LA PENSEE LIBERTAIRE
Que nous considérions
l'histoire comme celle du progrès ou celle du déclin des sociétés,
il reste qu'un regard porté sur le présent nous interdit de nous
satisfaire de la situation actuelle. Ce mécontentement vient de ce
que nous pouvons voir que, dans les sociétés, la justice et la
liberté soit disparaissent soit tardent à venir. Or les moyens de
l'avènement du Bien diffèrent selon la conception que l'on a d'une
société bonne. Qu'est-ce qu'une société bonne ? Est-ce une
société où chacun est à sa place, avec une bonne distribution des
rapports de pouvoir ; ou bien, plus radicalement, est-ce une société
où toute forme de pouvoir aura disparu ? Pour comprendre ce que peut
signifier une société libérée de l'oppression, nous nous
intéresserons au principe de la pensée libertaire. Il importe de
définir clairement en quoi consiste une juste libération de
l'autorité pour éviter d'aboutir au contraire de ce qui est
attendu. Une distinction nette doit être faite entre une société
libertaire et une société chaotique soumise à des forces
arbitraires.
1) La liberté politique
Interrogeons-nous en
premier lieu sur le sens du concept de liberté politique. Elle se
distingue de la liberté psychique en tant que libération du corps.
Cette dernière consiste à s'émanciper du poids de la nature et des
passions. Il s'agit d'une possibilité principalement humaine liée à
la culture. Pour l'animal, la liberté consiste à ne pas être
entravé dans sa nature, comme lorsqu'il est en captivité. Mais
l'homme étant lui-même un animal qui se domestique, c'est le
dépassement de la nature qui caractérisera sa liberté.
Sur le plan politique,
la liberté consistera plutôt à faire en sorte que l'homme puisse
s'appuyer sur l'aide et la bienveillance de son prochain au lieu
d'être opprimé par lui. L'homme libre est celui dont on écoute la
parole, dont l'opinion compte et qui n'est pas esclave, au sens où
sa vie ne se résume pas à exécuter les ordres d'autrui, comme le
ferait sans discuter un animal ou une machine.
Lorsque l'on traite de
la liberté, il faut bien sûr s'intéresser à ce dont on se libère.
Dans la sphère privée, comme la famille, on s'émancipera, par
exemple, de la domination traditionnelle du père de famille. On
distinguera cependant l'autorité de la tyrannie qui abuse du pouvoir
et fait usage de la violence. Cela laisse en tout cas supposer qu'une
autorité peut être légitime en tant qu'elle est bienveillante et
que le parent, à peu près comme le maître vis-à-vis de son élève,
vise la sécurité, le bien être, l'acquisition de l'autonomie, de
la liberté et du savoir-vivre de celui dont il est responsable.
Dans le domaine public,
ce dont on doit se libérer, c'est du pouvoir du souverain, du
gouvernant, du chef et de ceux qui relaient son pouvoir, en tant que
ses ordres sont arbitraires et partiales. Dans le cas du maître
vis-à-vis de l'élèves ou de l'expert vis-à-vis du novice, il ne
s'agit pas nécessairement de pouvoir et de domination dont il
faudrait se libérer mais plutôt de compétence et d'assistance que
l'on peut accepter. Lorsque l'on respecte librement l'avis de
quelqu'un qui nous apprend une technique et formule des conseils pour
nous venir en aide, nous ne subissons pas en principe d'oppression.
Mais lorsqu'un être règne sur les autres en vertu de sa naissance
ou bien même de sa situation sociale uniquement, la force qu'il
exerce ne se justifie plus. Dans ce cas, les sujets auront tout
intérêt à s'occuper eux-mêmes de leurs affaires en mutualisant
leurs efforts et s'émancipant du pouvoir de quelques uns (par
exemple, le seigneur qui règne sur ses vassaux en vertu de sa
naissance et leur soustrait leur production en échange de sa
protection militaire peut être combattu par les paysans qui auront
décidé d'unir leur force pour se défendre eux-mêmes contre leurs
envahisseurs et ceux qui prétendent les en protéger).
