Raphael : Ouai, maintenant j'assume un peu plus le terme avec l'âge.
A la base je suis prof de philo et puis maintenant peut être un peu
philosophe.
Dominique
: Prof de philo à l'Ecole de design c'est ça ?
Raphaël
: Voilà à l'Ecole de design et à l'Isaa, dans des écoles d'art
appliqué à Nantes et plutôt orienté justement sur les questions
d'art appliqué. Au départ, je viens de l'esthétique, avec des
questions d'art mais autour des beaux-arts. Aujourd'hui, la question
est plus orientée sur la technique. La question de la nature
m'intéresse aussi. Mais il y a une mouche qui nous attaque depuis
tout à l'heure. Ça montre déjà mon rapport à la nature, rapport
complexe.
Dominique
: J'ai posé des questions à Adeline et Sophia qui sont stagiaires
et je leur ai demandé de me donner plein de mots. Elles sont
stagiaires à Ecos. Elles travaillent sur différents projets et
elles m'ont donné plein de mots par rapport à ce qu'elles vivaient
dans leur projet. Il y a "créativité". Par rapport à ton
implication dans les écoles d'art et de création, par rapport à la
création du design, qu'est ce qui t'intéresse ?
Raphaël
: Il peut y a voir des questions du type : Qu'est-ce que la
créativité ? D'où vient la créativité ? Est-ce qu'il y a des
méthodes de créativité (ce qui peut paraître paradoxal) ? Est-ce
qu'il faut laisser la créativité à l'inconnu, à une sorte de
génie etc. ? Bref, il y a pas mal de questions que l'on peut se
poser sur la créativité dans le cadre d'une école. Ce sont aussi
des questions de méthodologies qui apparaissent : Qu'est-ce qu'on va
pouvoir mettre en place pour favoriser la créativité ? Tout ça ce
sont des questions scolaires. Souvent, je parle en tant que
philosophe, dans mon métier, et puis en tant que citoyen en dehors.
Plus ça va, plus je me rends compte que ce sont deux choses
distinctes. Comme Sartre, je constate que l'intellectuel peut entrer
en contradiction avec son emploi dans la société. En tant que
citoyen, j'ai de la créativité une vision plus politique,
c'est-à-dire selon la question : Comment construire son propre monde
? Dans l'association dans laquelle je suis, Ouvroir d'urbain
potentiel, qui a pour vocation de favoriser la participation réelle
des habitants à la transformation urbaine, la créativité va être
entendue d'une manière moins technique et plus éthique : Qu'est-ce
que vivre ? Qu'est ce que habiter ? Qu'est-ce que c'est pour un être
humain de construire son propre environnement ? Tu vois, c'est des
question que l'on peut aborder différemment, selon que l'on est à
l'école ou dans la vie en général.
Dominique
: Ce qui intéressant dans les écoles d'art appliqué, dans le
design, c'est une réflexion entre le fonctionnel et le poétique.
Nous, à Ecos, nous aimons bien jouer sur ces différents champs. Il
y a des choses complètement fonctionnelles mais qui deviennent
parfois artistiques
Raphaël
: C'est la problématique interne du design. Il y a toujours ce
problème de conciliation entre, d'un côté, le fonctionnel, les
objets utilitaires, avec une tendance fonctionnaliste, avec des gens
comme Le Corbusier en architecture etc. Et puis, une autre tendance,
plus décorative. Je pense que cette problématique, propre au
design, devient une problématique propre à l'art en général. La
distinction entre les deux peut se faire bien entendu. Ce ne sont pas
les mêmes univers. Mais, aujourd'hui, l'art, qui pouvait avoir
encore il y a peu une vocation esthétique d'art pour l'art, va
répondre à des appels, à une certaine forme de fonctionnalité,
pas nécessairement matérielle, mais idéologique : faire passer une
idée etc. J'en arrive à la conclusion qu'il n'y a pas d'art
gratuit. Tout art, même le plus désengagé, est politique dans ses
manières de faire, dans ses manières de s'inscrire. Donc il y a
toujours de la politique. Maintenant, la question qui se pose, quand
on fait de la poésie, pour reprendre le terme que tu employais,
c'est : Dans quelle mesure cette poésie s'engage et vers où elle
s'engage ? Là je ne parle pas de fonctionnalité simplement d'un
point de vue utilitariste. Ça va au delà. Car même l'utilitarisme,
le fait qu'un objet soit fonctionnel, répond à tout un ensemble de
prérequis idéologiques. Donc il n'y a pas de fonctionnalité pure.
Dominique
: Je reprends les mots qui ont été donnés par Sophia. Elle parlait
de multidisciplinarité. Qu'est ce que ça t'évoque ?
Raphaël
: Ce qui est intéressant dans l'idée de multidisciplinarité, de
polyvalence, c'est l'idée, telle que je le conçois, que quelqu'un
n'ait pas à se spécialiser. C'est important, si l'on part du
principe que nous vivons dans une société ultra-spécialisée.
Machin est chanteur, untel est peintre et d'autres sont plutôt
économistes. Et dans une usine, vous allez avoir des tas de
spécialités. Dans une même profession, des tas de spécialités.
Donc on est dans un système fractionné. Contre ça, il y a eu Ivan
Illich et la notion de convivialité. Et puis une certaine idée
révolutionnaire de réappropriation de la diversité des usages.
Pourquoi ne pourrait-on pas, de manière presque marxiste, à la fois
être intellectuel et manuel ? Pourquoi on ne va pas tout aussi bien
écrire des livres et coudre ses vêtements etc.? Cette question là,
de multidisciplinarité, je l'envisage de cette manière là. C'est
ça qui me pose question aujourd'hui. Parce qu'il y a quelques jours,
je me suis dit cette chose assez évidente : on est dans des sociétés
qui valorisent le travail et qui valorisent le confort. Donc il y a
un paradoxe. En fait, la résolution du paradoxe c'est qu'on valorise
le travail dans un cadre externe - travailler à l'usine, travailler
au bureau etc. - et, quand on est chez soi, il ne faut pas
travailler. Il faut pouvoir se détendre et avoir un maximum de
confort. Or si on inverse les choses, quelqu'un qui va travailler
moins à l'usine va gagner moins d'argent et donc va travailler plus
chez lui. Le travail à domicile, c'est une espèce de polyvalence.
D'ailleurs, ce travail là n'est pas du tout valorisé (se faire
soi-même à manger, faire soi-même les choses est davantage
valorisé par un certain type d'économie sociale et solidaire).
Notre société parle de travail, d'effort, mais ne favorise pas
l'effort chez soi. Les raisons sont assez claires : c'est un travail
non productif. Tout ça pour dire que quand tu me parles de
polyvalence, de multidisciplinarité, ça m'évoque l'idée
d'autonomie. A un moment, on va pouvoir se réapproprier les choses.
C'est peut être un peu utopique de dire ça, qu'on puisse accéder à
une certaine forme d'autonomie et être capable de faire différentes
choses soi-même. Mais c'est un système qui s'impose à nouveau
aujourd'hui. Peut être est-ce un questionnement autour de ce qu'une
personne est capable de faire. Après, sans vouloir passer d'un
extrême à l'autre, je pense que je ne serais pas capable de faire
tout aussi bien. A un moment, j'accepte, je dois faire des choix. Je
ne peux pas être bon dans toutes les disciplines. Je ne crois pas à
l'artiste total qui est capable de tout maîtriser aussi bien. Ce
n'est pas toujours problématique de déléguer. Il y a des gens qui
choisissent des champs de compétence et je trouve normal qu'il y ait
des échanges avec des gens qui ont d'autres compétences que soi.
Mais la compétence n'est pas le pouvoir. C'est autre chose. Donc
multidisiplinarité certes, mais dans une mesure possible. C'est bien
aussi d'être un peu spécialisé.
Dominique
: Après il y a les mots "échange" et "chantier
participatif", donc la notion de collectif. Il y a beaucoup
d'échanges de savoir dans les milieux associatifs. On parle de libre
échange de savoir. L'open source, le libre etc., ce sont des choses
est assez dynamiques. Qu'est ce que ça évoque pour toi le
participatif ?
