quelqu'un avec la valeur réelle de cette personne. Car il arrive parfois que quelqu'un soit désagréable et bien intentionné ou agréable et mal intentionné. Dans le comique, la passion a lieu virtuellement comme lorsqu'on fabrique le pseudonyme d'une personne avec un nom commun. La production du sobriquet simule volontairement l'opération qui a lieu spontanément dans la passion. Le petit Nicolas de Sempé, par exemple, nomme avec ses camarades leur surveillant général Le Bouillon parce que ce dernier fait constamment les gros yeux.
La passion fait de la partie la fin vraisemblable. Ainsi l'amour de concupiscence s'intéresse à la partie corporelle uniquement. La partie spirituelle peut inversement être aimée au détriment du corps. On songe au savant gardé prisonnier par le tyran, comme Platon par Denys II. La partie de l'être aliéné intègre le projet du tyran. L'émotion, au contraire, dans la mesure où elle est labile, élargit la conscience sans la figer. "L'émotion, selon l'image de Kant, agit à la manière d'une eau qui rompt la digue ; la passion à la manière d'un cours qui se terre toujours davantage dans l'excavation de son lit" (Anthropologie...:). La passion s'attache à une partie déterminée des êtres au détriment de l'ensemble. La raison, elle, franchit en pensée les limites entre les parties pour les distinguer à l'intérieur d'un tout. Ainsi, le fait d'éprouver des émotions variées à propos d'un même objet est rationnel, tandis que celui de n'en éprouver qu'une seule ne l'est pas.
Descartes fait remarquer que "parce que la nature de l'âme est de n'être quasi qu'un moment attentive à une même chose, sitôt que notre attention se détourne des raisons qui nous font connaître que cette chose nous est propre, et que nous retenons seulement en notre mémoire qu'elle nous a paru désirable, nous pouvons représenter à notre esprit quelque autre raison qui nous en fasse douter, et ainsi suspendre notre jugement, et même aussi peut être en former un contraire" (Mesland, 44). De même que nous sommes libres de tourner la tête pour regarder ailleurs, de même nous pouvons relativiser notre opinion. Notre jugement à besoin pour cela de la diversité des représentations dans le temps, laquelle diversité rend possible la comparaison des choses entre elles. La passion, nous l'avons vu, consiste à prendre la partie pour le tout. Le cas de l'attention est analogue. La distraction qui lui est contraire consiste à ne pas prendre la partie pour le tout. On peut en dire autant de l'émotion. Elle sert d'intermédiaire pour passer de la passion à la raison. Au lieu de prendre, comme la passion, la partie pour le tout, l'émotion ne prend pas la partie pour le tout et permet à la raison de mieux considérer le tout. Celui qui est passionné pour un objet est attentif à lui. Celui qui est ému par quelque chose est au contraire distrait et soutient difficilement son attention. Or, il importe aussi d'être ému pour détacher son attention d'une seule et unique chose alors que d'autres éléments sont en cause dans l'ensemble des choses.
L'émotion est moins sujette à l'illusion que la passion dans la mesure où elle présente un engagement ontologique mineur. Elle est relative en ce qu'elle naît de la rencontre fortuite avec l'objet et surtout en ce qu'elle dépend d'une propriété restreinte qui provoque un sentiment passager et non d'un large ensemble de propriétés qui, dans l'amour et la haine, conduirait à attribuer une valeur à l'objet tout entier. La conscience de sa propre mortalité éveille une certaine passion si elle est constante et si le sujet est entièrement absorbé par cette idée. Le sujet peut également sombrer dans la haine ou dans l'amour et désirer exagérément quelque chose. Au contraire, des sentiments variés nous encouragent à considérer les êtres davantage les uns par rapport aux autres. On distingue bien chez quelqu'un ce qui nous fâche ou nous amuse sans en tirer de conclusions trop hâtives sur lui.
Au contact de l'objet, le sujet éprouve des sentiments qui renseignent sur le sens que prennent pour lui des parties d'objets. On peut citer ce cas rapporté par Descartes : "lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche (qui louchait) ; (...) longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fut pour cela. Au contraire, depuis que j'y ait fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été ému" (Chanut, 47). Nous voyons que le strabisme des femmes rappelle à Descartes son sentiment passé pour une fille qui louchait. Son émotion n'est cependant pas assez forte pour qu'il tombe à chaque fois amoureux. Mais ce sentiment le dispose indéniablement à l'amour. Ce qui le limite est son aspect passager. D'autres parties d'objet se présentent qui éveillent de nouveaux sentiments peut-être opposés aux précédents. Éprouver différentes émotions pour différents aspects des personnes nous conduit à relativiser entre eux les divers sens que prennent pour nous les êtres. Peu à peu, nous éprouvons pour eux des sentiments de plus en plus complexes, au lieu de ne les apprécier que par une seule qualité. Chaque élément est capable d'évoquer confusément des moments de notre histoire très différents et éloignés. Cette diversité permet au sujet de ne pas confondre ses sentiments avec l'essence de l'objet qui les provoque, car autrement la confusion entraînerait une projection de l'ordre de la superstition et du mythe. L'expérience directe confond les éléments subjectifs et objectifs. Le produit de ce mélange reste spécifique à la relation de chacun à l'objet. Mais une fois que la réflexion a éliminée cette spécificité, le sujet obtient le genre auquel appartient l'objet et qui reste commun à tous. On dégage de cette façon la composition générale et pure de l'eau, abstraction faite du sentiment que l'on peut avoir pour l'eau selon les situations, par exemple, au bord d'une plage ensoleillée ou sur un navire en pleine tempête.
L'émotion relève d'un moment trop embryonnaire de la conscience pour constituer, comme la passion, un rival sérieux du vrai. L'émotion renseigne sur celui qui l'éprouve et assez peu sur ce qui provoque le sentiment. La raison et la passion, la vérité ou la fausseté, sont relatives aux objets, tandis que l'émotion n'est ni vraie ni fausse mais subjectivement certaine. Je suis triste ou non avant même de savoir si j'ai des raisons de l'être. Pourtant, les émotions de l'âme naissent bien à l'occasion des phénomènes quand ils apparaissent. L'émotion est sensible et suppose une certaine passivité de l'âme. Ce qui en est la cause, ce sont surtout certaines propriétés des objets alliées à celles du sujet. Mais l'objet en lui-même ne provoque aucune émotion. L'eau, conçue comme un mélange d'oxygène et d'hydrogène, n'éveille pas la crainte ou l'apaisement comme l'eau que l'on perçoit. Bien que l'émotion dépende des phénomènes liés aux êtres en soi, elle renseigne en somme peu sur l'objet et beaucoup sur le sujet. Dans l'émotion, le sujet pâtit de l'objet, mais la partie de l'objet concernée dépend de la nature et de l'intérêt du sujet. L'émotion suppose donc la combinaison des propriétés de l'objet et du sujet, par exemple, l'événement réjouissant et le sujet réjoui. Dans l'émotion, le sujet a conscience de lui-même en même temps qu'il perçoit un objet. Par contre, sans émotion, le sujet aperçoit l'objet lui-même indépendamment de ce qu'il en perçoit et donc n'a pas conscience de lui-même.
5. L'imperfection de la colère
Platon a montré comme la raison et la colère sont analogues quant au rejet du désir. La colère est un embryon de raison mais aussi l'expression de la conscience morale contre le sensible. Cette moralité critique doit cependant être relayée par une éthique prudentielle. Le moment de la colère contre la passion est encore un moment réactif et imparfait. Il doit être suivi d'une réhabilitation mesurée de l'appétit. On peut argumenter ou se fâcher parce qu'on refuse quelque chose. Ce refus est fondé plus souvent sur le désir plutôt que sur la volonté, sur la passion plutôt que la raison, dans le cas de la colère. Le sentiment est négatif plutôt que nul. Mais le sentiment nul ou infime de la raison reste également partiel si on n'introduit pas en outre le sentiment positif du désir. C'est par le rire, parfois, que nous renouons de la sorte avec l'appétit.
On trouve chez Platon un élément intermédiaire entre raison et passion. Il divise l'âme en trois parties rationnelle, irascible et concupiscible et montre comment l'élément irascible peut s'allier à la raison pour s'opposer au désir : "lorsque (Léontios) aperçut des cadavres étendus près du bourreau ; en même temps qu'un vif désir de les voir, il éprouva de la répugnance et se détourna ; pendant quelques instants il lutta contre lui-même et se couvrit le visage ; mais à la fin, maîtrisé par le désir, il ouvrit de grands yeux, et courant vers les cadavres : voilà pour vous, mauvais génies, dit-il, emplissez vous de ce beau spectacle" (République IV). Pour Platon, l'émotion irascible ne s'oppose pas nécessairement à la raison : "quand un homme est entraîné de force par ses désirs malgré sa raison, ne remarquons-nous pas qu'il se blâme lui-même, s'emporte contre ce qui lui fait violence, et que dans cette sorte de querelle entre deux principes, la colère se range en alliée du côté de la raison ?" (ibid.).
L'union de l'âme rationnelle au corps explique le mode irrationnel de celle-ci que l'on nomme passionnel. La première passion du corps organique est le désir grâce auquel il se meut et croît. La seconde est l'aversion contraire grâce à laquelle il se conserve. La tempérance limite le désir et le courage, l'aversion. Puisqu'elle est jointe au corps, l'âme peut en subir l'action et donc en pâtir. Le corps pâtit à son tour des autre corps qui l'environnent, de sorte que, selon l'action de ces corps sur le corps, celui-ci, en fonction également de sa nature et de ses dispositions, se sent attiré ou repoussé s'il possède une âme. L'âme devient encore active en s'opposant à son propre corps lorsque la tempérance règle son mouvement et réfrène son désir. Elle peut aussi réfréner courageusement l'aversion. C'est d'ailleurs par ces sortes d'actions contraires à celles du corps que l'âme s'en distingue le mieux. Du fait d'être contraire au désir, l'aversion se rapproche de la raison qui nie le sensible par son formalisme et ses abstractions. Mais, de même que la vérité est le composé de la matière et de la forme, le bien consiste en la proportion du désir et de l'aversion ainsi qu'en la complémentarité du courage et de la tempérance. Du fait de l'union de l'âme et du corps naît la complémentarité de l'intelligible et du sensible. D'un côté, on agit contre le sensible par aversion et tempérance et, de l'autre, on agit conformément au sensible par désir et courage. Le premier mouvement mène à la théorie, le second à la pratique.
Aristote distingue deux usages inégaux de la colère : "on ne peut que traiter de stupides ceux qui restent sans colère pour les choses où il faudrait éprouver une colère réelle, ainsi que ceux qui en ressentent d'une manière, dans un temps, ou pour des choses où on ne devrait pas en avoir" {Éthique à Nicomaque). Il précise que "l'homme qui tient en ce genre (la colère) le milieu entre les deux extrêmes, est appelé homme doux, (...) celui qui pêche par excès s'appelle le caractère irascible (...). Celui qui pêche par défaut, sera (...) le caractère flegmatique". Le fait qu'une colère soit idiote ou non dépend des qualités réelles de l'objet de la colère. Un sujet au caractère doux éprouve plus fréquemment des émotions adaptées au conditions objectives. Ses émotions sont compatibles avec une connaissance vraie des choses. En ce qui concerne la colère, la douceur constitue donc le juste milieu entre l'attitude irascible et la flegmatique. C'est une vertu morale et intellectuelle. A côté, les flegmatiques paraissent sans opinions propres et capables d'obéir inconditionnellement à n'importe quoi. Quant aux irascibles qui, au contraire, se fâchent à peu près contre tout, ils n'usent qu'arbitrairement de leur liberté de penser. La douceur est une vertu morale. Elle dépend de la volonté prudente qui ne juge ni trop vite ni trop peu. Cette qualité est sans aucun doute nécessaire au bon déroulement d'une discussion.
Aristote est modérément convaincu de la vertu de la colère : "La colère qui nous enflamme le cœur entend encore la raison dans une certaine mesure. Seulement, elle l'entend mal comme ces serviteurs qui trop prompts dans leur zèle se mettent à courir avant d'avoir entendu ce qu'on leur dit, et se trompent ensuite sur l'ordre qu'ils exécutent" (ibid.). Il reconnaît néanmoins avec Platon que "la colère même avec ses violences a quelque chose de plus naturel que les emportements de ces appétits qui nous poussent qu'aux excès, et qui ne répondent pas à des besoins nécessaires". La sagesse commence avec l'esprit critique qui s'oppose aux appétits immédiats. Mais l'esprit doit encore s'élever au dessus du sensible s'il veut atteindre son but. L'opinion que la colère oppose au faits doit, selon Platon, s'achever dans le calme de la raison. L'élément irascible détourne l'âme d'objets apparemment ou réellement mauvais. Il est, semble-t-il, plus prudent d'être irascible que flegmatique, même s'il est encore mieux d'être doux. L'aversion paraît être au désir ce que la raison est à la passion. Mais seule une rationalité économe peut se contenter de rejeter ainsi tout désir par aversion plutôt que de s'abandonner à certains. La prudence commande que l'on se détourne de l'objet de façon la plus rationnelle possible. Pour autant, il n'est pas raisonnable de tout prendre avec colère. La douceur de la raison n'est pas tant l'aboutissement du caractère irascible que la proportion entre les désirs et les aversions.
De manière générale, chacun éprouve pour certaines choses à la fois une attraction et une répulsion. Ces états contradictoires s'attachent principalement à des thèmes morbides, comme dans l'exemple emprunté plus haut à Platon. En principe, l'attirance ou le dégoût pour les objets est relative à ce qui nous apparaît bon ou mauvais, à ce qui mène à la santé et la vie ou à la maladie et la mort. Mais nous semblons nourrir, sans toujours nous l'avouer, le désir de transgresser des interdits qui d'habitude suscitent, conformément à la coutume, une aversion pour certains objets. Ainsi, la colère peut être envisagée comme l'expression du blâme et comme un débordement toléré par l'opinion commune, pour une chose qui au fond pourrait susciter une certaine envie dans certaines circonstances. Un sujet peut même entrer en contradiction avec lui-même à propos d'un objet et ne pas réussir à décider le meilleur entre un désir et une aversion. Cette contradiction naît du conflit entre opinion commune et conviction personnelle lorsque l'usage commande qu'on réprime une inclination personnelle naturelle. S'il est en effet naturel que l'homme s'intéresse à la sexualité et à la mort, en revanche il n'est pas convenable qu'il le fasse d'une autre manière que celle prescrite par la coutume.
La colère est souvent l'expression d'une conscience morale qui s'éveille lorsqu'une action lui paraît mauvaise. C'est une expression brutale et impatiente. Elle est donc une impertinence répondant à une première impertinence, comme le châtiment au crime. Une réaction de colère face à une mauvaise action paraît un mal opposé à un autre mal. Mais au lieu d'accroître le mal par le mal, le second mal annule le premier. Cela paraît un accroissement de l'extérieur mais est un dépassement pour les personnes concernées. La colère est dictée parfois par l'opinion parfois par le bon sens. Elle blâme son contenu injustement ou pas. On suppose que si elle est juste, elle est capable de prendre une forme argumentée plutôt que performative. Au contraire, une colère infondée n'a aucun argument convaincant à soumettre. La colère est donc potentiellement bonne ou mauvaise. La colère incline donc ou bien du côté de la raison, ou bien de celui de la passion. Elle est passionnelle si son but est seulement de persuader et rationnelle s'il est de rendre justice. C'est pourquoi il n'est pas suffisant pour un sujet de s'opposer simplement avec colère aux penchants. D'ailleurs, cette opposition colérique peut avoir lieu alors que le sujet incline sans s'en rendre compte. Pire, une fausse bonne conscience empêche parfois que l'on reconnaisse ses propres penchants. On ne peut donc pas faire un usage systématique de la colère. Parmi les colères injustifiées, il y a celles qui s'expriment par un discours qui contredit les actes effectués par le locuteur. Ce cas de figure devient particulièrement absurde lorsque c'est à cause de son propre discours et raisonnement que le sujet est incapable de reconnaître la contradiction entre ses paroles et ses actes. La colère contre un bouc émissaire, par exemple, prend rapidement à cause de cela la forme de ce que l'on condamne injustement chez lui.
Vis-à-vis de la raison, la colère apparaît donc comme un signal indiquant une entorse à la loi. Toutefois, la colère reste un symptôme insuffisamment fiable de la moralité dans la mesure où elle peut devenir l'alliée de la passion et même contribuer à lui donner une apparence de moralité et de raison. Tout ce qui nous fâche n'est pas injuste. Si l'on est fâché d'avoir quelques sacrifices à faire, cela ne prouve pas que ce sacrifice n'est pas nécessaire. Ce soupçon apparaît dans la définition que Freud donne de la conscience morale. "La conscience morale est la perception interne du rejet de certains désirs qui existent en nous, le plus important étant que ce rejet n'a pas besoin de s'appuyer sur quelque chose d'autre, qu'il est sûr de lui" (Totem et tabou). On ne peut qu'espérer que les émotions, lorsqu'elles sont mesurées, puisse davantage servir la raison que lorsqu'elles sont excessives, imprudentes et tendent à la passion. Freud définit la conscience morale comme un rejet indémontrable et axiomatique de certains désirs. Une moralité moins subjective devrait donc pouvoir être déduite de principes formels comme, par exemple, l'universalisation de la maxime de la volonté chez Kant. Cependant, ce principe est lui-même difficilement démontrable et il peut être sans valeur. Dans ce cas, il semble préférable de conserver une maxime moins déterminée et plus empirique telle que : il convient de ne pas rejeter tous les désirs mais d'en rejeter quelques uns.
La réaction affective colérique indique la perception d'une anomalie contraire à l'opinion. Elle exprime une conviction. Notre moralité repose sur la cohérence de nos croyances entre elles. La colère est la saisie confuse d'une incohérence. C'est pourquoi elle adopte un ton répressif. La colère succède au jugement d'après lequel une chose est le contraire de ce qu'elle devrait être. La vigueur de la colère tend à corriger les faits en vue d'un état meilleur, de la même façon qu'on réprime quelqu'un pour qu'il ne commette plus la même erreur. Pour autant, toute contestation n'est pas morale. La colère demeure une passion tant qu'elle n'est fondée sur aucun principe. Il se peut même que le principe utilisé ne soit en fait qu'une hypothèse avivée par la passion. L'universalisation de la maxime de la volonté chez Kant, par exemple, peut traduire une haine de la sensibilité dans son ensemble et une sorte de préjugé philosophique fondée sur le ressentiment. Il ne suffit pas qu'une contestation soit consciente pour être morale, car on peut contester ou même opiner selon une hypothèse qui nous est propre sans être objective. Une contestation morale doit être rationnelle et fondée sur des principes convaincants. Ainsi, on condamne l'escroc, non pas seulement parce qu'il nous semble bon qu'il le soit, ou encore en vertu de l'impossibilité de l'universalisation de l'escroquerie par rapport au système de l'échange en général, mais aussi parce que l'escroquerie accentue l'inégalité parmi les hommes.
6. La spontanéité de l'émotion.
L'émotion agit mécaniquement en nous et induit un comportement spontané. La passion, n'ayant comme fondement qu'une émotion subjective, ne peut en tirer qu'abusivement des conséquences pratiques objectives. Par définition, la passion est la détermination de la volonté pour un objet faux ou accidentellement vrai. Comme le comportement induit par une émotion repose sur une volonté indéterminée et sans objectif conscient, le passionné tend à penser que cette spontanéité est une volonté conforme à l'entendement, alors qu'en réalité c'est l'entendement qui se donne un objet conforme à la volonté ; de sorte qu'il finit par croire ce qu'il veut. La volonté déterminée rationnellement, au contraire, ne repose pas sur la seule émotion mais enveloppe dans sa justification quantité d'autres éléments. Quant à l'émotion elle-même, elle ne saurait être fausse puisqu'elle exprime seulement l'état dans lequel se trouve le sujet sans rien affirmer de l'objet. La volonté devient passionnée si elle se donne des mobiles faux inspirés par une disposition subjective. Par contre, on ne prétend pas, en agissant sous le coup de l'émotion, agir selon une règle consciente.
Les émotions constituent des mobiles confus de l'action que l'on ne peut mesurer qu'à l'aune de leurs effets néfastes ou bénéfiques. La cause de l'émotion est esthétique et contingente en ce qu'elle est mécanique. L'émotion relève même d'un mécanisme psychique complexe. Mal endiguée, l'émotion entraîne des actes involontaires. Il n'est pas prudent de justifier son action par une émotion. Une telle action n'est bonne ou mauvaise que par accident, sans décision préalable. Les réactions affectives sont différentes selon le cas. Si leurs conséquences sont heureuses, ce n'est pas parce que le sujet les a prévues. Cependant, ces réactions peuvent être appropriées. Si notre douceur donne à certains l'envie d'abuser d'elle, notre colère doit pouvoir les en dissuader.
Les comportements attribuables à l'émotion ont des effets que l'on peut évaluer. L'émotion peut être jugée appropriée ou non aux circonstances. On peut très bien, par exemple, louer une réaction spontanée parce qu'elle a permis un heureux événement. On reconnaîtra cependant que nos réactions spontanées ne sont pas toutes contingente si l'on remarque que la vertu de l'amitié, par exemple, repose non pas sur une communauté d'intérêt mais sur une base émotive adaptée aux circonstances. On admire chez les amis et les amants un bonheur qui repose sur des émotions sincères plutôt que sur un calcul intéressé. Mais l'émotion ne peut constituer un motif qui permette de considérer un acte comme responsable. C'est la volonté seulement qui est le critère de la responsabilité et les émotions n'en sont tout au plus que les instruments. Car l'émotion n'est pas le résultat d'un calcul. Elle en serait plutôt le moteur. L'émotion précède, accompagne et suit la volonté et n'est rien d'autre qu'une espèce de perception. L'émotion naît spontanément et non au terme d'une délibération. C'est la perception confuse d'un état que l'on subit. Ensuite seulement, il y a la volonté claire d'atteindre après réflexion une fin déterminée. Si, par contre, l'état émotif est la fin de la volonté et lui succède, alors ce sentiment n'est plus spontané mais simulé.
En outre, lorsque l'émotion se change en passion, la cause de l'action n'est plus efficiente mais finale et éthique. La passion, au contraire de l'émotion, se trouve justifiée par la volonté de celui qui la possède. L'émotif connaît son intempérance, le passionné la veut. Nous emprunterons à Aristote cet exemple : "tout le monde trouve celui qui frappe sans colère (celui que nous nommons le passionné) plus coupable que celui qui frappe dans son emportement. Que ferait-il donc cet homme de sang froid s'il venait à être transporté par la passion (entendons plutôt émotion) ? (Ethique à Nicomaque). On suppose qu'un agresseur calme a calculé son geste et ses conséquences tandis qu'un agresseur emporté agit sous le coup de l'émotion et se trouve lui-même être témoin passif de son geste après coup. Si ce dernier blesse quelqu'un, on lui en voudra moins qu'au précédent qui a voulu la blessure. Comme l'écrit Kant : "plus petit est l'obstacle naturel, et plus grand l'obstacle fondé sur des raisons du devoir, d'autant plus la transgression (comme démérite) est imputable" (Métaphysique des mœurs).
Le sujet est passif en tant qu'il ne fait que réagir, par son désir, aux besoins et tendances qui s'imposent à lui, avec plus ou moins de nécessité, en raison de son environnement particulier. La constitution du désir à travers les émotions et les passions est principalement mécanique. Il n'entre encore aucune volonté lorsqu'un sujet éprouve un désir et tend, sans discuter, à le satisfaire. Ceci arrive lorsque je me couche parce que j'ai sommeil, sans me forcer à veiller pour une quelconque raison. Toutefois, lorsque nous distinguons précisément l'émotion et la passion, nous remarquons que la passion obéit à une maxime de la volonté apparemment objective tandis que l'émotion ne le fait pas. Celle-ci ne saurait être fausse tant qu'elle reste proprement subjective. Ce qui est condamnable dans la passion, c'est la maxime dont l'on se sert à tort pour expliquer son action. Mais l'émotion elle-même, en tant qu'elle ne s'autorise pas à durer pour quelque raison, ne saurait être blâmable.
Bien que confuse, l'émotion est en rapport avec l'immédiat, tandis que la passion entretient un rapport idéal avec le réel. Comme la sensation, l'émotion révèle l'extérieur, mais comme quelque chose de vague concernant l'atmosphère générale d'une situation. L'émotion représente confusément le présent que la sensation représente clairement, tandis que la passion ne représente clairement que ce qui est absent. L'émotion est donc attribuable au sens commun et la passion à l'imagination. La passion, du moment qu'elle reste indifférente aux situations, s'oppose à l'émotion. En effet, la passion est caractérisée par l'obstination et l'indifférence, voire le cécité, par rapport au contexte réel. On peut dire d'un homme emporté par la passion qu'il est insensible. Les passionnés, tels que nous l'entendons, n'éprouvent que du mépris pour ce qui leur est donné, ces choses n'ayant d'importance que comme moyen pour une fin qu'ils se sont prescrite en imagination. L'instrumentalisation arbitraire est donc une marque de la passion.
La passion est éthique, non pas en ce sens qu'elle serait moralement bonne, mais parce qu'elle joue un rôle éthique dans le comportement d'un agent. Le passionné n'est pas maladroit et n'agit pas en ignorant ce qu'il fait. Il agit plutôt par ignorance et reste partiellement responsable dans la mesure où les conséquences de ses actes sont volontaires, délibérées et recherchées. Aristote remarque que : "dans l'ivresse, dans la colère, on ne peut pas dire qu'on agisse par ignorance ; l'on agit seulement sous l'empire de ces dispositions ; on n'agit pas en connaissance de cause ; et c'est au contraire en ignorant ce qu'on fait" (Ethique à Nicomaque). L'action mue par l'émotion est mécanique et moralement neutre. Ce mouvement naturel devient éthique et implique la possibilité du mal si la volonté suit une opinion fausse en dépit de la vérité. Dans ce cas, le sujet ne subit plus son émotion mais devient le principe de son action. Il est alors coupable de se donner une erreur comme contenu de sa volonté alors qu'il aurait pu et du se donner une vérité.
La sensation est généralement le corrélat de la détermination spontanée d'une cause objective dans l'espace. L'émotion traduit plutôt divers effets subjectifs perçus dans le temps. Toutes les deux sont des éléments qui entrent dans la perception. Il y a sensation de l'objet dans la sensation et sentiment de soi par l'objet dans le sentiment. Ainsi, je sens l'odeur d'une rose et j'éprouve du plaisir à sentir cette odeur. Par contre, la passion peut n'être qu'une idée sans intuition. Aucun objet ne lui correspond dans l'espace. La finalité de la passion n'a en réalité aucune objectivité. Une finalité rationnelle, en revanche, est parfaitement conciliable avec l'émotion et la sensation dans la perception à venir. Le passionné à le tort de poursuivre comme fin un objectif qui ne peut ou ne doit pas être atteint. Par contre, celui qui est rationnel mérite ses perceptions par rapport à la fin qu'il se donne, alors que le passionné reste dans la faute quelques soient les bénéfices pour sa passion.
7. Les degrés de la volonté
On peut nommer désir l'appétit conscient et souhait le désir voulu. Cependant, un souhait n'est encore de lui-même ni bon ni mauvais. Il le devient par rapport à d'autres souhaits. La volonté est la somme des désirs et aversions devenus conscients que la raison essaie d'harmoniser entre eux. L'entendement travail à rendre distinct pour le sujet lui-même ses propres appétits. La volonté n'a plus ensuite qu'à se déterminer par rapport à ce savoir pour être rationnelle. Cependant, sa tâche est distincte de celle de l'entendement en ce qu'au lieu d'éclaircir chaque appétit, elle organise entre eux les désirs éclaircis de façon à établir une hiérarchie entre les souhaits. Ainsi, le manque de sommeil est à fuir selon l'entendement mais à poursuivre selon la volonté si l'on souhaite par exemple finir un travail en retard à temps. La volonté est dans la vérité lorsqu'elle parvient à la cohérence entre elles de toutes les tendances devenues conscientes. Avec la volonté et le pouvoir de se déterminer rationnellement vient aussi la conscience tragique de la contradiction entre différents souhaits. La volonté, comparée à l'entendement qui cherche à faire correspondre l'idée à l'objet, cherche la cohérence entre les idées qui représentent nos désirs. Cette capacité de s'autodéterminer rationnellement en établissant la valeur entre eux de nos différents désirs nous conduit à prendre conscience de la contradiction qu'il y a entre certains désirs.
Mais comment reconnaît-on qu'un souhait est effectivement souhaitable ou un désir, désirable ? Nous définissons le souhait comme ce qui se rapporte au bien apparent souhaité plutôt que souhaitable absolument. Le bien apparent n'apparaît pas initialement comme tel. On prescrit parfois un médicament jugé bénéfique avant d'apprendre qu'il produit des effets secondaires néfastes. C'est seulement si un même agent peut faire préalablement la différence entre le souhaitable et le souhaité, et s'il choisit néanmoins le souhaité seulement, qu'il agit selon une mauvaise intention. Spinoza affirme néanmoins que "nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appelons ni ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appelons et désirons" (Éthique). Le désir est la cause du souhait et de la volonté. Spinoza critique la thèse de Descartes selon laquelle l'entendement doit juger de ce qui est bon avant que l'on se détermine à le vouloir. C'est au contraire parce que la volonté agit d'abord en nous que nous jugeons bon ce qu'elle nous indique, de sorte que ce que je veux est immédiatement jugé bon. La thèse de Kant se situe à l'antipode de celle de Spinoza. Pour Kant "La moralité ne vaut pas pour nous parce qu'elle présente un intérêt (...), mais c'est que la moralité présente un intérêt parce qu'elle vaut pour nous en tant qu'hommes" (Fondements...). Le désir est, pour lui, totalement différent du souhait purement rationnel de la volonté libre. Kant défend la thèse d'un intérêt moral ou plutôt d'une valeur morale propre à l'homme et coupée de tout attrait empirique. La volonté dans ce cas obéit à la raison qui prescrit qu'une chose est autorisée ou interdite en général. Il ne s'agit plus exactement de faire obéir la volonté à l'entendement comme chez Descartes, et encore moins l'entendement à la volonté comme le réclamait Spinoza, mais de faire obéir la volonté à la raison.
La volonté permet de douter de son désir et de le relativiser. Comme l'explique Leibniz, le désir "est une sorte de velléité par rapport à une volonté complète : on voudrait par exemple, s'il n'y avait pas un plus grand mal à craindre si l'on obtenait ce qu'on veut, ou peut-être un plus grand bien à espérer si on s'en passait" (Nouv. Essais...). On peut aussi être conscient de son appétit, c'est-à-dire désirer, sans acquérir la volonté de tempérer ce désir si on le souhaite ni trouver la patience et la force nécessaire à cela. Un premier moment de l'action volontaire consiste à comparer son désir à d'autres pour en établir la valeur, comme lorsqu'on évalue son désir présent par rapport à l'avenir. Mais le second moment, davantage empirique, consiste à trouver la force d'agir sur son désir selon l'ordre de la volonté. A défaut de parvenir à s'appliquer, la volonté devient le moteur du remords et de la souffrance morale, laquelle peut parfaitement accompagner une jouissance physique.
La volonté n'est pas nécessairement opposée au désir. Elle est plutôt relative au désirable et à l'indésirable et à leur équilibre réfléchi. Le désir est donc différent de la volonté et s'oppose à l'aversion. Il n'y a pas entre le désir et la volonté d'opposition comme il y en a entre le désir et l'aversion qui lui est contraire. Ainsi, on peut vouloir un désir comme celui d'offrir un cadeau, ou encore vouloir faire un cadeau contrairement au désir de le faire, avec indifférence ou aversion, seulement par intérêt pour obtenir les faveurs de quelqu'un sans l'aimer. Par ailleurs, le désir sans volonté est le désir que ne réfrène aucune aversion. L'excès du désir vient du défaut de volonté et du manque d'équilibre par rapport à l'indésirable. Il est par conséquent impossible de comprendre la volonté indépendamment du désir ou contre lui. Le désir est le contenu de la volonté et fait partie, avec d'autres désirs et les aversions, de la volonté. La volonté est formellement libre mais elle doit être équitable par rapport à son contenu. La volonté doit pouvoir en outre transformer un désir en indifférence ou aversion, une aversion en indifférence ou désir, et une indifférence en désir ou aversion. Pour cela, la volonté doit former un système équilibré d'attractions, de répulsions et de concours des forces. La meilleure volonté n'est pas celle qui décide d'être soit prodigue soit économe, mais c'est celle qui est prodigue à hauteur de ses économies et pour qui il n'est pas plus important de recevoir que de donner.