D'un point de vue
historique, la rupture avec le régime féodal correspond à l'essor
de la bourgeoisie qui s'appuya, pour se révolter contre la noblesse,
sur la force du peuple qui lui-même espérait améliorer sa
condition. La fatalité de la naissance devait laisser place à la
liberté par le travail. Chaque homme devait avoir les moyens de
s'épanouir dans la société. Or une nouvelle forme de domination
apparut, ainsi qu'un nouvel esprit révolutionnaire dont Marx est
sans doute resté la figure la plus célèbre. L'objectif devint de
se libérer non plus de la noblesse mais de la bourgeoisie, cette
nouvelle aristocratie assise sur le pouvoir de l'argent et de
l'industrie. On voulut parvenir enfin à une société sans classe où
plus personne n'aurait été ni maître ni esclave. Cette société
aurait été basée sur la coopération et non la compétition qui
réintroduit l'inégalité et l'injustice. Mais encore une fois une
nouvelle classe se mit à gouverner les autres à la place de la
bourgeoisie, celle des bureaucrates parvenus au sommet de l'état
révolutionnaire. La raison est, au yeux des anarchistes et des
libertaires, que l'on a écarté une classe sans se débarrasser de
son appareil oppressif, à savoir l’État. Il ne peut y avoir de
société égalitaire dès lors que les décisions dépendent d'un
gouvernement et n'émanent pas des gouvernés eux-mêmes. Il faut au
contraire que chacun gouverne avec les autres, au lieu que quelques
uns règnent sur eux. Dans ces conditions, il faut mettre sur pied
une société libertaire, sans prêtres, sans politiciens et sans
patrons qui dirigeraient et soumettraient la société.
2) Les principes
anarchistes et libertaires
Le terme "libertaire"
fut inventé par Joseph Déjacque en 1857 dans L'être humain mâle
et femelle où il accuse Proudhon d'être un anarchiste misogyne,
conservateur, trop libéral et pas assez égalitaire. Cependant les
termes "anarchiste" et "libertaire" sont
généralement synonymes. Des publications comme "Le monde
libertaire" ou "Alternative libertaire" défendent des
idées anarchistes. Sans doute le terme est-il plus agréable à
l'oreille. Il échappe à la connotation chaotique et violente du
terme "anarchiste" soulignée par des attentats comme ceux
commis par Ravachol en 1892. En France, suite aux lois de 1894,
interdisant la propagande, les anarchistes s'emparent du mot
"libertaires". Le
terme est moins péjoratif et même moins politique. C'est celui qui
sera utilisé plus volontiers pour désigner la révolution
culturelle de mai soixante-huit. Le terme "anarchisme"
renvoie plus directement à un courant issu du socialisme et opposé
au marxisme, considéré comme trop autoritaire et hiérarchique. En
dépit de ces nuances, nous ne commettrons pas de contre-sens en nous
attardant sur le terme "anarchiste" pour comprendre le sens
de la pensée libertaire.
An en
grec signifie "absence de" et Arkhia
: "origine, principe, pouvoir, commandement". Ces termes ne
sont pas rigoureusement synonymes. "Origines" et
"principes" sont plus philosophiques que "pouvoir"
et "commandement" qui ont un résonance essentiellement
politique. L'anarchie répond à des principes philosophiques en
vertu desquels elle rejette le pouvoir politique. Il serait donc plus
juste de parler d'"acratie", au sens d'absence de pouvoir,
plutôt que d'"anarchie". Nous pourrions préciser encore
en disant qu'il ne s'agit d'ailleurs pas tant d'absence de pouvoir
que de partage du pouvoir. Dans ce cas, le terme "polycratie"
pourrait convenir. On se rapproche alors du terme "démocratie"
au sens de démocratie directe. Il est certain en tout cas que
l'anarchie n'est pas une absence d'ordre mais plutôt "l'ordre
sans le pouvoir" comme l'affirme Proudhon.
L'anarchisme
est traversé par une tension importante entre individualisme et
collectivisme, avec des figures diamétralement opposées comme
Stirner et Bakounine. C'est que l'anarchisme défend l'indépendance
individuelle vis-à-vis du groupe, ce qui l'oppose au totalitarisme.