Raphaël
: Alors le participatif, pour être en phase avec ce que j'ai dit
auparavant, je suis pour, sur le principe, puisque c'est l'idée de
ne plus dépendre d'experts nécessairement et d'être capable de
participer soi-même à sa propre vie. Participer, c'est pas
simplement une vision collective, c'est aussi une vision
individuelle. C'est pouvoir s'engager à différents niveaux. Donc,
bien entendu, c'est une valeur que je trouve fondamentale. Je dirais
que si l'on parle de démocratie, la démocratie participative me
semble être l'essence même de la démocratie. On ne peut pas être
spectateur et en même temps participant. Après, le problème c'est
le phénomène de mode. Aujourd'hui, la question qui se pose surtout
c'est : De quelle participation on parle et à quoi elle tend
exactement ? Parce qu'en fait on va trouver aussi des modes de
participations qui sont, ni plus ni moins, des formes de
communication, des formes de propagandes, disons le franchement,
c'est-à-dire des propagandes douces. On sait pertinemment qu'à
partir du moment où une personne a participé peu ou prou à une
assemblée, elle sera beaucoup plus docile, beaucoup plus perméable
à un discours. On sait, c'est pas un secret, que toutes les phases
de concertation publiques dans le cadre de l'urbanisme sont en
général des parodies. Les gens sont très rarement satisfaits et
sentent bien qu'ils viennent, mais qu'au fond on leur fait de la
communication. Ça c'est une participation faussée. Il y a d'autres
écueils de la participation. Aujourd'hui, les gens participent et
fournissent de la main d’œuvre bénévole. Participation ou
bénévolat ? Vous triez vos déchets, c'est très bien, vous
participez, mais, en même temps, est-ce que vous n'êtes pas en
train de faire un travail gratuit, pour que l'on puisse continuer à
produire des emballages, en sachant que les gens vont derrière très
gentiment participer, pour être responsables de leur environnement.
J'en passe et des meilleures. Il y a des tas de formes de
participation qui sont aujourd'hui des mascarades. Sur le principe de
la démocratie directe, bien entendu, je trouve ça fondamental, mais
difficile, problématique dans une société comme la nôtre,
mondialisée, technologique, etc.. Je trouve ça plutôt bien que les
technologies permettent, par certains côtés, de redynamiser le
partage, l'open source, etc., voire de fluidifier la société,
d'offrir un contre-pouvoir, peut être d'être à l'initiative des
printemps arabes etc.. Très bien ! Après, il reste que toute cette
activité c'est aussi une manne importante pour l'industrie,
l'électronique, les énergies. Donc il faut savoir dans quelle
mesure cette participation est réellement militante, dissidente.
Est-ce que c'est pas aussi une façon de garantir une paix sociale ?
Parce que quand on crie sur internet, on va mieux et on a un peu
moins besoin de crier dans les rues. Donc quelle forme de
participation exactement on veut défendre ?
Dominique
: Après j'ai les mots "fabrication", "débrouille",
"diy". Ça rejoint un peu les questions d'autonomie dont tu
parlais tout à l'heure.
Raphaël
: Oui, en ciblant sur l'expert. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, prenons
le punk et le rap, qui sont des exemples qui me viennent à l'esprit,
l'idée que les gens puissent bricoler des choses sans avoir
nécessairement fait le conservatoire etc., faire des découpages,
des échantillonnages etc., je trouve ça très bien. J'aime beaucoup
cette approche là. C'est vraiment un apprentissage de la liberté.
Et puis, c'est déculpabiliser les gens qui disent: Non, je ne suis
pas bon, je n'ai pas fait d'étude etc.. Je trouve important ce champ
du bricolage, de l'autodidacte etc. Alors après, encore une fois, il
faut savoir être vigilant : Bricolage veut-il dire amateurisme ?
Enfin, pour moi, un bricoleur c'est aussi quelqu'un qui se forme, un
autodidacte qui travaille. Maintenant si on dit : le bricolage c'est
pouvoir faire tout et n'importe quoi sans aucune réelle compétence,
là je suis un peu sceptique. C'est-à-dire que, par exemple, en
musique à nouveau, vous allez avoir des gens qui vont passer leur
temps à bricoler avec des outils qui facilitent les automatismes
musicaux. Ils font du bricolage, mais il y a une médiocrité aussi
dans cette forme de bricolage. Même si j'aime l'aspect démocratique
et la démocratisation des pratiques du bricolage, il y a parfois une
médiocratie qui peut se développer derrière. Donc, encore une
fois, on peut être bricoleur et consciencieux. Bricoleur ne veut pas
dire faire tout et n'importe quoi. C'est là qu'il y a un amalgame.
Je respecte le bricoleur mais aussi dans sa rigueur.
Dominique
: Tu t'intéresses au rapport de l'homme à la technique, par rapport
à Ellul qui s'est questionné par rapport à la technique.
Raphaël
: Ce que je trouve très intéressant chez Ellul c'est de revenir sur
le lieu commun qui dit qu'un outil est neutre, tout dépend de la
manière dont on s'en sert, de ce que l'on veut en faire. Un couteau
peut servir à la fois à chasser ou a égorger son voisin. Il
revient là dessus en disant : Non, c'est pas vrai, la technique
n'est pas neutre. On ne peut pas dire l'énergie atomique peut être
bonne ou mauvaise, tout dépend de la façon dont on s'en sert. On ne
peut pas dire les armes à feu (je pense à la polémique aux
États-Unis), voilà on les a chez soi, on peut s'en servir à bon
escient ou a mauvais escient. C'est pas vrai ! Là où Ellul est
assez intéressant, c'est qu'il dit : Non les armes à feu, les
automobiles, l'énergie atomique, avec la meilleure volonté du
monde, si on regarde vraiment l'essence du système technicien, on se
rend compte qu'il y a un jugement sévère à porter. Le prix à
payer est lourd. C'est ce que je trouve intéressant. Après, il est
vrai qu'Ellul fait partie des plus radicaux des technophobes. Même
Ivan Illich, qui est lui-même un décroissant, trouve Ellul trop
dur. Si on caricature, on va dire : Vous voulez revenir à la bougie
etc.. Mais c'est pas tout à fait exact de voir les choses comme ça.
C'est effectivement une pensée critique. J'ai pas en mémoire la
partie plutôt constructive, si ce n'est une forme de simplicité
volontaire, une logique frugale que je trouve très intéressante.
Ellul pose de très bonnes questions. Il a une écriture aussi très
lisible. Je le trouve agréable. C'est quelqu'un qui se lit
facilement, par rapport à la conversation qu'on a eu en off avant,
sur la difficulté de la philosophie. Je reviens sur le problème
d'une philosophie qui est très technique et qui finalement ne
s'adresse qu'à une minorité. Là, en l'occurrence, chez Ellul,
c'est pas le cas, ce que je trouve aussi assez intéressant.
Dominique
: j'ai ramené un livre de Arne Naess, qui parle d'écologie
profonde, qui oppose écologie superficielle et écologie profonde.
Il parle de technologie légère et de technologie lourde. Toi tu
l'as un petit peu étudié ?
Raphaël
: Je ne l'avais jamais lu. Mais sachant qu'on allait se voir, c'était
une référence qui me manquait, et j'ai voulu le lire. Le problème
c'est que je ne suis pas tombé sur l'ouvrage de référence, dans la
collection En dehors, Ecologie, communauté et style de vie. Mais
j'ai trouvé Vers l'écologie profonde, qui est plutôt un entretien.
Dans cet entretien, il y a beaucoup de biographie. Mais c'est vers la
fin qu'on voit vraiment la doctrine, je dirais. Ce qui est
intéressant, quand on parle de tout ça, c'est de voir qu'il y a des
visions du monde, des formes, des façons de se projeter dans le
monde, et l'écologie profonde en est une. L'écologie superficielle
ou environnementaliste en est une autre. Et ce dont on parlait à
l'instant, Ivan Illich, Jacques Ellul, qui seraient de l'écologie
politique, en est encore une autre, qui est compatible avec
l'écologie profonde. Ecologie profonde et Ecologie politique vont
tout à fait se rejoindre. Ce sont des mouvements plutôt radicaux,
au sens où il s'agit de revenir sur le système lui-même. Mais quel
système ? Je pense qu'on peut l'appeler système capitaliste sans se
tromper tout à fait. Et inhérent au système et en face de
l'écologie profonde de Arne Naess et de l'écologie politique de A.