Idéalement, l'appétit, le désir, le souhait et la volonté sont une même chose, une même tendance, un même mouvement, destiné au perfectionnement d'un être. Toutefois, si cette tendance n'était pas discontinue, il n'y aurait aucune raison de distinguer différents degrés dans la volonté. Il y a différentes espèces de volonté qui apparaissent à différents degrés selon qu'elle contribue mieux ou moins bien au perfectionnement de l'être. Au plus bas niveau, il y a la satisfaction immédiate du plaisir qui est contingente et ne concerne qu'une infime partie de l'existence et, au plus élevé, il y a l'intelligence permettant de délibérer sur notre existence entière et, même au-delà, sur l'existence des hommes et du monde.
Le rationnel s'oppose à l'irrationnel comme l'âme au corps. Il y a la même différence entre penser et sentir qu'entre la volonté entière et l'appétit. Entre les deux apparaît le fait de penser à l'apparence du bien et de se tromper. Ainsi la volonté, lorsqu'un bien est reconnu comme apparent tout en étant désiré, peut s'opposer à l'appétit. Sans cette contradiction avec soi, il n'y aurait ni bien ni mal, car ne serait bien que ce qui obéit à l'appétit et ne serait mal que ce qui s'y oppose, sans aucune référence à un principe commun d'identité. En tant que l'âme est jointe au corps, nous avons des opinions qui restent intermédiaires entre la science et les apparences. Une opinion devient bonne si elle s'accorde à la raison, laquelle apparaît après que des opinions se soient révélées avec ou sans correspondance avec d'autres. Ce n'est pas simplement le rapport de l'opinion au sensible qui la rend bonne ou mauvaise mais aussi sa résistance aux opinions contraires. C'est la thèse qu'avance Descartes en expliquant que c'est le manque de cohérence entre les idées qui différencie le rêve de la veille et non la correspondance au faits puisque le sujet à des perceptions claires et confuses dans les deux cas (Réponses).
La volonté et le désir tendent également à la perfection de l'être mais de façon différente. Les désirs peuvent s'opposer entre eux. Car ils agissent en fonction de l'immédiat sans voir les conséquences à long terme de leur satisfaction. La volonté, au contraire, empêche la précipitation du désir et se persuade des raisons de ne pas l'assouvir. La volonté représente un progrès par rapport au désirs en ce qu'elle résout leur opposition par leur mise en ordre. Si je désire à la fois lire du français et de l'anglais, je choisirai l'un ou l'autre selon ma fatigue, mes projets, etc. En outre, pour la volonté, un grand bien peut naître d'un petit mal et un grand mal, d'un petit bien. Ce que l'entendement reconnaît de mauvais dans le désir, la volonté s'y oppose sans que le désir cesse toujours pour autant. Deux forces s'affrontent alors dans le même sujet. L'âme est embarrassée lorsqu'il s'agit de s'opposer, par des arguments, au corps impatient et rompu aux habitudes. Ainsi le bien ne procède pas simplement de la connaissance de ce qui cause le mal mais aussi de la capacité d'opposer à soi-même sa propre force. Si la volonté incline initialement vers le présent, l'entendement permet d'envisager l'avenir et de comparer les différentes conséquences d'un désir dans le temps. La volonté présente rencontre le devoir de se limiter ou de s'étendre. Mais ce devoir, que l'on se commande à soi-même comme un conseil, n'a pas en lui-même le pouvoir de retenir les actions auxquelles le corps est habitué. Ainsi, l'assuétude ne cesse le plus souvent que lorsqu'une bonne raison nous motive, comme une maladie, une grossesse, etc.
8. La force de la volonté
Du point de vue spéculatif, la volonté doit incliner en faveur de l'entendement plutôt que du sentiment. Mais dans la pratique, la spontanéité peut entrer en contradiction avec la volonté qui se trouve alors sans effet réel. Un homme peut songer accomplir des actes qu'il juge parfaits et se trouver ensuite, en situation, agir selon des sentiments de façon contraire à ce qu'il voulait. Plus précisément, le sujet peut vouloir faire ce qu'il doit et ne pas pouvoir le faire sans que rien d'extérieur ne semble pour autant le contraindre. C'est alors au niveau de l'émotion qu'il devient possible d'agir en tant qu'elles peuvent être de différentes sortes selon les représentations que nous nous donnons. Notre faiblesse à réaliser notre volonté ne vient pas nécessairement de la contrainte d'objets extérieurs, mais aussi de la force de nos tendances propres, de sorte que nos gestes sont empêchés ou contraints comme si une main prenait l'autre pour lui faire accomplir une chose contre son gré. Ce conflit intérieur peut s'apaiser si la volonté trouve un allié parmi les penchants qu'elle sollicite grâce à la liberté de se donner une représentation. Celui qui, lors d'un incendie, répugne à escalader une échelle étroite au dessus du vide devra se représenter plus fortement ce qui se passera s'il ne le fait pas.
Comment la volonté s'oppose-t-elle au désir ? Comment juger de la valeur de son désir et le corriger ? Si chacun est libre, il est permis d'espérer que nous évitions par nous-mêmes le mal qui nous dresse les uns contre les autres. Le meilleur moyen d'y parvenir est de déterminer de quelle façon il est possible d'user de sa liberté à bon escient. La tâche de l'entendement est de déterminer la vraie nature du désir pour voir en lui ce qui est mauvais. Ce n'est qu'ensuite que la volonté se donne les moyens de lutter convenablement contre le désir en s'y opposant, en le corrigeant. La volonté, par le moyen d'une représentation qu'elle se donne, peut opposer un désir à un autre et contrôler les sentiments. Ainsi, la volonté a la liberté d'éviter le mal, à condition qu'elle puisse d'abord évaluer ses désirs. Elle le fait par les représentations qu'elle peut opposer entre elles afin de lutter contre certaines inclinations. Ainsi, l'automobiliste attiré par la vitesse peut être sensibilisé par une représentation de l'accident qu'il pourrait entraîner. Néanmoins, un mal connu n'est qu'à moitié vaincu. Il est difficile de déterminer le moteur et la conséquence du désir. Il est encore moins facile de le combattre. Nous connaissons tous le supplice de savoir quelle est la cause du mal sans pouvoir y remédier. La volonté augmente la faculté de connaître théorique mais ne sert pas directement la faculté d'agir pratique. Je ne peux connaître les tenants et aboutissants de chaque désir et, avec ce que je connais, je ne peux pas toujours les dominer. La conquête du contrôle de soi est jalonnée par deux obstacles : la complexité de nos désirs et la faiblesse de notre volonté par rapport à notre spontanéité et notre réactivité.
La volonté a besoin d'un moteur qui pourrait être justement l'émotion. Le rire et la colère sont-ils bénéfiques ou bien néfastes ou encore indifférents pour l'éthique ? L'homme s'oppose à lui-même et entre dans la contradiction lorsqu'il s'agit de se conduire moralement. Après avoir pris du recul par rapport à ce qu'il fait, il retourne ses forces contre lui-même pour corriger ses impulsions. Le rire et la colère auront un intérêt éthique si la volonté peut se donner une représentation à contempler pour elle-même et sa propre transformation. Ceci n'est possible que dans la durée avec une réflexion suivie sur un type d'action et avec une meilleure détermination de celui-ci à mesure qu'on le connaît. L'action pratique qui utilise les émotions ne vient pas tant d'une décision ponctuelle purement théorique que d'un perfectionnement graduel de la spontanéité. Pour que ce soit possible, le sujet doit avoir la capacité d'alterner différents états, d'administrer les tensions, ne serait ce que pour résoudre les contradictions qui naissent dans l'entendement. Il ne s'agit pas tant de réfréner les pulsions que de les canaliser. Le rire et la colère peuvent permettre de transposer des élans agressifs réels dans un plan symbolique et autoriser que l'on débatte plutôt que l'on se batte. En cas de dilemme, par exemple, entre la punition et le pardon, il ne s'agit pas tant de choisir l'un des termes que de trouver une proportion entre les deux adaptée au délit. Il y a également une tension possible entre une émotion que l'on ressent et une que l'on pourrait ressentir. Etablir un équilibre entre ces deux états réel et virtuel permet de gérer les conflits sur le plan moral autant que physique.
Si l'émotion relève de la même catégorie que le désir, elle constitue un obstacle contre lequel la volonté lutte. Mais si elle est sans grand effet, elle reste extérieure au conflit de ces deux facultés. Si l'émotion répond au désir immédiat, comme lorsqu'on s'emporte dans sa colère, elle peut être contraire à la volonté que l'on a autrement de ne pas se fâcher. Cependant, l'émotion peut être bénéfique pour la volonté et lui servir d'aliment pour lutter contre la passion. Dans ce cas, la diversité des émotions joue contre la raideur de la passion. Notre capacité à éprouver de multiples dispositions nous permet de changer d'état et de ne pas rester prisonniers d'une seule et unique tendance. Les émotions jouent un rôle dans l'usage positif de la volonté qui ne se contente pas seulement de modérer les abus du désir. La volonté se laisse attirer autant qu'elle réprouve. La volonté doit lutter contre les passions mais avec les émotions. Car la volonté a besoin de la diversité des états du sujet pour lutter contre sa tendance prédominante. La volonté ne s'épuise pas à seulement lutter contre un penchant particulier mais elle se renforce en donnant libre cours à des désirs encouragés. On ne conseil pas un homme rongé par l'inquiétude de ne simplement plus songer à ce qui l'inquiète mais on l'encourage également à imaginer ce qui pourrait qui pourrait le distraire.
II. ACTION
L'émotion est un élément constant de l'action humaine. Elle intervient dans l'opération propre à l'âme de mettre les corps en rapport. De la plus grande action de l'âme résulte le pur rapport derrière lequel disparaît l'effet de la nature sur nous. L'émotion naît spontanément avec les différents actes de synthèses par lesquels le sensible devient intelligible. Cette synthèse, à mesure qu'elle est encouragée par la volonté, éloigne la conscience des effets sensibles immédiats, au point que ce qu'elle éprouve ne dépend plus, à la fin, que de sa propre action. En revanche, lorsque l'action de l'âme est modérée, l'action de la nature est sensible. L'émotion naît de cette tension entre les forces de l'âme et du corps. La volonté de l'âme diminue à mesure qu'augmente la réceptivité du corps. L'émotion involontaire est spontanée et corporelle ; l'émotion volontaire, elle, s'attache davantage à la réussite d'une action.
1. L'expression de l'âme
Pour étudier les émotions, il faut d'abord traiter de l'âme qui possède ces émotions. On entend par âme le principe du mouvement propre à une chose. Les émotion de l'âme sont engagées dans son action par rapport au corps. La personne possède des émotions qui lui sont propres en tant qu'elles ne sont pas contraires à sa volonté. Mais les sentiments qu'on éprouve contre notre gré sont moins propres à l'âme qu'au corps. Les émotions qui s'inscrivent dans notre action ne nous gênent pas, alors que celles qui s'y opposent nous affaiblissent.
Le rire et la colère sont des émotions de l'âme. Ce sont des espèces de joie et de tristesse propres à l'âme. Parce que l'âme est capable de joie et de tristesse, ce qui possède une âme rie ou se fâche. Il n'y a ni joie ni tristesse pour ce qui n'a pas d'âme. La joie et la tristesse sont des dispositions naturelles de l'âme plus générales que le rire et la colère. Car la rêverie et le remords sont encore d'autres espèces de joie et de tristesse. Par contre, aucun corps n'éprouve pareilles émotions ni aucun sentiment similaire. Le rire manifeste la joie, tout comme les expressions du visage. La colère, les larmes ou l'aboulie manifestent la tristesse. Il n'y a pas de vrai rire sans joie ni de vraie colère sans tristesse. Le corps exprime des émotions et les rend visibles ou audibles. Si ce qui est visible n'exprime pas une émotion ressentie, c'est qu'une autre est peut-être simulée. L'âme qui ne laisse pas paraître ses émotions peut encore feindre d'en avoir quand elle en a peu, ou de ne pas en avoir lorsqu'elle en a beaucoup. Descartes décrit cet art de feindre de la façon suivante : "toutes les actions, tant du visage que des yeux, peuvent être changées par l'âme lorsque, voulant cacher sa passion, elle en imagine fortement une contraire, en sorte qu'on s'en peut aussi bien servir à dissimuler ses passions qu'à les déclarer" ( Les Passions...).
Bien que le corps soit nécessaire pour que l'âme éprouve des émotions, les émotions viennent de l'âme et lui appartiennent. Dans la sensation le corps va à l'âme, la matière à la forme. Mais dans l'émotion l'âme s'exprime et va au corps comme la forme à la matière. Dans l'émotion l'âme est donc en parti motrice. "A l'expression humaine appartiennent, lit-on chez Hegel, la station droite absolument parlant, l'éducation, particulièrement de la main à titre d'instrument absolu, de la bouche, le rire, les larmes, etc., et, répandu sur le tout, le son spirituel qui révèle immédiatement le corps en tant qu'extériorité d'une nature supérieure" (Encyclopédie...).
Qu'est-ce que l'âme ? C'est d'après Platon ce qui se meut soi-même (Les Lois), la forme réalisée selon Aristote (De L'âme), une chose qui pense pour Descartes (Méditations...), ou encore une substance animée contenant un monde de diversité selon Leibniz (Foucher, 1686). L'âme seule à la capacité de se mouvoir contrairement au corps mu par un autre. Elle n'est pas entièrement séparée de la matière. Mais elle n'est pas sensible et n'a sans doute aucune extension. Elle ne peut, comme le démontre Kant, "s'assigner elle-même aucun lieu puisque pour ce faire, il faudrait qu'elle se fasse objet de sa propre intuition externe et se place elle-même hors d'elle même : ce qui est contradictoire" (Sur L'Organe de l'âme). Il m'est impossible de présenter mon âme toute nue à personne, pas même à l'aide d'une radiographie. Quant à l'âme d'une autre personne, je ne saurais la connaître autrement que par mon âme, obscurément, par l'intermédiaire du corps. Elle n'est compréhensible qu'à partir de la matière car elle n'est que l'unité formelle d'une diversité matérielle. La matière de ce qui a une âme peut être envisagée comme moyen et partie de la totalité qu'elle forme. L'âme est l'action principale et la fin des diverses causes matérielles qui concourent en elle. Aussi l'âme est elle le mouvement propre à une chose qui offre la raison des mouvements qui sont en elle. La forme est l'action rationnelle qui s'exerce par une matière. Elle est la finalité qui rassemble la disparité apparente de la matière. "La colère, nous dit Aristote, est formellement un appétit de vengeance et matériellement un bouillonnement de sang autour du cœur" (De l'Ame).
La tension entre les différentes définitions de l'âme données par les philosophes concerne son statut appétitif ou intellectif. L'âme intellective est absolue et immortelle, l'âme appétitive est incarnée et hétéronome. L'âme appétitive est l'âme en tant qu'elle existe avec le corps et lui est unie. Cette âme empirique est en rapport avec des objets réels et concrets. L'âme intellective, par contre, se suffit à elle-même. Elle est indépendante de l'expérience et purement abstraite. L'âme appétitive est en même temps motrice, nutritive et sensible. On ne conçoit pas l'appétit sans sensations ni besoins ni mouvements. L'appétit nous meut vers la sensation de ce dont on a besoin. L'appétit consiste à désirer un objet et à le rejoindre pour le sentir. Il initie le mouvement nécessaire à la santé d'un organisme. L'appétit est la relation dynamique essentielle entre le sujet et l'objet. La respiration est ainsi le meilleur rapport à atteindre entre l'air et le vertébré. Quant à l'intellect, son calcul ne serait que formel s'il n'avait aucun contenu sensible. La seule âme sans corps que l'on puisse concevoir est une âme impersonnelle, générale et sans relief singulier. D'un point de vue empirique, l'intellect prolonge la partie appétitive de l'âme et en est l'instrument. Il contribue à améliorer notre relation aux objets. Cependant, l'âme purement intellective communique avec l'âme du monde, c'est-à-dire le logos qui régit tout dont parle le fragment de Héraclite. L'âme appétitive est au contraire la partie incarnée de l'âme dans la matière et propre aux individus. L'appétit à le défaut de ne pas suivre la raison en tant qu'il s'intéresse à des objets passagers, tandis que l'intellect s'attache à des objets immuables. L'amour des êtres mortels à toutes les chances d'être déçu à cause de leur disparition, alors que celui des êtres immortels ne peut l'être en raison de leur permanence. Les émotions du rire et de la colère, étant des indicateurs de l'occasion et de l'atmosphère actuelle, se rattachent à l'âme appétitive. Néanmoins, ces émotions importent pour l'intellection dont elle sont des espèces - ou plutôt des variétés dont l'espèce serait la passion et le genre, la raison. Nos émotions, bien qu'attachées à l'instant dont elles dépendent, sont en rapport avec nos désirs habituels ainsi que nos pensées courantes. Aussi, elles s'intègrent parfaitement dans un système comprenant des objets fugaces, durables et éternels qu'il faut harmoniser entre eux. On distingue ainsi la bienveillance passagère, l'amitié fidèle et le respect d'autrui qui s'attachent à ces objets variés, spéciaux ou généraux. On s'amusera d'une maladresse, on partagera nos goûts et peines avec d'autres, on respectera ou enfreindra les lois.
Selon un schéma continu l'émotion est partie de la passion laquelle est à son tour partie de la raison qui est le tout. On dit cependant que la raison s'oppose aux passions. Mais pour que les relatifs s'opposent, il faut que chaque terme soit considéré absolument. Ainsi, pour illustrer notre propos, la joie devient l'amour qui la contient, lequel devient la sagesse qui contient l'amour et la joie. Celui qui fait de sa joie présente un motif d'amour et qui ne voit jamais rien de plus sage que ce qu'il aime est, sans toujours le savoir, pris dans une contradiction. Mais celui dont l'amour est bienveillant et respectueux et dont la joie est sincère n'a pas à opposer sa passion à la raison ou son émotion à la passion. Si l'amour entre en contradiction avec la sagesse, c'est qu'il se considère comme suffisant. S'il se considère au contraire comme insuffisant, alors il se conçoit comme relatif par rapport à la sagesse. Celui qui place son amour au dessus de la sagesse sacrifiera injustement ses proches et ses biens au profit de sa passion, tandis que celui qui avant tout sera sage sera capable d'atténuer sa passion et de la réfréner pour ne léser personne injustement.
2. Le désordre du corps
L'âme est le mouvement interne d'un organisme qui, par son ordre et sa régularité, est, d'après Platon, au plus proche de l'intelligence. Le corps renvoie plutôt aux mouvements désordonnés extérieurs à l'organisme, c'est-à-dire à la matière singulière et contingente. L'âme d'une semence est de croître pour atteindre toujours mieux la matière qui l'alimente et son corps sera son extension irrégulière par rapport aux obstacles. L'âme apparaît comme la fin de la matière contenue dans sa forme, tout comme la relation peut être la fin des termes. La relation est plus parfaite que chaque terme pris séparément. La volonté parfaite du sujet est semblablement la relation commune à toutes les passions. La finalité d'un organisme qui confère un sens à toute sa matière est une relation réglée entre tous les phénomènes physiques. La matière extérieure à celle animée par cette force, et donc indifférente à sa mise en rapport, pourra constituer un obstacle et donc un objet. Dans ces conditions, une volonté parfaite est celle qui accorde entre elles toutes ses passions de façon qu'aucun objet ne soit pour elle un obstacle trop insurmontable.
L'âme est l'action propre à un être en vertu de laquelle il commande au lieu d'obéir. Pour Platon, "tout corps qui tire son mouvement du dehors est inanimé ; celui qui le tire du dedans, c'est-à-dire de lui-même a une âme, puisque la nature de l'âme consiste en cela même" (Phèdre). Un navire qui naviguerait au gré du vent ne serait qu'un corps ballotté par les flots, mais un navire qui se dirige grâce au vent dans la direction qu'il s'est fixé, qu'il y parvienne ou non, a une âme, l'âme du pilote plus précisément. Platon explique ailleurs que "de tous les mouvements, le meilleur est celui qu'un corps produit par lui-même en lui-même, parce que c'est celui qui est le plus proche du mouvement de l'intelligence et de celui de l'univers. Le mouvement qui vient d'un autre agent est moins bon" (Timée). Ce qui arrive par accident est négatif au sens où il contrarie un mouvement établi d'avance à accomplir. Le meilleur mouvement est celui qui atteint son but sans encombre. Leibniz imagine que si la pierre avait de l'esprit, elle aurait le moyen de se détourner des obstacles qui l'empêche de s'acheminer vers le centre de la terre comme son appétit le réclame (Nouveaux essais). Ceci illustre assez bien en quoi l'intellect est la perfection de l'appétit pour l'âme.
L'âme est en somme le principe interne du mouvement de l'être et la raison de cet être. Les mouvements issus des corps extérieurs ne sont pas propres à l'être considéré et sont, pour lui, comme des limites contingentes. L'âme est donc la cause du genre tandis que le corps est ce qui fait, à partir du genre, l'être singulier et diversifié. On peut se représenter la chasse selon le corps, comme un événement violent et le spectacle d'une dépense désordonnée, ou selon l'esprit qui veut que les animaux se nourrissent. Par ailleurs, seule l'âme humaine est réfléchie en ce sens qu'elle aperçoit le principe interne des choses, tandis que les êtres dénués de raison ne perçoivent que des effets externes. L'âme animale ne fait que percevoir des effets et y réagir pour atteindre par instinct son but. L'âme humaine, par contre, peut se fixer des objectifs en connaissance de cause et en toute conscience.
En tant que mouvement, l'âme est immatérielle. D'après Hegel, "l'âme n'est pas seulement immatérielle, mais elle est l'immatérialité universelle de la nature, la vie idéelle simple de celle-ci" (Encyclopédie...). Il ne faut pas opposer définitivement l'âme immatérielle et la nature matérielle mais comprendre l'âme comme ce qu'il y a d'immatériel dans la nature et le corps comme cette même nature du côté matériel. Ainsi, la maison est d'un côté un abris, de l'autre un composé de pierre et de bois. L'âme est donc moins une chose qu'un rapport entre les chose. L'âme est un rapport entre des termes porté à se particulariser à mesure qu'elle se matérialise. L'âme n'est donc pas seulement dans le sujet ou dans l'objet mais aussi entre les deux comme la sensation est entre le sensible et le sentant. L'âme est un rapport réglé entre les corps. Il y a pour chaque âme une matière qui est la diversité qu'elle contient. L'âme d'un homme contient tous ses composants matériels ; l'âme humaine est commune à tous les individus. Plutôt qu'une substance subjective ou objective, l'âme est un principe métaphysique grâce auquel on comprend l'être en général par rapport aux étants particuliers. "L'inégalité qui a lieu dans la conscience entre le Je et la substance qui est son ob-jet, écrit Hegel, est leur différence, le négatif en général. On peut le regarder comme le manque des deux, mais il est leur âme ou ce qui les meut" (Phénoménologie...). L'âme d'une substance est ce qui fait que dans une substance différentes matières s'organisent pour la former. Il faut distinguer cette direction du mouvement réglé des corps eux-mêmes, même si c'est par l'observation de ces derniers qu'on perçoit la première. Cette activité ordonnatrice de l'âme s'oppose à l'activité désordonnée des corps disposés au hasard.
Métaphysique signifie au-delà du mouvement, alors qu'est physique ce qui dure, ce qui naît et périt. On qualifie les principes de métaphysiques car il subsistent avant ce qui apparaît. Appliquée au mouvement, la métaphysique donne le principe du mouvement. L'âme d'une chose est son mouvement propre opposé au mouvement accidentel et contingent, et donc à la violence de ce dont elle pâtit. La métaphysique se soucie peu de la durée des choses, comme le fait qu'une chanson dure trois minutes, mais s'interroge sur la durée elle-même dont elle cherche le sens. Son analyse repose sur des principes comme le début, la fin, l'avant et l'après. Le métaphysicien se demande ce dont il est question à chaque fois que l'on s'intéresse au temps. En outre, il envisage les circonstances existentielles possibles du changement telles que le hasard, la contingence et les actions violentes qui viennent menacer l'ordre d'un mouvement régulier.
L'ontologie est métaphysique et non physique en ceci que ce qui est physique, l'étant, apparaît et disparaît. L'âme et l'être sont l'objet de la métaphysique en tant qu'ils sont principes de ce qui devient. Nous avons un rapport physique aux états, à telle fleur, à tel animal, etc. ainsi qu'un rapport métaphysique aux fleurs, aux animaux, dont on peut parler en général. Ce dernier rapport est propre à l'âme qui, si elle conserve un rapport au devenir, ne le fait que formellement en s'interrogeant sur le sens du changement et donc sur ses principes : apparition, disparition, génération, corruption etc. Or la violence est un thème métaphysique du fait de s'opposer à l'âme. Dans la nature, il n'y a pas, d'après Descartes, violence mais tendance des corps à se détruire et s'engendrer les uns les autres (Morus, 1649). Puisqu'on physique cette absence de contradiction interdit la moralité, il n'y a guère que la métaphysique qui puisse être morale en s'occupant de ce qui contredit ses principes. Si l'on observe les tendances réunies de la nature comme phénomènes, on verra une complexité semblable à celle de l'écume mais pas la contradiction, la violence contre un mouvement animé. Le thème de la contradiction apparaît seulement en moral lorsque la simplicité d'un acte se voit opposer de multiples mouvements contraires qui peuvent conduire à la destruction de l'être animé à l'origine de l'acte.
L'âme d'un état de fait, au sens large, est la fin du mouvement qui a lieu. L'âme pâtit en tant qu'elle subit la force d'une autre âme dont l'essence est d'agir. Si le corps agissait sur l'âme, nous serions contraints d'affirmer que le corps est l'âme et que l'âme est le corps. Donc, il est préférable de dire qu'une âme agit sur une autre âme par l'intermédiaire du corps. L'âme est la fin du mouvement d'un être inscrite dans sa forme. Les différentes âmes pâtissent les unes des autres en tant que leur action vers une fin est différente. L'activité de se nourrir du petit poisson est empêchée par l'activité de se nourrir du gros poisson qui l'avale. Ce qu'il reste du petit poisson qui a perdu l'âme est un corps inanimé qui, peu à peu, est dissocié pour nourrir l'activité du gros poisson. Lorsqu'une âme agit sur une autre par l'intermédiaire du corps, l'élément corporel à tendance à passer d'un organisme à un autre. Les âmes peuvent être aussi représentées comme différents plis que prend la matière.
L'âme est le tout et la fin des parties qui sont pour elle autant de moyens de se réaliser entièrement. Cet objectif ne peut pas être atteint si des causes extérieures viennent s'opposer à son propre mouvement. Car dans ce cas, ses parties deviennent parties d'autres chose qu'elle. Son imperfection vient alors de ce qu'il y a plus parfait et moins faillible qu'elle. L'âme à besoin du corps pour se réaliser et le défaut du corps l'abîme. Le défaut principal du corps est de pouvoir devenir le corps d'un autre. Le malade à qui l'on greffe un organe étranger devient la nouvelle âme de ce corps. L'âme en bonne santé est celle qui possède ni pas assez ni trop de corps pour accomplir sa fonction. Lorsque le complet pâtit d'un meilleur que lui, c'est comme si ce qui était âme devenait corps d'une autre âme. Par conséquent, si l'âme et le corps se transforment réciproquement, on peut affirmer également qu'il n'y a que des âmes ou que des corps. Le corps à une âme si son mouvement obéit à un certain ordre. Il quitte une âme pour une autre dès lors qu'il suit un nouvel ordre. Ainsi, la chair d'un petit poisson devient celle du gros qui l'ingère. Si l'on ne s'intéresse qu'au mouvement et à sa direction, on s'intéresse à l'âme. Ainsi, on peut observer la flore et la faune d'un lieu et recueillir une foule d'informations, mais il importe également de saisir le rapport entre tous ces corps dans l'ensemble de l'écosystème.
Un être a une âme en tant qu'il est partiellement libéré de l'action des impressions et des idées. Nous dirions volontiers que l'âme est le monde selon une seule vision. C'est ce que suggère cet extrait de Leibniz : "il y a une grande variété dans nos pensées ; or cette variété des pensées ne sauraient venir de ce qui pense, puisqu'une même chose seule ne saurait être cause des changements qui sont en elle. Car toute chose demeure dans l'état où elle est, s'il n'y a rien qui la change" (Foucher, 75). L'âme doit avoir une certaine stabilité, une activité par elle-même, pour recevoir des impressions du corps. Sans cette résistance, elle serait elle-même un maillon d'une chaîne causale. Il n'y a de changement que pour ce qui résiste au changement et non pour ce qui s'y trouve. S'il nous semblait que rien ne change autour de nous, c'est parce que nous serions dans le même mouvement que ces choses et, à ce titre, nous ne serions pas de ce point de vue autre chose que des corps parmi les choses. Les passions sont des pensées involontaires issues du sensible. Les pensées volontaires naissent de l'augmentation de l'action de l'âme. Nous possédons donc des idées temporelles par un autre et des idées éternelles par soi. Les premières sont particulières et confuses ; les secondes, générales et distinctes. Ces dernières viennent du sujet qui les abstrait. Les sens nous mettent en relation avec d'autres choses qui suivent leur mouvement propre et qui ne sont connues qu'à l'occasion de façon imparfaite selon la façon dont on les rencontre. Par contre, quelque soit le nombre de ces rencontres, il y a toujours une même chose qui est connue et qui est rencontrée dans différentes expériences. Dans l'expérience, deux types de connaissances se mélangent sans qu'on distingue immédiatement ce qui vient des sens et ce qui vient de l'intellect. C'est, par exemple, par les sens qu'il y a une masse mobile qui arrive sur mes genoux pendant que je m'assoupis et, ensuite, c'est par l'intellect que je sais qu'il s'agit là de mon chat.
3. La limite de l'action
Le corps est passif par définition. Quand un objet agit sur nous, le corps de l'objet, comme le nôtre, est mu. Le corps est passif dans la locomotion, dans la cognition ou dans l'émotion. L'entendement perçoit spontanément en accompagnant de son activité la passion du corps. Lorsque je casse une noix entre mes doigts, mes doigts, comme la noix, sont mus. Même en tant qu'agent, je subis des affects et quantité d'événements dans mon action. Il y a vraiment action en ce sens que je sais ce que je fais et que je le veux. S'il arrivait que je casse une noix sans m'en rendre compte, il ne s'agirait pas vraiment d'une action mais d'un fait. La volonté se maintient en tant que l'intellection précède l'acte en général. Toute l'activité de notre âme s'applique au corps plus ou moins directement. La nature devient alors pour nous une nature humanisée, dégagée de l'étoffé des émotions et difficilement accessible en elle-même. Nier totalement cette étoffe revient à perdre le sens pour nous de ce que nous décrivons abstraitement. Si, dans un endroit isolé, vous imaginez vous lier d'amitié avec une personne que vous admirez sans qu'elle vous connaisse encore, ce n'est pas sans référence aux éléments physiques de cette rencontre. De même que, dans toute pensée, il y a quelques éléments physiques en cause, de même aucun élément physique ne peut être abordé par l'homme indépendamment des phénomènes de la pensée. L'émotion est l'un de ces phénomènes par lesquels nous subissons la valeur des choses matérielles pour nous en tant qu'humains.
L'âme est le principe actif d'une chose qui fait que cette chose tend vers sa perfection. La pensée peut à ce titre être considérée comme la perfection de l'homme et ce qui est le plus conforme à sa nature. L'action de la pensée peut être entravée ou, au contraire, soutenue par celle du corps. Une chose a une âme lorsqu'elle agit conformément à sa nature et elle perd son âme lorsqu'elle subit l'action d'autre chose. Forcer les hommes à effectuer le travail des bêtes est une façon de nier leur âme. Mais la nature de l'homme n'est pas pour autant contraire à celle des corps. Elle en est plutôt le perfectionnement. L'homme n'affirme pas sa nature entièrement contre le corps mais avec lui, à condition que le corps ne domine pas l'esprit. Les instruments sont à ce titre conformes à l'esprit et non opposés comme peut l'être la matière brute.