En même temps, l'anarchisme reste un mouvement principalement
socialiste et anti-libéral qui insiste sur la solidarité entre les
individus. Sur cette question la pensée de Kropotkine est
éclairante, dans la mesure où il renvoie dos à dos altruisme et
égoïsme, en montrant que le sentiment de solidarité est naturel et
qu'aider autrui procure en même temps une satisfaction personnelle.
Comme le dit Bakounine, "la liberté des autres étend la mienne
à l'infini". On notera le contraste avec l'article quatre des
droits de l'homme selon lequel "la liberté des uns commence là
ou s'arrête celle des autres" et qui tend à défendre la
propriété individuelle. Alors que le libéralisme veut faire
dépendre le bien commun du bien individuel, avec la théorie de la
main invisible, et que le communisme autoritaire vise la priorité
inverse, en passant par la dictature du prolétariat, l'anarchisme
mise sur un résolution immédiate et non historique. C'est pourquoi,
en un sens, l'anarchiste se veut moins utopique que réaliste. Il
prétend que la justice est un état de fait, du moins dans les
structures modestes, entre amis par exemple, et non un droit qu'il
faudrait atteindre à la fin de l'histoire. La principale condition
pour que cet état de fait ne soit pas éliminé, c'est la
disparition de l'autorité avec sa structure inégalitaire.
L'harmonie entre l'individu et la collectivité se situe en deçà du
pouvoir. Par conséquent, le véritable moyen de rétablir l'égalité
n'est pas de corriger les défauts du système par une évolution et
une sophistication du système mais de détruire le système
lui-même.
La
pensée libertaire est souvent qualifiée d'utopique par rapport à
ses objectifs, l'égalité et la liberté, et ses moyens, l'absence
d'autorité. En un sens, ses principes régulateurs sont
effectivement fort éloignés des faits, ce qui est néanmoins le
propre d'un principe régulateur. Mais, par ailleurs, égalité et
liberté existent déjà d'une certaine façon dans les groupes
conviviaux à petite échelle, comme nous le disions, entre amis,
dans certaines familles où les rapports de pouvoirs sont faibles ;
ou encore dans l'organisation de certaines sociétés
traditionnelles, par exemple chez les Iroquois,
les Inuits, les Pygmées, les Santals, les Tiv, les Piaroa, les
Merina, les kung, les bochiman, les mbuti, les Guayaki (Pierre
Clastres, John Zerzan, David Graeber). Nous pouvons indiquer
également les expériences durement réprimées de la commune de
Paris en 1871, de la makhnovstchina ukrainienne en 1920, de la CNT
espagnole de 1936, de l'actuelle rébellion zapatiste (Jérôme
Baschet) et encore une multitude d'organisations anarchistes
présentes sur chaque continent (Michael Schmidt).
En
dépit de leur ressemblance phonétique, le libertaire et le libéral
se distinguent en ce que le libéral réclame la liberté économique
principalement alors que le libertaire désire une liberté civique.
Au contraire, le libéral doit conserver un minimum de structure
autoritaire pour protéger sa propriété. Le libertaire lui rejette
toute autorité. Les systèmes de la mutualisation et de la
fédération insistent sur une organisation dynamique par le bas et
non structurée de manière rigide par le haut. Les libertaires
s'opposent donc conjointement à l'autorité du Capital et à celle
de l’État, que celui-ci soit totalitaire ou républicain. Car le
système représentatif et parlementaire n'est pas perçu comme
véritablement démocratique. Les élus forment une aristocratie qui
ne représente pas vraiment les intérêts des citoyens. Ainsi, les
libertaires, plutôt que de voter pour des professionnels de la
politique tous les cinq ans, préfèrent-ils s'engager dans la vie
associative et participer eux-mêmes à la politique en militant tout
au long de l'année. Évidemment, l'effort requis est plus important,
mais la liberté réelle et le bien commun ne peuvent advenir sans
sacrifier partiellement le confort personnel. Ce mode de
fonctionnement apparaît malaisé à l'échelle d'un territoire
important. C'est pourquoi les libertaires ne rejettent pas totalement
l'existence de délégués, à condition qu'ils représentent bien
l'opinion de leur base, au lieu d'imposer à ceux qu'ils représentent
les décisions prises au sommet.