Gorz, I. Illich etc, il y a l'environnementalisme ou l'écologie
superficielle, qui aujourd'hui s'appelle le développement durable.
La problématique qui est posée ici est celle de savoir si la nature
a une valeur intrinsèque ou non. Est-ce qu'il faut considérer la
nature non pas comme un outil pour l'homme mais selon sa valeur
propre ? Alors évidemment, par certains côtés, ça paraît
effectivement sage d'avoir ce rapport à la nature qui ne soit pas
qu'un rapport instrumental, pour revenir sur toute une tradition des
Lumières qu'on attribue surtout à à Bacon, à Descartes, "nous
rendre comme maître et possesseur de la nature", etc.. Il a une
réaction contre ça, d'origine romantique allemande, orientaliste.
Il y a plusieurs origines en fait. Ça c'est une chose. Alors
maintenant, nier que la nature ait aussi une valeur extrinsèque, que
c'est toujours la nature des êtres humains, ça me semble difficile.
Même si je n'aime ni Luc Ferry ni son ouvrage critique sur
l'écologie profonde, Le nouvel ordre écologique, où il dénonce
une certaine forme d'éco-fascisme, et même si je ne suis pas
d'accord sur le fond, son ouvrage ne manque pas d'intérêt quand
même. Il y a une thèse dans laquelle je peux me reconnaître, c'est
l'idée que la nature reste une construction. Les droits de la nature
- puisque c'est à propos de ça, pour savoir s'il peut y avoir un
droit de la nature comme il y a un droit de l'homme - restent une
construction et des droits qui vont être créés par l'homme pour la
nature. C'est pas la nature elle-même qui va établir ses droits. La
problématique est là. Effectivement, accorder une valeur
intrinsèque à la nature, c'est important, au delà de toute sphère
marchande, de toute sphère technique etc. Mais, en même temps, on
ne peut pas revenir complètement sur le fait que la nature soit un
environnement pour l'être humain. C'est difficile de s'en défaire.
C'est là que l'écologie politique se distingue de l'écologie
profonde, bien que je ne connaisse pas très bien l'écologie
profonde, moins que l'écologie politique. Mais l'écologie politique
rappelle quand même qu'il y a la question du social. Dans mon
positionnement, je suis pour l'écologie, mais je ne peux pas oublier
que c'est aussi des rapports de domination qu'il y a derrière,
puisque ceux qui souffrent des problèmes environnementaux sont les
plus faibles au niveau économique. On le sait pertinemment ? Il
n'est pas utile de démultiplier les exemples. Il y a des formes
d'écologismes (il s'agit de doctrines aussi) déviantes à mes yeux.
Ce que dit Luc ferry et qui est vrai c'est qu'il y a aussi une
écologie d'extrême droite, de conservation du patrimoine. Il y a
des textes qu'on peut lire. En particulier, je me souviens chez
Augustin Berque, dans Médiance,
il parle aussi d'éco-fascisme : c'est la défense des plantes
inhérentes à tel ou tel sol. Il peut y avoir une forme de
protectionnisme, de défense des particularismes très forte, qui va
être portée par les extrêmes de gauche ou de droite. Évidemment,
ils n'ont rien avoir l'un avec l'autre sur beaucoup de points. Mais
on va se retrouver avec des figures, comme celle de l'indien, de
l'apache déraciné. C'est une figure qui plaît au deux extrêmes,
contre une vision instrumentale de la nature qui peut se délayer
dans une sorte de standardisation mondiale et technique etc. Voilà
un petit peu le panorama, dans la mesure de ma culture sur la
question.
Dominique
: Après il y a Guattari qui parle des trois écologies.
Raphaël
: J'ai lu ce livre mais je ne m'en souviens plus très clairement. Un
livre que j'ai lu vite, il y a trop longtemps. Mais Luc ferry
justement compare Guattari et une certaine forme de défense des
particularismes aux penseurs nazis. Ca m'étonne à peine Luc Ferry
étant donné sa position. Il aime bien faire des rapprochements de
ce type, qui sont assez odieux. Mais c'est vrai qu'il va y avoir de
bonnes raisons de défendre un site, un lieu, un enracinement, une
appartenance à une situation etc. Je ne me souviens plus du contenu
de Guatarri mais je sais que ça porte aussi sur ça, sur
l'enracinement, mais je ne pourrais pas dire quelles sont les trois
écologies. Mais c'est curieux, dans la pensée soixante-huitarde, on
va trouver à la fois une défense d'une espèce de nomadisme et
puis, en même temps, une certaine méfiance à l'égard d'un
délayage commercial de toutes les valeurs. Contre le côté
mondialisé, on trouve l'envie de défendre des régionalismes, des
particularismes. C'est central comme problématique à l'intérieur
des revendications écologiques.
Dominique
: Je repensais à des mouvements comme Fluxus en art. Nous en sommes
un petit peu les héritiers, avec une manière de faire qui est basée
sur l'expérimentation. Tout à l'heure, on a parlé de fonctionnel
et de poésie. En fait, on mélange tout. C'est la phrase de Filliou
: L'art c'est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art. Dans
nos pratiques, il y a beaucoup d'incertitudes, d'expérimentation,
des choses qui sont remises en causes. Il y a pas mal de flou.
Qu'est-ce que tu penses de cette manière de travailler ?
Raphaël
: Il y a deux choses. Il y a la question de l'improvisation. C'est
une question qui m'intéresse beaucoup. Elle peut être située soit
dans un cadre strictement artistique, hors de la vie, quand on sépare
l'art et la vie. On peut effectivement faire de la musique improvisée
et rentrer dans un moment qui est quasiment un moment sacralisé, un
rituel qui va appeler une intensité d'improvisation qu'on ne
pourrait pas soutenir dans la vie de tous les jours. Il y a une
attention énorme au média qu'on utilise à ce moment là. C'est
très fatiguant. Après, il y a un type d'improvisation dans la vie
de tous les jours. L'improvisation elle est partout en science, en
art, etc. Maintenant, si on complique la question de l'improvisation,
que j'avais plutôt traitée dans le champ consacré de l'art, et si
l'on essaie de penser à la notion de mélange de l'art et de la vie,
il y a plusieurs façon de l'envisager : un peu Bauhaus, Dandy ou
Fluxus. Il y a plusieurs façons de voir les choses, plus ou moins
politisées. La question se repose à nouveaux frais, en demandant :
Est-ce qu'on peut optimiser les improvisations du quotidien à tel
point qu'elles deviennent un art, un peu comme chez les
situationnistes, la dérive, la psycho-géographie, avec cette idée
que l'art n'est plus une enclave particulière propre à des
spécialistes mais devient une façon d'habiter. Je trouve ça
formidable, effectivement. C'est très beau. Mais je garde toujours
cette tournure d'esprit un petit peu dialectique quand même.
Aujourd'hui, quand je relis des textes situationnistes, je ne peux
pas m'empêcher de voir comment ils ont été réintégrés dans un
autre système que celui qu'ils espéraient. C'est-à-dire,
effectivement, on peut transformer l'espace public en jeu permanent
mais pas du tout dans un esprit d'émancipation, mais au contraire
dans un esprit opiacé, anxiolytique : Les gens, il faut les occuper,
il faut la paix sociale. D'ailleurs Debord en parle. Je relisais les
Commentaires sur la société du spectacle et il dit, en gros, que
les artistes aujourd'hui sont les nouveaux flics. Je pense aussi à
Mike Davis, sociologue américain, qui parle de synthèse esthético
sécuritaire. Il ne faut pas que cette émancipation, celle de voir
la vie comme un jeu, devienne une forme d'idiotie moderne
généralisée. D'ailleurs, à propos de ces grands jeux, qui font un
peu de distraction, de divertissement, il y a pas mal d'articles
assez assassins sur Marseille et la vie culturelle, sur ce qu'il s'y
passe à l'heure actuelle et comment la culture participe d'une forme
de remodelage sécuritaire du centre ville, à l'image de ce qu'on
peut voir quand il y a des jeux olympiques dans une ville. Donc le
jeu, l'improvisation, l'art, oui, bien sûr, effectivement. Mais
aujourd'hui, quand on parle de ça, il y a des nouvelles données,
des nouvelles configurations qui font que tous ces textes
d'émancipation des années soixante-dix, qui appellent au jeu etc.,
sont aujourd'hui en train de devenir autre chose que ce qu'ils
voulaient être. Par conséquent, c'est vrai, je me retrouve parfois
à avoir des saillies un peu vieux jeu, en disant : Halte au jeu,
redevenons sérieux. Chaque époque est différente. Qu'est-ce que
c'est que de rechercher l'émancipation dans les années soixante dix
et dans les années deux milles dix ? C'est pas tout à fait la même
chose. Les discours doivent être recontextualisés et parfois on
peut être amené à de curieux paradoxes.