L'âme est la fonction propre et naturelle d'une chose. La pensée est ainsi l'âme de l'homme comme la vision est l'âme de l'œil. De même, l'être est l'âme du monde. Ce qui contrarie cette fonction est la matière qui n'obéit pas à la même fin ou n'obéit à aucune fin. La fonction a donc une partie de la matière comme moyen. Aussi dit-on que la pensée est pensée de quelque chose. Une chose a une âme si elle agit conformément à ce pourquoi elle est conçue. Si l'homme sert à porter des charges, l'œil à être mangé, si le monde est détruit, alors il s'exerce une violence contre l'âme. Ce sera alors la matière d'une chose qui sera utilisée et non sa forme en vue d'une fin. Mais la matière bien intégrée à une forme, comme par exemple l'objet en tant qu'il est pensé, n'est pas nécessairement le résidu d'un acte violent. En revanche, la matière qui n'entre pas dans la pensée s'oppose à elle. Si elle ne s'y oppose pas, c'est que la pensée a dépassé la matière. L'action du corps l'aurait-elle directement modifiée par le seul fait de la penser ? Non, car la pensée laisse les corps intacts et n'agit que sur notre propre corps dans l'émotion. La matière qui agit ni trop faiblement ni trop fortement sur nous peut devenir l'objet de nos pensées ; cet accomplissement de la matière par l'esprit reste sans influence sur elle. Ce n'est pas le cas pour notre propre matière, pour notre chair jointe à notre âme. Si je pense que l'huissier viendra chez moi aujourd'hui pour saisir mes biens, cela n'arrêtera pas cet huissier dans sa démarche. Cette pensée pourra seulement m'indisposer moi.
La conception est, avec la perception, une partie des action de l'âme. Mais la conception reste son action propre, pure et sans mélange. Spinoza signale que "le mot de perception semble indiquer que l'âme est passive à l'égard d'un objet, tandis que concept semble exprimer une action de l'âme " (Éthique). Descartes illustre cette action de la manière suivante : "Lorsque notre âme s'applique à imaginer quelque chose qui n'est point, comme à se représenter un palais enchanté ou une chimère, et aussi lorsqu'elle s'applique à considérer quelque chose qui est seulement intelligible et non point imaginable, par exemple à considérer sa propre nature, les perceptions qu'elle a de ces choses dépendent principalement de la volonté qui fait qu'elle les aperçoit. C'est pourquoi on a coutume de les considérer comme des actions plutôt que comme des passions" (Les Passions...).
La conception semble être un mode plus actif et plus complet de l'âme que la perception. L'entendement passif, réactif et spontané perçoit plus ou moins clairement les choses en fonction de leur influence sur le corps. Mais l'entendement mu par la volonté agit sur ses perceptions, les rend distinctes et même conçoit davantage qu'il ne perçoit. Telle est l'action principale de l'âme métaphysique et discursive. La conception creuse l'intuition, car elle nous fait connaître les choses plus profondément que ce qui apparaît d'elles. Lorsque vous visitez un monument, vous pouvez concevoir, au-delà de ce que vous voyez, les histoires attachées à un objet que vous raconte le guide. Mais il est vrai également que l'intuition peut venir en renfort de la conception. C'est la raison pour laquelle vous désirerez visiter un lieu dont vous avez entendu parler.
La nature, sans l'homme, à ses tendances ; et l'homme a, en quelque sorte, les tendances de la nature. Il semble aussi ridicule de faire de l'homme un pur esprit que d'accorder un esprit aux choses. C'est pourquoi nous nous intéressons, avec les émotions, à l'âme avec le corps et non à l'esprit uniquement et abstraction faite de la nutrition. Si la vie spécifiquement humaine semble former une seconde nature, il reste qu'elle est seconde et suit le sillon primordial de la nature. Les émotions de l'âme commencent à cette frontière. Il n'y a pas de rire ou de colère sans pensée, comme il n'y a pas non plus de sentiment en dehors de la sensibilité. Notre opinion rejoint ici celle de Hegel lorsqu'il écrit qu'"il est insensé de supposer que, dans le passage du sentiment au droit et au devoir, il y aurait une perte de contenu et d'excellence ; sans ce passage, le sentiment n'atteint pas à sa propre vérité. Il n'est pas moins insensé de considérer que, pour le sentiment, pour le cœur et pour le vouloir l'intelligence serait superflue, voire nuisible" (Encyclopédie...). Il ne faut pas comme Kant construire le droit objectif sur les ruines du sentiment subjectif mais, en quelque sorte, autour de lui, comme son habitat. Le sentiment gagne à être enveloppé d'intelligence pour participer à nos pratiques morales. En tant qu'il se donne des règles, le sentiment devient communicable et instructif. Une joie ou une colère muette, obscure ou maladroite est pire que celle qui s'exprime intelligemment.
On peut penser que la nature est toujours la nature d'une âme et qu'elle a la forme particulière qu'une âme lui donne. La nature ne paraît pas aux hommes tout le temps et partout la même. Elle n'est la même qu'en elle-même. Cet être même reste inaccessible à la finitude humaine. Ce qu'est la nature absolument n'est que relativement connu par nous. Il y aurait en quelque sorte, en vis-à-vis, l'âme du monde même et l'âme de l'homme. La nature telle qu'elle est globalement a ses lois et ses propriétés. Mais celles-ci ne deviennent connues qu'en fonction de la situation, de l'espace et du temps des hommes. L'être de la nature ne saurait alors être entièrement connu de l'homme et, par conséquent, maîtrisé. Il faudrait qu'en accumulant les différents points de vue des uns et des autres, nous finissions à l'avenir par envelopper intégralement la nature dans sa théorie, pour que l'âme du monde -c'est-à-dire son ordre- et celle de l'homme en général communiquent. Ce qui semble d'autant plus utopique que les âmes individuelles sont déjà ignorantes de l'ensemble du patrimoine humain et n'en possèdent qu'une infime portion, tandis que la majeure partie disparaît dans le temps.
Les hommes ne connaissent que ce qui directement ou non est à leur contact, tandis qu'une foule de choses échappent à leur entendement. Même parmi les plus proches, beaucoup de choses restent ignorées du fait de ne pas intéresser nos fonctions. Mais nous pouvons toujours trouver de la nouveauté dans les endroits que nous connaissons le mieux. Il n'y a de connaissance qu'en tant que la faculté de connaître entre en contact avec un objet connaissable. Ce qui est connaissable, l'objet, dépend donc de notre disposition à le connaître. Par exemple, je connais cette chaise comme une chose que je vois pour m'asseoir. Je devrais, pour connaître davantage les propriétés de cet objet, multiplier mes centres d'intérêt, et considérer la chose autrement que comme un objet sur lequel m'asseoir. Ma chaise peut avoir une valeur esthétique en tant qu'accessoire de théâtre, une valeur historique dans un musée à venir, une valeur scientifique si l'on s'intéresse aux particules qui la compose, etc. Cependant, tout le savoir humain rassemblé ne suffirait pas à égaler la suprême sagesse d'un être parfait. Par rapport à ce savoir absolu et divin, les connaissances subjectives ne sont pas moins parfaites que les objectives, et c'est vraisemblablement la connaissance des deux qui est la plus parfaite. Il est évident que la sagesse humaine ne saurait égaler la sagesse divine et que nous sommes loin de nous conduire dans le monde comme des Dieux. S'il semble que la connaissance objective est plus parfaite que la connaissance subjective, il reste que la meilleure est celle des deux ensembles. Ce serait insuffisant de décrire une scène incongrue, même très précisément, sans supposer aussi que nous y réagissons avec joie ou colère. Dans ce cas, elle aurait bien une forme, mais aucun sens. Or, il va de soi que le modèle de la sagesse divine et parfaite contient non seulement la forme des choses mais aussi leur finalité.
4. La vertu de l'émotion
Nous réfléchissons sur l'homme et ses émotions. Nous nous proposons comme but d'établir s'il est possible de maîtriser avec elles les passions. Cet objectif est légitime si l'on reconnaît avec Socrate qu'il faut se connaître et se dominer soi-même avant de s'occuper des autres et plutôt que de laisser les autres s'occuper de nous. Platon rapporte ce propos : "il n'y a rien de plus avantageux pour chacun que d'être gouverné par un maître divin et sage, soit qu'il habite au dedans de nous-mêmes, ce qui serait le mieux, soit au moins qu'il nous gouverne du dehors, afin que soumis au même régime, nous devenions tous, autant que possible, semblables les uns aux autres et amis" (La République). Or, il semble que nous ne sommes pas seulement passivement émus mais aussi volontairement. Dès lors, il est possible d'opposer une émotion à une passion. Il y aurait en quelque sorte un art de soi par lequel on se connaît avec ses passions et grâce auquel on se domine soi-même à travers nos sentiments. Cette sagesse pratique peut être soutenue par un savoir théorique concernant les thèmes de l'empathie, de l'amitié et de la communauté. La tempérance consiste en un accord de l'âme et du corps bénéfique pour l'intelligence. Or c'est dans l'émotion que se mélangent les forces, que les choses prennent de la valeur pour nous et que cette valeur se communique à autrui. Si l'âme doit gouverner le corps, il lui faut en quelque sorte un gouvernail, un organe entre elle et le corps. Or nous supposons que les émotions offrent cet intermédiaire. Elles doivent pouvoir alterner sous l'impulsion de la volonté et aider à se convaincre soi-même et les autres (car l'ami, dit Aristote, est un autre soi-même), lorsqu'il est possible de le faire à bon escient, comme lorsqu'on veut s'encourager à agir ou se l'interdire.
L'objet de cette enquête est l'homme lui-même dans son rapport aux événements, aux êtres et à lui-même. L'objectif est de montrer, à travers l'étude des émotions, comment nous réagissons ou devrions réagir. Globalement, réagir correctement, c'est proportionner les actions aux passions. Les émotions sont des accidents propres aux hommes mais relatifs à son rapport à la nature et, à travers elle, aux autres hommes. En tant que réactions, elles sont en partie des passions et en partie des actions, ou bien en partie des effets et en partie des causes, ou encore parfois des moyens pour autre chose et parfois des fins en elles mêmes. Le rôle de l'intelligence par rapport à cela est de trouver le juste équilibre entre l'action et la passion, ceci dans la mesure où la vie réclame de savoir agir et de savoir subir quand c'est nécessaire.
Nous connaissons l'homme en tant qu'union de l'âme et du corps. "Dire que l'âme est en colère, affirme Aristote, c'est comme si l'on disait que l'âme est en train de tisser ou de bâtir" ; il préfère dire que "c'est l'homme qui le fait par son âme" (De l'Ame). Il n'y a guère que la substance qui peut agir. Or l'âme ou le corps ne sont pas des substances mais des attributs de celle-ci sépares entre eux par abstraction. Il est impossible en réalité qu'une forme agisse sans corps ou qu'une matière agisse lorsque aucune forme ne détermine son action. Le concept d'épingle ne me sera d'aucune utilité pour fixer une affiche, pas plus que le fer dont elle est constituée s'il n'a pas la forme d'une épingle. L'âme et le corps pris séparément sont trop impersonnels pour représenter ce qu'est un homme en tant qu'être singulier. Connaître ce dernier, c'est établir un rapport entre les savoirs abstraits de l'âme ou du corps. Ceci revient à déterminer l'action réciproque de l'un et de l'autre. La proportion des actions de l'âme et du corps a des conséquences quant à la vérité et au bien. La réflexion sur l'union de l'âme et du corps nous renseigne sur la nature du faux et du mal. On peut analyser d'une part le concept d'âme : ce qui agit par soi ; et, d'autre part, celui opposé de corps : ce qui agit par un autre ; on ne pourra cependant rassembler ces deux concepts sans contradiction qu'en fonction de l'expérience singulière et de l'occasion. Ainsi la contradiction devient-elle proportion entre l'action et la passion selon les circonstances, laquelle proportion est bonne ou mauvaise. L'excès d'un principe sur un autre dans certains cas a des conséquences bonnes ou mauvaises tant au niveau théorique que pratique. Une science doit alterner au bon moment les phases d'observation et de réflexion ; de même, un artiste doit savoir parfois agir par calcul et d'autres fois spontanément.
L'action de l'âme est l'action du corps transformée. Il y a pour les affects un cheminement qui mène à la raison et que nous. voudrions éclairer. Quant à la déraison qui ruine la vie des hommes entre eux, quant à l'inhumanité, elle provient moins de notre activité corporelle que de la façon pervertie dont la raison croit se séparer d'elle. Si l'on analyse la proposition empirique selon laquelle l'âme vient du corps, on comprend difficilement comment une chose devient son contraire et subsiste ainsi dédoublée. Il ne faut pas se contenter de maintenir la contradiction en disant que l'âme est principe du vrai et du bien et le corps est celui du faux et du mal, mais plutôt désigner par ces valeurs le rapport entre les deux principes. Ainsi, on se trompe ou on agit mal, soit par excès de calcul, soit par manque, selon les cas. C'est pourquoi, en poursuivant avec raideur un projet, on reste ébloui par l'idée et aveugle aux faits ou, au contraire, faute de réflexion, on entasse des expériences sans jamais en tirer le meilleur parti.
La question de l'application naturelle des formes à la matière est antérieure à celle de la survenance psychophysique. Nous ne nions pas que les idées de l'âme parviennent à s'ordonner selon le modèle préétabli de la nature. Mais il faut à ce moment que le sentiment se fasse raison. Ce qui suppose que d'un malaise de l'émotion puisse venir une erreur de l'enchaînement des vérités. La déraison n'est pas tant due à la sensibilité elle-même qu'à son altération. On peut vraisemblablement croire que si le genre se réalise naturellement dans l'individu, l'homme peut ensuite retrouver ce genre et le connaître grâce aux individus. L'esprit refait en pensée le chemin qu’a pris la nature en sens inverse. De la même façon, le sentiment peut être l'expression de formes plus générales qu'on peut retrouver à partir de lui. Ce qui implique également qu'à un désordre de l'esprit puisse succéder un désordre des émotions ou qu'un dérèglement des émotions puisse entraîner une faute dans la pensée. En effet, celui qui a tendance à être excessivement méfiant pourra juger à tort les autres dangereux, ou celui qui raisonne sans frein sur la menace que représente autrui éprouvera une constante inquiétude.
Cette première partie qui traite de l'âme plutôt que du corps est spéculative. Elle tend à dégager la part intellective de l'homme. Dans la partie suivante, nous traiterons de l'influence du corps et de l'appétit. Cette partie pratique montrera la façon dont l'élément intellectif se dégage de l'élément appétitif l'âme et, également, la façon dont il y retourne. Le problème général est de savoir dans quelle mesure l'intellect est la fin de l'appétit et dans quelle mesure il en est le moyen. Le concept d'âme a été dégagé de celui de corps dont il est l’inverse : le corps est visible, l'âme non ; le corps est mu par un autre et passif, l'âme est seule vraiment active. Il reste difficile à partir de cette contradiction de comprendre comment le corps influence l'âme et comment l'âme trouve à se réaliser. On peut concevoir, avec un certain optimisme, que nos appétits peu à peu progressent jusqu'à devenir esprit ou alors, avec fatalisme, que l'intellect n'est qu'un moyen de satisfaire mieux nos appétits.
L'âme fut le sujet de cette partie de notre exposé. Il s'agissait de réfléchir sur ce qu'est l'intelligence par rapport à l'ensemble de la nature. Il reste à considérer désormais le corps ainsi que l'appétit qui naît de lui en l'âme. On oppose généralement la pensée à la nature en indiquant la contingence des phénomènes observables et sa différence avec les lois qui doivent les régler. Mais alors, à l'imperfection de la nature, succède celle de l'esprit en ce qu'il paraît quelque chose d'irréel et utopique. Une façon de sortir de cet embarras est d'accorder de l'ordre à la nature et à l'esprit de la rigueur. On comprendra alors que certaines tendances réelles dans la nature puissent devenir des règles que l'esprit abstrait. Par exemple, la règle de réciprocité, qui commande de ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse, proviendrait d'un sentiment préalable d'empathie et d'identification et non simplement d'une application formelle du principe d'identité. Cela nous permettra d'interpréter nos émotions de rire, face à une laideur qui ne fait pas souffrir, et de colère, face à un succès immérité, comme des semences de lois morales et, peut-être, d'élaborer une éthique, une méthode ou une pédagogie qui emploierait ces émotions.
III. PASSION
Les passions naissent spontanément de la liaison de l'âme avec le corps. Tirée de l'émotion, la passion consiste à percevoir partiellement le corps. Cette partialité implique l'indifférence à l'égard de la potentialité de l'objet. Les passions de l'âme viennent de l'action du corps qui est toujours mu par autre chose. Dans l'émotion, je ne perçois pas proprement un objet, comme dans la sensation, mais seulement mon corps propre. Cependant, comme cette perception à lieu à l'occasion de la pensée d'un objet, elle consiste en un mélange d'objectivité et de subjectivité. Je perçois ma propre colère par rapport à un événement qui est sans doute en effet fâcheux pour quelque raison. Par ailleurs, l'âme cherche à équilibrer entre elles les différentes passions. La volonté vise la proportion entre quelques grandes passions et les petites passions plus mobiles que l'on nomme émotions. Le matérialisme prétend contre cela que tout est déterminé, qu'il n'y a aucune âme mais que des passions. On peut restreindre ce matérialisme en répondant que si l'âme n'est pas en mesure d'être entièrement à l'origine de son action, elle peut toutefois s'orienter en s'appuyant sur les différentes passions, comme les navigateurs utilisent les forces de la nature pour se mouvoir dans la direction qu'ils ont choisie parfois contre vents et marées. Cela suppose le concours de la volonté et de l'entendement pour se repérer parmi les passions et les ordonner selon nos souhaits et leur force. Ainsi, le marin tantôt jugera bon de se laisser porter par un courant, tantôt de lui résister.
1. conservation de la passion
La volonté est qualifiée de rationnelle lorsqu'elle n'est pas trop exclusivement déterminée par quelques désirs particuliers. Sa vertu est d'être capable d'avoir une grande variété d'émotions et de savoir tirer profit de cette diversité. Une plante n'a pas d'autre volonté que de croître, tandis que l'homme est capable d'avoir différentes volontés et de les modifier. Ces volontés se rapportent plus ou moins consciemment aux sentiments, lesquels, en raison de leur diversité chez l'homme, offrent un matériel riche. En effet, s'il n'avait que les sentiments de faim et de sommeil, l'homme ne désirerait que manger ou dormir. Toutefois, l'émotion diminue à mesure que le sujet s'attache à une passion fixe et restreint le champ de sa sensibilité. Dans cette monotonie, le sujet manque un grand nombre d'expériences. Le sujet qui, au contraire, conserve sa spontanéité, tire de ses émotions des indications pratiques permettant de mieux répartir ses tendances et d'aborder les autres avec plus d'adresse et de compréhension. Le passionné est dominé par une tendance particulière et sa volonté reste indifférente à de nouvelles émotions possibles. Ainsi, celui qui concentre en permanence son attention vers un seul objet manquera pour le coup la diversité des expériences qui s'offrent à lui. Mais celui dont la spontanéité est au contraire variée ne manquera pas de répondre aux sollicitations inattendues. Celles-ci, plutôt que de représenter des contraintes, offriront l'occasion d'exploiter toutes les ressources offertes par l'environnement, comme les conseils donnés par autrui ou les obstacles à surmonter qui nous permettent d'évoluer.
L'homme pense et sent ; il agit et pâtit. Or, en parlant des émotions formellement, on considère l'homme, son moi, indépendamment des idées ou impressions qui l'affectent. Ce moi est la volonté libre par rapport aux objets de la pensée et des sens. Cette autonomie de la raison est la fin de l'appétit en tant qu'aucun appétit ne doit échapper à l'entendement ni au contrôle de la volonté. Le destin des tendances en l'homme est, dans un premier temps, la constitution d'un savoir émancipé de celles-ci. J'ai ri de telles ou telles choses et vu les autres en faire autant, et j'en suis venu à considérer le rire comme une possibilité en soi qui peut dorénavant s'appliquer à différentes situations. Mais la raison devient également le moyen de l'appétit en tant qu'elle instaure un équilibre entre ses différentes espèces. L'entendement aperçoit parmi les appétits ceux qui sont bons et ceux qui sont mauvais et la volonté tient compte de ses jugements. En somme, la totalité serait la fin de l'intellect en ceci qu'aucune des parties constituées par l'appétit ne doit trop dominer les autres. Notre savoir concernant les appétits nous permet de mieux sélectionner ceux-ci et de nous orienter parmi eux. Je sais qu'il convient ou non de rire ou de se fâcher dans telles ou telles circonstances. Ainsi, si les appétits se donnent une intelligence, c'est pour mieux coexister entre eux.
Si toute sensation est passion, seule la pensée est action ou du moins principe de l'action. L'émotion est une passion en tant qu'elle est l'effet de quelques idées ou impressions. Mais pâtir des idées requiert tout de même une action plus ou moins volontaire. L'émotion n'est plus du tout une passion si on la considère comme une pure possibilité, sans être ému effectivement ou sans qu'il y ait quoique ce soit de très émouvant. Le désir ainsi séparé de son corrélat, le désiré, est maîtrisé par le désirant. L'action est donc à distinguer de l'effectivité. La première est une activité autonome d'intellection indépendante de la nature, alors que la seconde est un événement de la nature. En tant que phénomène interne sensible lié à de nombreux autres phénomènes, l'émotion n'est pas une action. L'action consiste plutôt en une sorte d'idéalisation contrôlée. La seule émotion qui dépende de l'action est une émotion formelle, la possibilité de rire ou de se fâcher quelques soient les circonstances. Cette émotion virtuelle est une capacité du sujet désirant dont il est conscient, c'est-à-dire un élément libre par rapport à tout ce qu'il pourrait désirer. Par elle, le sujet peut par exemple penser pouvoir rire de ce qui spontanément le fâcherait. Néanmoins, le désir existe pour et par le désiré. Le désir en lui même n'a ni sens ni contenu. La volonté incline sans nécessiter tandis que le sujet considère ce que lui représente son entendement. Cette liberté partielle permet que l'appétit s'ordonne mieux selon ses objets. Mais, nul ne peut envisager de rire s'il n'a pas déjà ri et connu des situations risibles. Une émotion possible n'aurait aucun sens sans la réalité dont elle provient, laquelle consiste en la confrontation du sujet à l'objet, par exemple du spectateur à l'acteur. On ne peut vouloir qu'à partir de ce que l'on connaît déjà. Ainsi, nos appétits se cultivent, s'ajustent ; nous leur donnons des objectifs au gré des expériences, et nous ajoutons ainsi des volontés aux mouvements spontanés.
L'âme n'est pas totalement active par elle-même, ni même autonome, si elle est passive. Lorsque l'action vient du corps, la matière contrarie la forme. Ainsi, l'âme n'est que partiellement cause de ses émotions. Pour être cause à part entière, elle doit trouver la cause finale vers laquelle le corps doit agir. Une forme sans matière et sans but reste un objet idéal, une définition défectueuse par rapport à la réalité. De plus, la proposition : l'homme est un être pensant est contrariée par l'observation que l'homme ne pense pas toujours assez ; la maison est un édifice qui nous protège nous et nos biens sera limité par le fait que certaines maisons abritent mal etc. Cette négation de la forme vient de la matière. De même l'âme ne saurait être l'unique cause d'un pur rire et d'une pure colère. L'émotion vient en partie de déterminations matérielles et le rire peut être teinté de haine, la colère de sympathie. On ne peut pas s'attendre à ce que l'âme s'incarne sans compromis, et à ce qu'elle détermine sans défaut la finalité du corps. Elle reçoit aussi du corps des ordres qui conviennent en tant qu'elle a affaire au monde réel.
Dans la passion, c'est le corps qui dirige. "Le principal effet de toutes les passions dans les hommes, note Descartes, est qu'elles incitent et disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent leur corps" (Les Passions...). Tant que l'âme est logée dans un corps et que sa vertu est attachée à sa santé, elle doit, par le truchement des passions, être à l'écoute de ce qu'il lui faut. L'âme, par elle-même, se satisfait d'objets abstraits tels que les nombres qui ne sont d'aucune utilité directe pour le corps. Elle ne saurait par elle-même se préoccuper de chercher les aliments dont le corps à besoin, comme on le voit parfois chez ceux qui, trop absorbés par leur travail, oublient le sommeil et la faim. L'âme n'est donc Jamais totalement active si elle a un corps. Totalement passive, elle n'existerait même plus L'émotion est la disposition de l'âme lorsqu'elle est moitié active moitié passive. L'âme dans un corps doit en parti diriger le corps en fonction des besoins du corps et pas seulement d'elle-même. Si elle perdait cependant son activité spécifique, elle disparaîtrait du même coup avec ce qui distingue l'homme de la bête. Dans les émotions, il y a cette ambiguïté proprement humaine d'une pensée qui s'exprime sur le plan sensible et d'une sensibilité maîtrisée et cultivée. La volonté est l'augmentation de l'activité de l'âme. Dans la passion, l'âme est au contraire passive et c'est le corps qui dirige. Mais l'âme et le corps ne peuvent être séparés dans le vivant. C'est pourquoi ils doivent se compléter. L'imperfection de l'âme est de perdre de vue son contenu extérieur. Si elle seule dirigeait, elle n'aurait aucun moyen de remplacer les tendances du corps et, rapidement, elle n'aurait plus aucun corps. La volonté est l'action propre à l'âme tandis que la spontanéité engage l'action du corps. Ces deux actions coexistent dans l'homme vivant. La priorité de l'une ou de l'autre détruit soit l'humanité soit la vie La vie humaine et l'humanité vivante supposent l'enveloppement de la spontanéité par la volonté, au lieu d'un conflit affaiblissant entre les deux.
Une passion paraît être une émotion isolée devenue principe de l'action. Mais une émotion conservée parmi d'autres n'est pas encore une passion. RcJeter les émotions c'est donc risquer de favoriser la passion. La maîtrise des émotions consiste plutôt à pouvoir les alterner selon les situations. A partir des sentiments de joie et de tristesse se développe une gamme complexe d'émotions qui varient avec l'assistance partielle de la volonté selon les situations. Cette variation est parfois brusque, parfois graduelle, comme on le constate dans les discussions où légèreté et gravité alternent. "Si l'on nous dit, remarque Descartes que de nombreux et de grands malheurs sont arrivés, nous nous attristons ; si l'on ajoute que quelque méchant homme en fut la cause, nous nous mettons en colère" (Observations). Il ajoute que ce mouvement entre sentiments voisins peut être plus violent entre sentiments contraires, "par exemple si, dans un joyeux festin, une triste nouvelle est brusquement annoncée" (ibid ) Par contre, le passionné aura plus de difficulté pour changer d'humeur. Il semblera préoccupé par un objet obscur et paraîtra nourrir pour lui un sentiment continu qui interdira que survienne une autre émotion. On peut donc nommer passion une émotion qui ne varie pas Or si le monde est changeant, il faut aussi que l'activité du sujet soit diversifiée. On peut nommer émotion l'ensemble des petites passions que l'on éprouve sans qu'aucune d'entre elles ne prenne trop le pas sur les autres. Au contraire, la passion dominante interdit à d'autres de se réaliser. Si la passion empêche les émotions, le formalisme est une espèce de passion. Une attitude sensée consiste plutôt à faire en sorte que les émotions varient sans disparaître. La variabilité des émotions n'est pas absolument contingente mais relative aux changements ayant naturellement lieu dans le monde objectif. Les émotions ne doivent pas s'enchaîner les unes aux autres et trop s'influencer mutuellement. Elles suivent le fil des choses, parfois de façon heurtée. Par contre, si une émotion domine les autres indépendamment des faits, elle devient passion et, du même coup, n'apparaît plus comme sentiment. L'impression qui lui est attachée originairement a disparu ou plutôt a submergé le sujet, au point qu'elle est pour lui comme une chose trop imposante pour se détacher et être perceptible. Ainsi, des personnes suivent des règles qu'ils se sont fixées un jour à la lettre et continuent d'y obéir pour la forme, sans plus être conscients que ces prescriptions ne conviennent plus au présent.
Le meilleur désir suppose la bonne foi par rapport à ce qui nous émeut, laquelle dépend d'une bonne connaissance de soi. Alors que ce désir aide la volonté à se déterminer, la passion, au contraire, profite de ce que celui qui la possède la méconnaît pour imprégner sa volonté à son insu. La passion brûle d'ailleurs parfois sans qu'aucune émotion ne se joigne à elle, tandis que le désir est d'autant plus limpide qu'il est accompagné d'émotions. L'émotion nous aide à connaître et reconnaître nos tendances et à nous les avouer à nous mêmes. Par conséquent, elle nous donne le moyen d'agir en conséquence, de prévoir nos réactions et de les corriger. Au contraire, le passionné dissimule aux autres et à lui-même ses inclinations. Son refus d'admettre certains désirs qui contrarieraient l'image qu'il veut préserver de lui-même, l'amène à les dissimuler davantage et à cultiver des contradictions qui entraînent par moments son malheur et celui des autres.
On peut qualifier la passion de désir irrationnel au sens où les mobiles de ce désir nous échappent. Kant soutient que "nous ne pouvons jamais, même par l'examen le plus rigoureux, pénétrer entièrement jusqu'aux mobiles secrets" (Fondements de la métaphysique des mœurs). Un désir irrationnel est un désir sans raison apparente et dont on sent l'effet sans connaître ni la cause ni le but véritable. Par conséquent, toute tentative de justification de ce désir est soit impossible soit de mauvaise foi et sans force. D'un tel désir on dira que c'est un caprice. La connaissance des émotions contribue toutefois à éclairer la nature du désir. Connaître ainsi mieux son désir, c'est fournir plus de sagesse à la volonté. Si l'on néglige au contraire l'émotion, le désir reste obscur car on ignore le sentiment qu'il recherche. Les émotions renseignent sur les mobiles de la passion lesquels, s'ils sont secrets, ne demandent qu'à être dévoilés. Si l'on veut comprendre pourquoi on a tel ou tel désir, parfois même à rebours de la volonté, il faut que l'on connaisse ce qui est apte à nous émouvoir et ce qui ne l'est pas. Pour pouvoir indiquer la raison de nos désirs, l'émotion ne doit pas être seulement un effet ressenti différent de sa cause, comme pour les objets matériels, mais bien un phénomène simultané à la représentation de l'objet du désir. Le désir de manger a certes une cause organique, mais celle-ci n'est pas extérieure au fait de se représenter de la nourriture. L'émotion indiquant la cause du désir est une émotion directe liée à une idée.
Un désir rationnel dépend du degré de conscience de ce désir. Or il est possible que les émotions puissent servir à augmenter cette conscience. Dans ce cas, une raison sans émotion ni désir peut sembler suspecte. Ce qui paraît être une raison pure pourrait être en fait un désir irrationnel inavoué. Les désirs peuvent devenir plus ou moins conscients et les émotions comptent parmi les moyens d'en prendre conscience. Dans ce cas, il n'est pas vrai que les émotions sont contraires à la raison. Elles lui offrent en fait un riche contenu. Mais une raison indifférente à ce contenu, et même qui s'en détournerait, trahirait sa vocation qui est de connaître et gouverner toutes choses. Viser une indifférence totale de la raison est aussi insensé que de vouloir suivre les règles d'un jeu, non pour jouer, mais pour suivre ces règles uniquement.
Un désir est confusément conscient lorsqu'il n'est perçu que par ses effets sur nous. Pour être rationnel, il faut que la cause de ce désir soit claire et distincte. Les émotions sont les effets attachés aux désirs à partir desquels on peut remonter aux causes. La connaissance des effets, par exemple la sensation de l'humidité ou de la chaleur, est incomplète par rapport à la connaissance des causes, comme le phénomène climatique à l'origine de certaines sensations. Mais en ce qui concerne le sentiment, l'effet est contemporain de la cause, le désir est confondu avec le désiré, la soif avec l'eau. Cependant, si le désir n'est connu qu'en vertu de la fin qu'il projette, on ignore ce qui lui correspond au niveau émotif. Par conséquent, on ignore si la fin que l'on se donne est réellement fondée et si elle correspond à des émotions qu'on éprouve ou à celles que l'on manque d'éprouver. On songe ici, par exemple, à ceux qui travaillent peu à peu de plus en plus mécaniquement et se coupent des impulsions fondamentales qui leur ont fait aimer leur travail. Il y a également ceux qu'anime une haine tenace et qui répugnent à sonder les premiers sentiments qui l'ont fait naître.