L'anarchisme
ne prône donc pas la liberté arbitraire mais le respect du
consentement de chacun. Certes, les opinions étant par définition
diverses, les conflits existent. Mais les modes de résolution
alternatifs et non autoritaires existent également. Le principe est
de se rapprocher le plus possible de l'unanimité, quitte à discuter
longtemps pour faire évoluer l'opinion de chacun, et d'éviter de
soumettre la minorité, souvent fort nombreuse, aux décisions de la
majorité. Cela n'est possible que si les individus sont capables
d'auto-discipline et possèdent un certain sens moral, en particulier
quant au fait de dire la vérité. Certains anarchistes s'appuient
sur une conception optimiste de l'homme, perçu comme naturellement
bon avant d'être corrompu par une culture égoïste. Mais on peut
tout aussi bien supposer que l'homme est naturellement
axiologiquement neutre et que tout est une question de culture. C'est
pourquoi l'anarchisme, pas plus que les autres courants politiques,
ne néglige l'éducation, dont le but véritable est d'apprendre à
se gouverner soi-même et à respecter l'intérêt commun (dans les
sociétés autoritaires, les hommes n'ont pas appris à se passer de
chefs. C'est pourquoi, quand le maître disparaît, aucune
autogestion n'est possible et chacun cherche à dominer les autres à
son tour. Le désordre qui règne, par exemple, dans les pays qui
furent durablement soumis à la brutalité de colons ou à leurs
successeurs locaux, n'a pas d'autres causes que l'ordre injustice qui
y a perduré).
Par
définition, la société libertaire est tolérante et n'interdit
rien de ce qui n'est pas nettement nuisible aux autres. Elle laisse
donc libre cours à la spontanéité et à l'expression des
différences. Pour autant, elle n'ignore pas l'existence de la folie,
du crime et du mal en général. Il y a donc bien une éducation, une
médecine et une justice libertaires, à travers des modes
alternatifs de résolution des conflits, capables de corriger les
phénomènes destructeurs. Leurs principes sont non-violents et
coopératifs. Les décisions et les sanctions sont décidées
collégialement et équitablement.
3) Les dérives et récupérations du modèle libertaire
Nous avons jusqu'à présent tenté de caractériser globalement les
fondement de la pensée libertaire. Il nous faut maintenant cerner
les écueils et les limites de ce courant de pensée. Tout d'abord,
il y a le problème de la mise en pratique de la doctrine. Nous
l'avons vu, elle peut être qualifiée d'irréaliste ou encore ne pas
pouvoir s'appliquer au-delà d'un groupe restreint. Autrement dit,
l'anarchisme serait incapable de transformer sérieusement la société
existante avec ses rapports de domination. Les anarchistes et les
libertaires sont d'ailleurs partagés sur la méthode : l'une serait
révolutionnaire et violente et l'autre réformatrice, post-moderne
et reposerait sur des micro-actions ou des manières de vivre
locales. La première méthode n’entraînerait rien d'autre qu'une
terrible répression et discréditerait le mouvement aux yeux de
l'opinion ; et la seconde serait au fond bien utile au système qui
la récupère. Ce que l'on peut ainsi reprocher au post-anarchisme
issu des années soixante-dix, c'est d’œuvrer plus ou moins
consciemment à la récupération des principes libertaires par le
système capitaliste. Autrement dit, il s'agit d'un anarchisme devenu
rentable et négligeant la critique de l'argent et du profit. C'est
tout le néo-management qui hérite alors de principes libertaires,
comme la spontanéité, l'autogestion, la participation etc. dans des
techniques comme le toyotisme, les ressources humaines, le
collaboratifs, la ludification, le bénévolat etc. L'aliénation se
fait alors subtile, sous couvert de liberté individuelle, à travers
des pratiques esclavagistes travesties en volontariat.