Dominique
: Il y a un mot qui m'intéresse, c'est la débrouille. Ensuite, il y
a des mouvements résilients, les villes en transition, les villes
résilientes, où tu es obligé de réinventer tout un tas de choses
pour être en capacité de réagir. La résilience, c'est un peu
d'absorber les impacts et les chocs, comme le choc énergétique. La
raréfaction des énergies, ça va amener plein de choses pour éviter
ces chocs. On parle de résilience et d'inventivité. Il y a tous ces
mouvements alternatifs, associatifs, qu'on voit même à Nantes. Les
villes en transition, ça se développe sur toute la planète. On
voit que les gens se réalisent dans tous ces mouvements alternatifs.
Ça rejoins un peu les questions économiques, qu'on a évoqué au
début, de débrouille, de do it yourself. Cette notion de
résilience, ça te parle ?
Raphaël
: J'avoue que je ne connais pas bien les projets dont tu parles.
J'irais me renseigner un peu plus sur ces villes résilientes etc. Tu
me donneras des informations. Mais sur le principe, ce que ça me
pose comme problème c'est l'ambiguïté de tout ça. Évidemment je
suis le premier à trouver normal qu'il y ait des initiatives
citoyennes qui se réapproprient le monde et finalement permettent
effectivement d'améliorer le quotidien. Après, il faut voir dans
quel contexte ça se passe. Ce qui est dangereux ici, c'est peut être
finalement une carte blanche à continuer à avoir des systèmes
mortifères, délétères, en se disant : Les gens finalement
encaissent le choc tout le temps, donc on va pouvoir continuer. C'est
un peu comme quand on dit : Les resto du cœur c'est bien mais c'est
bizarre que ce soit les systèmes privés qui soit obligés de faire
la charité et non l’État. Donc c'est bien dans un sens. Les gens
se débrouillent. Ils font ce qu'ils ont à faire etc. Ils sont
autonomes par rapport à un système et par rapport à des problèmes
d'environnements. Mais c'est un peu navrant aussi, parce qu'on se dit
: Mais bon sang, ces petites réussites locales face à un géant qui
écrase tout et qui n'est pas près de s'arrêter ! On se dit
finalement : Est-ce que ce n'est pas une manière de se consoler à
moindre frais etc. Tu vois où je veux en venir ? L'ambiguïté de
tout ça, c'est que c'est formidable ces mouvement qu'on voit en
permanence autour de la récupération, l'adaptation des gens qui
trouvent des astuces, des jardins en ville etc. Et, en même temps,
parfois ça m'effraie complètement, parce que je me dis que le monde
il va falloir le réinventer dans des enclaves de résistance,
soutenues par ceux-mêmes qui n'ont pas réussi à faire mieux, par
les autorités etc. Donc il y une certaine ambiguïté ici et, encore
une fois, j'appelle à la vigilance. Je pense que ce dont je parle
là, c'est l'ambiguïté dans laquelle sont toutes les associations
d'artistes etc. qui ont vocation à trouver une sorte d'alter-système
de la débrouille. A la fois, on s'en réjouit, mais je pense qu'ils
ont tous aussi l'impression qu'ils sont à peine épaulés. Ça me
rappelle certains projets de design. On voit parfois des élèves
défendre l'habitat mobile ou des petits habitats précaires en
disant : Eh bien voilà, je travaille sur ces projets vu que demain
ce sera plus ou moins l'apocalypse, il faut s'habituer à ça. C'est
ce côté là qui me fait un peu froid dans le dos. Est-ce qu'on ne
peut pas être plus ambitieux à un moment donné et vouloir vraiment
que les choses changent à la racine. Doit-on se contenter des
cataplasmes qui sont livrés avec des sourires bienveillants par
ceux-mêmes qui rendent nécessaires ces démarches là ?
Dominique
: Je me positionne par rapport à la question d'échelle dans le
design. Il y a des projets globaux de design industriel. Par exemple,
pour faire des poulaillers pour tout le monde dans la ville. Il y a
les locations de vélos dans les villes qui sont aussi des systèmes
globalisés. On retombe donc dans des méga-systèmes qui rappellent
les méga-machines. Par rapport à cette question de la méga-machine,
on retrouve Ellul. Les méga-machines et les macro-systèmes nous
contrôlent. Or, dans les projets alternatifs, on donne la capacité
aux gens de se réapproprier les choses, de réparer eux-mêmes, de
construire eux-mêmes. On invente des alternatives qui permettent de
développer des manières de faire qui n'ont pas les inconvénients
des méga-structures style Le Corbusier.
Raphaël
: Justement, je me demande si l'informatique, qui offre plein de
choses tout à fait fondamentales, aurait pu exister dans un autre
système. Est-ce que des choses qui sont rendues possibles par le
macro système, comme un réseau informatique à un coût assez
abordable, eurent été possibles dans une société plus
conviviale, participative etc. Ou bien, est-ce qu'une société plus
participatives, conviviale, égalitaire est "condamnée" à
des outils très rudimentaires. Est-ce que c'est l'un ou l'autre ou
est ce qu'il y a un moyen terme ? La question de fond est : Est-ce ce
qu'il peut y avoir des macro-systèmes qui ne soient pas en même
temps des modes d'exploitation, qui ne soient pas une forme de
domination. On est tout de même à la merci des macro-systèmes et
des systèmes économiques qu'il y a derrière. Le fait de poser
cette question, c'est un peu une réponse à ta propre question.
C'est-à-dire que oui, pourquoi pas fédérer des énergies pour
créer des systèmes assez larges et effectivement pouvoir articuler
le local et le global, avec aussi une vraie autonomie du local et une
façon de gérer ensemble les processus globaux. Cela supposerait en
fait une vision un peu marxiste de l'histoire, c'est-à-dire qu'il y
aurait une centralisation à un moment et puis, une fois que les
outils sont en place, ils peuvent changer de mains et enfin on arrive
à une société, je dirais, communiste, aux sens où il y aurait une
espèce de démocratie directe mais sur une grande échelle
technique. C'est une vision qui est un peu à l'antipode d'une vision
plus modeste et plus frugale, celle de la décroissance. Est-ce que
Areva un jour deviendra une entreprise autogérée et écologique ?
Voilà le genre de question qu'on peut se poser. Je ne crois pas
trop.
Dominique
: Ca me fait penser à un projet qui s'appelle Open
source écologie.
Des fermiers, des ingénieurs-fermiers, ce sont dit qu'ils en avaient
mare d'être dépendants de l'industrie qui pompe tout leur fric dès
qu'un tracteur tombe en panne. Ils sont dans la merde et obligés de
faire des prêts etc. Ils se sont dit : On va construire nos propres
outils et on va se mettre en réseau pour pouvoir échanger notre
savoir-faire. C'est un projet utopique, une utopie collective
(c'était le titre d'un atelier à Summer
lab).
Ça croise donc système informatique et échange de savoir, par le
biais d'internet etc. Tout est en open source, avec les standards,
pour que les gens puissent refaire eux-mêmes, grâce au partage du
savoir. On peut vite arriver à des systèmes comme ça assez
efficaces.