Une passion est une volonté sans entendement complet, c'est-à-dire pas totalement consciente de ce qu'elle veut. Le contenu de la passion échappe à celui qui la possède. Une fois ce contenu acquis, la volonté peut aussi ne pas parvenir à se défaire d'une passion. L'habitude s'installe en l'homme comme en son corps et celui-ci voit parfois sa pratique désobéir à la théorie. L'âme alors subit le corps et n'obéit plus à ses propres décrets. Nous avons des passions en tant que nous ignorons les causes de nos volontés. Les passions désignent donc des actions purement formelles effectuées sans conscience. Une fois leur contenu révélé, le comportement parfois demeure le même. Il y a d'ailleurs bien plus d'actions inconscientes et spontanées que de volontaires, et c'est cette action spontanée qui paraît venir du corps. Or, une liberté uniquement intérieure ne suffit pas au bonheur. L'esprit y est certes actif, mais l'âme, en tant qu'union de l'âme et du corps et vie, y est contrariée dans son achèvement. L'achèvement en question serait la raison, non pas opposée aux diverses passions, mais les enveloppant. Cet enveloppement requerrait les émotions pour ce qu'elles témoigneraient des passions qu'elles rendraient conscientes. Enfin, nous ajoutons que la raison serait capable, grâce à sa culture, de faire varier les émotions selon les situations. Il est impossible, disions-nous, d'atteindre dans ce monde le bonheur par une paix seulement intérieure et un strict renoncement au corps. Car l'esprit doit agir sur le corps avec autant de force que celui-ci agit sur lui. Si notre raison doit composer avec les passions, nous devons les connaître dès leur plus jeune âge à l'aide des émotions qui y sont au départ attachées ; de manière à ce que nous puissions ensuite ne pas laisser une émotion prendre le pas sur les autres et rivaliser avec elles.
La volonté comprend des passions et ne les exclut pas toutes. Le manque de volonté vient de ce qu'une passion reste isolée et sans contenu du fait de n'être reliée à rien d'autre. Néanmoins, la volonté peut lier les passions sans qu'elles aient perdu leur force particulière. La volonté consiste à suivre certaines inclinations et à en éviter d'autres, par exemple manger parce qu'on à faim ou pour ne pas avoir faim. La façon dont la volonté dispose des passions dépend de la raison qui veille à l'équilibre du tout en suivant les conseils de la mémoire et les anticipations de l'imagination. La perte de la volonté entraîne en revanche une disposition contingente des passions, un déséquilibre nuisible au tout. La volonté ne parvient d'ailleurs pas toujours à faire appliquer la proportion des forces nécessaires au bien de l'organisme. La bonté et la sagesse peuvent encore être gâtées par la puissance des habitudes. L'âme, bien qu'active, reste alors dans la virtualité et les corps restent passifs entre eux au regard de ce à quoi l'âme aspire. Lorsqu'elle parvient à suivre la raison, la volonté gère entre elles les forces organiques, afin d'en faire le moyen de réaliser dans l'action les principes que l'on se donne. Mais on peut néanmoins raisonner sans volonté et ne reconnaître en cette activité qu'une production virtuelle sans effet sur le mécanisme par lequel les corps pâtissent les uns des autres. Par contre, lorsque la volonté parvient à lier les passions, que l'entendement réussit à lier les émotions et que le sujet acquiert le pouvoir d'améliorer ses habitudes, alors l'esprit s'incarne harmonieusement. Le fait pour l'entendement de comprendre l'émotion consiste à en acquérir la science qui est une sagesse pratique. L'acquisition de cette sagesse permet à la volonté de lutter contre les passions par l'habileté que l'on a de donner ou de se donner des émotions, d'en recevoir et d'y bien réagir. Le sujet qui est ainsi capable de faire évoluer ses habitudes vers un mieux être se donne le moyen d'user librement de sa pensée.
2. La démesure de la passion
De l'union du corps à l'âme vient la possibilité de déterminer l'objet de son appétit. Cet objet vers lequel on se meut n'est pas comme tel réel. Il ne devient réel que si le désir trouve à se réaliser. Pour que ce soit possible, il faut que l'objet puisse, malgré sa virtualité, s'accorder avec un objet réel. L'âme parvient à dégager des appétits l'objet vers lequel le corps doit se mouvoir pour se conserver. Cet objet virtuel pour l'âme doit correspondre à l'objet réel pour le corps. Si cet objet est impossible, l'attente devra nécessairement être déçue. Le sentiment d'une déception permanente témoigne en ce sens de l'impossibilité pour une idée de se réaliser. Ainsi, je ne peux raisonnablement pas, comme le prouverait cette émotion, désirer l'impossible. Si l'âme se donne un objet qui ne correspond à rien de sensible ou si la sensibilité motive des désirs qu'aucun objet ne peut combler, ce peut être à cause de quelque défaut dans la spontanéité. Il est important que le sujet, par le truchement des émotions, ait conscience de ses inclinations et que, par ces mêmes émotions, sa volonté réussisse à canaliser cette spontanéité. Les objectifs que nous nous proposons et qui ne pourront pas être réalisés viennent spontanément, par plus ou moins de détours, et ne répondent pas à une volonté rationnelle et consciente de la façon dont un désir pourrait se réaliser. Seule l'émotion qui accompagne ces inclinations nous les présente comme telles, avec une certaine irréalité, et non comme quelque chose de réellement souhaitable. Dès lors, une volonté avertie des conditions nécessaires de la réalisation du désir et de son impulsion malgré sa virtualité, sera à même d'accorder peu à peu l'imaginaire et le sentiment au réel, non pas en changeant artificiellement les choses, mais en se donnant de nouvelles représentations par différentes pratiques.
L'objet de l'appétit vient de l'action conjuguée de l'âme et du corps. Cet objet met en mouvement sans être mu. "Le premier de tous les moteurs, affirme Aristote, c'est l'objet de l'appétit, puisqu'il met en mouvement sans être mu" (De l'Ame). L'objet désiré est une idée produite par l'âme à partir du besoin qu'à le corps d'un objet réel. Cette idée, en tant qu'elle est imaginée et attendue, peut être conforme à ce besoin ou inadéquate si le sujet s'illusionne lui- même. Elle est stable, comparée aux objets de l'expérience, et appelle une multitude de moyens pour être atteinte. Mise en évidence par l'âme, l'idée demeure à travers ses changements et reste un objectif à atteindre pour le corps. Or, le contenu désiré de la volonté, avons-nous dit, résulte de l'union de l'âme et du corps. Il est représenté par l'âme comme un objet immobile. Le corps désirant doit tendre vers cet objet idéal. Mais l'objet réel est ordinairement mobile, tout comme l'est le corps désirant. L'immobilité idéale de l'objet vient de l'âme et de la synthèse qu'elle désire du corps et de l'objet. Le corps désirant et l'objet désiré sont originairement mobiles et séparés en tant qu'étants. Cependant, l'âme d'un corps désirant peut se donner en idée, comme fin, un rapport souhaitable entre le désirant et le désiré qui soit conforme à la nature de l'un et de l'autre, comme la nourriture est conforme à la nutrition. Dans ce cas, l'activité de l'âme complète celle du corps en déterminant précisément ce qui est bon pour lui, afin d'optimiser les moyens d'obtenir ce bien.
L'illusion propre à l'appétit consiste à voir comme un tout ce qui est parti, à prendre le subjectif pour l'objectif et donc à obéir à la passion en croyant suivre la raison. "Par illusion comme ressort des désirs, écrit Kant, j'entends l'erreur intérieure d'ordre pratique qui fait prendre pour objectif l'élément subjectif du mobile de l'action" (Anthropologie...). Nos appétits et nos aversions s'attachent à des objets de l'imagination laquelle est excessive ou déficiente par rapport aux choses mêmes, puisque ses images incluent la façon dont ces choses nous apparaissent. Si l'on se met en face d'un plat de nourriture alors qu'on a faim, on l'imaginera bien meilleur que si l'on est déjà rassasié. Or, c'est un manque de discernement qui est qualifié d'irrationnel. L'âme n'effectue plus alors la tâche de comprendre de subtiles distinctions, mais elle veille seulement à ce que le corps se maintienne. Elle exagère même si nécessaire les dangers ou les biens pour fournir au corps le plus d'élan possible. Car il est évident que si nous réfléchissions constamment à ce qui est objectif et rejetions l'élément subjectif, nous nous abstiendrions souvent d'agir étant donné la limite de nos connaissances objectives. Là où la science manque, l'instinct est par conséquent nécessaire. En outre, une volonté particulière ne devient illusoire que si elle est considérée comme générale. Lorsqu'on remplace malencontreusement le tout par la partie, l'objectivité par la subjectivité ou la raison par la passion, on s'expose à l'erreur comme au mal. Mais si l'on considère ouvertement tel ou tel aspect particulier et la subjectivité en tant que telle, il n'y a plus d'illusion. L'erreur en général consiste à confondre deux choses ou deux catégories. Elle devient un mal quand l'auteur aurait pu faire autrement. Un père de famille qui justifie ses dépenses au casino par le fait qu'il agit pour le bien de la famille ne reconnaît pas la passion particulière qui l'anime. Si la famille se trouve ruinée et qu'il affirme qu'il pensait bien faire, on peut lui répondre qu'il aurait pu et aurait du agir autrement. Par contre, un père de famille attiré par le jeu, mais conscient du danger qu'il fait courir à sa famille, tempérera plus certainement son élan personnel pour le bien de ses proches.
L'erreur pratique est une erreur de l'intellect, curieuse faculté qui fait que le désir parfois devient en quelque sorte faux. L'union de l'esprit au corps devient pour le coup problématique. Au lieu d'être la perfection du corps, l'esprit en serait-il la faiblesse ? Les bêtes sont essentiellement mues par leur désir et celui-ci ne saurait être faux. Le désir devient problématique en devenant intellectuel. Il n'y a en effet que l'homme qui ait des désirs déraisonnables que l'on appelle des perversions, pas uniquement parce qu'elles sont inconvenantes mais aussi parce qu'elles nuisent à celui qui les possède ou aux êtres qui l'entourent. Aucun animal ne souhaite, comme certains hommes, faire périr un peuple entier. L'animal désir la perte d'un être, non pas comme tel, mais pour se nourrir. On ne verra pas non plus une bête se suicider de désespoir. On peut donc, il est vrai, s'étonner et admirer les ouvrages de l'esprit humain, mais on ne peut nier rencontrer aussi chez l'homme une folie sans équivalent dans la nature. Un volcan n'a jamais fait périr les hommes par haine mais, sans doute, uniquement pour évacuer la pression qui se trouve dans la terre et qui risquerait autrement d'augmenter au point de compromettre l'existence du tout. L'esprit ne devrait être la perfection du corps que si le corps était aveugle à son réel appétit, ce qui n'est pas le cas. Il est plus convaincant de dire que l'âme elle-même est supérieure à ses parties intellectives et appétitives. Elle représente l'union parfaite et complémentaire de l'esprit et de la chair. Socrate affirme cependant que les penchants corporels sont inférieurs aux objectifs de l'esprit. Mais cela concerne-t-il vraiment les hommes en tant qu'ils possèdent un corps et une pensée ? Il n'est pas impossible de souligner aussi un autre aspect de la spiritualité. Les hommes doivent faire de grands efforts sur eux-mêmes pour acquérir le pouvoir de parler, de lire, d'écrire et de penser. Ce labeur n'a pas pour fin de faire de nous des anges au détriment du corps qui nous est attribué. Le but de l'homme n'est pas tant de devenir un être tout spirituel que de travailler à élever son âme durant la vie terrestre et par rapport à elle.
La mauvaise volonté est en quelque sorte une volonté fausse qui ne se détermine que pour ce qui reste obscur ou partiel en l'entendement. Par rapport aux tendances naturelles du corps, l'esprit devient excessif et désir plus que ce qu'il lui est permis d'espérer acquérir. Sous ce rapport, l'esprit apparaît bien une imperfection des créatures. Comme notre entendement est limité et que certains mobiles de nos actions restent inconnus, notre volonté est toujours mauvaise et excessive. Cependant, reconnaître ainsi que notre volonté dépasse notre entendement n'a rien de mauvais. Au contraire, si certaines actions sont voulues, beaucoup d'entre elles sont spontanées. Cela est heureux, car s'il fallait avoir voulu tout ce que nous faisons, nous mènerions en quelque sorte deux vies entières, l'une par anticipation, l'autre par réalisation. Une mauvaise volonté est surtout une volonté qui ignore sa démesure et qui croit que tout ce qu'elle veut est absolument clair et justifié. Il faut reconnaître que nous voulons parfois plus que ce qui est possible et que, en ce sens, ce n'est pas l'esprit lui-même qui est mauvais pour l'homme mais un usage partiel et sans réflexion. Si l'on considère d'ailleurs les excès de l'esprit avec les défauts du corps, le milieu entre ces deux imperfections paraîtra le meilleur. L'âme cherche le rapport parfait entre les puissances de l'esprit et du corps. De même qu'en une seule personne s'accomplit le genre humain et s'exprime la singularité, de même l'esprit et le corps se soutiennent l'un et l'autre. Le mal vient alors, d'un côté, des atteintes portées à la nature et à l'humanité par l'arbitraire des décisions individuelles ou, de l'autre, de la négation de la singularité par la généralité. L'âme dépend donc de l'équilibre entre les forces actives et passives de l'esprit et du corps. Une activité trop persistante de l'esprit devient indifférente à la passivité du corps et produit une sorte de déréalisation où la pensée chemine à travers des essences, des abstractions, sans jamais se concentrer sur les cas particuliers. Il en résulte souvent une sorte d'insensibilité à autrui et une vision du monde trop arrêtée. D'un autre côté, une trop grande passivité de l'esprit engendre une autre espèce d'uniformité où le sujet se repère dans le monde à partir de certains stimuli qu'il voudrait ne pas voir varier ; au point que sa vie individuelle lui paraît le modèle de toute vie possible. A la vie spirituelle ou charnelle on peut préférer la vie animée dans laquelle on ne cesse de se laisser surprendre par l'inconnu, mais de laquelle on ne manque pas de se forger une opinion conforme à ce que doivent être les choses en général.
Le désir s'impose à l'âme comme son moteur. L'âme n'est pas totalement active. Elle est aliénée au fait d'avoir des désirs. Elle devient active en déterminant ce désir objectivement. La vérité de l'objet entraîne la justesse des moyens appropriés à la réalisation du désir. Par conséquent, l'intellect est partie de l'âme en ce qu'elle est utile au corps. Notre esprit se trouve fréquemment sollicité ou monopolisé par des désirs. Une activité purement intellectuelle se voit limitée par la faim, le sommeil, l'envie de voir des gens etc. Dans ce cas l'âme sans doute obéit au corps. Pour autant, elle ne cesse pas de jouer un rôle important lorsqu'il s'agit de satisfaire nos désirs, ne serait ce que pour pouvoir continuer à réfléchir dans de bonnes conditions. Il importe même de conserver son bon sens et sa moralité à cette occasion. Celui qui, pour écrire un traité de moral qu'il juge fondamental pour le bien être de l'humanité, escroquerait ses amis et abandonnerait sa famille afin que rien ne le trouble dans cette urgente tâche, inverserait les priorités. Son futur lecteur pourrait s'émerveiller de sa prouesse intellectuelle, mais il ne verrait rien de la déchéance morale de son auteur et de la douleur même physique qu'elle dut occasionner. Car, les erreurs de l'intellect suffisent à diminuer l'habilité de réaliser le désir. Si le désir est déraisonnable, aucun moyen ne sera efficace sans entrer violemment en contradiction avec le réel. Même s'il est légitime, un désir excentrique risque d'ailleurs de se voir opposer le blâme de la morale commune. Fatalement, l'incorrection entraîne l'antagonisme. Mais, on atteint d'autant mieux son but que l'on possède la vérité. Autrement, on ne l'atteint que par hasard. Plus un désir est déraisonnable, moins il a de chance d'être entièrement réalisé, car les moyens de cette réalisation viennent à manquer et se trouvent substitués par des artifices n'offrant que des solutions provisoires. Un désir excentrique mais légitime a quelque chance de se réaliser malgré l'opinion générale. Un désir illégitime mais partagé a toutes les chances d'entraîner de grandes déceptions ou de grandes destructions, comme lorsqu'un peuple se reconnaît dans la folie d'un tyran.
Le désir est le moteur de l'âme et du corps sans lequel l'organisme resterait immobile et périrait. Le corps est cause du désir et l'âme détermine sa fin. L'âme et le corps sont unis par le désir qui les meut. Comme se complètent l'affect et l'intellect, la spontanéité et la volonté s'accordent en l'âme pour son bien. L'entendement fuit le faux, la volonté le mal, afin qu'aucun mal moral ne s'ajoute à la contingence des choses et n'accroisse nos peines. Lorsque je désire me rendre d'un endroit à un autre, mon esprit tend vers ce but et il est suivi par le corps qui m'y conduit. Dans ce cas, la volonté est accompagnée de la spontanéité de mon mouvement. Dans la pensée même, la spontanéité et la volonté trouvent à s'accorder. Car il entre de la spontanéité dans le fait de percevoir avant qu'on réfléchisse, et c'est en fonction de l'habitude qui participe à notre connaissance que la volonté produit son objet dans l'imagination.
3. La contingence de l'âme
La volonté contient des éléments distincts et confus. L'absence de distinction accompagne l'excès de l'appétit lorsqu'il se limite à une région particulière du réel et s'y concentre. Le progrès de la volonté n'est pas entier si elle se contente d'un éclairage prédéterminé sur des objets qui se présentent en réalité toujours différemment. La volonté doit, en outre, retourner en son propre fond et retrouver la potentialité des choses qu'elle a niée. On veut quelque chose distinctement lorsqu'on est capable de comparer sa volonté à d'autres possibles et de l'enchaîner avec d'autres choses pour la justifier. On veut confusément aussi, car l'on se comporte en voulant des choses sans bien savoir comment ni pourquoi. S'il n'y avait pas cette indétermination, la volonté resterait toujours la même, comme par ignorance définitive ou sagesse absolue. Dans l'un ou l'autre de ces cas, il n'y aurait aucun moyen de vouloir aussi des choses impossibles et donc aucune possibilité de soupçonner que l'on veut quelque chose d'impossible lorsqu'on croit cette chose possible.
L'intellect devrait être l'équilibre conscient du tout et de la partie. Les émotions et les sensations tournées vers l'extérieur constituent les parties infinies de ce tout. La personnalité se détermine par des choix, des goûts, des convictions et des vocations qui sont autant de petites passions. L'appétit doit être considéré comme une réalité partielle et pour nous différente de la possibilité en soi de toutes choses. Cette réalité extérieure à l'âme est infinie au sens ou elle consiste en la conscience de la singularité de chaque moment du sentiment. Il en résulte une personnalité singulière, imprégnée de toute la suite de son expérience individuelle et remarquable par son goût propre. Mais, malgré leur densité, nos petites passions ne sont que des parties favorites de la réalité et ne suffisent pas à former un tout. Ces tendances personnelles, comparables à des aspérités dans l'âme homogène, sont en outre augmentées de quantité d'émotions. Un individu n'est pas une totalité parfaite en ce sens que sa forme dépend de la matière contingente qui a constitué l'environnement dont il dépend. N'est parfaite que la totalité abstraite de la matière représentée comme une forme pure de l'humanité identique en tous les hommes avant toute expérience. Par rapport à cette essence, les passions comme les émotions sont autant de déformations ou d'empreintes apparues au cours de l'existence.
La volonté a pour but d'établir la proportion entre les différentes tendances. Celles-ci sont complexes et fluctuantes au contact du monde extérieur. Grâce à ses tendances propres, l'individu possède une singularité discernable. La disposition des parties n'est jamais la même d'un individu à l'autre. Cette disposition est sans excès remarquable dans l'émotion. La volonté tire sa singularité des passions qu'elle administre. L'extérieur lui fournit une matière fluctuante et la force qu'elle dérive rationnellement. Ainsi, la volonté peut parvenir à ses fins sans devenir pour autant impersonnelle et commune. Les objectifs communs ne saurait d'ailleurs être atteints sans respecter la dynamique des singularités. Un orchestre ne saurait rester composé de musiciens qui haïssent leur instrument, et la qualité de son interprétation dépend de l'enthousiasme de chacun. En revanche, dans la passion, la partie veut égaler le tout, ce qui la rend comique ou tragique selon que l'on considère cette partie monstrueuse ou le tout défectueux. Il y a donc, entre émotion et passion, une différence quantitative. La première est une faible modification de l'âme, tandis que la seconde tend à en être la contradiction. C'est pourquoi l'émotion du rieur est seulement passagère lorsqu'elle accompagne la conscience d'une anomalie.
Une totalité formée à partir d'une infinité de parties signifie une totalité en mouvement. Ceux qui pensent pouvoir exposer devant eux les parties finies de leur âme s'interdisent d'évoluer. Si l'esprit est la perfection de l'homme, c'est grâce à son âme, c'est-à-dire au mouvement par lequel il se perfectionne. Autrement dit, il ne saurait y avoir d'intellect sans appétit. L'âme est la perfection du mouvement car elle est issue de l'organisation progressive d'une matière. Avant toute pensée, il y a la tendance de la matière à devenir chose et pour ces choses à s'unir malgré l'irréductibilité des phénomènes contingents destructeurs des choses. Cet épanouissement progressif de l'âme ne saurait avoir lieu sans l'infini variété des êtres, sans l'absence de moments absolument identiques à travers le temps. Par ailleurs, puisqu'il y a un appétit sans intellect, l'appétit est en un sens plus fondamental que l'intellect. "Tous les hommes, écrit Aristote au début de sa Métaphysique, ont naturellement l'appétit de savoir". L'appétit est nécessaire au développement de l'organisme et les êtres rationnels ont, en plus d'un appétit sensible, un appétit intellectuel. C'est la sagesse qui est une espèce d'appétit et non l'appétit qui est une espèce de sagesse. L'appétit est chronologiquement premier pour l'individu comme pour le genre. Les premiers hommes, comme les nouveaux nés, eurent peu d'intellect et déjà de nombreux appétits. L'appétit est nécessaire aux êtres rationnels et la raison peut être considérée comme son produit. Cette raison issue de l'appétit s'exprime dans la rationalité des choses organisées vers des fins et dans la rationalité des êtres qui découvrent cet ordre des choses. Cette apparition des êtres raisonnables et conscients de la raison des choses est un produit tardif de l'appétit, mais il en est la perfection.
Le corps et l'esprit se perfectionnent mutuellement. Nous avons une âme en tant que nous sommes à la fois actif et passif, pensant et sentant. L'appétit vient de disproportions dans l'activité des parties. Nous nommons âme la communauté réelle de l'activité corporelle et spirituelle. L'appétit ou la passion désigne un déséquilibre entre les deux principes en apparence contingent. Cependant la raison, qui représente un équilibre entre les deux parties, n'est parfaite que si cet équilibre est total, c'est-à-dire en rapport aux faits et actions et pas uniquement avec l'idée que l'on a toujours de cette proportion. La perfection du tout vient de la mesure entre actions et passions. La raison s'oppose bien à la passion du point de vue de l'esprit qui les sépare, mais du point de vue de l'âme, en pratique, la raison s'allie aux passions. Les émotions sont les petites passions mobiles qui servent à mouvoir la raison. La passion fixe, au contraire, s'oppose au mouvement. A ce titre, la raison pure est une certaine passion bien qu'elle soit parfois nécessaire. La passion n'est donc pas mauvaise en elle-même mais elle l'est seulement si elle paralyse les émotions. Nous verrons, avec le rire et la colère, la fonction de ces émotions pour l'âme. L'esprit est, pour ainsi dire, l'espèce théorique de la pensée qui correspond à l'âme rationnelle chez Platon ; et l'âme, l'espèce pratique de la pensée relative au corps. Pour cette dernière, les émotions sont des matières non négligeables. Les omettre serait une forme de passion dont l'âme aurait à pâtir. En effet, on ne saurait aborder la vie pratique en théoricien et dans l'indifférence la plus totale vis-à-vis de ses sentiments. La forme d'ignorance dont on souffre alors est du genre de celle qui accompagne les passions. Car dans la passion également on peut être spirituel et irrationnel, c'est-à-dire que l'esprit suit sa course sans que personne ne puisse le suivre sur un même terrain.
L'âme sépare donc en théorie la raison des passions. Mais elle les unit dans la pratique ; sans quoi l'activité ne se nourrirait d'aucune passivité. La séparation n'est que virtuelle. La raison naît en fait de l'impulsion, de ces toutes petites passions motrices que sont les émotions. Si toutefois certaines deviennent excessives, alors l'âme se trouve entravée. En théorie, si je ramène un objet trouvé à son propriétaire, ce peut être par devoir ou alors, conformément au devoir, pour recevoir une récompense. Dans la pratique, il est impossible de dire si en agissant par devoir on cesse réellement d'éprouver de l'intérêt pour des choses utiles ou, au moins, qui ont une valeur sentimentale. Car la passion paraît plutôt antérieure à toute action cognitive et semble même nécessaire pour que cette action ait lieu. La séparation nette entre raison et passion utilisée en théorie correspond dans la pratique à un développement des passions en raison et, en même temps, à un enveloppement des passions par la raison. C'est seulement lorsque ce mouvement est contrarié qu'apparaît la contradiction que l'on nomme passion de façon péjorative ou mieux déraison. Ainsi, une émotion comme le rire devient une passion s'il persiste sans plus rien de risible, et ceci vaut également pour la colère lorsque rien ne peut l'apaiser.
IV. RAISON
Les objets de la raison et de la passion ont en commun de rester stables par rapport à la fluctuation des émotions subjectives. La passion est théorique en tant que l'objet de la colère, par exemple, est une idée fixe virtuelle. La raison est d'une certaine façon pratique puisqu'elle articule dans le temps des idées différentes pour parvenir à les lier en un tout cohérent. En terme de durée, l'émotion est courte, la passion prolongée et la raison continue. Selon le temps, on peut donc associer raison et passion comme étant tous les deux plus long que l'émotion. Puis, nous pouvons associer autrement les émotions et la raison contre les passions en ceci que pour l'intelligence pratique, c'est-à-dire son exercice, les émotions sont stimulantes tandis que les passions sont paralysantes. Car il est évident que la pensée est moins fatiguée lorsqu'elle est légèrement divertie que lorsqu'elle est accablée par un soucis, une attente etc. La passion suscite une inquiétude qui peut être apaisée par la raison, non pas en vertu de la stabilité des idées mais en vertu du mouvement initié par les émotions et par lequel elles s'accordent. L'émotion n'est pas excessive comme la passion et nous apporte une certaine tranquillité. On peut dire des passions qu'elles suscitent l'inquiétude du fait que l'objet de la passion se trouve isolé de la réalité parce qu'il est trop irréel ou trop partiel. Par contre, ce qui rassure avec la raison, c'est moins la contemplation de vérités éternelles que le sentiment que sa pensée se porte à considérer sans heurts différents objets et, par là, le sentiment d'un accord avec les choses. Considérer la raison autrement, c'est un peu comme n'envisager l'eau que comme glace ou vapeur et jamais comme liquide. Si les idées sont d'abord abstraites spontanément à partir de la passion, les émotions réintroduisent ensuite du mouvement entre les idées, ce qui permet à la volonté de s'accorder à la diversité du réel. Les idées qui sont en nous sont en quelque sorte des passions dans la mesure où d'autres ont acquis des équivalentes. Nous ne tirons pas nos idées de notre propre fond. Cependant, des émotions leur sont attachées. Ce sont justement ces émotions qui, parce qu'elles sont propres, introduisent la diversité dans les idées et entre elles. De cette façon, la volonté bénéficie d'une étoffe riche pour se déterminer sans raideur, sans le monopole d'une seule fin à atteindre et par un seul moyen.
1. L'effet de la représentation
Les émotions sont fluctuantes dans le temps. La passion et la raison diffèrent d'elles par leur stabilité. Dans l'émotion, le sujet est moins sensible aux objets supposés être dans l'espace qu'à son état face aux choses. Cet état accompagne confusément le savoir concernant les objets. Les objets de la passion et de la raison changent peu à travers le temps. Il n'est pas la peine d'y penser tout le temps pour s'en apercevoir. Il suffit que l'on puisse reconnaître cet objet comme identique à lui-même chaque fois qu'on y pense. En ce qui concerne l'émotion, l'objet n'a que peu d'importance et peut rester indéfini. On désigne plutôt une variété d'états dans le temps sans que leurs corrélats dans l'espace soient déterminants. Ainsi, les passions d'amour et de haine sont fortement attachées à leur objet, tandis que les émotions de joie et de tristesse s'appliquent à maints objets.
Le rire est une émotion de joie et la colère une émotion de tristesse. Ces émotions peuvent se répondre, comme lorsque le rire imite la colère ou lorsque la colère blâme le rire. De plus, ces émotions peuvent devenir des passions d'amour ou de haine et peuvent se combiner avec elles. Dans une certaine mesure, le rire et la colère s'opposent l'un à l'autre, comme la joie et la tristesse qu'on ne saurait éprouver en même temps au même instant. On remarque cependant parfois une contiguïté entre les deux dans un court moment. Il peut s'agir de réaction spontanée aussi bien que d'artifice rhétorique consistant, comme le conseil Gorgias, à détruire la plaisanterie par le sérieux ou le sérieux par la plaisanterie. Enfin, pour ce qui est l'ambivalence des sentiments positifs et négatifs, ils sont compossibles dans la mesure où on oppose en même temps les catégories de la passion et de l'émotion, et impossibles à travers une même catégorie. On peut donc être amoureux et triste ou haineux et gai, et non joyeux et triste ou haineux et amoureux.
La joie est une émotion qui peut causer le rire. La tristesse peut causer la colère. La colère contre le rire est une réaction de tristesse contre la joie. Inversement, rire de la colère, c'est se réjouir de la tristesse. Tout cela revient à opposer la peine au plaisir ou le plaisir à la peine. Un observateur peut facilement deviner, à travers le rire, la joie de quelqu'un, ou bien sa tristesse à travers sa colère. Mais si cet observateur éprouve un sentiment contraire, il peut le communiquer à son tour et l'exprimer sans être assuré cependant de faire évoluer le sentiment adverse. On peut se fâcher contre quelqu'un qui rit de nous, cette personne ne cessera pas nécessairement de rire. De même, au lieu de désamorcer une colère en en riant, on peut au contraire la renforcer. La joie peut encore devenir amour et la tristesse haine lorsque le sujet détermine l'objet qui l'affecte. Les deux niveaux peuvent encore se combiner lorsque, par exemple, la joie et la haine donnent ensemble la cruauté ou que la tristesse et l'amour donnent la jalousie. La haine est le résultat du déplacement d'une tristesse subjective dans un objet ; et l'amour, d'une joie subjective dans l'objet. Les émotions, qui au départ sont subjectives et passagères, deviennent des passions durables en se fixant dans l'objet. Une fois donc que c'est l'objet qui est triste et non le sujet, le sujet peut lui devenir gai face à cet objet triste lorsque, par exemple, il se venge de lui et s'en réjouit. De même, une fois que l'objet a reçu la joie du sujet sous la forme de l'amour qu'il lui attache, le sujet peut devenir triste par rapport à cet objet aimé comme dans l'affliction du deuil.
Les passions figent les émotions et les empêchent de se combiner entre elles. "L'homme riche, explique Kant, dont le serviteur, au cours d'une fête, brise par maladresse, alors qu'il la portait de place en place, une belle coupe de verre précieux, tiendrait pour rien cet incident s'il comparait au même instant cette perte d'un plaisir avec la foule de tous les plaisirs que lui offre son heureuse condition d'homme riche" (Anthropologie). Passion et raison peuvent être conçus comme l'excès et le défaut d'émotions. Dans la passion, le tout ou l'âme subit la parti et, dans la raison pure, le tout est sans parti et inactif. L'avare est un homme passionné parce que son sentiment et son intérêt sont focalisés sur l'argent comme ce qu'il y a de plus important, alors que la possession d'argent ne contribue qu'en partie à notre bonheur. Quant à l'ascète qui se refuse à porter un quelconque intérêt aux biens matériels, lui aussi se prive à sa façon de nombreuses émotions au bénéfice du seul sentiment de l'élévation de son âme. D'une part, la passion est l'excès d'émotion en ce sens qu'elle place une émotion parmi d'autres au-dessus des autres au détriment de celles-ci. D'autre part, la raison est le défaut d'émotion en ceci qu'elle atteint sa pureté contre toute émotion. La passion et la raison s'opposent donc ensembles aux émotions. Le sage stoïque ne laisse paraître ni sa joie ni sa peine ; il ne rie ni ne se fâche. On remarquera que le passionné peut encore faire l'un ou l'autre mais sans beaucoup de souplesse et toujours en privilégiant un sentiment par rapport à tous les autres. Le sage, non plus idéal mais réel, n'est pas non plus d'ailleurs exempt de sentiments et il en possède un, sa présomption, qui peut régner en tyran.