Parallèlement, on voit se développer un pseudo-anarchisme
corrompu, nihiliste, cynique, individualiste, égoïste et
survivaliste. C'est l'éthique self made man ou golden boy. Seules
valent les plaisirs immédiats, la puissance de l'argent et le
pouvoir maximal sur autrui. Tout et n'importe quoi doit être
consommable et réductible à des flux libidinaux ou monétaires. Le
reproche fait parfois aux libertaires, que ce soit par des
anarchistes (Jean Claude Michéa), des communistes (Michel Clouscard)
ou encore des nationalistes, c'est de n'être pas réellement
distincts du libéralisme. La distinction entre liberté civile et
économique serait superficielle. L'hédonisme consumériste hérité
de mai soixante-huit serait la manifestation la plus emblématique de
ce courant libéral-libertaire (Daniel Con-Bendhit) ou encore
anarco-capitaliste (Michel Onfray). On peut également évoquer ici
les libertariens américains, comme Friedrich Hayek, et leur mélange
néo-libéral et anarco-individualiste (Henri Arvon). Ils défendent
un libre échange total, avec un complet laisser faire en matière de
moeurs, à la manière des abeilles de la fable de Mandeville. Tout
serait privatisé et monétisé et la société s'auto-régulerait,
avec des inégalités en fin de compte tolérées en vertu d'un
darwinisme social. Il existe une autre forme d'anarchisme de droite,
mais anti-libérale, le national-anarchisme. Des mouvements racistes
peuvent ainsi se déclarer "anti-systèmes" et mélanger
arguments identitaires et libertaires - du moins tant qu'ils sont
dans l'opposition, la composante libertaire devenant inutile une fois
conquis le pouvoir.
4) Les enjeux actuels de la pensée libertaire
Bien que la pensée libertaire s'appuie sur quelques principes
fondamentaux, nous voyons qu'elle donne lieu à des tendances
complexes, dans la mesure où elle s'est enrichie des enjeux liés à
chaque époque. Les communards voulurent s'affranchir de la
bourgeoisie libérale, les anarchistes russes du tsarisme ou du
bolchevisme, la CNT espagnole du franquisme, les soixante-huitards de
la morale bourgeoise, etc. A chaque fois, la cible est bien
évidemment le pouvoir en place. Pour comprendre les enjeux
libertaires de notre époque, il faudra donc définir qui sont ses
ennemis actuels. Il y a bien sûr les adversaires traditionnels : la
religion et l'Etat. Mais le plus hégémonique aujourd'hui est sans
doute le marché. Certes, les anarchistes continuent de lutter contre
la domination des élites, la classe bourgeoise, le pouvoir policier,
ainsi que les fondamentalismes et sectarismes en tout genre. Mais ce
qui prédomine aujourd'hui, c'est le capitalisme financier et
industriel et son infrastructure technologique. Traditionnellement,
libertaires et marxistes défendent une conception progressistes de
l'émancipation basée sur la foi dans la technique. Les luttes
luddites, la défense des traditions et de l'environnement sont
souvent perçues comme réactionnaires. C'est sans doute le mouvement
écologiste, dans sont développement à partir des années soixante
dix, qui a permis de réconcilier dans les esprits le courant
libertaire avec le régionalisme et l'indigénisme, à contre courant
du développement technique international (Murray Bookchin,
Kirkpatrick Sale). Il ne peut plus échapper aux anarchistes
aujourd'hui que la techno-science est le principal outil
d'exploitation du capitalisme (Jacques Ellul). A tel point qu'à
l'extrême gauche se développe, non sans quelques tensions internes,
une forme de romantisme militant pour un retour à des communautés
frugales et conviviales. La problématique devient alors celle
d'éviter que ce repli ne prennent des formes survivalistes qui
négligeraient la lutte internationaliste pour l'émancipation
globale.
Un autre aspect de l'évolution libertaire, en réaction à mai
soixante-huit, est le retour de la question morale par rapport à
l'hédonisme hippie ou punk transformés en modèles consuméristes.