Raphaël
: Si si, mais après, il ne faut pas oublier que c'est sur des
bécanes qui ont été fabriquées dans des usines par des petites
mains, avec des minerais qui ont été extraits dans des carrières
encore par de petites mains. Enfin, qu'on ne se leurre pas là
dessus. C'est souvent ce que j'ai envie de dire en tapant sur
l'épaule des utopistes informaticiens : N'oublie pas quand même les
conditions de production de tous ces outils qu'on utilise. On peut
dire qu'on peut monter son ordinateur soi-même. C'est vrai que dans
les favelas les mecs sont rusés. Ils montent avec des composants
etc. Mais il reste que pour extraire des minerais, les transformer en
composants, il y a une système qui reste en place. Donc moi je veux
bien, mais il ne faut pas être naïf sur l'ampleur de la chaîne de
la valeur. Il faut tout voir. Mais sur l'utopie, il y aurait pas mal
de choses à dire. Mais peut être qu'on peut réserver ça pour
demain.
Dominique
: Raphaël, tu es philosophes et tu es prof dans des écoles d'art
appliqué également. Tu es aussi président de l'association Ouvroir
d'urbain potentiel. La première question c'est : En quoi la
philosophie peut-elle aider les projets qui portent sur les
développements urbains et sur la fabrication de la ville.
Raphaël
: La philosophie peut aider de manière générale. Ce qu'apporte la
philosophie, c'est un éclaircissement conceptuel pour aider
justement à bien faire des différences entre, par exemple, des
démarches authentiquement écologiques et des démarches qui sont
plutôt marketing ou d'éco-blanchiment ; entre des démarches
authentiquement participatives et des démarches qui sont
pseudo-participatives, c'est-à-dire où finalement le rôle des
habitants est réduit à la portion la plus infime et qui ne sont
parfois que de la com'. Ou alors ce peut être une forme déguisée
de bénévolat. Parmi les choses que peut faire le philosophe, il
peut essayer d'aider à voir un peu plus clair dans ces démarches.
Aujourd'hui surtout, à un moment où le plus difficile c'est la
popularisation de ces concepts de participation, d'écologie etc..
Paradoxalement, c'est parce qu'ils sont très employés, très en
vogue, que ça devient plus complexe. Parce qu'ils sont employés
dans tous les sens. Si l'un des rôles de la philosophie c'est
d'apporter une certaine clarification conceptuelle, alors la
philosophie peut avoir son intérêt. A titre personnel, mon travail
philosophique et de pédagogue, dans le cadre des écoles, c'est
justement d'aider à faire évoluer les mentalités, à faire
prendre conscience de certaines choses et peut être à se libérer.
C'est une école de la liberté la philosophie, quand elle est bien
pratiquée et bien comprise. Une liberté à titre individuel déjà.
Il faut savoir se libérer de soucis qui finalement s'avèrent être
assez secondaires. Mais à titre collectif, j'ai du mal à envisager
la philosophie autrement que dans une perspective d'émancipation
même sociale. La philosophie aujourd'hui est à la fois quelque
chose de public, de populaire et en même temps une discipline assez
technique. Comment la philosophie, qui est assez difficile
d'approche, peut-elle se vulgariser et devenir utile ? Mais la
question de l'utilité, c'est encore quelque chose. Est-ce que la
philosophie a vocation à être utile ? Hier, dans la discussion,
c'était venu sur le tapis, l'utilité des artistes. C'est la même
chose. Est-ce que les artistes sont utiles ? On n'a pas besoin d'être
utile, dans un sens. Arrêtons d'instrumentaliser systématiquement
la philosophie, l'art. Après tout, je dirais c'est moins utile
qu'intéressant. Le mot "intérêt" ici est plus approprié.
Donc c'est relativement utile mais c'est surtout intéressant, parce
qu'on sait très bien qu'en tant qu'être humain on a vocation à
faire de l'art, à penser, à faire de la philosophie etc. davantage
qu'à travailler comme des forçats. Ce n'est même plus une question
d'utilité. C'est conforme à une certaine manière d'être qui est
le propre de l'homme (sans non plus vouloir essentialiser l'homme).
Voilà, c'est plus qu'utile. Parce qu'après, si on demande : Est-ce
que la philosophie ou l'art peuvent être utiles ?, on peut se
demander : Qu'est-ce qu'on entend par là ? Est-ce que ça peut
rapporter de l'argent ? Est-ce que ça peut permettre la paix sociale
? Mais utile à quoi et pour qui, pour quoi, pour qui etc. ? Donc là
ça pose quand même des questions. Évidemment, il est important que
ces disciplines, l'art et la philosophie, ne soient pas
rigoureusement élitistes, coupées du monde, égocentriques,
narcissiques, tout ce qu'on veut. C'est vrai que c'est parfois
grotesque et on a envie que ça puisse s'étendre à la société.
Mais, en même temps, il ne faut pas qu'on sombre dans une sorte
d'utilitarisme, voire de vulgarisation vulgaire, une culture de
masse, une certaine forme de corruption. C'est difficile de trouver
un entre deux entre l'élitisme d'une côté et la démagogie de
l'autre, et ce en art comme en philosophie.
Dominique
: Tu t'intéresses à la question de la technique. On vit dans des
méga-sociétés assez complexes et techno industrielles très
urbanisées. Il y a des philosophes qui se sont penchés un peu sur
cette question. Alors, par rapport au projet associatifs qui sont
menés et qui concernent la ville, qu'est-ce que tu pourrais dire,
par rapport à ça et notre rapport à la technique ?
Raphaël
: Bon, il y a deux écoles : les technophobes et les technophiles.
Les technophiles sont majoritaires dans le discours. C'est l'apologie
de l'innovation, du progrès. Les politiques sont tournés vers cet
idéal là aussi. Il faut constamment innover techniquement. La
société occidentale, d'une manière générale, comme le dit C.
Levi-Strauss dans Race et histoire, par exemple, est essentiellement
tournée vers un progrès technique, là où d'autres sociétés
s'intéressent à d'autres formes de progrès, esthétiques, moraux
etc.. Est-ce que d'ailleurs le progrès technique et strictement
technique ne va pas avec une régression morale et esthétique ? Je
ne sais pas. On peut s'interroger parfois. Mais voilà, on va avoir
d'un côté tout un champ technophobe et puis de l'autre des
philosophes technophiles très enthousiastes. Je pense à Pierre
Levy, par exemple, qui parle d'intelligence collective. C'est un
philosophe intéressant, qui est enthousiaste. Bernard Stiegler aussi
d'une certaine façon. Il y a une partie très critique à l'égard
des technologies mais ce n'est pas un pessimiste radical, puisqu'il
pense une réappropriation des technologies plus collaboratives etc.
Donc on va avoir, d'un côté, des personnes qui vont être
techno-enthousiastes et puis, de l'autre côté, au contraire des
technophobes, avec un spectre plus ou moins nuancé. Et à
l'extrémité, c'est vrai, on en parlait un petit peu hier, il y a
des gens comme Jaques Ellul, dont la thèse est de dire : Non, la
technique n'est pas bonne ou mauvaise selon son utilisation, mais en
soi elle est dangereuse, passé un certain développement. Déjà
est-ce qu'on parle de technique ou de technologie ? C'est une
ambiguïté, la technique étant, je dirais, le savoir faire au sens
général, le plus archaïque, puisque on a des techniques érotiques,
culinaires, pour faire ses lacets, etc.. Tout ça, c'est la technique
! L'homme et la technique sont solidaires l'un et l'autre. Il ne
s'agit donc pas d'être radicalement contre la technique. Mais après,
il y a la question de la technologie, qui est une technique adossée
à la science et qui est liée, grosso modo, à la Renaissance, au
tournant galiléen, à la philosophie de Descartes, de Bacon et qui
consiste à dire que la science peut se mettre au service de la
technique, que la technique peut être optimisée par la science,
qu'il n'y a plus de séparation entre d'un côté le manuel, le
faire, et d'un autre côté les arts libéraux, les mathématiques,
la science pour la contemplation de la vérité mais sans intention
pragmatique. Il s'est passé ça dans notre société, de manière
schématique, sans doute au moment de la Renaissance, ensuite des
Lumières etc.. C'est l'apparition de la technologie dans laquelle on
est complètement baigné. Il y a des grands critiques de la
technologie. Je pense par exemple aux critiques de Heidegger qui sont
devenues classiques. Je ne rentre pas dans les détails du cas
Heidegger, mais effectivement il dénonce, à travers la technologie,
une façon comptable d'aborder le monde, strictement quantitative. On
retrouve cette critique dans l'écosophie d'Arne Naess. C'est cette
idée, au fond peut être un peu bergsonnienne aussi, que le
mécanique plaqué sur du vivant finalement distille la mort. Les
technophobes disent que notre civilisation est une civilisation
mortifère, du fait de tuer l'expérience vécue, de tuer la vie de
tous les jours au profit d'une valorisation d'un monde mécanique et
mathématique. Et puis ça a une incidence politique. C'est
effectivement un monde conçu par des experts. En urbanisme, par
exemple, on retrouve cette idée autour de la charte d’Athènes,
des fonctionnaliste type Le Corbusier etc. Ce côté très agaçant
du technocrate qui sait ce qui est bon, une espèce de philosophe
roi, c'est un des aspects gênant effectivement de la technologie. On
est dépossédé de tout savoir-faire. Aujourd'hui, on a une
assistance technologique dans son automobile, avec son portable etc.