La passion diminue la variété des émotions. Le contraire, la raison, agit de même. Mais la passion s'oppose aux émotions sans, comme la raison, s'abstraire de toutes. Car elle oppose quelques passions surdéterminées à d'autres. En revanche, le mouvement de la raison étant virtuel par rapport aux émotions, elle ne les empêche pas réellement. Si la passion et la raison ont en commun d'altérer l'émotion, ce n'est pas de la même manière. La passion emprunte sa matière aux émotions et sème le trouble entre elles. Les humeurs du passionné sont en général intempestives. L'état lié à une attitude rigoureusement analytique est par contre en marge des émotions courantes, car elle ne produit rien d'extérieur. L'homme qui réfléchit n'est pas loin de ressembler à un homme prostré ou absent. Son caractère est davantage introverti comparé à l'extraversion divagante du passionné. Enfin, l'émotion est intermédiaire entre raison et passion. C'est une matière commune aux deux. Elle reste indifférente pour la raison et résistante ou consistante pour la passion. L'état où l'émotion est fluide et adéquate à la réalité est un état intermédiaire entre l'absorption rationnelle et le débordement passionnel. Les émotions se développent lorsqu'on a quelque distance avec les choses sans s'en désintéresser pour autant. A cette occasion, la raison n'est certes pas pleinement détachée et désintéressée mais elle intègre habilement ses intérêts à des fins plus spirituelles que directement utilitaires. Dans le rire et la colère, les choses viennent servir d'exemple pour exprimer ce que l'on pense. Ce que nous percevons et vivons se trouve accompagné des règles que nous apercevons avec elles en indiquant comment les choses devraient être.
Si passion et raison sont diamétralement opposés, l'émotion est centrale. Elle constitue un foyer dynamique porté à se stabiliser dans l'activité ou la passivité extrêmes de l'âme. Dès lors, par exemple, que le rire et la colère sont incapables d'alterner, c'est que l'une ou l'autre de ces émotions est excessive ou que les deux manquent. Sensible aux arts d'agrément, Kant relève que "les joies et les rires doivent faire, avec l'air sérieux et bouleversé, le beau contraste qui permet à ces deux modalités du sentiment d'alterner sans contrainte" (Du Beau et du sublime). On peut ranger l'absence d'émotion parmi les faiblesses dans la mesure où elle devient à la longue contraignante, comme il serait contraignant de toujours rire ou de toujours s'affliger. L'imperfection dont il s'agit consiste à être déterminé plutôt que libre et, en ce sens, le peu d'émotions que l'on a obéit à une nécessité isolée au lieu de pouvoir s'adapter aux situations.
L'émotion constitue le moyen terme entre raison et passion. Dans l'émotion se rencontrent en même temps activité et passivité, l'âme et le corps, alors que dans la raison seule l'activité de l'âme est considérée. L'émotion est donc dans le devenir comme un mélange d'être et de néant. Puisque la raison vient de l'esprit et la passion du corps, et puisque l'émotion est un mélange d'action et de passion, alors l'émotion est bien propre à l'âme qui à la fois est et devient. On peut en effet dire de toutes nos émotions, aussi variées soient elles, qu'elles sont les nôtres. Elles n'ont aucune réalité sans nous et nous n'aurions nous-mêmes aucune réalité sans elles. L'émotion est avant tout une alternance d'émotions et non l'être ou le néant de telle ou telle émotion. Le néant de l'émotion renvoie à la raison ; et son être unilatéral, à la passion. Les émotions elles-mêmes sont réelles, même si les idées qui les provoquent ne le sont pas toujours. Comme le note Descartes, "encore que je puisse désirer des choses mauvaises, ou même qui ne furent jamais, toutefois il n'est pas moins vrai pour cela que je les désire" (Méditations...). Seulement, la diversité des émotions permet de dire qu'elles apparaissent et disparaissent sans subsister. Ou alors, lorsqu'elles subsistent comme concept que chacun peut comprendre, on peut en effet dire qu'elles ne sont pas ; et lorsqu'elles persistent, qu'elles sont exagérées ou fausses.
Les émotions du rire et de la colère peuvent être étudiées séparément, successivement et excessivement lorsqu'elles se muent en passions. La raison sert de critère pour les évaluer. L'émotion rationnelle est proportionnée, tandis que la passionnelle est disproportionnée. Les premières ont une valeur cognitive et morale alors que les irrationnelles n'en ont pas ou peu. Le travail de la raison par rapport aux émotions consiste à trancher dans le tissu émotif pour mettre à jour : l'opposition entre la joie et la tristesse (qui ne peuvent coexister simultanément), l'évolution d'une émotion vers son opposée dans le temps, ainsi que l'évolution d'une même émotion vers l'excès dans la durée. Il résulte pour la raison un modèle utile pour saisir des écarts entre la norme et l'anomalie dans la variation émotive.
Il y a différentes sortes de rires et différentes sortes de colères. Le rire devient colère ou la colère rire à travers leurs espèces, graduellement. Toutefois, une espèce peut rester sans varier dans le temps et tendre à la passion. Les moments virtuels distincts pour la raison deviennent statiques dans la passion. Mais la raison elle-même doit demeurer inaltérée dans le mouvement des émotions. Sa fonction est alors de garantir la cohésion entre les différents moments de l'émotion. L'évolution normale et rationnelle est l'évolution permanente de l'émotion par rapport à l'ensemble des choses. Le phénomène pathologique de la passion, où une émotion reste sans discontinuer, est certes instructif pour la raison qui, dans la théorie, distingue de même différentes émotions et les isoles. Mais ce savoir acquis doit servir dans la pratique à substituer intelligemment une émotion à une autre, pour éviter justement qu'un conflit ne s'envenime par surenchère de colère, ou pour éviter que l'excès de moquerie ne tourne à l'agression.
L'effet des émotions est réel, mais la cause est peu ou prou virtuelle. Bien que physiquement ressentis, le rire et la colère naissent de représentations plus riches que ce qui se présente réellement. Les émotions témoignent de notre capacité d'anticiper. C'est pourquoi il fut nécessaire de traiter précédemment du désir et de son rapport à la pensée. Je ressens une émotion à l'occasion d'une opinion vraie ou fausse, et je la ressens d'autant moins que ma croyance n'est plus mienne mais simple postulat d'autrui. Que je sois dans la vérité ou l'erreur avec une conviction, je n'en ressens pas moins une émotion. Cela revient à dire que certaines de nos pensées, quand elles ont lieu, sont suivies d'un état physique, lorsque ce à quoi l'on pense, on le croit fermement aussi. L'action de l'esprit sur le corps peut s'expliquer par ce que nous avons dit plus haut du fondement appétitif l'intellect. Car la plus part des choses qu'on croit, on les veut ou les refuse également, excepté seulement ce qui est indifférent.
Contrairement à la cause réelle des sensations, la cause de l'émotion réelle est virtuelle. Cette cause virtuelle n'est ni vraie ni fausse. Elle déborde en tant que concept l'intuition sensible et, par là même, est sublime. Le concept engage d'autres temps que le présent. Mais c'est bien dans le présent que la pensée désir pour l'avenir, en fonction de ce qu'elle sait du passé. La sensation et les sentiments sont sentis et ressentis aussi réellement que n'importe quelle douleur ou chatouillement. On remarque seulement que le sentiment peut être éprouvé sans aucune autre stimulation qu'une pensée qui nous traverse l'esprit. Par exemple, vous êtes assis dans le bus pour vous rendre à votre travail et vous réalisez tout d'un coup que vous vous souvenez ne pas avoir éteint le four de votre cuisinière. Nous sommes ainsi émus par des choses qui sont arrivées ou qui peuvent arriver, même si l'émotion, elle, est bien réelle et présente. On peut ainsi dire que l'émotion est le sentiment dans le présent de choses absentes et mêmes irréelles.
Les passions supposent un engagement ontologique plus grand que les émotions. Elles relèvent de l'opinion plutôt que de la représentation. Les émotions sont bien présentes dans les passions, mais elles sont trop déterminées pour servir la volonté dans son ensemble. Une émotion tend à la passion dans l'opinion, lorsque le sujet éprouve pour l'objet une émotion forte. Dans le débat, où chacun échange son opinion, chacune des opinions trouve un centre de gravité dans l'émotion continue des intervenants, et c'est difficilement qu'une opinion devient persuasive et s'impose contre une autre chez une même personne. En outre, on peut éprouver des émotions moins sensibles et prolongées pour de simples croyances que l'on considère sans réellement les partager. Ce ne sont pour nous que des représentations qui ne nous émeuvent que par une sorte d'analogie avec ce que nous éprouverions par rapport à ce que nous éprouvons vraiment. Aristote observe que "lorsque nous arrivons à l'opinion d'une chose terrible ou effrayante, d'emblée nous éprouvons avec elle une émotion ; et il en va de même, s'il s'agit d'une chose rassurante. Mais au fil de la représentation, nous avons exactement la même attitude qu'en voyant en peinture ces choses terribles ou rassurantes" (De l'Ame). Ce n'est pas la même quantité d'émotion que l'on éprouve à l'occasion d'une opinion ou d'une représentation. Le canular consiste précisément à faire croire une chose pour toucher l'observateur, c'est-à-dire à réveiller son opinion, puis à transformer cette opinion en représentation en avouant le mensonge.
L'émotion, qui se rapporte au phénomène, devient passion si elle se détermine par rapport à l'objet entier. L'émotion est conservée dans l'opinion. Elle disparaît dans la connaissance discursive pure de la raison. L'émotion dure excessivement lorsqu'elle se fixe sur un objet et, au contraire, elle est infime si l'on s'attache davantage à l'enchaînement des concepts qu'aux concepts eux-mêmes et aux objets singuliers qu'ils désignent. Dans la passion, l'émotion devient si rigide que le discours se concentre autour d'un objet donné et tend lui-même à se figer. On obtient alors un propos obsessionnel et non un propos agile, capable de traverser une multitude de champs différents au niveau émotif comme sémantique. Dans l'excès d'émotion, la liberté de la raison et la volonté s'amenuisent. Mais la représentation libre, où le sujet atteint le virtuel, est émancipée, par exemple, de la crainte réelle. Il faut toutefois que quelques passions persistent pour que l'on puisse éviter les dangers réels. Les passions servent naturellement à indiquer à l'âme les besoins du corps et les menaces qui guettent l'organisme afin que celui-ci se préserve. Les animaux les moins intelligents obéissent à leurs émotions mécaniquement lorsqu'ils sentent la faim, le danger, etc. Ils se meuvent selon la force de ces émotions en eux, c'est-à-dire lorsque celles-ci sont assez intenses pour les pousser à agir par passion, c'est-à-dire à réagir. Mais l'homme est capable d'actions véritables dans la mesure où il n'est pas déterminé nécessairement par des passions. L'homme se détermine pour des motifs insensibles, par raison, avec le concours de sa mémoire et de son imagination. Ce qu'il éprouve alors ce sont des sentiments diverses et discrets liés aux différentes représentations qu'il se donne.
2. La nécessité de la tristesse
La première tendance de l'âme jointe au corps est la tristesse, la colère et la passion qui fixe l'objet dont elle dépend et contre lequel le cœur se révolte. Cette détermination abstraite de la cause du mal est suivie dans la pratique de la libération du sujet. Celle-ci consiste en la reconquête de ses émotions, en un retour à la mobilité, en un allégement où les affects du sujet deviennent un remède à son inquiétude. On explique métaphysiquement l'inquiétude fondamentale de l'âme vis-à-vis des objets par son union avec le corps, laquelle lui fait perdre son indépendance. En outre, on remarque qu'il vaut mieux fuir les objets nuisibles avant de poursuivre des objets bénéfiques et non nécessaires. De manière générale, les objets qu'on poursuit nous inquiètent parce que nous craignons de ne pas ou de ne plus les posséder ; et ceux que l'on fuit nous inquiètent parce que nous craignons, au contraire, d'être unis à eux. La tranquillité qui nous manque alors, il nous faut la conquérir à partir de tous les aspects positifs disponibles au rang desquels on peut compter les émotions.
La tristesse est davantage portée que la joie à se figer. Plus raide et moins souple, elle est susceptible de devenir haine. Kant note que "l'agacement lorsqu'il devient colère est un affect, mais s'il devient haine (désir de vengeance), c'est une passion" (CFJ). Il y a peu d'objets que nous aimons, c'est-à-dire auxquels nous attachons notre joie. Les objets que nous aimons vraiment et les activités que nous préférons (et dont nous sommes à peu près sûrs de ne pas être déçus) mis à part, nous n'éprouvons que des joies occasionnelles. Par contre, notre tristesse à davantage tendance à se focaliser sur des objet extérieurs. Car nous supportons moins bien une tristesse sans raison qu'une joie sans raison. Cette tendance à la rigidité est davantage spécifique à la tristesse qu'à la joie pour cette raison que "la tristesse, comme le prétend Descartes, est en quelque façon première et plus nécessaire que la joie, et la haine que l'amour, à cause qu'il importe davantage de repousser les choses qui nuisent et peuvent détruire que d'acquérir celles qui ajoutent quelque perfection sans laquelle on peut subsister" (Les Passions...). L'homme est vulnérable dans la nature. Il lui faut d'abord éviter une somme considérable de choses qui ne lui conviennent pas. Cependant, l'homme trouve également dans la nature un bon nombre de choses qui lui sont essentielles ; et c'est par excès qu'il se met à en souhaiter un grand nombre qui n'est pas nécessaire et qui finit même par lui nuire.
La tristesse incline plus aisément vers la haine que la joie vers l'amour. L'agacement est une peine qui devient tristesse, puis haine, envers l'objet qui en est la cause. Ainsi l'agacement devient parfois durable en se fixant sur l'objet. L'âme irascible est en un sens plus nécessaire que l'appétitive. L'âme a davantage a redouter, pour préserver son autonomie, qu'à espérer. Car les maux et les erreurs sont pour elle plus nombreux que les biens et les vérités. Lorsque la tristesse devient haine, elle devient plus facile à éviter avec les objets qui la provoquent. Par contre, la joie ne peut devenir aussi aisément amour, car on est souvent déçu si l'on croit qu'un même objet nous apportera toujours de la joie. Ce genre d'objet que l'on peut aimer sans déception est, en fait, assez rare. Dans la haine, ce n'est pas l'émotion de tristesse qui dure, mais l'opinion qu'un objet nous sera toujours néfaste. Il importe donc pour éviter la tristesse de tenir certaines choses à l'écart. Ensuite, toutefois, on peut espérer librement et se consacrer à ce qui nous réjouit. Si l'on considère le corps, l'appétit est antérieur à l'irascibilité. Car le corps va seul vers ce dont il a besoin, alors que l'âme réfrène ce besoin pour un plus grand bien pour elle que celui réclamé par le corps. La priorité de l'âme irascible sur l'appétitive concerne les êtres intelligents qui doivent réfréner leur premier penchant en vue d'objets plus élevés, plus lointains dans le temps et plus abstraits. L'homme acquiert cette seconde nature intelligente en faisant violence à sa nature animale. On voit comme il peine pour apprendre à marcher, à parler et pour acquérir tous les traits de sa culture. Mais, en ce qui concerne l'âme embryonnaire et sans esprit des bêtes, le principe appétitif est le plus élevé, car l'unique objectif de ces êtres essentiellement corporels est de se maintenir grâce à la nourriture.
La joie est un mouvement de l'âme lorsque le corps demeure tranquille face à l'objet. La joie, suggère Platon, est l'effusion et la facilité du cours de l'âme (Cratyle). La tristesse est au contraire une immobilité de l'âme lorsque le corps quitte l'objet inquiétant. L'émotion permet à la raison de réagir et d'évoluer. Si l'émotion est ainsi la respiration de l'âme, la passion en est l'asphyxie. Dans la joie que j'éprouve lors d'une conversation, d'une représentation ou d'une méditation, il ne me viendrait pas l'idée de m'écarter de cet état tant que rien ne m'y contraint. Dans cet état, je n'éprouve pas d'ennui et je peux développer tous les aspects des choses que je considère avec joie sans m'en lasser. Par contre, en mauvaise compagnie, en assistant à un mauvais spectacle ou en étant assailli de pensées désagréables, je désire uniquement fuir la situation dans laquelle je me trouve, ce désir occupant pleinement mon esprit. Toutefois, il m'est possible de patienter - si je ne peux fuir immédiatement -, de me distraire moi-même et de me donner d'autres émotions ; comme il m'est possible, alors que je suis enthousiaste, de me raviser pour ne pas délaisser de nouvelles préoccupations qui exigent qu'on s'en occupe.
Lorsque le corps se trouve à l'aise dans son environnement, l'âme peut éprouver librement la joie qui est le sentiment de son propre mouvement. Lorsqu'au contraire le corps est en mauvaise posture, le mouvement de l'âme est diminué par ce qui produit sa tristesse. L'âme est d'autant plus libre de se mouvoir que le corps se trouve vivre en harmonie avec ce qui l'entoure. Si la faim commence à tirailler mon estomac, si mon dos me fait souffrir et que je me tient difficilement assis sur ma chaise, si la chaleur m'étouffe et la migraine me prend, alors j'abandonnerai mon entretient avec une personne qui pourtant m'intéresse, en m'excusant pour mon indisposition et mon manque d'attention. Le but de l'âme est donc d'atteindre la joie véritable avec la diminution des causes de la tristesse. La passion peut devenir un moyen de parvenir à cette joie, quand on aime la cause durable de la disparition d'un mal, comme lorsqu'on aime, par exemple, la démocratie contre la tyrannie. Ainsi l'émotion peut devenir passion si cela lui permet de subsister. L'âme a intérêt à fuir la tristesse, qui diminue sa vivacité, et à poursuivre la joie qui accompagne sa santé. La joie en question est bien une émotion, mais celle-ci peut utiliser la passion, qui est la fixation d'une émotion sur un objet, comme rempart contre la tristesse. Ainsi, grâce à certaines passions, nous sauvons quantité d'émotions ; les passions d'amour et de haine, quand elles ne sont pas trop vives, ne sont pas des obstacles infranchissables pour l'émotion. Si je fréquente un ami qui, habituellement, me réjouit par la vivacité de son âme, et si celui-ci est abattu par la faute de quelqu'un, alors je m’indignerai contre cette personne, encourageant mon ami à la mépriser au lieu de la haïr, pour retrouver la joie que nous partagions.
Nous supposons que la pensée objective commence avec la tristesse et continue avec la haine, car elle désire la solidité de son objet. Le refuge des nombres peut être envisagé comme la passion de ceux que le monde dégoûte. Cette hypothèse, il faut le reconnaître, est discutable, et l'on doit s'y attarder. Elle revient à dériver la pensée objective des émotions de joie et de tristesse. Les premiers objets que l'on apprend à reconnaître sont ceux qui nous touchent le plus directement parce qu'on y attache un certain plaisir ou une certaine peine. Ainsi, l'enfant commence à trier selon les apparences les aliments bons et mauvais, les personnes rassurantes et inquiétantes, etc. Puis, ce sont certaines odeurs et certains bruits qui paraissent morbides ou agréables et évoquent des objets repoussants ou non. Au fur et à mesure que l'esprit se cultive et que l'enfant ne suis plus les inclinations de son corps, le nombre des objets dont il apprend à se méfier augmente tandis qu'il acquiert plus de prudence. Enfin, lorsque l'homme devra se mesurer aux objets et résoudre des problèmes, plutôt que de juger selon son impression, il commencera à les nommer, à les quantifier et préférera s'occuper de ce matériel symbolique qu'il aura constitué plutôt que de se confronter à des objets problématiques. Nous devons reconnaître que la tristesse entraîne un mécanisme défensif consistant à tenter de comprendre la cause de cette tristesse. La connaissance des choses néfastes est antérieure à celle des choses bénéfiques et l'on endure de nombreux maux avant d'en trouver les remèdes. Il est à peu près équivalent de s'interroger sur les causes de la tristesse et sur celles de la joie. La cause d'une joie ne peut être cause de la tristesse et inversement. Si le départ d'un être cher me rend triste, il m'apparaît que son retour me rend joyeux. Seulement, il est moins important de connaître la cause d'une joie, si ce n'est pour la conserver, par ce qu'il nous suffit seulement de l'éprouver, alors qu'il importe davantage de connaître celle d'une tristesse, parce que nous souhaitons ne plus l'éprouver à l'avenir. Si je me sens bien dans un groupe de gens, il est moins important pour moi de déterminer grâce à qui en particulier que si je me sentais mal et voulais savoir à cause de qui.
Quant aux choses indifférentes, telles que les nombres, elles sont postérieures et sont issues d'une mise entre parenthèse des affects par la pensée discursive. Les affections restent nécessaires à la pensée, même si elle acquiert les moyens de les mettre occasionnellement de côté. La pensée de la cause, indépendamment de l'effet, ne s'en détache pas vraiment. C'est abusivement que la volonté, fondée sur des principes, révoque toutes les affections, bonnes ou mauvaises. Ce n'est pas la même chose que de dire ou de sentir. Il peut y avoir quelques sentiments qui naissent dans l'usage du discours, mais ceux-ci restent différents du sentiment qui concerne directement le moment cité. Je peux raconter un séjour à l'hôpital avec suffisamment de détail pour communiquer mes peines, ce que j'éprouve ou ce qu'éprouve mon interlocuteur à ce moment est différent de ce que j'ai ressenti à l'hôpital. S'il est possible de mettre de la distance entre les causes dont on parle, en l'occurrence l'opération, l'activité de l'hôpital etc. et le vécu affectif, l'atmosphère, il reste toujours un lien entre les deux sans lequel le discours perdrait son sens.
La joie vient du jeu de l'intellect lorsqu'il apaise ses craintes et devient admiratif devant lui-même et ses objets. "Le rire aussi bien que les pleurs rassérènent" selon Kant qui précise qu'"ils libèrent d'une entrave à la force vitale" (Anthropologie...). Dans la joie, l'esprit est moins absorbé par l'objet tel qu'il est. Il se permet d'inventer, de divaguer, de le mettre en rapport avec une multitude de choses, comme s'il n'y avait aucune borne au discours que l'on tient dessus. Cette richesse venue du fond du sujet et débordant l'objet rend celui-ci secondaire. Au lieu de s'imposer au sujet et de l'obliger à suivre ses déterminations, quitte à frustrer son élan, l'objet devient plutôt un moyen pour l'esprit d'exprimer sa vivacité sans retenue. Ainsi, quelqu'un de grave pâtira de chaque obstacle qu'il rencontrera, car il ne verra rien d'autre que son état d'aliénation, alors que quelqu'un de léger verra dans chaque obstacle une nouvelle source d'improvisation et d'invention. La vertu anxiolytique du rire n'échappe pas non plus aux poètes. "Après une terrible querelle, écrit Pétrone, le rire nous calme, et, apaisés, nous passons à la suite" (Le Satiricon). On songe également à cette image de Platon lorsqu'il raconte que les dieux placèrent le poumon, qui figure pour nous aujourd'hui l'esprit, la légèreté, la joie, "autour du cœur comme un tampon, afin que le cœur, quand la colère atteint en lui son paroxysme, battant contre un objet qui lui cède en le rafraîchissant, fut moins fatigué et servît mieux la raison de concert avec le principe irascible" (Timée). L'angoisse se manifeste comme un blocage de la force vitale. Dans l'angoisse, on sent son énergie comme comprimée dans la poitrine, comme si nôtre sang était devenu trop épais pour bien circuler et que la pression montait à l'intérieur de nous sans pouvoir sortir, au risque de nous faire exploser. Ce sentiment, dans les querelles, devient parfois si intense que le colérique finit par perpétrer des actes incontrôlés et violents qu'il regrette ensuite. Dans ce cas, il n'a pas eu la chance ou l'adresse de parvenir à se détendre, à se distraire, parfois grâce à l'intervention apaisante d'un tiers, parfois de lui-même en s'encourageant au calme, voire à la bonne humeur. On remarque chez les amis de longue date cette façon évoluée de se disputer tout en plaisantant qui est à mi chemin entre la franchise et la bienveillance.
Dans l'émotion, l'âme agit sur elle-même une fois l'objet neutralisé et représenté par l'idée. Cette activité émancipée de l'objet réel épanouit l'âme, même si ses idées sont tristes. Les effusions de tristesse, les pleurs, quand la douleur immédiate est absente, apaisent l'âme. Ce qui provoque des émotions, ce sont des idées et non des objets. Les objets réels et présents provoquent des sensations. La douleur qu'on éprouve à cause d'un objet est absolue. Si je me brûle, il est impossible que je trouve cela bon. Par contre, les émotions sont susceptibles d'ambivalence. Si mon employeur m'annonce que je suis licencié, l'idée que cela suscite en moi est certes douloureuse, mais je peux dans le fond ressentir un certain plaisir, celui de me trouver libéré d'un travail qui ne me plaisait pas. Evidemment, si ce licenciement signifie une famine certaine pour moi et ma famille, l'émotion attachée à cette idée sera d'une consistance assez comparable à la douleur provoquée par un objet. La colère, qui est une émotion portée vers la passion, dépend davantage de l'activité de l'objet. Mais l'indignation pour ce qui ne nous atteint qu'indirectement est une émotion plus éloignée de la passion. Il ressort clairement de tout cela que l'émotion, en tant qu'activité de l'âme, libère des passions venues du corps. La colère est intermédiaire entre passion et émotion, car elle est déclenchée par un objet autant que par l'idée qu'on y attache. L'indignation s'exerce davantage contre l'idée de quelque chose de général, contre une valeur, et pour cela elle est davantage une émotion. On voit donc que la passion portée vers ou contre un objet particulier est davantage corporelle que l'émotion liée à des idées. C'est pourquoi l'émotion reste un affect lié à l'art et qui peut être partagé, tandis que la passion est attachée à notre vie personnelle et reste impossible à partager à moins d'en trouver une transcription sur le plan émotif.
3. La possibilité de la joie
L'émotion devient passion dans l'excès. Mais lorsqu'elle est mesurée, elle est souple, allusive et légère. Dans la passion, le sentiment est constant, sans mesure et violent. Il s'attache à l'objet avec inquiétude et se nourrit du projet d'agir sur cet objet. La personne soumise à sa passion est bien souvent difficilement capable de plaisanter à propos de l'objet qui la passionne. Aussi, c'est avec gravité qu'elle affronte ses contradictions ainsi que tout ce qui fait obstacle à la réalisation de son désir. Car le passionné craint de toujours manquer son but et n'agit qu'en vue d'une seule et unique fin. Il pensera que la fin en question justifie tous les moyens et ne prendra jamais le loisir de s'intéresser aux autres objets qu'on lui présentera. Il ressemblera alors aux enfants qui, ayant perdu un jouet, refusent de le remplacer par n'importe quel autre. Mais dans l'émotion mesurée, le sujet conserve sa tranquillité face aux phénomènes. Il réagit promptement aux événements présents, en agissant par la parole sans volonté de transformer radicalement l'objet. Si l'on n'est pas submergé par une émotion en permanence et que l'on conserve la capacité d'éprouver de multiples émotions, on devient alors plus disponible pour le moment présent. Lorsqu'un ami vous croise, vous trouvez la force de plaisanter et de discuter au lieu de l'accabler de vos soucis ou de ne l'écouter que d'une oreille distraite. L'émotion garantit la capacité d'improviser ; elle nourrit la faculté d'inventer et de parler sans s'aliéner à une idée unique et, par là, sans aliéner un objet à soi. Il règne alors une liberté générale entre chaque chose qui nous permet de les considérer de multiple façon.
Une analyse fine des interactions, dans le cas du rire et de la colère, requiert en premier lieu une distinction entre différentes espèces de rire et de colère. Le propre des émotions est de pouvoir se mélanger, il est donc normal de chercher à découvrir des articulations types entre elles. La raillerie, par exemple, résulte d'une telle combinaison. La complexité du mélange du rire et de la colère dépend de celle de chacun d'eux. Pour le rire, comme pour la colère, on peut repérer des niveaux liés à la fixation progressive de l'émotion dans la passion et donc indiquer la portée plus ou moins objective de l'émotion subjective.
Concernant le rire, Aristote distingue, d'une part, les rieurs excessifs "cherchant à tout propos des plaisanteries, et visant bien plus à exciter le rire qu'à dire des choses convenables et décentes, et à ne point blesser celui dont ils se raillent" et, d'autre part, les hommes enjoués qui savent plaisanter avec goût "et que l'on pourrait presque dire d'un esprit souple et flexible" (Éthique à N.). Les rieurs excessifs cherchent avant tout à séduire leur auditoire sans se soucier du mal qu'ils pourraient faire à celui dont on rie. On reconnaît ici un trait de la passion qui consiste en un excès d'amour propre qui conduit à défendre des jugements arbitraires sur un objet. Ainsi, le rieur excessif soulève avec lui l'opinion contre une personne sans qu'elle le mérite pour autant. Un esprit plus flexible pourra opposer un rire modéré qui, au lieu d'atteindre un seul objet, décochera ses traits aussi bien sur lui-même, le moqué et les moqueurs. Aristote fournit d'autres indications précieuses : "D'un côté des plaisanteries que dans des termes obscènes ; et de l'autre on se borne le plus souvent à des allusions". L'utilisation de l'obscénité permet de s'attirer la sympathie de l'auditoire lorsque celui-ci juge que le comique s'exprime avec une liberté de parole qu'il aimerait lui-même avoir, sans que l'on s'occupe alors de savoir si l'emploi de termes obscènes est blessant ou non pour la personne à laquelle ils sont attribués. L'usage de l'allusion, en revanche, réclame un certain effort de la part de l'auditoire pour la déchiffrer et, dans le même temps, épargne que l'on s'intéresse trop à l'objet de l'attention au profit de la performance formelle du comique. Le rire sans passion vient de l'agilité de l'esprit. Il traduit la capacité de s'adapter aux situations, d'en relever le détail et d'élever le moral dans les situations ternes. Lorsque l'esprit ne se laisse pas trop fortement déterminer par le corps, par sa mémoire et ses habitudes, il est comme libéré de ses chaînes et capable de bondir et rebondir sur chaque mot, chaque idée et chaque chose. L'esprit révèle ainsi sa véritable destination qui est d'établir des rapports riches et significatifs entre les choses. En musique, cela revient à être capable de faire varier un thème au lieu de se contenter de le répéter en lui faisant perdre tout contenu. Mais le rire excessif, que rien n'arrête, est sans soucis de préserver la bienséance ou la bienveillance. Puisque aucune bonne volonté ne le tempère, il tend à la passion. Le sujet pâtit alors de lui-même en tant qu'objet plus qu'il ne témoigne de la liberté de son esprit. Il reste aliéné au désir aveugle et cherche à le satisfaire sans prendre garde à ce qui l'entoure. La raillerie peut parfois atteindre un tel niveau d'excès qu'elle semble manifestement chercher à nuire et à blesser. Le rire peut ainsi se mettre au service de la volonté de faire du mal. Or on sait qu'un sujet qui éprouve de la haine se fait en quelque sorte l'objet de ce qu'il hait, puisqu'il investit son énergie pour détruire l'ennemi et non pour se conserver lui-même. Le résultat est qu'en s'affaiblissant de la sorte, le railleur devient stupide et incapable d'agir en toute liberté.
Descartes distingue, d'un côté, la dérision, "espèce de joie mêlée de haine, qui vient de ce qu'on aperçoit quelque petit mal en une personne qu'on pense en être digne" et, de l'autre, "la raillerie modeste qui reprend utilement les vices en les faisant paraître ridicules" qui "n'est pas une passion mais une qualité d'honnête homme, laquelle fait paraître la gaîté de son humeur et la tranquillité de son âme" (Les Passions...). L'émotion est corrompue par la passion lorsqu'elle s'attache à un objet particulier trop fortement. La dérision désigne autant la personne, sinon davantage, que le défaut que l'on veut souligner chez elle. Mais l'émotion reste une qualité de l'esprit qui l'éprouve, elle ne cherche pas à atteindre directement quelque chose. Elle propose, au contraire, qu'on se détache des objets eux-mêmes pour présenter ses formes de façon plaisante et sans en pâtir véritablement. L'émotion, en ce sens, n'est pas l'instrument d'une passion mais un simple mode d'émancipation mentale. Le rire de dérision, en revanche, exprime une joie mêlée de haine. Il est un mixte d'émotion et de passion opposées. La dérision implique l'amour de la tristesse d'autrui. Au fond de sa joie, celui qui use de dérision éprouve de l'inquiétude. Dans la dérision, l'émotion n'est pas pure et subjective mais mêlée de passion, c'est-à-dire attachée à l'objet de manière non objective. De plus, à l'émotion positive de la joie, la dérision ajoute la passion négative de la haine, ce qui rend sa composition plus complexe que si cette passion était elle-même positive. La dérision consiste à se réjouir de la peine d'une personne et surtout du fait qu'elle endure cette peine. Cette joie suppose au préalable une inquiétude et une hostilité à l'égard de la personne tournée en dérision. Elle apparaît comme une vengeance ou, du moins, indique que l'on attend que la personne antipathique nous donne un motif de nous réjouir de son embarras. Au contraire, une raison tranquille et sans passion est capable de raillerie modeste. Elle est prompte et sans vanité. Art d'agrément, elle peut devenir bel art, comme chez Molière. Elle témoigne de la capacité de juger moralement non pas tant des êtres que des actions. Le railleur modeste, contrairement à celui qui use de dérision, ne considère pas son acte comme une occasion de prendre une revanche sur un être haï. Il reste libre et indifférent de railler et n'éprouve pas une satisfaction personnelle démesurée du fait de se moquer. A vrai dire, le railleur modeste est assez habile pour exercer son esprit sur n'importe quel objet et ne vise pas un objet particulier. Il s'intéresse davantage aux propriétés des choses qu'il se plaît à mettre en valeur ; tout comme un peintre rehausse sur sa toile une teinte qui existe déjà dans la nature de façon plus discrète, parce qu'il veut montrer l'effet saisissant de certaines parties du paysage sur l'ensemble ; ou encore comme un musicien met l'accent sur une note en particulier pour enrichir la phrase musicale entière.