L'exigence de rigueur, d'ascèse et de décence, caractéristique
d'ailleurs de l'anarchisme traditionnel, refait surface, contre une
conception libérale-libertaire du jouir sans entrave, du plus de
jouir individualiste (Jean-Claude Michéa). Mais il s'agit surtout de
bien faire la différence entre, d'un côté, le moralisme bien
pensant et hypocrite, relégué bien souvent par la presse à
scandale, et, de l'autre côté, les véritables problèmes éthiques
engendrés par le mépris total d'autrui et de son environnement
inhérent au système libéral, en tant qu'il n'accorde de valeur
qu'à la rentabilité de l'action et à l'accumulation des biens.
La pensée libertaire se tient donc à mi-chemin entre deux excès,
l'individualisme, en tant qu'il menace l'égalité, et le
collectivisme, en tant qu'il menace la liberté. Ceci se traduit
aujourd'hui par une tendance hédoniste tentée par le libéralisme
d'un côté, et une tendance rigoriste attirée par le conservatisme
de l'autre. Les libertaires doivent donc s'efforcer sans cesse de
préserver l'égalité autant que la liberté et œuvrer pour une
société juste, sans oublier que la disparition de la domination en
est la condition. Cela ne signifie nullement que toute transcendance
doive être abolie. Doivent rester vivants les idéaux de justice et
de liberté, ainsi que la volonté de travailler à leur
actualisation, aussi ardue que puisse paraître cette tâche. Il
paraît inconcevable aujourd'hui de défendre une pensée libertaire
dénuée de toute morale, tant la domination s'autorise du cynisme et
du nihilisme en dépit du verni de bonne conscience qu'elle se donne.
ANARCHISME ET STRATEGIE
Les notions d'anarchisme et de stratégie semblent être antinomiques. "Stratégie" signifie conduite de l'armée et paraît s'opposer au refus des chefs, du commandement et du militarisme des anarchistes, en lien avec leur rejet de l'état. Cela contribue à faire passer les anarchistes pour des idéalistes et des moralistes, privés de pouvoir et de capacité politique. Cette vision est caricaturale. La caricature inverse existe elle aussi : l'anarchiste comme adepte des actions violentes. A mon sens, les anarchistes, en pratique, sont moins contre le commandement (acratie) que pour le partage absolu du pouvoir (pancratie). Quant à l'antimilitarisme, et même le pacifisme, ils sont à nuancer. Certains anarchistes furent en même temps des combattants (Makhno, Durruti, etc.) ou du moins des militants engagés dans la lutte. L'histoire de l'anarchisme est souvent adossée à celle des guerres et des conflits (la Commune, la révolution russe ou espagnole, les armées zappatistes ou kurdes, etc.). Cette histoire n'est pas rigoureusement pacifiste, même s'il existe toutes sortes de courants, y compris non violents et centrés sur l'éducation et la désobéissance civile davantage que la lutte armée.
Nous pouvons aussi prendre le mot "stratégie" au sens large de méthode et l'étendre à la politique et la diplomatie. De cette façon, nous verrons qu'il existe bien des stratégies anarchistes ou, du moins, utilisées par les anarchistes. Cette analyse sera l'occasion de rappeler quels sont les objectifs politiques des anarchistes et les moyens disponibles pour y parvenir. Cette réflexion nous paraît utile, étant donné la confusion ou l'apathie qui règne actuellement dans les milieux militants qui souhaitent faire face au mur néolibéral et néoconservateur dressé contre eux.
Tout d'abord, lorsque l'on parle de stratégie, il faut rappeler qu'elle consiste au sens propre à déterminer les moyens en vue de gagner une guerre. Mais la fin de la guerre, indique Clausewitz, correspond à un objectif politique, comme un changement de régime. Quel est dans ce cas l'objectif politique des anarchistes ? On peut répondre : l'égale liberté, c'est-à-dire la liberté pour toutes et tous. Il ne s'agit ici ni de l'égalité sans liberté des prisonniers, ni de la liberté de quelques-uns de dominer les autres. Précisons. Contre quel genre de manque de liberté et d'égalité le projet anarchiste se construit-il ? Il s'agit traditionnellement des autorités étatiques, capitalistes et religieuses auxquelles correspondent les inégalités politiques, économiques et domestiques.