Nous ne sommes plus capables de subvenir nous-mêmes à nos besoins.
Il y a donc des critiques à faire très très censées de la
technologie. Après, là où ça devient intéressant, c'est quand on
quitte ces deux extrêmes ; enfin, une fois qu'on a perçu ces deux
extrêmes, c'est intéressant de voir ce qu'on peut faire. Notamment,
la question qu'on peut se poser est celle du rôle de l'informatique
et de la télématique dans une recomposition plus conviviale de la
société etc. En gros, est-ce qu'on peut faire des micro-révolutions
grâce à l'informatique ? D'un certain côté, c'est vrai que ça a
apporté énormément de choses. Après il faut rester vigilant. Je
crois qu'il n'y a pas de réponses toutes faites. Mais je dis :
Attention, pas d'angélisme ! C'est vrai qu'on peut être un militant
sur internet. Mais déjà il faut se poser la question de savoir qui
on touche. Comment induit-on des actions dans le réel à partir de
la sphère virtuelle ? Est-ce que finalement des actions virtuelles
bien intentionnées n'omettent pas toute la macro- structure et tout
le dispositif technologique qui va de la fabrication des ordinateurs
à leur recyclage, à la production d'énergie ? Enfin, est-ce que
les apports de l'informatique compensent ces coûts énormes de
production ? Il faut être vigilant, creuser, approfondir. On ne peut
pas rejeter la technique. On est en plein dedans. Moi-même, je suis
quelqu'un de très modéré sur les techniques. J'aime la
simplicité, puisque je me libère de la technique : je n'ai plus de
portable, je n'ai pas de voiture, je n'ai pas de frigo. Je suis un
cas à part. Et pour autant je sais très bien que je prends le bus,
que je vais sur internet. Je ne suis finalement pas radical. C'est
juste que je trouve tout cela peu utile et si je peux m'en passer,
tant mieux. Voilà ce que je pense de la technologie aujourd'hui.
Dominique
: Ce qui est intéressant, par rapport à l'espace public, c'est
qu'on vit dans un environnement assez complexe. Par rapport aux
manières de faire, je pense au partage du savoir, au mouvement libre
du copy left. Il y avait le Summer lab la semaine dernière et il y a
un grand mouvement collectif sur le partage libre des connaissances,
l'ouverture des données. Par rapport au mouvement commercial de
privatisation du vivant, on a un grand mouvement d'opposition.
Qu'est-ce que tu penses de tout ça, de cette dynamique de
réappropriation ? On apprend à faire soi même, à réparer. On
arrive à savoir comment c'est fait. On démonte les objets et la
technologie pour pouvoir se les réapproprier. Dans l'architecture et
l'urbanisme, on parle d'alter-architecture qu'on applique aux
populations sous des formes temporaires qui permettent de se
réapproprier l'espace public et de mieux les comprendre et de les
co-construire.
Raphaël
: Écoute, dit comme ça, j'achète ! C'est évidemment très
séduisant et tout à fait heureux, cette tendance au copy left, au
partage. Je ne suis que très enthousiaste vis à vis de tout ça.
Après la question reste de savoir dans quelle mesure et dans quel
cadre. Si tu crées un cadre très très dirigé finalement, à
l'intérieur duquel il est possible de partager, il y a quelque chose
d'un peu étrange. Tu crées une sorte d'aire de liberté. Mais il ne
faut pas que ce soit une liberté surveillée. Aujourd'hui on a quand
même aussi ces enclaves, où on dit : Allez y, partagez et ayez une
économie libre, voire démonétarisée etc. C'est bien, sauf que
souvent ce sont des microcosmes. La question c'est de savoir comment
ces microcosmes évoluent dans un univers globalement marchand.
Quelle fonction ils se mettent à avoir ? Ils peuvent avoir des
fonctions d'assouplissement de la société, pour pallier à des
problèmes que la structure officielle n'arrive pas à résoudre. Il
faut donc voir au cas par cas. Il faut garder un esprit critique.
C'est pas parce qu'on fait du partage, parce qu'on est sur des modes
contributifs etc. que tout roule nécessairement. Il faut quand même
se demander qui il y a derrière, quelle incidence on a. C'est
vraiment un rapport entre le micro et le macro. C'est bien, nous
partageons, on a des démarches citoyennes solidaires etc. Elles sont
très bien. Mais il faut faire attention. Parfois on se dit qu'on a
fait de la participation mais finalement c'est plus de la
consultation. C'est plus des formes déguisées de communication. On
fait comme si les gens pouvaient donner leur avis. Mais, en fin de
compte, il y a toujours un avis qui finit par l'emporter. Souvent on
est déçu. On arrive avec des associations, avec des idéaux issus
d'un environnement militant qu'on peut enfin appliquer
officiellement. Et puis on se rend compte que les finalités nous
échappent au bout du compte. Plutôt que d'arriver réellement à
changer la donne, on est en train de faciliter le travail de ceux
qu'on voulait au départ contrarier. A ce moment là, je peux avoir
aussi le discours qui consiste à dire, et c'est tout aussi
intéressant de l'entendre, oui c'est vrai on échoue finalement. On
a l'impression de faire des choses un petit peu révolutionnaires et
au final on est phagocytés. On est enveloppé dans un mouvement qui
nous dépasse, pour lequel on est bien utile. Mais le point positif,
c'est de pouvoir dire que, quand même, à travers ces démarches là,
il y a un discours qui passe. Il y a un apprentissage de savoir-faire
auprès des habitants. Et si on assiste à des échecs au niveau
global de ces initiatives, il y a un "succès" local. Par
exemple, sur des quartiers sur lesquels on est intervenu, on n'est
pas content du résultat auquel on a abouti. Mais on sait qu'on a
initié des pratiques qui vont perdurer sans nous, parce qu'on a
montré aux gens qu'on pouvait raisonner différemment, vivre
différemment, échanger différemment etc. Ça c'est quelque chose
de très positif. Mais à côté de ça, ce qui est problématique,
c'est l'influence de toutes ces démarches nouvelles, écologiques
etc. qui sont une forme politiquement correcte de révolte. C'est la
forme assagie de la révolte. En regardant les livres que tu avais
amené, je me suis dit : On retrouve toutes les thématiques
révolutionnaires des années soixante-dix, mais dans un cadre
beaucoup plus correct. Sans doute ça a de l'intérêt. Parce qu'il y
a un discours qui passe. Hier on discutait et tu me disais : Il y a
des changements dans les mentalités des habitants ou des usagers,
mais aussi peut être des élus, des décideurs qui eux-mêmes, au
contact des associations, comprennent des choses. Et c'est vrai que
j'ai pu constater que les discours des officiels avaient évolué.
Après, si un discours évolue ça veut pas dire nécessairement que
les pratiques évoluent réellement derrière.
Dominique
: Par rapport à la question de la technologie et la question du
sensible, j'ai noté des petits mots comme "sensible",
"paisible", "sensibilité". Dans les pratiques
que nous animons, pratiques de jardinage, pratiques artistiques etc.,
il y a la question du sensible qui est assez présente. Il y a aussi
les mouvements de slow, slow-food, slow-art etc. qui vont à contre
courant. Qu'est-ce que tu as à dire sur le sensible et le rapport
esthétique au monde ?