Concernant la colère, Aristote distingue, d'une part, les gens colériques qui sont d'une vivacité excessive et, d'autre part, les gens amers dont "l'emportement dure longtemps, parce qu'ils savent maîtriser les sentiments de leur cœur, et ne s'apaisent qu'après avoir rendu le mal qu'on leur a fait" (Éthique à N.). Le colérique et l'amer dépensent leur énergie différemment : le premier exerce une action brutale, de courte durée et sans suite, et, de cette façon, ne conserve aucune rancœur ; tandis que le second n'agit pas mais conserve son amertume aussi longtemps qu'il faudra attendre d'être vengé. Cette dernière attitude spécifique aux êtres rationnels et de mémoire est d'autant plus redoutable que la patience de l'amer lui permet d'attendre le moment de faire le plus de mal possible. On distingue deux espèces de colère : la vive et l'amère. La seconde vient d'une maîtrise partielle du sentiment. L'âme, bien qu'elle pâtisse, ne laisse paraître aucune réaction. Sa maîtrise n'est pas totale. Elle reste aliénée à l'objet de sa colère tant qu'elle ne s'est pas vengée. Au lieu de se laisser aller à exprimer directement son sentiment, l'amer ressemble à la personne raisonnable capable de dominer son courroux. Cependant, son absence de réaction ne garantit pas suffisamment l'absence de passion. Sous son extérieur raisonnable, l'ame dissimule sa passion et ne fait que différer sa réaction avec, il est vrai, quelque raison et volonté partielle. Pour être vraiment raisonnable, il faudrait que le sujet reste détaché de l'objet et ne soit pas aliéné à celui-ci par l'idée de la vengeance qui seule l'en libérerait avec l'affaiblissement ou la destruction de l'objet. La colère vive, quant à elle, paraît ne traduire aucun effort de la volonté sur soi-même. Elle a néanmoins le mérite d'apaiser la colère sur le champ. "Lorsque l'explosion des états de colère, constate Kant, est retenue, ils laissent derrière eux une rancœur, c'est-à-dire une blessure de ne pas s'être comporté comme il se devait face à l'injure ; mais il suffit pour l'éviter, qu'ils puissent s'exprimer en parole" (Anthropologie...). Cela peut consister, par exemple, à s'exprimer de manière ludique avec humour. Au premier abord, la colère vive semble propre aux animaux qui, n'ayant pas ou peu de réflexion, sont incapables de corriger volontairement leur action. Ainsi, le serpent et le lion que l'on dérange attaqueront et oublieront ensuite l'incident. Il est heureux que les hommes n'agissent pas de la sorte et ne mordent pas à la moindre contrariété. Cependant, si leur capacité de différer leur action était leur seule spécificité, le résultat serait le même, voire pire. L'attitude intermédiaire qui permet d'agir sur le moment et de ne pas conserver de rancœur, sans pour autant agresser physiquement tous les gêneurs, consiste à se venger sur le champ de paroles et d'agir promptement mais avec esprit.
Descartes distingue, d'un côté, ceux qui se vengent de mines et de paroles et emploient toute leur force dès qu'ils sont émus et, de l'autre, "ceux qui se réservent et se déterminent à une plus grande vengeance" (Les Passions...). La colère vive cherche une vengeance immédiate. En raison de sa promptitude, elle a intérêt à s’exprimer par la parole. Au contraire, la colère amère attend une vengeance réelle et physique. Cette mauvaise volonté, qui profite de sa durée pour calculer tout le mal qu’elle peut faire, est redoutable. Qu’elle soit exprimée ou contenue, l’émotion de colère est d’abord la même. Ainsi, il est difficile de s’assurer qu’une émotion, parce qu’elle n’est pas manifeste, n’existe pas. On ne peut donc pas juger vertueuse une personne uniquement parce qu’elle fait preuve de tempérance sur l’instant, car on ignore les conséquences à long terme que peut avoir une émotion contenue. On peut même ignorer soi-même en vouloir à quelqu’un et s’en rendre compte le jour où il arrive un malheur à cette personne et que, contre toute attente, on s’en réjouit. Ainsi vaut-il mieux que la colère s’exprime, étant donné qu’elle peut être indirectement exprimée par des mots, des remarques et des signes imperceptibles qui, néanmoins, suffisent à faire connaître notre sentiment et, par là, à l’apaiser. Car il semble en effet qu’un sentiment que l’on garde pour soi soit plus difficile à apaiser.
4. Le moment de la raison
L’objet abstrait s’interpose entre le sujet matériel passif et l’objet matériel actif. Cet objet reste égal à lui-même bien que le sentiment du sujet soit changeant. La passion précède alors la détermination abstraite de l’objet et l’émotion lui succède. On peut appeler l’objet abstrait dégagé par la pensée une idée, pour ne pas la confondre avec l’objet concret rencontré dans l’expérience. L’idée, qui relève du discours et de la théorie, est quasi immobile, hormis l’évolution de son concept à travers l’histoire. L’infini, par exemple, a subi des évolutions comme concept, bien que son sens soit resté en rapport avec ce qu’il a été. L’émotion et la passion, contrairement à la raison, qui accède à l’idée, relèvent du domaine pratique. Comme la saisie des entités théoriques a lieu dans la pratique, on peut placer la passion avant cette vision et l’émotion après. En effet, l’idée, pour être découverte, doit être précédée de l’expérience empirique dans laquelle nous sommes affectés par des objets et, pour être effective, elle doit être suivie d’une impression, d’une émotion qui témoigne que le sens de cette idée à bien été saisi par le sujet individuel.
Il est permis de considérer l'âme intellective comme une extension de l'âme appétitive du point de vue physique et logique. Dans le sens de l'être et de la génération, la faculté appétitive apparaît avant l'intellective et lui est nécessaire. Dans le sens de la connaissance l'intuition de l'objet de l'appétit précède la détermination par l'intellect des moyens de l'atteindre. Ainsi, il semble que je sois incapable de penser sans jamais rien avoir à désirer. Je pense en fonction de ma sensibilité à certaines choses que je veux atteindre et pour atteindre ces choses. Physiquement, selon AR. Damasio, la faculté de raisonnement est naturellement construite à partir de et avec les mécanismes neuros sous-tendant la régulation biologique (L'Erreur de Descartes) ; et, logiquement, selon Aristote, l'objet de l'appétit est le but et le point de départ du raisonnement pratique (De l'âme). On ne peut pas négliger le fait que la logique ait besoin d'un substrat biologique pour être. Même si l'opération logique n'est pas de nature identique à celle des mécanismes neurologiques (pas plus que le calcul n'est identique au microprocesseur), elle a besoin d'eux pour avoir lieu. Ce constat, du point de vue naturel, a également lieu du point de vue rationnel, puisqu'on trouve, comme autre condition matérielle du calcul rationnel, le donné phénoménal à partir duquel nos désirs naissent. Cet aspect du problème engage, en plus de la matière cérébrale du sujet, la matière de l'objet tel qu'il nous apparaît. Le corps produit donc de la pensée et la pensée dirige le corps. Le corps est au début et à la fin de la pensée. Il n'y a pas de pensée sans passion et action. Il s'agit surtout d'insister sur l'aspect mobile de l'intellect afin d'y inclure sans contrainte les émotions. Le corps, initialement passif, se donne une âme qui le dirige et devient pour le coup actif. Si le corps est au début de la pensée - comme condition - et à la fin - comme réalisation -, alors on peut dire de l'action qu'elle apparaît par endroit à l'intérieur d'une passivité universelle. La pensée ne saurait pour cette raison être une pure activité. Son activité est empruntée à la passivité, à la passion, pour rendre dans l'émotion un élément de cette force passive.
La matière cérébrale humaine éduquée raisonne. Le but auquel tend ce raisonnement est plus ou moins directement matériel. L'objet attire le sujet en tant qu'être matériel. L'âme du sujet conduit son corps vers l'objet qu'elle détermine, tandis que le corps est animé par le désir. La raison, semble-t-il, est issue de la matière modifiée au cours du temps et détournée de sa fin naturelle inconsciente. Cependant, le monde de la culture ne reste pas détaché de la nature mais il y retourne nécessairement à plus ou moins long terme. Car la nature a déterminé d'avance notre conformation humaine avec les limites de ce que nous désirons ou non. L'action de l'âme, en ce sens, s'exerce sur nous mêmes afin de nous rendre conscients de nos fins avec plus de pénétration que ne le permettent nos sens. Cependant, cette forme évoluée reste tributaire d'une attirance et d'une répulsion fondamentalement humaine. L'âme paraît donc intermédiaire entre les corps subjectif et objectif. L'état à la fois passif et actif, physique et psychique, du sujet est la pensée et son objet. C'est dans cet interstice que naît l'émotion. L'idée qu'a l'âme d'un objet désirable naît de la rencontre des corps passifs de l'objet et du sujet. Cependant, on trouve dans le sujet l'action par laquelle il fait participer le corps qu'il subit à une idée. En tant qu'à cette idée s'attache une émotion, celle-ci conserve la trace d'une passivité initiale enrichie par l'action de l'âme du sujet sur son propre corps.
La logique ou la pensée complète le physique ou le corps. La raison semble un moment du corps. Elle cesse de l'être en cessant d'être dialectique et mobile. Cette perte se manifeste dans l'obstination par une perte de l'émotion. L'âme s'oppose au corps en principe lorsqu'on compare son action à la passivité de la matière. Seulement, le résultat de son travail, à savoir la saisie des idées immuables opposées au mouvement universel, doit être réinvesti dans le monde concret. L'expérience ne saurait s'échouer dans une représentation figée sans perdre son sens. Il faut que les idées, lorsqu'elles sont l'objet de la pensée de quelqu'un, suscitent des sentiments qui, bien qu'obscurs, introduisent la vie en elle. Ainsi, si je saisis l'idée d'une belle musique, ma représentation propre, outre la généralité de ce concept, est une augmentation unique de l'idée d'une belle musique. La volonté ne se détache de l'entendement imparfait que par la force de l'émotion. Elle est donc aussi importante que l'objectivité. Négliger l'émotion, c'est risquer de s'aliéner aux instruments attachés à des aspects locaux du réel. Le but de l'activité de l'esprit n'est pas de cesser une fois atteinte la vérité pour que le sujet entier se soumette à elle. La volonté excède l'entendement ajuste titre, en tant que nous éprouvons une grande variété d'émotions qui font que l'expérience, même quand elle implique une grande maîtrise, reste pleine de surprise et de nouveauté. C'est grâce aux émotions, avec le comique de Chaplin dans Les Temps modernes par exemple, que l'illusion d'une vérité dernière s'estompe pour laisser apparaître des aspects enfouis par l'habitude.
Le corps se donne la pensée. Il est nécessaire à celle-ci et de nombreux corps existent sans penser. La pensée d'un corps n'est pas nécessairement avertie des formes impersonnelles de la logique bien qu'elle en dispose spontanément. Il y a donc partout des corps et seulement certains d'entre eux pensent. Pour ceux qui pensent, certains pensent également aux conditions de leur pensée. C'est le cas des philosophes lorsqu'ils étudient la structure formelle de la pensée. Ce niveau, considéré comme ultime, est minoritaire par rapport au fait qu'il y ait des corps. Les lois de la pensée sont déjà là confusément dès nos premières expériences et n'en disparaissent qu'abstraitement. Les oeuvres de la science n'ouvrent pas ensuite une autre réalité spécifique au savant ; elles ne restent intelligibles que si l'on connaît et ressent le lien entre le savoir et la vie, lien qui en effet n'apparaît pas tout de suite. L'émotion, antérieure à la science de la logique, est occultée par sa forme sans être pour autant anéantie. Le sujet peut s'oublier dans l'objet et laisser de côté toute considération subjective, il n'en demeure pas moins la fin pour laquelle l'objet a été constitué comme moyen, c'est à dire comme objet abstrait. Lorsqu'une personne rie et qu'une autre lui demande pourquoi, la réponse du rieur : je ris parce que je pense à ceci est émancipée, sous la forme du discours, de l'émotion elle-même dont il est question. Seulement, l'introduction de cette cause objective n'est pas une vérité plus fondamentale que l'effet en lequel à consisté l'émotion. C'est même en cette émotion que la cause dégagée prend son sens, c'est à dire sa consistance concrète
5. L'autonomie du sujet
Le rire est le plus souvent une émotion et la colère une passion. Les émotions sont naturellement plus joyeuses que tristes et les passions plus haineuse qu'amoureuses. La tristesse est une petite haine et l'amour une grande joie. Le rire est une émotion parce qu'il est bref, tandis que la colère tend vers la passion par sa durée et sa fixation sur l'objet. Du fait d'être détachées de l'objet, les émotions sont naturellement joyeuses et ne deviennent tristes qu'en tendant vers la passion. Quand aux passions, naturellement haineuses en raison de la dépendance du sujet à l'objet qu'elles supposent, elles deviennent amoureuses lorsque la joie du sujet est projetée dans l'objet. La volonté se nourrit avant tout de la joie de l'émotion. La spontanéité de l'entendement vient du rejet de la tendance charnelle. Mais l'esprit ne s'accomplit que si la volonté accompagne la spontanéité, c'est-à-dire uniquement si l'objet de la haine peut devenir d'une certaine manière l'objet d'une joie sans haine. Un pareil traitement est visible dans l'humour de ceux qui raillent leur bourreau. Nous ne voudrions rien si un sentiment profond n'accompagnait pas les fins que nous nous donnons. L'entendement se distingue de cette volonté singulière par son contenu impersonnel et dénué d'affects. Cette spiritualité abstraite spontanément disponible trouve à se réaliser dans l'âme de chacun avec sa volonté propre. Cette conciliation de l'abstrait avec le concret par le sujet a pour effet la joie. Elle témoigne du passage de l'aliénation à l'objet à son appropriation par le sujet. Une telle autonomie du sujet par rapport à l'objet s'exprime dans l'humour.
Parmi les émotions, la colère s'oppose au rire. La colère, plus que le rire, tend à devenir passion et haine. On peut s'interroger plus largement sur le rôle de ces émotions pour l'intellect et tenter de lier à l'esthétique la logique et l'éthique. Les questions importantes de cette partie sont celles de savoir ce que les émotions nous apprennent et ce qu'elles nous permettent de faire. Le fait de placer le rire dans la catégorie des émotions et la colère dans celle des passions, puis d'accorder une valeur supérieure aux émotions, nous conduit à attribuer au rire un rôle positif contre la colère, parce qu'il permet à la fois de connaître davantage et d'agir mieux. Le rire est cognitivement fécond, par la mise en œuvre de l'imagination et par l'invention qui en découle, et éthiquement bénéfique, grâce à l'utilisation des symboles plutôt qu'à celle de la force purement physique pour aborder les conflits. Nous sommes émus lorsque nous agissons. Les passions diminuent avec l'activité. L'émotion du rire est plus aisément volontaire que celle de la colère à laquelle se mêle la passion. Proche de la sensibilité, la colère peut se muer en rire lorsqu'on permet le jeu de l'esprit. L'émotion suit l'activité consciente tandis que la passion est inconsciemment subie. La colère, qui tend à la passion, est plus rarement volontaire que le rire, à moins de simuler cette colère. Le rire, du fait de sa compatibilité avec la volonté est davantage spirituel ; c'est-à-dire qu'il y a plus de découverte à faire dans ce rire, plus d'idée, que dans la réaction de colère. Les émotions ont leur importance dans la pratique de la théorie. La logique ne peut jouer de rôle esthétique et éthique qu'en reconnaissant les conditions de son développement. C'est ce à quoi tend l'analyse des émotions. Le fait de théoriser et de réfléchir à l'émotion comme moteur est rendu possible par notre rapport sensible aux choses. La logique et les règles de la raison ne sont pas coupées de ce rapport, mais elles constituent un moyen terme entre l'esthétique, qu'elles permettent d'interpréter, et l'éthique, qu'elles permettent de guider. Dans le cheminement des émotions se trouve contenu le lien entre la présence immédiate au monde et notre effectivité dans le monde par le truchement de la raison. Le rire déborde l'émotion s'il se colore de colère. La colère, la vigueur de l'opinion, tendant à la passion, peut en retour être tempérée grâce aux représentations moins graves du rire. Malgré la proximité qu'il peut y avoir parfois entre le rire et la colère, la qualité de ce mélange dépend de l'avantage de l'un des termes. Si le rire est aliéné à une colère profonde et n'en est que l'expression, son fanatisme dissout sa valeur initiale qui est de produire des hypothèses plutôt que des affirmations catégoriques. Au contraire, lorsqu'un semblant de colère est en fait une façon de rire, cette simulation tient plutôt du conseil adressé à autrui qu'à un impératif qu'on lui imposerait.
Il faut une certaine émotion pour être amené à pratiquer une activité théorique. Une émotion différente conduit à une pratique différente. La volonté de connaître n'est pas partout la même. L'émotion fait penser, alors que la passion fait agir. La colère tend à la passion, à la haine et la vengeance alors que le rire, comme les autres émotions et principalement celles de joie, tend à la raison car il dépend de l'activité de comprendre. La volonté mue par l'émotion est spéculative, même si dans le même temps elle agit parfois, tandis que celle mue par la passion est irréfléchie, immédiate et aveugle. Si l'entendement détermine les causes et les moyens, la sensibilité ne demeure pas moins l'aliment de la volonté. C'est toujours en vertu de quelques petites passions que le sujet s'émeut, veut et se représente des choses. Les produits de la réflexion, c'est-à-dire les idées des choses qui causent les effets que nous percevons et, également, celles des moyens que nous pouvons utiliser pour atteindre nos fins, supposent toutes avant elles une volonté, fondée sur le sentiment par lequel nous recevons, avec les effets à expliquer, les fins à réaliser. Il n'y a donc pas d'intellect sans appétit et pas d'appétit sans sensibilité. La sensibilité, plutôt que d'être détruite par l'intellect, se trouve au contraire éduquée et reportée à la fin du processus d'abstraction dans l'action concrète. L'émotion n'est pas seulement un mode mineur de notre activité mais le sentiment même de cette activité.
V.ART
Connaître les causes ne suffit pas. Les idées que nous croyons avoir entièrement formées et dont nous pâtissons doivent garder un rapport avec l'effet émotif ressenti à leur propos. On peut apprendre la cause de la vision sans en sentir l'effet, comme un savant aveugle pourrait l'avoir appris. Nous disposons tous d'idées sur des choses que nous n'avons pas vécues ; celles, par exemple, de la formation du monde ou de l'évolution des espèces. Mais ces choses ne sont pas sans rapport avec nos vécus. A l'humour revient souvent le rôle de figurer ce rapport entre la conscience commune et la science. Plus généralement, l'art offre le moyen de relativiser, grâce à une meilleure connaissance du sujet, la prétention du savoir objectif. Car il arrive que ce que nous croyons connaître parfaitement soit, en fait, sans cohérence avec l'ensemble de ce que nous éprouvons. La différence entre l'art et la science vient de l'introduction en art de la subjectivité qui est autrement niée par la science. Il n'y a pas d'opposition entre les deux, puisqu'il revient à l'art de rendre compréhensible, dans ses effets subjectifs, le contenu objectif de la science. L'art est autre chose qu'une vulgarisation de la science ; c'en est l'animation. Afin de ne pas subir trop tard la déconvenue du constat d'une contradiction entre ce qui est et ce qui doit être, il faut une fine culture. La prédation humaine ou animale doit être tempérée par la capacité de se détacher de nos aspirations par le jeu des émotions. L'objectivité abstraite par laquelle nous croyons saisir le monde requiert un savoir de soi à travers la subjectivité abstraite communiquée par l'art. La culture doit accompagner la science qui se spécialise aujourd'hui de plus en plus. Car la culture permet de dépasser le conflit apparut entre l'existence commune et les sciences de tels ou tels objets. Sans culture, les sciences poursuivent leur tâche technique en direction de l'objet qu'elles tentent chacune de leur côté de domestiquer selon des fins séparées. Ainsi, l'ouvrage de destruction opéré par la poursuite d'abstractions inconciliables - comme, d'un côté, l'essor industriel, et, de l'autre, l'équilibre écologique - peut être tempéré par la restitution dans la culture et dans l'art de valeurs subjectives communes.
1. Le jeu des émotions
Les passions sont en général les effets ressentis par le sujet relativement à un objet absent ou présent. Lorsque les effets sont faibles et diversifiés, on parle plutôt d'émotion. On oppose la connaissance confuse par les effets dans la passion à la connaissance distincte par les causes dans la raison. Mais, les émotions sont des effets pouvant suivre de la connaissance des causes distinctes et elles ont alors autant de diversité qu'il y a de causes considérées. Dans la passion, la cause se réduit à un objet unique visé uniquement en fonction de son effet sur nous. Les passions sont donc moins désintéressées que les émotions et leur contenu est plus pauvre. Bien que l'objet reste en soi identique, les idées que possède le sujet à son propos sont fluctuantes et évoluent. Lorsque l'idée est stable, elle se rapporte à la cause de l'effet, c'est-à-dire à l'objet. Cette idée de l'objet subsiste même en son absence. Certaines idées sur les causes n'ont même plus de rapport avec leurs effets et risquent, pour cette raison, de rester fausses. Un même objet peut être considéré de diverses façons selon les sujets. L'objet universel est augmenté d'une foule de déterminations selon chacun, lesquelles ne sont pas moins réelles pour nous que cet objet. Par conséquent, considérer un objet uniquement comme universel et absolument commun, c'est en même temps proposer quelque chose de faux et de détaché du sens qu'il peut prendre pour chacun.
Lorsqu'on devine seulement quelque mobile lointain de nos actions, on qualifie notre sentiment d'irrationnel et de passionné. Les passions sont davantage à l'origine des sentiments que des connaissances assurées. Obscurément ressenties dans le corps, elles arrivent involontairement en l'âme. Leur objet n'est pas tel quel dans l'espace. C'est pourquoi elles viennent du sujet. Le passionné est une personne qui agit sans raison claire. Il est incapable de dire avec certitude et bonne foi pourquoi il agit comme il le fait. On considère dans ce cas que l'agent est mu et déterminé par son corps plutôt que par son âme et qu'il n'agit pas librement. Par contre, celui qui agit librement et rationnellement peut exposer le mobile de son action qui est un projet vis-à-vis d'un objet ou de plusieurs situés quelque part de précis dans le monde. Cependant, l'effet physiologique des passions est généralement moins sensible que celui des émotions. Souvent, les passions dominent nos actes sans s'accompagner de beaucoup d'émotions. Le sentiment clair de l'émotion permet d'ailleurs que l'on ne confonde pas cet effet subjectif avec l'objet auquel il se rapporte. En revanche, la passion n'entraîne parfois qu'un sentiment obscur pendant que le sujet attribut à l'objet la propriété qui aurait du rester la sienne. Le sujet s'aliène à l'objet au lieu de le distinguer du sentiment que celui-ci provoque. Par conséquent, il s'interdit de pouvoir connaître ce qu'est réellement l'objet lui-même.
Des émotions variées sont nécessaires à l'enveloppement par la raison de la réalité dans son ensemble. Elles valent pour la pratique en tant qu'elles sont multiples et plurielles. Par le jeu des émotions, l'objet est éclairé sous différents jours au bénéfice de la raison. On peut parler d'atmosphères ou même de couleurs conceptuelles pour évoquer ces relations aux choses liées à l'état de fait dans lequel on se place. La diversité des émotions empêche que la réalité ne se réduise qu'à un type d'expérience unique. Cette réduction a lieu lorsque la pratique est asservie à un objectif théorique. Or, la théorie, qui ôte à la pratique sa complexité, doit néanmoins conserver un rapport à cette pratique. Car il n'est aucun enseignement qui ne puisse se révéler toujours plus riche à chaque fois qu'on le réactualise sous des angles différents. Ce jeu de possibilités peut embarrasser lorsqu'il s'agit d'acquérir une connaissance objective. Mais les connaissances constituées peuvent toujours gagner en qualité. Les couleurs sont nécessaires principalement dans le rapport à autrui. Lorsqu'un savant concentre son attention sur un problème, il s'attache à quelque chose de précis et ne perd pas son temps à inventer des rapports nouveaux et à souligner des caractéristiques inutiles. Néanmoins, l'approche poétique, en principe rejetée par la science, réapparaît à chaque nouvelle idée, timidement, pendant les recherches, et généreusement après. Cette générosité s'impose chaque fois qu'avec autrui le monde est de nouveau évoqué et que les objets usuels ou mêmes exceptionnels sont présentés avec quelques nouveaux traits ingénieux et inédits. C'est ainsi que la discussion demeure une façon pour chacun d'accéder à un étonnement nouveau.
La raison attachée à l'ensemble de la réalité comprend les émotions. Leur domaine est celui des variations sensibles. Toutefois, les émotions ne naissent pas simplement des propriétés des objets en acte, mais elles se rapportent également aux pensées concernant les objets en puissance. Si des objets environnant influencent nos sensations, ce sont pour l'émotion des idées attachées à l'objet qui en modifient l'appréhension. L'existence de nos émotions dans l'expérience suppose l'augmentation par nous du présent d'une quantité de perceptions inactuelles. Si je suis ému par un air de musique ou une scène au cinéma, c'est en raison de la répercussion qu'a cette expérience sur mon âme enrichie d'autres expériences possibles ou passées. Quant aux autres spectateurs autour de moi, dans la même situation que moi, leur émotion sera assez différente selon chacun avec néanmoins des points communs. Nous ne rions pas des mêmes choses avec la même intensité bien que, lorsque nous rions, il est rare qu'un autre pleure pour la même chose. La connaissance du rapport entre le sujet et l'objet est plus riche que celle de l'objet en lui-même et l'enveloppe. L'objectivité est augmentée dans la vie de composantes affectives. Soit un objet comme le soleil, il peut être considéré en lui-même comme une masse gazeuse incandescente. Mais si on le rapporte aux sujets, ce soleil réchauffe, fait pousser les plantes etc. Ainsi, chaque objet et chaque être a ce double aspect pour lui-même et pour un autre, et c'est ce double aspect qui est présent dans la vie humaine face au monde intelligible et sensible.
L'émotion devient passion dès lors que la cause de l'émotion demeure inconnue et que le contexte objectif ne suffit pas à en expliquer l'effet. L'absence d'émotion dans l'action peut même indiquer négativement la présence de la passion. La passion peut aussi être accompagnée d'émotion, mais dans ce cas cette émotion est irrationnelle, c'est-à-dire sans raison. Une personne, par exemple, peut développer des haines ou des craintes à l'endroit de certains êtres sans pouvoir justifier son sentiment. La passion est autrement remarquable par une absence anormale d'émotion ou un dérangement de l'émotion. L'absence de pitié, la cruauté, en ce sens, sont tout à fait irrationnels, tandis qu'un sentiment de compassion serait un affect tout à fait rationnel. L'émotion éclaire l'objet en tant qu'elle éclaire d'abord le sujet. Les sujets qui se connaissent eux-mêmes et entre eux progressent mieux dans la connaissance de l'objet. Si je croise une vipère sur un sentier l'été, cet animal m'inspirera crainte. Si je croise le même animal dans un vivarium, ma crainte sera moins pressante et ma curiosité de l'observer plus grande. Cet animal est susceptible de prendre beaucoup de valeurs différentes et d'illustrer des opinions que je possède sur la science, la religion etc. On pourrait penser que toutes ces valeurs sont accessoires comparées à l'animal lui-même. Mais cet animal en lui-même, je ne peux le connaître qu'en faisant abstraction d'une subjectivité qui, dans mon sentiment, ne disparaît jamais entièrement.
La passion se sépare de la raison quand l'émotion paraît infondée. Elle conduit à des actions incompréhensibles. Les raisons de ces actions restent obscures. Ces actions ne sont pas toujours accompagnées d'émotions remarquables. L'obscurité des passions apparaît dans les actes commis de sang froid. La passion contraire à la raison se voit dans les actions dont on ne peut comprendre le mobile. Ce que veut l'agent reste alors une énigme. Si quelqu'un croise une grenouille dans la campagne et l'écrase, on peut lui demander pour quelle raison. Si cette personne répond : parce que je n'aime pas les grenouilles, on peut encore lui demander pourquoi. On arrive alors à un point de la discussion où la raison manque. Or il est encore possible de dire : je ne sais pas pourquoi, mais à chaque fois que je vois une grenouille, j'ai envie de l'écraser parce que je ressens une violente impression. Cette raison est insuffisante car il s'agit plutôt d'une cause que d'un but, si ce n'est le but de faire cesser cette émotion. Mais si l'écraseur de grenouille prétend le faire de sang-froid et sans aucune raison, alors on jugera que celui-ci a perdu la raison ou qu'il fait preuve d'une méchanceté gratuite. L'émotion est au contraire un signe de la vigueur de l'âme qui se souvient et anticipe quoique confusément. On avance dans la connaissance objective en s'aidant du savoir subjectif. Le savoir de l'un sans l'autre est partiel et celui de l'union des deux est fécond. L'émotion témoigne d'une activité différente de celle de l'objet, celle du sujet qui, étant cependant lié à quelque objet, tend à se transformer en savoir de l'objet indépendamment du sujet. Le savoir simple du sujet est insuffisant et celui simple de l'objet l'est également. Un savoir qui n'est pas partiel englobe les deux points de vue de l'approche subjective de l'objet et de l'objet sans cette approche, ces deux points de vue étant aussi réels l'un que l'autre. Ce qui ne l'est pas est l'ignorance ou la confusion de ces deux points de vue.
2. La distance de l'émotion
Les fins de la passion, comparées à celles de la raison, sont mauvaises. Elles le restent tant que les effets ressentis par rapport à elles ne modulent pas. Le sentiment obscur dure en même temps que la mauvaise fin que l'on se donne semble distincte. Lorsque le passionné parvient à expliquer son acte, il reste passionné si cette explication est inexacte. Les motifs de celui-ci sont en quelque sorte mensongers pour les autres et parfois pour lui-même. Dans ce cas, le passionné attribut faussement à un objet la cause de l'effet qu'il ressent. Pour juger que cet objet n'est pas le bon, il faut que l'effet ressenti puisse varier et permettre de considérer l'objet autrement ou de changer d'objet. Autrement dit, sans la variété des émotions qu'il éprouve pour un objet, le passionné est incapable de se corriger et de devenir raisonnable. Mais lorsque nos émotions alternent clairement, on accepte une certaine confusion dans la diversité des fins que l'on se donne. C'est un effet de l'art que de permettre de placer à distance les unes des autres les passions qui souvent sont devenues si intimes et coutumières qu'elles ne sont même plus perçues. Les émotions redonnent alors la variété des teintes à l'apparente limpidité de l'objet de la passion. Si, pour une même personne, j'éprouve pour certains aspects de la joie et pour d'autres de la peine, alors mes fins quant à cet être sont complexes. Je veux corriger le pire et développer le meilleur chez cet être. Cette variété émotive empêche que vis- à-vis de cet être je n’aie qu’une seule volonté, comme celle de l’asservir à une fonction précise. S’il n’y a plus qu’une seule chose à attendre de Quelqu'un et que je suis persuadé de ne rien vouloir d’autre, c’est que j’ai dissout l’infini variété des propriétés d’un individu en une seule.