Voyons d'abord la première forme d'autorité, celle de l'Etat. Elle consiste à capter le pouvoir politique de décision des individus à travers le système de la représentation. Le but de l'Etat est de défendre à l'intérieur les intérêts de la bourgeoisie, avec la police et l'armée et, à l'extérieur, de repousser les "étrangers" par le patriotisme, le racisme, la ségrégation et les frontières. La seconde forme d'autorité est celle de l'entreprise et de la propriété. Le capital ici s'oppose au travail. L'autorité capitaliste entretient les inégalités de classe. La troisième forme d'autorité est celle de l'église et du patriarcat. Elle investit la sphère domestique et morale et veille à l'éducation. Les ségrégations entretenues par la croyance religieuses sont sexistes, mais aussi agistes et spéciste, l'homme dominant la femme, l'enfant et l'animal selon un ordre établi comme naturel.
La critique anarchiste de l'autorité et de l'inégalité découle initialement de la pensée moderne et rationaliste héritée des lumières. Mais à l'ère postmoderne, depuis le milieu du XXe siècle, l'anarchisme intègre de plus en plus les critiques du progrès, de la raison, de la science, de la technique et de l'humanisme. Ces critiques sont également développées par les réactionnaires, ce qui n'est pas sans générer des tensions internes (débats sur la laïcité, la non mixité, le spécisme, l'intersectionnalité etc.). Toutefois, la critique de la modernité fait également partie de la tradition marxiste et anarchiste, dans sa critique de la révolution bourgeoise jacobine, du formalisme des droits de l'homme, de l'exploitation industrielle etc.
Maintenant que nous avons compris ce que combat l'anarchisme, voyons ce qu'il préconise pour la construction d'une société sans état, sans capitalisme et sans religion. Nous ne parlons pas encore ici de la stratégie destinée à instaurer et défendre l'anarchisme, mais de la manière dont une société anarchiste fonctionne. Toutefois, les principes antiautoritaires et égalitaires de la société anarchiste doivent pouvoir se retrouver dans la stratégie de conquête et de conservation de l'organisation anarchiste.
Pour remplacer l'organisation étatique par une organisation libertaire et égalitaire, l'état doit laisser place à la fédération des communes, des régions et des pays dans une organisation ascendante. Le principe est le même en ce qui concerne l'organisation pyramidale des entreprises. Les ateliers doivent être autogérés et les branches de métiers doivent se fédérer. Tous les métiers doivent être également valorisés par la rotation ou la spécialisation volontaire. Au niveau scolaire et familial, l'éducation doit viser l'égalité, l'autonomie, le travail coopératif, l'épanouissement de tous et toutes, la liberté d'opinion et d'expression, l'égalité des chances, etc.
Ces principes d'organisation politique, sociale et morale ne sont pas des recettes, au sens où l'invention et la diversité des approches doivent être possibles. Les difficultés sont nombreuses et, sans doute, il ne peut y avoir d'organisation parfaite. A tout moment, les manifestations d'autorité et d'inégalité peuvent resurgir et s'imposer. Cela surtout dans le cadre stratégique, dont nous allons parler, où l'usage du commandement et de la force peuvent être difficile à contourner.
Maintenant que nous avons compris quels sont les buts politiques, sociaux et moraux des anarchistes, voyons maintenant quels peuvent être leurs stratégies pour parvenir à leur fin et pour la défendre. Une première stratégie peut être qualifiée d'éducative. Elle consiste à se concentrer sur l'éducation et l'information et vise l'évolution des mentalités. C'est l'approche non violente par excellence. L'échelle est avant tout locale et concerne les modes de vie, avec la réforme de soi en priorité. La dimension est domestique et morale. Les tactiques employées ici sont la production d'ouvrages, d'affiches, les prises de parole et la production culturelle. Comme moyen de pression sont employés la désobéissance, la grève du zèle, le refus de collaborer. Ensuite, la stratégie syndicaliste se concentre sur l'organisation socio-économique de la production et de la consommation. Le principe est celui de l'autogestion de l'activité avec la prise de décision collective. Les tactiques employées sont celles des mutuelles, des conseils, des bourses du travail, des banques populaires, des grèves etc. Enfin, la stratégie insurrectionnelle, davantage politique, impose un rapport de force : manifestation, occupation, sabotage, blocage. Les tactiques utilisées comprennent la destruction matérielle, mais les anarchistes se refusent en principe à blesser ou tuer.