Raphaël
: J'ai écrit un petit texte, il y a quelques années, qui s'appelle
Le corps dégagé. Ce texte dit des choses assez banales, déjà
dites par d'autres. Par exemple, Michel Serres explique, mais je l'ai
lu ailleurs aussi, que dans notre société technologique l'action
est réduite au doigt, le doigt qui tape sur le clavier et que, petit
à petit, la sensibilité générale du corps est évacuée.
Aujourd'hui, il y a une prédominance de l'optique, du visuel. Tout
passe effectivement par l'image. En gros l'idée ici c'est de dire
qu'il y a un appauvrissement esthétique très fort, une
expropriation de la variété de la vie esthétique et une
standardisation aussi de l'esthétique. Si on observe la façon que
nous avons de partir en vacance et de rentrer dans des moments
esthétiques ou même de faire de l'art, il va y avoir, je dirais,
des lieux communs, une certaine forme de standardisation. Là où les
gens ont l'impression d'inventer et de vivre des expériences fortes,
ils sont parfois finalement en train de vivre des clichés, ils sont
pris dans les imageries. Évidemment, c'est un peu présomptueux de
regarder les gens en disant : Vous vous faites tous avoir ! Mais sur
le principe, c'est cette idée là. Je veux dire qu'on est dans une
société qui a quand même largement appauvri ses capacités
esthétiques, par exemple au niveau culinaire. Quand je parle de
Proust à mes élèves, quand je leur parle de phénoménologie etc.,
je leur explique qu'il y a aussi une façon de partir à l'aventure
du monde qui nous entoure, de retrouver une forme d'émerveillement
vis-à-vis de ce qu'on a autour, qu'il y a une richesse insoupçonnée
sous nos pieds et qu'il ne s'agit pas d'aller acquérir le dernier
gadget à la mode ou de partir dans la ville à la mode etc. C'est
pas ça finalement le plus réjouissant. C'est de découvrir un
sentier ou un jardin à cinq minutes de chez soi. On peut vivre des
expériences dans la proximité. C'est vrai qu'il faut peut être
réapprendre cette forme de simplicité et réapprendre à ressentir
la texture du monde tel qu'il est, sans nécessairement désirer
l'impossible, marcher sur la lune, j'en sais rien, et finalement être
déçu parce que ce sont des désirs parfois très artificiels. Donc
je suis pour ces démarches qui visent à redonner, comme à Ecos, la
conscience du végétal, la conscience de la nourriture etc. ; en se
réappropriant les lieux, en montrant que c'est une expérience
globale en fait, que la nourriture c'est pas simplement quelque chose
qu'on achète et qu'on met dans sa bouche, c'est quelque chose qui se
cultive, qui se pense. Il y a une poésie autour. Tout ça est
particulièrement fondamental. Il ne faut pas oublier non plus qu'il
y a un marché de l'hédonisme, un marché de la sensualité et donc
ici, à nouveau, on se retrouve un petit peu à devoir se demander si
parfois on ne rentre pas dans une tendance à créer de l'expérience.
Il y a du design d'expérience et donc il faut faire la part des
choses entre ça et le fait de réellement se réapproprier une
esthétique, une esthétique de la vie. Je dirais également qu'il
faudrait dynamiter le partage du sensible, avec ses privilèges, ses
accès privilégiés à certains aspects du sensible, là où
d'autres sont contraints de vivre dans des univers esthétiques
pauvres, ce que Stiegler appelle la misère symbolique, des univers
esthétiques médiocres. Quand je vois des personnes qui sont
imprégnées de mauvaise radio, de mauvaise télé etc., je ne vais
pas m'en prendre à elles. Je ne vais pas leur en vouloir
personnellement. J'essaie de me dire : Comment ces personnes
ont-elles pu se laisser entraîner dans ce cycle de malbouffe, de pub
etc. ? Pourquoi ceux qui en sortent à peu près sont-ils issus d'une
classe un peu plus favorisée etc. ? Il y a toutes ces questions là
qui sont importantes à traiter. Mais voilà, maintenant est-ce qu'il
n'y a pas aussi une forme de marketing d'expérience ? Est-ce qu'on
ne crée pas aussi une sorte de service pour compenser un peu la
misère télévisuelle ? Bon, prenons le spectacle vivant. Le
spectacle vivant a aujourd'hui beaucoup d'importance, dans la mesure
où il permet aux gens de revenir dans la rue, de sortir de chez eux,
de quitter leur téléviseur, d'assister à des choses. Mais on
retrouve, dans le cadre du spectacle vivant, d'autres problématiques
qui vont être une façon de gérer la ville, d'officialiser certains
modes de divertissement qui ne sont pas toujours les meilleurs etc..
Donc vigilance, encore une fois. Je suis désolé. Je suis souvent
amené à dire : C'est bon de ce côté mais il faut voir les choses
sous un double aspect. Chaque chose a deux faces et pour moi je vois
pas trop comment penser autrement qu'en étant capable de saisir
justement l'ambiguïté des choses. Ce qui fait que mon discours est
peut être un peu répétitif. Mais j'explique en quoi je suis
d'accord et en quoi je me méfie aussi.
Dominique
: J'avais noté une autre question aussi, la question de la limite.
Quand on parle d'écologie, on parle de la limite des ressources. Tu
vois, par exemple, au sens énergétique, on se rend compte que le
monde est limité. Ca engendre tout un tas de prises de conscience,
avec des alertes de partout. Qu'est-ce que ça te dit toi la notion
de limite.
Raphaël
: J'évite de faire de la philosophie classique et morale
directement. J'aime bien parler d'abord de philosophie sur le plan de
la technique et de l'espace. Mais là, en l'occurrence, c'est vrai
qu'avant de parler de la limite des ressources, on peut parler de
l'auto-limitation, c'est à dire la question aussi pour l'homme de se
limiter. On pourrait peut être commencer par cette question morale.
C'est particulier, parce qu'en même temps l'homme est capable
d'aller très très loin, de transgresser les limites énormément.
Sa capacité de désirer est telle qu'il est prêt à mettre sa vie
en jeu. Je pense qu'on est un petit peu fou à ce niveau là. On est
capable d'avoir des désirs au delà de nos capacités raisonnables
et concrètes. Donc la question de l'auto-limitation est très
importante et compliquée. Par ce que, d'un côté, effectivement on
veut avoir une vision libertaire, du style : il est interdit
d'interdire, avec le droit de ne pas vivre dans une société pleine
de tabous, d'interdits. En même temps, ça dépend de quel bord on
est politiquement. Chaque couleur politique va trouver des limites là
où elle juge important de les trouver. Par exemple, certains vont
placer des limites surtout dans les mœurs, en disant par exemple :
Voilà, pour le mariage pour tous, il y a une limite à mettre là.
De l'autre côté, il va y avoir des gens pour dire : Attention à
notre façon de consommer, soyons raisonnables dans notre façon de
produire etc.. Mais tout le monde se pose la question des limites.
Alors à chaque fois il s'agit de définir une humanité. Parce qu'au
fond, on pourrait définir l'humanité comme étant la possibilité
de créer des limites qui aient du sens à la différence des
animaux. Ce n'est pas que les animaux n'ont pas de limites mais ils
ne se posent pas la question des tabous. C'est plus compliqué pour
l'être humain qui, comme je le disais tout à l'heure, désire
toujours trop. Il faut lutter contre notre propre humanité qui
consiste à avoir des désirs quasiment mystiques, qui peuvent
détruire totalement la vie matérielle, le soubassement matériel.
Voilà, la limite au départ je l'envisage de cette manière là.