Les passions de l’âme n’ont pas, comme les émotions, de causes parce qu’elles ont des fins, fussent elles mal connues de celui qui les possède. Elles naissent lorsqu’une chose propose à l’esprit une conséquence haïssable ou aimable. Cette conséquence peut rester confuse bien que l’affect qu’elle motive soit clair dans l’émotion. Dans son amour ou sa haine, le passionné semble poursuivre un but, son extinction dans l’objet aimé ou la destruction de l’objet haï. L’émotion ne possède pas une telle finalité et laisse intact l’objet. L’action de l’émotif repose sur un sentiment qui doit se développer et se réaliser. Elle consiste à exprimer ce sentiment, à le rendre clair et non, au contraire, à négliger ce sentiment au profit de l’action sur l’objet. Réduire la chose à une unique conséquence dont l’affect témoigne confusément, c’est l’enfermer subjectivement dans sa passion. L’émotion permet alors de faire miroiter l’infinité des fins des êtres et de modérer les appréhensions. L’émotion du passionné est trouble car il prête davantage attention à l’objet où s’arrête son affect qu’à ses propres sentiments. En enfermant l’objet dans sa passion unilatérale, le passionné s’aliène lui-même à cet objet. Il est incapable alors de s’adapter au mouvement de l’objet qui implique en réalité une diversité des fins. Celles-ci obligent le sujet à conserver son indépendance et sa diversité propre pour sa conservation et son bonheur.
Les émotions sont spontanées, mécaniques et sans finalité. Au contraire, la passion trouve sa finalité dans l’objet aimé ou haï. Cette finalité peut demeurer à peine consciente tandis que l’effet émotif est sensible. Le mécanisme des émotions n’est pas extérieur au sujet comme celui caché des objets. Elles ne peuvent être ni fausses ni irréelles. Elles impliquent la certitude immédiate du sentiment. Par contre, en ce qui concerne la passion, elle est susceptible de vérité ou de fausseté car elle possède une fin à atteindre qui peut être ou non atteinte. Dans la passion, cette fin ne peut être atteinte que par hasard, car le sujet n’a pas clairement conscience de ce qu’elle est. C’est pour cela que la passion est principalement fausse. L’émotion due à la passion est isolée. Celle due au sentiment seulement est plutôt protéiforme. Cette sensibilité permet, par rapport à une volonté sans raison, de mouvoir la volonté vers de nouvelles fins possibles. Une personne est sensible lorsqu’elle paraît vivante et capable d’être disposée diversement à rire ou se fâcher. Cette diversité s’éteint chez le passionné dont l’émotion, avec tout le reste de la personne, se concentre sur un objet au point de lui devenir étrangère. C'est la raison pour laquelle cette fixation de la volonté, avec une monotonie de l'émotion, apparaît comme une absence de motivation pour tout autre chose. Le passionné est incapable de se laisser distraire et de se retrouver en paix avec lui-même en contemplant une plus grande diversité de choses.
L'émotion modérée causée presque mécaniquement par quelque chose n'empêche pas la volonté de se déterminer par des principes. Par contre, la passion investissant le choix rationnel agit comme un concurrent sournois de la volonté. Elle n'a pas la clarté du désir conscient. Les deux règnes sensible et intelligible peuvent coexister en tant que le sentiment est suffisamment fluide et varié pour ne jamais entrer violemment en concurrence avec un principe que l'on se fixe. Ce n'est pas parce que j'attends d'une personne qu'elle honore une promesse ou qu'elle soit jugée pour un mal qu'elle m'a fait qu'il est impossible de ne rien partager d'autre avec elle. Une personne moins raisonnable identifiera immédiatement son sentiment avec sa volonté, et le bloc qu'elle formera alors l'empêchera de ne jamais revenir ni sur ses émotions ni sur son opinion. Elle considérera son rapport à cette personne comme définitif, au point qu'au moment venu de lui pardonner elle en sera incapable. Or un désir tabou peut toujours trouver à se satisfaire dans des émotions artistiques et gagner à être consciemment perçu par celui qui l'éprouve. Mais une passion ou le désir qu'on refuse, qu'on ne voit pas, agit au cœur des actions sérieuses sans qu'on le sache immédiatement. Le rôle éthique des émotions se retrouve dans l'art lorsqu'il dénonce les passions en rappelant leur origine émotive. Le rire et la colère suscités par des œuvres inédites paraîtront comme les éclats d'une passion déshabillée et scandalisée. L'art semble être un révélateur des passions enfouies et qui réapparaissent à travers les émotions que l'œuvre suscite. La complexité habituelle des choses trouve une explication dans l'art et la sélection qu'il opère dans la réalité. L'art rend donc les émotions que nos passions ont altérées et dénonce ainsi l'origine de nos passions. Nous trouverons indifférente une œuvre qui ne fait qu'illustrer la vie telle que nous la connaissons habituellement avec toutes nos passions. Par contre, celle qui ressuscite des émotions particulières qui nous sont devenues rares, nous sortira de nos habitudes, un peu comme le poisson torpille auquel fut comparé Socrate dans le Menon de Platon.
L'émotion modérément ressentie n'entrave pas la volonté rationnelle. Par contre, une émotion forte et durable peut faire obstacle à la décision réfléchie. La volonté est rationnelle lorsque le désir est pleinement conscient et expliqué. Pour le devenir, le désir doit être contemplé à distance. De même qu'une forte impression de plaisir et de douleur nous fait perdre nos moyens, de même un sentiment durable et insistant fini par déterminer nos actes indépendamment de notre volonté. Inversement, s'il n'y a aucune impression ni aucun sentiment, alors il n'y aura pas du tout de force pour mouvoir et accomplir la volonté. La volonté a donc besoin d'un sentiment modéré pour devenir active. De cette modération vient, d'une part, une certaine autonomie de la volonté et, d'autre part, un certain contenu affectif qui l'aide à se diriger. Mais si une unique émotion submerge le sujet, sans émotions différentes il n'aura pas conscience de son désir. La représentation artistique des passions pourra peut-être alors susciter des émotions nouvelles. Si une personne est submergée par l'amour, comme Apollodore pour Socrate dans Le Banquet de Platon, tout ce qui s'oppose à l'objet aimé suscite la haine et tout ce qui ne s'y rapporte pas, l'indifférence. La faculté de juger étant soumise à cette passion, il devient impossible de la reconnaître comme telle. Mais si une œuvre quelconque parvient à frapper l'amoureux parce qu'elle traite de l'amour et que cette œuvre parvient à découvrir le mécanisme de cette passion, il aura quelque chance de saisir des excès comparables aux siens.
Un désir est suspect quand la finalité poursuivie obéit à une cause aveugle. Ce défaut est quantitatif si l'on ne connaît qu'une seule cause et que d'autres restent tabou. Une personne peut agir en avançant quelque prétexte pour dissimuler la raison de son action et même se persuader soi-même. Un parent qui a appris votre soudain enrichissement et qui, depuis, vient régulièrement chercher de vos nouvelles comme jamais auparavant, vous paraîtra dissimuler son motif intéressé derrière une apparente bienveillance. Cette personne elle-même peut se satisfaire de ce prétexte pour éviter tout cas de conscience. Plus elle aura de zèle à justifier son acte en déclarant son amour, moins il sera facile de lui mettre sous les yeux ses vrais mobiles. L'artiste communique des émotions qui seraient autrement restées cachées. L'âme ne saurait se satisfaire des lumières de l'esprit, il lui faut également les couleurs qui naissent à la surface des choses. L'artiste, en choisissant son sujet, entreprend de le développer dans tous ses détails et de rendre ces détails sensibles. C'est pourquoi l'artiste produit sur nous des effets si instructifs. Le scientifique, il est vrai, nous donne l'essentiel d'une chose et nous évite de nous perdre en des détails différents des causes prochaines du type d'événement considéré. Mais l'artiste saura faire voir l'infinité des conséquences d'une telle cause, ce qui est encore une autre façon de connaître que celle des scientifiques.
Le désir dont le mobile est inconnu peut cependant prendre la forme d'une fin réfléchie. Mais une fin doit se trouver parmi d'autres. L'émotion a plusieurs causes. Celui qui n'a qu'une émotion dominante ne sait plus toujours qu'il est ému. Elle lui devient familière, tout comme les bruits propres à un lieu deviennent indifférents à force de les entendre. On peut donc affirmer, comme motif de notre action, la bienveillance et la beauté du geste, alors que le mobile inconscient est intéressé. Ce qui garantit qu'il ne l'est pas, c'est la diversité de nos attentes fondée sur une capacité d'éprouver différentes émotions. Sans ces différences et ces contrastes, l'intéressé suit une inclination précise dans l'indifférence de tout le reste. Il est comparable à ces pères qui attendent uniquement de leur fils qu'il poursuive un même but qu'eux et qui restent indifférents aux multiples fins poursuivie par l'enfant dans son cheminement propre. La passion se nourrit de ce manque de modulation des émotions. La passion reste inconsciente et l'émotion qui lui correspond demeure la même au détriment des autres. Les sciences prétendument neutres axiologiquement, d'ailleurs, ne saurait non plus le rester trop longtemps sans risquer de donner lieu, par manque d'émotion, à un résultat analogue à celui de la passion. Il y a un lien entre la perte de l'émotion et l'inaccessibilité d'un certain type de connaissance. Si la science décide de négliger la connaissance par les effets pour mieux se concentrer sur les causes, elle ne fait que modifier l'économie de nos connaissances sans vraiment la perfectionner. La perfection en question consisterait plutôt à réfléchir sur le rapport des deux connaissances. Dans la maladie, par exemple, il faut certes considérer le processus physiologique qui la cause et agir physiquement. Mais il faut également tenir compte de l'état moral du patient. S'interdire de le faire revient d'une certaine façon à agir en passionné, en simple technicien plutôt qu'en véritable médecin.
3. La fluctuation de l'âme
La vie entière d'un être forme une totalité constituée d'une succession d'événements variés et en partie inattendus. Si, au détriment de ce tout, une partie domine - parce que, par exemple, on se détermine à poursuivre un but qu'en fait il faudrait réviser -, alors l'être introduit la mort avec sa passion. Ainsi, des êtres s'attachent, de façon funeste, à une idée de ce qui leur semble parfait. Certains voient comme parfaite une forme d'existence donnée et suivent ce modèle avec ferveur en s'attaquant à tout ce qui s'y oppose. Mais la précision qui convient à une horloge est sans comparaison avec la complexité d'une vie. Le refus de cette complexité et le sérieux le plus total ne conduisent pas à ce qu'on peut appeler une existence complète, laquelle repose plutôt sur une riche sensibilité et s'exprime par la fécondité de l'imagination.
L'âme est la totalité vivante formée par la conjugaison des activités. Les passions sont des volontés mutilées, des désirs inconscients et abusivement concentrés sur des parcelles limitées de la réalité. "Lorsqu'un homme s'abandonne à une passion dominante - autrement dit lorsque sa chimère s'entête - adieu froide raison, juste discernement" (Sterne, Tristram Schandy). On pourrait comparer l'âme à un musicien qui serait capable de détourner toutes les possibilités sonores offertes par la nature de façon à modifier le bruit pour le rendre musical. L'affaiblissement de l'âme par le corps, dans la passion, produit autrement des bruits parasites, des erreurs de rythme. Plus précisément, dans la passion, on veut ces bruits en pensant qu'ils sont musicaux, alors que leur durée est trop longue ou pas assez harmonique par rapport à l'ensemble. L'âme équilibre les actions et les passions. Elle y parvient difficilement dans la passion en raison de la prédominance arbitraire d'une partie par rapport aux autres. La passion est néfaste en tant qu'elle nuit à la diversité des opérations que l'âme peut accomplir. Si l'âme est artistique, elle doit à la fois agir et transformer une matière mais également la laisser être par endroits grâce à sa spontanéité. Si, cependant, elle agit trop ou pas assez, cette matière menacera de rompre l'ordre vers lequel elle tend. Comme dans une maladie, l'endroit d'où naît cet excès finit par augmenter et investir tout l'organisme en paralysant une à une nos fonctions.
Cependant, l'émotion que ne paralysent pas de trop grandes passions permet l'épanouissement de l'âme et de la raison comme totalité des sensations. La raison est mue par la fluctuation de l'âme. L'âme n'est donc pas destinée à s'arrêter au désir d'une contemplation figée ni à se replier dans la crainte. "Un seul et même objet peut être cause d'affections multiples et contraires" (Spinoza, Ethique). L'âme est fortifiée par la liaison entre eux de tous les sentiments ainsi que par leur diversité. Les affections multiples par rapport à l'objet enrichissent l'âme. Par exemple, on gagnera toujours à lire et relire un même texte plutôt que de s'en tenir à l'essence qu'on croit en avoir dégagée. Il y a de nombreux textes que nous n'avons pas lus et sur lesquels nous n'avons qu'une opinion forgée par ouï-dire. Nous sommes forcés alors de surmonter certaines aversions infondées ou de réprimer un enthousiasme facile afin que notre opinion soit corrigée et plus exacte. Les émotions ne doivent pas être trop fortes et doivent être assez nombreuses pour offrir à la raison une étoffe bariolée et un riche contenu qui puisse lui permettre de proportionner entre eux différents appétits. La grande variété atteinte dans le sujet devient ainsi adéquate à la diversité qui se trouve dans les objets et dans le rapport qu'ils entretiennent entre eux. Dans le rire et dans la colère, nous découvrons quelque aspect nouveau ou nous remémorons quelque injustice, ce qui n'est pas un bien négligeable pour le travail de la raison. Cette matière intervient, en plus du reste, pour nous indiquer ce qu'il faut poursuivre ou fuir. Comme chaque chose se trouve dans un rapport toujours différent avec les autres, le sujet à tout intérêt à se laisser saisir par la nouveauté de leur aspect ou par leur défaut.
Aristote note à propos de l'opinion que "lorsque nous arrivons à l'opinion d'une chose terrible ou effrayante, d'emblée nous éprouvons avec elle une émotion ; et il en va de même s'il s'agit d'une chose rassurante. Mais au fil de la représentation, nous avons exactement la même attitude qu'en voyant en peinture ces choses terribles ou rassurantes" (De l'Ame). La représentation ne déclenche pas les émotions comme le fait l'opinion. Néanmoins elle n'entraîne pas une absence totale d'émotion. L'émotion due à la représentation est seulement moins forte, moins insistante et donc plus susceptible d'évoluer que celle de l'opinion. Il est clair que cette émotion, plus proche de l'art que de la réalité, convient à des personnes qui vivent en paix. Par contre, celles qui vivent au milieu du besoin et de la crainte peuvent difficilement s'assurer cette même sérénité dans l'émotion. L'émotion artistique peut être qualifiée de belle tandis que la réelle est utile. Comme les opinions peuvent être fausses, les émotions qu'elles entraînent ne sont pas toujours de bons guides. Le jeu des représentations atténue leur raideur et permet de les relativiser. Descartes affirme que, par le moyen de ces choses qui ne dépendent que de notre libre arbitre, "nous pouvons empêcher (...) que tous les maux qui viennent d'ailleurs, tous grands qu'ils puissent être, n'entrent plus avant en notre âme que la tristesse qu'y excitent les comédiens quand ils représentent devant nous quelques actions fort funestes" (Elisabeth, 46). On nomme opinion les croyances dont on ignore si elles sont vraies ou fausses. Par conséquent, les émotions qui en dépendent n'offrent aucune garantie quant à leur légitimité et l'on s'attriste ou se réjouit parfois pour rien qui n'en vaille la peine. Par conséquent, il est recommandé de rester prudent vis-à-vis de nos émotions. Le fait que des représentations, qui dépendent de notre libre arbitre, puissent nous donner des émotions, nous permet d'évoquer des émotions à rebours de celles provoquées par l'opinion. Ainsi, on s'efforcera de rire de ce qui nous procure de la peine, pour nous consoler.
L'opinion est à la fois le baume et l'aiguillon de l'inquiétude. Avec elle naît l'espoir mais également la crainte. L'opinion peut, accompagnée d'affects, nous présenter notre état comme insuffisant par rapport à l'idée d'un état parfait. Le redouté ou le regretté peut nous faire de la peine. L'opinion est pour nous un moteur. Produite par l'imagination, elle déforme les choses, les rend vraisemblables afin qu'avant tout nous soyons mus par des sentiments puissants. Avec l'opinion, nous est donné l'idée des états les meilleurs ou les pires qu'on puisse atteindre. Il en résulte une appréhension constante de posséder ce qu'on a pas ou de perdre ce qu'on possède déjà. Par contre, une simple représentation paraît comme une opinion dont on a neutralisé l'affect. L'opinion est suivie d'émotions tendant à la passion tandis que la représentation s'accompagne de peu ou pas d'affects. Cette représentation, en tant qu'elle n'est pas réellement sensible, permet la catharsis, c'est-à-dire la transposition virtuelle du réel. L'opinion, du fait d'être vraie ou fausse, provoque des émotions irrationnelles, excessives ou insuffisantes. La croyance et la passion dans ce cas ne font qu'un, au point que l'on se demande si le corps ne dirige pas davantage l'âme qu'elle ne dirige le corps. Par contre, en raison de l'atténuation de l'affect lié aux représentations, celles-ci peuvent facilement varier et même obéir à la libre causalité de la volonté. Cette liberté dans la construction d'imitations virtuelles de la réalité n'est pas sans provoquer des émotions, seulement leur plasticité leur évite la gravité qu'elles atteignent avec l'opinion et, par là, produit l'effet d'une libération, c'est-à-dire un effet cathartique.
Les passions sont des appétits qu'un sujet possède sans en avoir conscience et qui, néanmoins, déterminent ses mouvements. Les désirs sont des appétits conscients qui peuvent s'opposer, en une même personne, à la volonté, et qui constituent également des passions. Ne sont plus des passions les désirs connus et voulus, dès lors que cette disposition théorique est réalisable en pratique par le sujet qui la possède. On peut considérer comme des passions pures les tendances venues du corps sans qu'elles deviennent conscientes. A cette catégorie appartiennent, entre autres, les manies et les tics. Ces gestes, comme se passer la main dans les cheveux, se ronger les ongles ou fumer, nous les faisons régulièrement parfois sans nous en rendre compte. Ces tendances peuvent devenir conscientes sans pour autant être volontaires. Je peux être conscient d'aimer trop l'alcool ou de redouter trop les rassemblement publics sans pour autant vouloir me comporter ainsi, car je ruine alors ma santé ou perd le contact avec des amis. Enfin, parmi ces désirs, certains s'accordent heureusement avec la volonté, parce que je les juge conformes à mon devoir, comme lorsque je désire me rendre à mon travail, retrouver ma famille, offrir des cadeaux etc.
La passion est le moteur du mouvement animal dont l'action est, en fait, une réaction. Cette réaction est médiate chez l'homme qui, prenant conscience de son désir, le pose comme fin de son action. Puisque les fins sont multiples, il appartient à la volonté d'évaluer les désirs conscients en fonction des moyens qu'ils requièrent pour être réalisés et des conséquences que leur réalisation entraînerait. Le désir ainsi validé par la volonté n'est plus une passion. L'individu passionné ne fait que réagir et sert d'intermédiaire entre un autre agent et un autre patient. Ainsi l'homme qui obéit aveuglément au tyran en persécutant les justes, sans aucune forme d'arbitrage, n'est qu'un instrument : le corps de l'âme cruelle du tyran. Si, par contre, cet homme se révolte contre son chef et refuse d'appliquer des ordres injustes, il ne se comporte plus seulement comme un intermédiaire mais comme un homme qui garde une certaine autonomie. En chaque homme, il importe que la volonté puisse cautionner ses mouvements et ceci constamment. Car il ne suffit pas de vouloir une fois pour toutes dans sa vie, mais chaque nouvelle situation réclame un nouvel assentiment. C'est une chose nécessaire et belle pour un homme d'avoir conscience de la variété des fins qu'il peut se donner, et de conduire sa volonté par la raison afin de la rendre possible et réalisable.
La prise de conscience de ses appétits dépend des émotions qui en sont les effets. Le sujet est ému de multiples façons par ce qui lui est extérieur. Les émotions subies sont complexes mais elles sont simplifiées par l'activité du sujet. Dans son indétermination, l'objet est représentable de différentes façons. Au contraire, l'objet déterminé de l'opinion relève de la passion s'il suscite une émotion unique. Or, une opinion est révisable grâce aux différentes émotions. La diversité des émotions garantie la vie de l'opinion. Ma crainte ou mon enthousiasme suffit à signaler l'attrait ou la répulsion que j'ai pour un objet ainsi que la nature de mon rapport à lui. Seulement, ce rapport est complexe, car je peux parfois me moquer de ce que je crains ou être déçu par quelque chose que j'admirais. Nos opinions nous permettent de stabiliser nos sentiments et nos croyances afin que nous conservions une certaine constance dans nos jugements. Cependant, cette constance ne doit pas résister à toutes les épreuves. La vertu de l'âme ne consiste pas pour elle à ne jamais changer d'avis, mais à conserver son avis si cela est juste et à le modifier si cela est également légitime. C'est la raison pour laquelle l'âme doit s'astreindre à une certaine passivité en restant sensible à la diversité des affects que l'on peut éprouver. L'important, pour elle, est peut-être d'établir une hiérarchie entre des sentiments sérieux ou non, afin d'être à la fois rigide et souple. Cet ordre doit aussi pouvoir être modifié si besoin.
Nous éprouvons des émotions du seul fait de désirer. De même que le désir est l'unité de plusieurs plaisirs possibles, l'émotion est la réunion de plusieurs affects réels. Mais l'émotion est mobile. Si elle cesse de l'être, alors que les affects demeurent changeants, le sujet n'évolue pas et son opinion reste inchangée. Or, on avance dans la connaissance seulement en révisant les opinions qui paraissent avoir été fausses. Le désir se compose d'une pluralité de plaisirs et l'émotion d'une pluralité de désirs. Lorsqu'un élève est ému alors qu'il rencontre un savant, c'est parce qu'il désir recevoir de lui de nouvelles connaissances avec tout le plaisir de connaître que cela suppose. Mais la réalité déçoit parfois notre attente. Si cette rencontre n'apporte rien immédiatement, l'enthousiasme de la rencontre semblera invalidé. S'il y a lieu d'être déçu par elle et que, néanmoins, on persiste à aduler un maître et à soutenir une opinion positive, on nous reprochera notre engouement.
4. La couleur des faits.- (retour sommaire)
La conscience morale et le devoir viennent de l'indignation contre certaines actions. Ils offrent une plénitude artificielle à travers la théorie. Car, dans la pratique, l'instabilité et l'imperfection réelle des choses nous conduit à nous attrister. Cependant, la conscience de la contradiction peut être surmontée par un biais virtuel et symbolique. Les concepts communs sont des biens partagés grâce auxquels peuvent s'affirmer à la fois la rigueur et l'ingéniosité de chacun indépendamment de la fatalité. Il est aisé de se laisser porter par la colère ou l'indignation pour juger des actions. Seulement, la moralité dont on fait preuve alors est toute théorique ; il n'est pas certain que si nous même nous avions à appliquer nos préceptes, nous soyons infaillibles. Ceci nous oblige à rester humble. Ce sera à travers l'humour, qui tempère notre colère, qu'apparaîtra la conscience des difficultés de la mise en pratique. L'invention comique intervient alors comme un équivalent symbolique de la pratique dans la théorie capable d'anticiper les contradictions du réel. Une étudiante appelée à intervenir seule dans un colloque auprès de professeurs me fit part de son appréhension avec ironie : quand j'évoquais la longue préparation de son travail, elle répondit qu'elle avait de toute façon la science infuse.
La constellation, la diffraction et la distraction de la représentation sont des stimulants pour l'âme, tandis que l'attention pure porte sur un point central et principiel. L'obstination sans émotion confine même à la manie. Il est vrai que les productions de l'âme humaine, lorsqu'elle découvre une chose, sont des idées immobiles que l'on qualifie d'objectives. Ainsi, on considère une pluralité d'individus sous une seule définition, comme animal rationnel pour l'homme. Mais c'est faire abstraction du processus par lequel on y parvient, processus continu dont le terme peut être reporté. Sans cette activité, le résultat ne saurait être atteint. C'est donc cette condition nécessaire, l'activité de l'âme découvrante, qui repose sur la mobilité des représentations et l'influence multiple des émotions.
Nous possédons des règles et des maximes de conduite que nous partageons dans nos conversations. Comme la pratique spontanée refuse de s'y plier à la lettre, les motifs d'indignation sont nombreux. L'essence contemple l'accident avec réprobation. La conversation est une condition de l'émergence de nos postulats théoriques. Les conversations sérieuses ne peuvent manquer de relever tout ce qui, en pratique, désobéit à la théorie. Alors naît inéluctablement notre conscience tragique : c'est comme ceci qu'il aurait fallu agir, c'est ceci qui aurait du arriver. Mais l'étonnement, dans ce cas, n'est pas véritable mais seulement évident. Car il est facile, en effet, de porter des jugements moraux lorsqu'on discute, mais on oublie souvent comme chacun de nous est faillibles quand, au lieu de parler, nous agissons. Par ailleurs, lorsque l'essence contemple l'accident comme une essence opposée, le rire apparaît ; et lorsque l'accident contemple l'essence comme un autre accident, la tristesse s'empare de nous. Toutes ces nuances du point de vue subjectif s'ajoutent à la conscience claire ; de multiples petites passions colorent ainsi nos actions. Si, par exemple, un homme prétend savoir jouer d'un instrument de musique ; et si, devant tout le monde, il se met à jouer aussi mal que quelqu'un qui ne sait pas jouer ; alors nous rirons, car son échec entre en contradiction avec sa promesse, comme une essence opposée. Mais ce mauvais et prétentieux musicien, s'il pensait vraiment pouvoir bien jouer et que, par intimidation, il en est incapable, alors son échec rendra à ses yeux sa prétendue compétence aléatoire et il s'en attristera. Nos émotions naissent ainsi de la comparaison entre des choses contradictoires ou opposées. Elles nous font prendre conscience des tensions qui existent entre différents états, pour nous stimuler ou nous réfréner ; ce qu'une simple analyse dénuée de tension de ce genre manquerait de faire.
"La conscience morale est la perception interne du rejet de certains désirs qui existent en nous, le plus important étant que ce rejet n'a pas besoin de s'appuyer sur quelque chose d'autre, qu'il est sûr de lui" (Freud, Totem et tabou). L'assurance de la conscience morale est sans garantie. Elle est cependant nécessaire au maintient d'une morale provisoire et courante. Mais est-elle toujours juste ? L'enfer est pavé de bonnes intentions et l'on peut faire beaucoup de mal sous l'apparence du bien. Il se peut que certains désirs ou certaines aversions n'aient aucune raison d'être rejetés. Je peux désirer adresser une critique à quelqu'un et m'en abstenir par moralité. Mais en agissant ainsi, j'empêche peut-être que la personne visée puisse prendre conscience du défaut que j'ai remarqué et qu'elle puisse se corriger. A l'inverse, certaines personnes interviennent parfois dans notre vie sous prétexte de faire leur devoir, avec la conviction de vaincre leur individualisme, et, en précipitant les choses, font plus de mal qu'autre chose ; comme ces personnes qui s'empressent d'unir les couples entre eux. La conscience morale, trop confiante en elle-même, risque de rester aveugle à ses propres contradictions. Comme il est difficile de discuter ses décrets ou d'en douter et de remettre en cause les principes établis, la fluctuation des émotions permet de le faire au moins virtuellement et temporairement. Avec des émotions variées, c'est un autre soi-même que l'on découvre. Non pas que l'on perde absolument confiance en soi ou que l'on se mette à changer d'avis d'un instant à l'autre, mais on fait preuve de compréhension à l'égard d'opinions qui nous sont étrangères, ceci simplement parce qu'on est capable d'éprouver des sentiments semblables à ceux d'un autre. Celui qui prend une chose très au sérieux ne supportera pas qu'un autre en rie, à moins que lui-même soit en partie capable d'en rire.
La conscience morale semble dépendre de l'âme irascible, laquelle est plus raisonnable que l'appétitive sans encore relever de l'âme rationnelle. La moralité se tient alors entre l'action de la raison et la passion de l'appétit. La croyance excessive en sa propre perfection peut naître de l'inconscience de son imperfection. Nous pouvons à l'inverse croire excessivement en notre imperfection et nous accabler de reproches. Or l'émotion, où l'on saisit le mélange de l'action et de la passion, est un indicateur utile de ces états d'esprit dans lesquels on se met. Comme l'âme irascible est intermédiaire entre la rationnelle et l'appétitive, nous sommes tentés d'en faire le pivot de la conscience morale, coincé entre le devoir être et l'être, entre le parfait et l'imparfait. Les émotions sont des affections attachées à nos états d'âme : la perfection provoque joie et l'imperfection tristesse. Sans elles, il n'y aurait aucune connexion sensible et individuelle entre la pensée et son objet. Etre conscient, c'est entre autre ressentir quelque chose, accorder une valeur lorsque l'on pense à quelque chose.
Les consciences comique ou tragique viennent de la raideur de l'opinion lorsqu'elle s'affronte à la diversité du réel. Comique et tragique sont des modes provisoires et non décisifs de remise en cause des convictions. Kierkegaard rappelle que "comique ou tragique, le péché reste actuel ou n'est aboli que par un biais secondaire, alors que son concept veut qu'il soit surmonté" (Le Concept d'angoisse). Nous avons une conscience unique de la réalité spontanément constituée à partir de notre expérience personnelle et de notre environnement. Cette conscience peut être interrogée, révisée et modifiée souvent profondément au cours de notre existence. Mais les modifications de nos opinions, dans le comique ou le tragique, sont superficielles et occasionnelles. Cependant, elles peuvent avoir une influence sur nos croyances les plus sérieuses. Un homme qui, par malheur, subit des accidents répétés et vit dans la tragédie aura sa vision du monde modifiée. On peut reprocher au comique de minimiser l'accident en le ridiculisant, en lui donnant une valeur séparée du reste. On peut regretter, par ailleurs, que le tragique manque l'essence, et se conduise comme si toute idée de perfection était caduque. Mais les émotions, prises séparément, deviennent des représentations virtuelles et ne persistent qu'en devenant passions. Le comique minimise la gravité des faits et les considère avec une légèreté feinte. Quant au tragique, il rend pessimiste et inactif, car il fait perdre la foi et la pugnacité. Cependant, il n'y a que l'art qui se cantonne à l'un ou l'autre de ces genres. Dans la vie réelle, on rencontre, avec le sérieux, le comique et le tragique, selon les moments. Celui qui confondrait ce déroulement de sa vie avec l'unité du genre et déciderait de rire ou de pleurer de tout sombrerait dans la passion. Les émotions, en vertu de leur mobilité, doivent permettre le passage entre l'universel et le singulier, au lieu d'occulter l'un pour l'autre. Elles permettent ainsi de relier les différents moments de la réalité humaine. En faisant varier les perspectives, la virtualité sert à mieux comprendre le réel. L'émotion n'est pas faite pour stationner dans une universalité comique ou pour s'affliger de la contingence des choses, mais pour éprouver l'un et l'autre, en plus du sérieux. Cette mobilité évite que la réalité éclate en différents quartiers cloisonnés. Certes, la vie impose ses cloisonnements, mais l'individu doit retrouver l'unité et la diversité de cette vie grâce ses émotions.
Les émotions ne sont pas uniquement des sentiments subis avec l'opinion. A la différence des passions, elles sont fluctuantes et capables déjouer entre elles. Il entre en elles de la virtualité sans laquelle l'âme ne pourrait élargir son horizon et, par exemple, compatir vis-à-vis d'autrui pour une douleur qu'elle n'éprouve pas directement. Nous pouvons éprouver des émotions assez faibles en considérant des croyances qui ne sont pas les nôtres. Il s'agit, comme au théâtre, de se mettre à la place de quelqu'un d'autre et de parvenir à ressentir les choses comme cette personne. Ces émotions ne sont pas proprement les nôtres et peuvent même leur être contraires. Une attitude hypocrite consiste à simuler un état d'esprit que l’on n’a pas. On y parvient d'autant mieux que l'on parvient à copier également un sentiment, bien que celui-ci soit faiblement ressenti. Cela nous permet de ne pas rester mécaniquement mus par nos opinions et d'accéder à des états d'esprit que nous n'aurions jamais eus sans cela. Une âme fertile supporte une grande variété d'émotions, au lieu qu'une âme stérile ne brûle que pour une seule et unique passion qui peut aller jusqu'à la rendre aveugle à tout ce qui l'entoure d'autre. Les esprits qui s'estiment rigoureux s'arrêtent fréquemment au tri arbitraire de ce qu’ils jugent digne de valeur. De vivantes, ces âmes deviennent mécaniques, comme des instruments destinés à une tâche prédéfinie et incapables de s'adapter à quoi que ce soit d'autre. Une âme mécanique n'est d'ailleurs plus vraiment une âme. L'esprit, dans ce cas, se trouve asservi à une fonction définie. Ainsi voit-on des savants, par ailleurs fort ingénieux, placer leur talent entre les mains de l'Etat sans s'interroger à fond sur la finalité de leurs découvertes. Au contraire, une âme vivante peut désobéir, ne pas répondre inconditionnellement à une fonction assignée, et conserver une part de liberté et de jugement.