Ces trois stratégies ne sont pas nécessairement alternatives mais peuvent constituer des moments d'une stratégie plus globale : d'abord diffuser une idéologie, puis organiser des groupes de manière libertaire et égalitaire et enfin construire une défense entraînée, financée et équipée, c'est-à-dire un pouvoir capable de sécuriser l'organisation politique. Une société anarchiste, même pacifique, a des ennemis prêts à la détruire. Mais la stratégie doit s'efforcer d'intégrer des formes libertaires et égalitaires, ce qui peut s'avérer difficile dans les situations limites. Un commandement peut être nécessaire, ponctuellement, pour la rapidité de réaction. Dans ce cas, des précautions doivent être prises : rotation des tâches et des mandats, contrôle démocratique.
Nous avons d’abord rappelé en quoi consiste le projet anarchiste : une société sans autorité et égalitaire débarrassée de l’Etat, du capitalisme et de la religion. C’est du moins le projet formulé à la fin du XIXe siècle. Au début du XXIe siècle, ces enjeux n’ont pas disparu mais ont intégré les luttes contre le sexisme, l'homophobie, le racisme, le spécisme, le validisme, la technologie etc. Nous avons rappelé les principes propres à l’organisation anarchiste : fédéralisme, autogestion, éducation libre, étant entendu que le combat contre l’autorité ne doit pas déboucher sur un chaos, mais sur un certain type d’organisation politique social, économique et culturel - qui, d’ailleurs, peut intégrer les cultures préexistantes, pour ne pas rejouer le rouleau compresseur colonial. Enfin, après avoir défini les adversaires, en gros l'Etat, le capital et l'église, et les solutions, nous avons traité des moyens stratégiques. Il s’agit d’un travail culturel d’éducation, social d’organisation et politique de défense. C’est peut-être en ce dernier sens que le mot "stratégie" est le plus propre et, en même temps, pose le plus de problèmes, l’anarchisme préférant la diplomatie à la stratégie, l’argumentation à la ruse, la persuasion à la coercition.
Nous voyons donc qu’anarchisme et stratégie ne s’opposent pas totalement. L’anarchisme est un modèle de société précis qui cherche à se développer et se maintenir, sans quoi il faudra se contenter de la survie de groupes affinitaires, de clubs fermés, des petites chapelles où s’épuisent parfois sans compter les militantes et militants. Il ne s’agit pas pour autant de mener une campagne de conquête du pouvoir avec les techniques marketings des partis. Mais l’enjeu est tout de même de constituer une force politique réelle, quelle que soit l’échelle, capable d'offrir une protection contre l’autorité et l’inégalité. N’oublions pas que ce que combattent les anarchistes tue à plus ou moins petit feu. Aussi les anarchistes ne peuvent se passer d’étudier la stratégie de leurs adversaires, les formes de répression, de contrôle et de propagande, pour les contrecarrer. Les organisations anarchistes doivent maîtriser leurs outils de lutte pour ne pas être condamnés à répéter les mêmes erreurs et pour s’adapter et à leur nouvel environnement. Il semble qu'un travail considérable a été fait par l’extrême droite ces dernières décennies, souvent en étudiant les savoirs faire d’extrême gauche, lorsque l'on voit son influence aujourd'hui. Au tour à présent des anarchistes de mieux comprendre leurs adversaires conservateurs et libéraux et de redevenir influents.
février 2014
Crédit Photo : http://www.internationalist.org/unamstrike0899b.html
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