L'émotion rassemble opinion et science, vraisemblance et vérité qui, renvoyés l'un à l'autre, témoignent de la mobilité de l'âme. L'émotion dépasse la passion par son activité virtualisante. Sans elle, il n'y aurait aucune conscience extrasensible concernant le vécu d'autrui ou l'état de fait transcendant ce qui le compose. L'âme ne se limite pas à traduire l'expérience en termes mécaniques, mais elle vit au milieu des possibilités. La rigueur est accompagnée d'originalité. Nous ne croyons pas uniquement à ce que nous voyons. Sinon, comment croirait-on que telle personne ait telle pensée ? Nous nous projetons au-delà de l'expérience immédiate en songeant à des choses plus ou moins probables. Ce que nous ressentons vient autant de ces probabilités que de ce que nous vivons sur le champ. Parfois même, nous sommes d'autant plus adroits sur l'instant que nous avons su au préalable imaginer des choses.
5. L'usage de la dispersion
La raison doit équilibrer entre elles les émotions et, également, celles-ci avec les passions issues du fait que le sujet affecté par l'objet statue sur sa valeur. Mais les émotions restent distinctes des passions en ceci qu'elles sont en partie provoquées par des représentations et pas uniquement par des passions venues des sens ou de la croyance. Le sujet, suivant l'occasion, adopte différentes attitudes à l'égard de l'objet. L'ensemble de ces attitudes forment la culture qui est indifférente à la simple possession de l'objet. La raison ne prescrit pas de n'avoir aucune passion mais de ne pas avoir que des passions. Les passions sont liées à l'intérêt et au fait de posséder les objets. Or le sujet doit également agir de façon désintéressée et savoir se satisfaire de représentations. En tant qu'il est relativement libre des représentations qu'il contemple, il n'y a pas de types d'occasions durant lesquelles il doit se comporter toujours exactement de la même façon. Au contraire, il importe que le sujet crée l'événement pour que la vie courante, au lieu d'être une routine, soit un terrain d'invention.
Le jeu des émotions permet de varier les représentations et d'éviter qu'elles ne se figent dans une opinion, sans garantie de fausseté ou de vérité. Néanmoins, il est nécessaire que la sagesse puisse parfois s'opposer aux émotions. Toute situation ne se prête pas à la fluctuation de l'âme. Sterne raconte d'un de ses personnages que les jeux de mots "jetés au travers d'un propos sérieux, lui étaient aussi désagréables qu'une pichenette sur le nez" (Tristram Shandy). Il n'est pas possible, dans n'importe quelle situation, d'adopter des points de vue variés, selon le caprice du moment. Cette attitude légère offre l'avantage, dans les situations paisibles, d'éviter l'ennui ; mais dans des circonstances plus délicates, alors que l'on doit rester concentré sur une chose bien précise, il peut être néfaste d'user ainsi de la distraction et de conserver une attention flottante.
L'émotion est le moteur de la volonté, qu'elle s'abstienne ou non de juger. Grâce à elle, se maintient la conscience de soi face à l'objet. Cependant, elle est ignorée lorsque l'activité du sujet se termine en l'objet, non pas dans son apparaître, mais dans son être propre. De cette façon, la trame discursive de la science est instaurée au delà du champ perceptif. Toutefois, l'effet de l'émotion n'est ainsi que virtuellement rejeté par la théorie. Sa réalité ne devenant pas étrangère, elle mérite d'être réhabilitée dans le domaine pratique. La pratique précède la théorie et lui est nécessaire. Elle est l'activité par laquelle le sujet, avec tous ses sentiments, tend à se réaliser. Sans émotion, un tel élan n'aurait pas lieu. Cependant, si le résultat de la pratique est parfois un discours, celui-ci reste posé comme objet extérieur au sujet et commun à tous les sujets possibles. Cet objet, indépendamment de la façon dont il est perçu et posé comme autonome, ne contient plus rien de cette émotion antérieure du sujet.
Les émotions dépendent de l'occasion et même en sont le révélateur. On peut se blâmer d'avoir été futile lorsqu'on a désiré être sérieux, mais il est très possible que cette futilité fût une réponse spontanée au désir d'autrui, et que nous lui ayons plu davantage que si nous étions restés sérieux comme nous pensions devoir l'être. Les émotions naissent de rencontres occasionnelles, non seulement entre les objets, mais également entre le sujet, qui possède diverse idées sur les choses, et l'objet. Ces émotions paraissent un empêchement pour les actions préméditées. Elles permettent cependant au sujet d'improviser selon les circonstances. Cette spontanéité, alors même qu'elle enfreint les normes de la pertinence, peut être tout à fait à propos. C'est ainsi que l'habile se distingue du savant. L'émotion ne donne pas d'indications objectives, cependant elle vient du rapport à autre chose qu'elle, à des objets réels ou virtuels. L'émotion naît d'une mise en relation spontanée de choses avec d'autres. C'est pourquoi elle n'est jamais préméditée. Lorsqu'on anticipe une action en pensant à la façon dont elle doit être conduite, on pense à cette action de façon autonome, parfaite, indépendante. Ce type d'action ne peut pas s'appliquer tel quel aux situations réelles sans adaptation contingente, laquelle a lieu grâce à l'émotion.
La mobilité des émotions permet la plasticité des représentations. Une chose sérieuse peut aussi devenir drôle ou dramatique. Une certaine relativité de l'opinion la rend capable d'évoluer. La sagesse commande certes de s'opposer aux émotions lorsqu'elles sont excessives et non appropriées et qu'elles glissent vers la passion. Car les situations d'urgence réclament de l'attention et la concentration de l'âme vers un seul objectif, comme en cas de danger ou lors d'un concours. Mais lorsque la situation n'est pas encore bien définie, les émotions sont d'un précieux secours pour établir la nature de cette situation. Parfois même, les émotions sont plus fiables car plus perspicaces que les opinions qui suivent un plan préétabli. Il ne s'agit pas du même type d'émotion selon le contexte. Si l'action ne souffre aucun délai, il faut en effet s'abstenir d'éprouver des émotions ou, du moins, n'importe laquelle. Le chirurgien en acte ne peut être trop émotif. Seule l'émotion liée à sa concentration suffit. Cependant, dans les moments plus libres de notre activité, les émotions sont bienvenues et elles gagnent à être nombreuses. Elles témoignent d'un esprit vif et non borné. Si nous nous comportions en technicien, avec une seule émotion, dans toutes les situations, nous serions sans doute incapables de communiquer ou d'inventer.
Les objets sont susceptibles de plusieurs approches différentes. Une chose peut être en même temps un objet pour la science, un sujet de plaisanterie ou encore le thème d'une tragédie. Il y a pour chaque chose plusieurs modes d'approche. Seulement, selon le temps ou le lieu, telle ou telle attitude devient préférable. La limite entre les différentes attitudes est souvent confuse. L'attention du musicien lorsqu'il joue, par exemple, est à la fois tendue et flottante. Les moyens de nos fins sont à la fois réfléchis et spontanés. La fin en demeure rarement intacte. Si l'on conçoit l'imperfection de nos plans, on voit que cette fluctuation est légitime. Les différentes situations nécessitent des approches plus ou moins variées. Plus le sujet est lié à l'objet, comme lorsque le chirurgien opère le patient, moins les approches sont différentes. Mais lorsqu'une distance s'établit, comme lorsqu'on s'entretient librement avec quelqu'un, les approches deviennent multiples. Certains cas ne sont pas bien définis et notre rapport de proximité ou de distance vis-à-vis d'un objet peut changer d'un moment à l'autre. De même, nous ne poursuivons pas toujours le même objectif au cours du temps. De nouveaux buts se greffent sur les précédents ou les remplacent. Ceci est important dans la mesure où nous ne sommes pas toujours persuadés que nos buts sont précisément les bons et parce qu'ils peuvent être révisés selon les circonstances.
La liberté de l'homme vient de sa mobilité par rapport aux choses. Les émotions permettent de juger des nombreuses valeurs et dimensions des choses, tandis que les passions restreignent l'horizon de notre vie. L'apathie philosophique est une passion qui, comme toutes les passions, s'ignore. La condamnation philosophique des passions est fondée. Mais elle devient contradictoire si elle vise également les émotions. La raison sans émotion est parfois même passion. L'appétit et la motricité participent ensemble de la volonté. L'expérience des qualités est la matière de l'action de quantifier. L'équilibre des deux est rationnel, le défaut ou l'excès de l'un ou l'autre est passionnel. La passion fait perdre à l'homme sa liberté. Il devient avec elle un simple rouage dans un mécanisme complexe. Il n'a plus alors aucune force propre et son activité rationnelle paraît absolument passive. Elle consiste simplement à traduire la nature. Or il faut à l'homme, pour s'extirper de son milieu, non pas annuler toute influence mais la diversifier. La liberté d'esprit ne consiste pas seulement à penser ce qu'on veut, mais aussi quand on veut.
La raison réclame la culture des émotions et non leur éradication. D'après Leibniz, "il est vrai que l'appétit ne saurait toujours parvenir entièrement à toute la perception où il tend mais il en obtient toujours quelque chose et parvient à des perceptions nouvelles" (Monadologie). Dans la vie, le trajet importe autant que l'arrivée et même l'on arrive à destination dans l'état où on s'est mis en y allant. Aussi, toujours d'après Leibniz, la félicité "ne consiste jamais dans une parfaite possession qui (...) rendrait insensible et comme stupide, mais dans un progrès continuel et non interrompu à des plus grands biens"(Nouv.Essais). L'idéal auquel doit tendre la culture n'est pas l'abolition de toute sensibilité avec l'arrêt de tout progrès. On peut en effet vouloir améliorer la condition humaine au point de lui ôter tout motif d'affliction. Seulement, il ne serait pas souhaitable de n'avoir plus rien à espérer. Nous serions alors des êtres sans désirs, sans souhaits et complètement immobiles. A vrai dire, cela est d'autant moins probable qu'il n'y a pas une seule fin à atteindre mais que lesfins se renouvellent à mesure qu'on s'en approche.
Les émotions sont davantage équilibrées par l'habitude que par des principes. Le souci de la maîtrise de soi ne doit pas trop entraver le flux de nos émotions. Le parcours émotif importe autant que la réalisation du désir. L'un sans l'autre est absurde, parce que la fin contient les moyens et n'est pas extérieure à eux. L'échec et la réussite ne sont rien sans l'expérience correspondante de son action. On ne peut établir a priori, comme principe moral, le refus de toute sensibilité comme l'a fait Kant. Mieux vaut, comme le conseille Hegel, une culture de l'émotion. Sans cette sensibilité, il importerait peu d'atteindre un résultat. Comment, sans la douleur, trouverions nous un intérêt à la santé ? Par ailleurs, à quoi sert de parvenir à un résultat si la façon dont on y parvient nous place dans un état pire que celui que nous devrions atteindre ; par exemple, si les soins et leur conséquence sont plus douloureux que la maladie qu'on veut guérir ? Enfin, nous savons que le résultat ne suffit pas. Il n'y a aucun mérite à gagner quand on triche ; tandis que lorsqu'on a joué loyalement, on est satisfait de sa victoire.
Les émotions sont variées et variables. A chacune correspond une valeur accordée aux choses par le jugement. Sans émotions, les choses n'auraient donc que peu de valeur. Elles se vaudraient toutes. Tout ne serait considéré que selon un seul point de vue. L'émotion permet de considérer les choses sous d'autres aspects que celui de l'objectivité recherchée. Cette subjectivité permet d'accéder négativement à l'objectivité. Nous pouvons décrire un objet en lui-même et adjoindre à cette description le rapport que nous entretenons avec lui. Ce rapport reste rarement le même et il n'est pas non plus le même selon les sujets en rapport à l'objet. Le château n'apparaît pas identique à celui qui l'habite et à ceux qui n'y vivent pas. Le châtelain et le villageois, pourtant, pourraient faire abstraction de leur point de vue propre pour dire ce qu'est un château en soi. Cette essence du château est pauvre comparée à ce qu'il représente pour chacun. Cependant, elle sera d'autant plus objective que chacun s'accordera sur sa définition, au lieu qu'un seul prétende pouvoir en donner une véritable. Sans émotion, nous en resterions au strict point de vue de la nécessité, lequel serait, dans la vie sociale, plus souvent un handicap qu'un atout. L'absence d'émotions relève de la passion, alors que la raison s'élève au-dessus des émotions et s'élargit grâce à elles. Les choses n'ont de valeur que par rapport à nous à travers le sentiment. Sans ce dernier, les choses sont sans valeur et sans effet sur nous même si, par ailleurs, les causes sont connues. Une vie sociale dénuée de toute émotion serait un système réglé mécaniquement selon des échanges et sans aucun don, aucune solidarité gratuite, ni aucune convivialité. Un grand horloger établirait un réseau d'intérêts locaux qui, mis ensembles, feraient fonctionner l'Etat. Si par malheur certains citoyens devaient ressentir ce système comme un fardeau, ce ne serait qu'accident sans importance. En réalité, la vie sociale dépend de l'intelligence et de la sensibilité de chacun. Une société est enrichie par chaque individualité, aucune n'étant interchangeable.
6. Eloge de la diversité
La moralité dépend en partie de la conscience de soi. Le savoir objectif, en moral, reste artificiel, insuffisant, rigide et aveugle aux processus naturels par lesquels le sujet évolue comme homme dans son environnement. De la méconnaissance de soi, de nos propres contradictions, de notre complexité dans le détail, vient le manque d'amitié et de compréhension. C'est, en revanche, dans le rire, la colère et avec l'ensemble de nos émotions que nous partageons la vie avec autrui et nous-mêmes. Le contenu du savoir objectif vaut en tant qu'il est indifférent selon les personnes qui le pensent. Il s'agit d'un objet abstrait déterminé indépendamment de la façon dont on l'approche et du rapport que l'on a avec lui. Il est le même pour tous, en tous temps, que nous existions ou non. Or, lorsque nous agissons, nous n'ignorons pas l'effet que nous produisons, car nous même nous ressentons les effets des actions des autres. Si nous n'agissions qu'en fonction d'un contenu objectif, nous resterions indifférents à ce qu'éprouve autrui. Nous agirions sans nous soucier de faire rire ou souffrir. Par conséquent, il n'y aurait aucune amitié possible entre les hommes, aucune compassion.
La passion se nourrit de mauvaise foi, de l'inconscience face aux besoins et désirs des êtres que nous sommes. Le mal naît ainsi de l'ignorance des biens que procure une raisonnable intempérance. La conscience éthique ne saurait se passer du jeu, de l'art et de toute culture des émotions grâce à laquelle l'homme prend connaissance de ses tendances et de sa complexité émotive. La science permet de mieux connaître la nature et l'art, de mieux connaître l'homme. Or une meilleure connaissance de l'homme est nécessaire à l'épanouissement de l'éthique. Rejeter radicalement tout sentiment, comme trop artificiel et contre nature, pour fonder la morale sur une objectivité impersonnelle, ne peut conduire l'homme qu'à une certaine immaturité vis-à-vis de lui-même. Mieux vaut accepter ses affects, ses travers et les rendre supportables, contrôlés et agréables aux autres. La finitude humaine consiste en l'incapacité de connaître toutes les causes et la fin de ce qui est et, par conséquent, d'agir parfaitement. Nous sommes avant tout conscients des effets et dépendants de nos moyens. Le mal vient de ce que l'on se détermine selon des fins partielles et le bien, de la capacité d'endurer des maux partiels. C'est pourquoi, plutôt que de blâmer seulement la contrainte que nous impose la diversité, nous devons en louer également les avantages et la beauté. Je devrais savoir exactement ce qu'il faut faire et comment le faire pour être certain d'agir au mieux. Or je ne connais que le peu de choses avec lesquelles j'ai été en contact, et tout ce que je peux faire dépend de ce maigre capital. Si je considère uniquement mon imperfection, j'ai toutes les raisons d'être malheureux. Mais peut-être est-ce un tort de comparer cette imperfection, qui m'est familière, à une perfection virtuelle. Au contraire, mes limites peuvent devenir un bien. Car après tout, un être parfait, s'il ne souffre aucune des infortunes amenées par le hasard, ne peut connaître non plus les bonheurs et les surprises. Pour lui, les choses sont réglées et la nature ne saurait lui apparaître dans toute sa diversité.
"Nos passions, écrit Descartes, ne peuvent pas aussi directement être excitées ni ôtées par l'action de notre volonté, mais elles peuvent l'être indirectement par la représentation des choses qui ont coutume d'être jointes avec les passions que nous voulons avoir et qui sont contraires avec celles que nous voulons rejeter" (Les Passions...). Nous ne pouvons faire un usage direct de notre liberté. Si nous sommes affamés, il ne suffit pas de penser que nous ne le sommes pas pour ne plus l'être. Toutefois, on peut parfois détourner son attention de la faim et de la douleur plutôt que de ne penser qu'à ça. Il importe dans la vie de ne pas ruminer uniquement les pensées malheureuses et de savoir occuper son esprit à d'autres choses. Il manque à beaucoup une expérience approfondie des autres et d'eux-mêmes. Beaucoup jugent meilleur de caresser une unique et insatiable ambition au lieu de tenter d'accéder d'abord à une richesse d'émotions. Devenir des personnages sans personnalité leur est indifférent. Il s'agit là d'une critique de la pensée technique qui encourage le sujet à se perdre dans un unique objet et à remplir une fonction prédéfinie. Ainsi voit-on, par exemple, des enfants très tôt éduqués en vue d'un métier précis, alors que les aléas de la vie font que nos projets, en vérité, doivent être modifiés au fur et à mesure. Au niveau psychologique, on invite à s'identifier à une classe de personnes au lieu de développer de multiples aspects personnels. Il n'y a pas qu'un cloisonnement épistémologique dans nos universités, mais aussi un cloisonnement social encouragé par le souci de rentabilité et la crainte de la misère.
Tant que l'on demeure en vie, la volonté est toujours formellement active. Notre entendement peut normalement apercevoir une grande quantité d'idées et, parmi elles, des idées concernant le caractère et l'humeur. Le désir tend vers un ou plusieurs caractères idéaux de la joie, de l'amour, du beau, du bonheur, de l'agréable et du vrai. Mais ces caractères sont en réalité composites, comme le sont les couleurs, et ne sont jamais identiques à leur modèle idéal. C'est en nous mêmes que nous trouvons les idées de perfection à atteindre, et non dans la nature donnée. Notre volonté tend donc vers ces objets abstraits purement subjectifs. Nous entendons par subjectif ce qui est propre à l'homme, pas nécessairement comme individu, mais aussi en particulier et en général, et ce qui ne correspond pas exactement à quelque chose de concret. Or, certains se comportent vis-à-vis de ces idées comme si elles étaient des choses séparées que l'on devait acquérir, alors qu'elles résultent en fait de processus complexes destinés à nous émouvoir et nous mouvoir.
Dans le cadre de notre enquête sur les émotions, les accidents inclinent vers la substance, comme en un centre de gravité, et peuvent être valorisés comme moyens en vue de la substance. Les accidents ne sont pas les signes de l'imperfection des êtres. Sans le soi constitué grâce à l'ouverture aux diverses fins de la volonté, le moi n'est rien. Nous sommes d'accord avec Leibniz qui juge meilleure la monade que l'atome, car elle est unité qui contient de la diversité, au lieu que cette diversité soit envisagée comme une dégradation de l'unité primordiale. Ainsi, sans le soi individuel qui est l'enveloppe sensible avec la multitude de nos émotions, le moi abstrait de la subjectivité commune aux hommes n'est rien. Tous les décrets fondés sur l'égalité des hommes sont justes à condition de ne pas faire violence en même temps aux différences entre chacun.
Ce qu'on nomme passion est alimenté par une certaine ignorance, et même une mauvaise fois, qui fait que l'on refuse de voir en face les besoins et désirs qui sont les nôtres. Le mal naît bien de l'ignorance, entre autre celle du bien apporté par l'émotion. L'éthique est alors empêchée par le manque esthétique en ceci que l'homme ne doit pas ignorer ses tendances et goûts naturels. Ce capital théorique sert la pratique où, plutôt que de lutter désespérément par la volonté contre ses passions, on apprend progressivement à en maîtriser certains aspects émotifs. De même que l'on dit que faute avouée est à moitié pardonnée, une passion connue de soi est à demi vaincue. Or ces passions trouvent à s'exprimer à travers l'émotion que la culture peut moduler et enrichir pour qu'en retour la passion perde de sa force et de sa concentration. Une attitude ultra défensive qui consisterait à s'interdire l'émotion pour lutter contre la passion reviendrait simplement à se voiler la face, à casser la jauge pour éviter la panne seiche. C'est pourquoi on déplore le manque d'intérêt des hommes pour eux-mêmes et les autres et l'enfermement de ceux-ci dans leur passion propre. Chacun pourrait au contraire se renforcer dans son identité s'il s'ouvrait à l'altérité plutôt que de nourrir une hostilité gratuite qui rétrécit l'âme. On considère trop souvent avec mépris tous les signes de la singularité dès lors qu'on les juge inutiles et même inadéquats aux règles communes. Du coup, chacun garde en soi sa passion qui, au lieu d'être canalisée, est simplement voilée. Or, plutôt que de la laisser ainsi enfermée jusqu'à ce que la pression soit trop forte, il vaut mieux l'échanger, l'exprimer, la comparer, se la rendre compréhensible sous les formes tolérables de l'art.
Nous avons vu que les émotions, petites passions ou petites actions, s'évanouissent si l'une d'entre elles prend des proportions importantes et si elle dure. Car son action croît à mesure que diminue celle des autres. Les émotions doivent donc rester auprès de la raison si l'on ne veut pas qu'elles se muent en passions. Toute action d'une chose implique la passion d'une autre. C'est pourquoi on ne saurait appeler rationnel uniquement ce qui agit, car en même temps pour un autre une passion a lieu. Une personne furieuse et continuellement courroucée s'interdit toute autre émotion. C'est la même chose si une personne est bouffonne et passe son temps à plaisanter. Ce qu'on attend d'une personne rationnelle, ce n'est pas non plus une parfaite apathie, mais bien une juste distribution entre toutes ces tendances. L'éthique unilatéralement fondée sur la raison indépendamment des émotions est en contradiction avec elle-même. Une éthique des émotions, par contre, doit être capable de comprendre et de fonder l'enrichissement mutuel et réciproque des individus et des groupes, sans jamais négliger leur sensibilité interne. Nous prenons donc parti contre toute fondation strictement scientifique de l'éthique, c'est-à-dire selon une objectivité abstraite à la manière de Kant. Il ne s'agit pas de nier la valeur de l'idée d'égalité entre les hommes comme principe directeur. Mais nous voudrions lutter contre les rapports intéressés, assez justement condamnés par Kant après Socrate, au nom d'un désintérêt davantage emprunté à l'art en général qu'aux mathématiques en particulier. Le but est de souligner l'apport des différences et des individualités en éthique, dans la mesure où celles-ci restent davantage porteuses de liberté que d'inégalité.
CONCLUSION
Nous tenions à distinguer nettement l'émotion et la passion afin de nuancer la critique philosophique de la sensibilité et, également, pour montrer l'intérêt du savoir subjectif par rapport aux erreurs, dans la passion, du savoir objectif (I). Nous sommes d'accord avec la tradition pour condamner la passion en tant qu'elle représente un excès, mais nous nions que la passion doive être assimilée à la sensibilité. Au contraire, elle est une erreur de l'esprit lorsqu'il juge d'un objet. En revanche, l'émotion, le sentiment, ne statuant pas sur l'objet ne peut être faux. Ce qui est préjudiciable pour le sujet, c'est le rejet du sentiment pour l'objet, rejet qui, au lieu de l'atténuer réellement, le projette sur lui. Connaître son sentiment, c'est au contraire le maîtriser vis-à-vis de l'objet. L'émotion, en vertu de son action, diffère des passions (II). La passion est ce qui altère l'émotion. Bien que mauvaise en principe, cette altération peut être occasionnellement bénéfique (III). Les émotions ne sont pas entièrement les principes de nos actions, car elles supposent quelque passion, mais elles représentent un juste milieu entre ce que nous recevons et donnons. L'émotion est donc un principe d'échange contre une passion trop importante ou une action excessive qui épuiserait l'organisme. En ce sens, une action extrême est analogue à une passion. La passion est synonyme d'excès, de déséquilibre. Cependant, nous ne pouvons nier l'importance de la passion. De même que certaines maladresses permettent d'heureux événements, nos exagérations peuvent parfois nous éviter certains maux. Seulement, on ne peut ériger ceci en principe, comme si le fait de pouvoir atteindre sa cible par hasard était suffisant. Nous avons cherché à donner une définition de la raison qui ne s'oppose pas à la sensibilité tout en s'opposant aux passions. Nous l'envisageons comme une faculté d'équilibrer la sensibilité (IV). La sensibilité est une condition nécessaire de la raison tandis que la passion est une faute de la raison. En tant que la raison doit équilibrer le sentiment qui est sa matière, la passion sera un défaut dans cet équilibre. Ainsi, il est aussi irrationnel d'éprouver certaines émotions en une certaine proportion en certaines circonstances, que de ne pas en éprouver certaines au moment où il faudrait - comme, par exemple, ne pas éprouver de la pitié lorsqu'on blesse injustement une personne. Enfin, lorsqu'il est impossible de parvenir réellement à équilibrer ses émotions, on peut encore tenter de le faire virtuellement (V). Cette attitude, fréquente dans les arts d'agréments, se retrouve encore parfois dans les beaux-arts. On ne doit donc pas prendre seulement pour modèle les arts mécaniques ou la technique, comme s'il s'agissait simplement de changer la manière de se servir d'un outil lorsqu'on agit sur son propre sentiment. Souvent, nous ne pouvons pas agir sur certains affects autrement qu'en changeant l'ordre des choses extérieures, comme lorsqu'on s'ôte une épine du doigt. Toutefois, nous pouvons, dans la discussion avec un autre et même avec soi, nous encourager à nous représenter différentes choses plutôt que telles autres. De même, en art, nous pouvons influencer les autres par des représentations qui induisent chez eux des sentiments.
On pense communément devoir s'élever seulement de l'affect vers l'intellect par la force de la volonté. Mais nous agissons déjà ainsi spontanément. L'habitude du sens commun est comme une passion par laquelle nous apercevons un objet de telle façon et pas autrement. L'action de la volonté libre et rationnelle se distingue en vérité de cette réaction déterminée. Le rôle de la volonté doit être différent et plus riche que celui propre à l'entendement d'intellectualiser nos affects, c'est-à-dire de connaître la diversité des phénomènes en tant qu'ils conviennent à l'objet. Cette détermination de l'objet reste abstraite et partielle. Ce que peut une véritable action de la volonté, c'est-à-dire absolument propre au sujet, c'est tenter d'aller toujours au-delà des acquis de l'entendement et, pour le coup, d'introduire un travail d'invention. L'action de la volonté commence dans la variété des émotions lorsqu'elles alternent et s'équilibrent entre elles. Les émotions enrichissent, le travail d'abstraction de l'entendement en le poussant à franchir les limites qu'il s'impose et lui permettent, à travers le virtuel, de mieux rester auprès du concret. C'est à la volonté qu'il revient de faire en sorte que la virtualité relative aux émotions coïncide avec l'ordre objectif des choses connues par l'entendement. En même temps, cette virtualité déborde la limite de l'entendement et permet de poser les conditions concrètes de l'expérience qui ne lui apparaissent pas. La conséquence est qu'une émotion bien réglée par la volonté peut, par exemple, stimuler l'oeuvre de l'imagination dans une entreprise de modélisation, par une espèce d'analogie entre l'expérience commune et le modèle construit. Einstein, dit-on, songea à la relativité en méditant sur un problème d'ascenseur ; comme Newton, à la gravité, grâce à la chute d'une pomme.
Les phénomènes subjectifs importent en éthique autant qu'en esthétique. Les connaître permet de déceler les erreurs du jugement sur l'objet. Faute d'être attentifs à nos émotions, nous ignorons la complexité et la relativité de nos croyances et perdons la capacité de les corriger. Parmi les conséquences fâcheuses de cette ignorance, on trouve l'incapacité de pardonner, le manque de curiosité, l'absence de créativité ou encore le défaut d'amitié. Les phénomènes subjectifs sont, d'une part, la sensibilité aux objets externes dans l'espace en esthétique et, d'autre part, la sensibilité à ses propres émotions en éthique. Faute de les connaître, on ne peut les distinguer des jugements sur l'objet lui-même. Leur connaissance, au contraire, apporte des éléments susceptibles de nous rendre plus prudents dans nos jugements et plus tempérants. Je pardonne en reconnaissant mon ressentiment et en m'en débarrassant ; je deviens curieux et créatif en me débarrassant de mon amour propre. Les émotions qu'il me faut réfréner, je ne peux les atténuer directement par la volonté, mais indirectement à l'aide des représentations nouvelles qui me permettront de les modifier. Les passions sont certes nécessaires à notre survie, mais elles ne suffisent pas. Il semble qu'une vie proprement humaine se caractérise par la faculté d'éprouver des émotions. Les seules prouesses de la raison et de la technique font de nous des animaux très efficaces, mais pas encore des humains. Les passions sont nécessaires a l'homme. C'est ce que nous avons montré en soulignant la dépendance de l'âme intellective par rapport à l'appétitive. Mais ce qui convient seulement à la vie animale n'est pour l'homme que survie. La vie humaine comporte en outre des émotions évoluées et cultivées. C'est sur elles que repose, entre autres, notre humanité et elles ne sont pas non plus contraires à notre rationalité, c'est-à-dire à notre vie spirituelle. Cette vie est bien plus accomplie que la simple survie visant seulement l'efficacité.
L'excès ou le défaut d'émotions variées indique la passion, laquelle s'oppose au mouvement de la vie. La rhétorique peut servir alors à réveiller des émotions. Il est vrai que l'abus des expressions dans le but de tromper est pernicieux et justifie la réaction critique de la philosophie. Mais la philosophie elle-même ne saurait subsister sans le jeu, sans la fiction et sans les émotions qui les accompagnent. La fonction de l'art en philosophie comme ailleurs est, entre autres, d'éveiller les émotions subjectives qui donnent leur valeur aux résolutions de la volonté. La passion est une altération du sentiment par la pensée en tant que celle-ci est fausse et non l'ensemble de ce qui nous affecte. Elle peut être corrigée par une erreur volontaire de la rhétorique destinée justement à produire un effet émotif. Le philosophe critique ce genre d'artifice lorsqu'il tend à tromper et non lorsque, au contraire, il aide à se déprendre de ses erreurs. Il y a à l'intérieur de toute sagesse un mode cathartique permettant de se préparer mieux à recevoir la sagesse. Il suffit de lire les dialogues de Platon pour s'en apercevoir. L'art qui produit des émotions, du même coup, nous place sous les yeux et favorise une meilleure intuition des problèmes et une meilleur compréhension de leurs enjeux. Malgré leur science, les hommes sont semblables aux bêtes, et même plus violents qu'elles, tant qu'ils ne savent pas relativiser, en fonction d'eux-mêmes et des autres, les objets qu'ils se donnent à désirer. Ils vivent alors en suivant leur instinct technique, avec les règlements qu'ils ont établis, et négligent les effets de leurs actions en ne considérant que certaines fins préétablies. C'est ainsi que le divertissement remplit avec le travail une fonction limitée comparée à l'étonnement, l'admiration et l'émotion que devraient éveiller l'art et le jeu. On ne peut qualifier d'intelligente l'action qui consiste exclusivement pour l'homme à satisfaire ses désirs sans rien souhaiter d'autre de moins intéressé. Ce comportement consiste à assouvir sa passion, à accomplir une action sans rien voir des effets que produit cette action sur autrui. Or cette prise en compte de la sensibilité d'autrui, sur le modèle de la sienne propre, n'est pas une tâche à contourner pour mieux atteindre son objectif, mais elle constitue un but à elle seule.
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