Ensuite, l'autre extrémité c'est la limite des ressources. Or on
pourrait dire, dans un sens très cynique : Bon, il n'y aura plus de
ressources, on va mourir et puis voilà ! Des fois, je me dis ça,
quand je suis trop fatigué de toutes ces questions. Je me dis : Et
puis après tout, qu'on crève ! La nature dont on parle ne se limite
pas à la planète terre. D'ailleurs, quand les humains auront
disparu, la planète terre n'aura peut être pas disparu. Elle se
régénérera ou il y en aura une autre ailleurs, et ça fera le plus
grand bien. C'est un discours lourd et difficile à défendre, un
discours un peu apocalyptique. Évidemment, ce lâcher-prise et cette
chute dans le cynisme, ça paraît énorme. Pour comprendre le sens
de ça, il faut trouver l'entre-deux, entre une limite morale et la
limite des ressources. Et là, je pense que c'est ça qui me retient
de ne pas être totalement cynique. C'est la question des limites en
terme d'influence sur les autres, dans un sens éthique. C'est à
dire : Comment se limiter soi-même ? C'est ce qu'on fait tous les
jours. Il y a des choses qu'on fait ou qu'on ne fait pas, parce qu'on
ne veut pas gêner les autres. C'est là vraiment que je situerais
les choses. Oui il y a un épuisement des ressources. Mais quand on
parle de l'épuisement des ressources, ça pose des limites par
rapport à l'existence des autres espèces, des générations
futures. C'est ça qui est important à voir. En plus, qui souffre
des problèmes écologiques ? Je ne peux pas me sortir de l'esprit
que, quand on parle d'écologie, de pollution environnementale, il
faut qu'on parle aussi des populations affaiblies, économiquement
faibles, qui subissent plus que d'autres la pollution et les
problèmes environnementaux. Parce que ceux qui en ont les moyens
vont effectivement s'isoler dans leur automobile, dans leur maison
secondaire etc.. Ils pourrons toujours s'échapper des conséquences
de leurs actes. La question c'est de se poser des limites à
soi-même, en terme de consommation par exemple, de comportement,
parce qu'il y a d'autres choses que nous. Donc on arrive simplement à
une question morale de base : Comment je laisse de la place aux
autres, je laisse les autres exister ? Je ne sais pas si je réponds
très clairement. Mais voilà, il y a quand même pas mal de façons
d'envisager cette limite. Voilà un petit peu les différents aspects
que je vois dans le concept de limite.
Dominique
: On rejoins un petit peu le bouquin d'Arne Naess qui distingue
justement écologie profonde et écologie superficielle. Dans
l'écologie profonde, il essaie de faire intervenir le paramètres
d'interaction par rapport au vivant : non pas l'homme au centre, mais
l'homme dans une biosphère. Il oppose la démarche techno-centriste
et anthro-pocentriste à une démarche écosphérique. Qu'est-ce que
t'en penses ? Dans les pratiques qu'on mène très localement, on
essaie de réfléchir un peu à notre manière de faire avec les
habitants, avec les endroits qu'on occupe etc. Mon questionnement
c'est : Comment travailler au maximum avec le contexte, contrairement
à des designers industriels qui vont dessiner des objets types,
reproductibles en masse ? En fait, c'est plutôt : Comment développer
une conscience du contexte et comment bien le connaître et
travailler un peu dans un temps donné et dans un lieu donné ? C'est
à l'opposé d'une démarche industrielle où on imaginerait un
compost révolutionnaire ou une cuisine révolutionnaire, économe en
énergie et en déchets, qu'on pourrait dupliquer sur toute la
planète. Je me questionne par rapport au projet qu'on mène, par
rapport à notre relation au contexte. Ensuite, il y a la question de
l'économie, de nos économie assez précaires. On est obligé de
trouver des solutions pour pouvoir vivre. Il y a une question
d'échelle. Tu ne peux pas vivre avec un micro-projet sur un petit
quartier. On a tendance à s'étendre.
Raphaël
: Bon, c'est une question un peu compliquée, parce qu'il y plusieurs
choses que tu mets en rapport. Au tout début, il y a déjà
effectivement la vision de l'écologie profonde, qui consiste en gros
à dire : Il faut penser la nature dans son ensemble, pas simplement
comme un objet face à l'homme, un objet qui serait une matière
manipulable etc., dont l'homme serait maître. Il faut penser l'homme
de manière plus modeste, comme intégré dans un grand Tout. Dans ce
cas là, quel est le rapport avec le local ? Dans la pensée d'Arne
Naess, il est important de réfléchir à la connexion entre le local
et le global et à l'idée qu'il y a un lien fort entre tous les
êtres. C'est l'idée de créer une solidarité entre tous les êtres,
toutes les espèces et entre le micro et le macro. C'est vrai que
l'industrie a longtemps pensé que des abus, la destruction du
paysage et de l'environnement dans un lieu, finalement, étaient sans
incidence, quand on pensait que la planète allait elle-même
régénérer, recycler toutes les cochonneries rejetées. Ça ça a
changé à mesure que la technique est devenue puissante. On se rend
compte du lien entre le micro et le macro. Ça c'est déjà une
donnée. Il y a aussi dans la démarche écologique, dans l'écologie
profonde, et même dans les mouvements écologiques, une
revalorisation du local, du site, de l'enracinement, en disant : La
pensée techniciste, la pensée anthropocentrée avait tendance à
produire d'une manière désincarnée, d'une manière
décontextualisée, parce qu'on était là dans une optique
internationaliste. C'est les droits de l'homme, d'une certaine
manière, c'est-à-dire un homme universel, donc une architecture
universelle, le modulor, pour un homme universel. Puis on a construit
des choses et des objets, le jean la bouteille de coca etc., qui sont
des objets qui naissent dans l'abstrait et qui vont vivre finalement
assez abstraitement. La vision qu'on peut avoir, à partir de là,
c'est de se dire : Oui mais alors on a construit cet espèce de monde
futuriste, de monde qui est censé être supérieur au monde
archaïque, en l'unifiant derrière une conception fonctionnelle,
géométrique etc. et on se rend compte que ça ne marche pas.
Effectivement, on se rend compte que ce n'est pas agréable à vivre,
qu'il y a une standardisation qui est angoissante, qui est pauvre. On
a aussi un rapport à l'histoire qui devient véritablement
problématique, une destruction des traditions etc. Là on retrouve
effectivement des gens à gauche qui ont pu, par certains côtés,
lutter contre la tradition, mais qui aujourd'hui vont se faire les
défenseurs de la tradition, curieusement. Mais c'est parce que ce
sont des mouvements de réaction, pour dire : Au fond oui, penser
local est cohérent avec l'idée de l'écologie profonde d'avoir une
vision plus globale des choses. Ca peut paraître paradoxal. Il faut
réfléchir là dessus. C'est un programme de travail. Je lisais le
livre que tu m'as prêté de Naess et, à un moment, il dit, ce qui
est assez classique en philosophie, que le rationalisme a remplacé
par la vision scientifique la vision qui était au départ mythique.
On est dans des société rationalistes qui rejettent la magie, le
mythe, la croyance, tout ce qui fait partie de l'obscurantisme, au
nom d'un univers avec des catégories très claires, où on ne
mélange pas. On ne fait pas de personnification. La nature elle ne
pense pas. Les animaux ne pensent pas etc. C'est cette idée de ne
plus projeter des attributs humains sur le monde extérieur,
l'attitude rationaliste, anti-superstitieuse, qui est au fondement.
Par certains côtés, ça a été fondamental l'héritage des
Lumières : ne pas être dupe de formes d'obscurantismes, de
traditions désuètes, pouvoir s'en émanciper. Mais le problème
c'est qu'il y a un désenchantement du monde. Peut-être qu'on va si
loin dans le désenchantement du monde qu'on perd les moyens d'être
en phase avec ce monde. En gros, ce qui apparaît dans l'écologie
profonde, telle qu'en parle Arne Naess, c'est une défense d'une
pensée un peu aristotélicienne. On a vu ça aussi chez Heidegger
d'une certaine manière : l'idée d'habiter en poète, c'est-à-dire
de ne pas se priver aussi de personnifier les choses, d'être dans un
rapport un petit peu empathique et finalement d'humaniser la nature
pour rester humains nous-mêmes, ce qui peut paraître un peu
étrange, en revenant vers une certaine forme de magie. Ça veut dire
que les activités locales, j'essaie de conclure sur ce point, et
surtout le contact avec les gens supposent une forme de poésie, de
magie. Les produits qui nous sont donnés, avec des modes d'emploi et
des dates de validité contiennent peut-être une magie publicitaire
très très standardisée, très stéréotypée, sous couvert de
rationalisme. Mais ce qui est intéressant, dans les démarches que
vous faites à Ecos, par exemple quand vous faites un jardin partagé,
c'est que différents discours vont pouvoir se rencontrer. Les
personnes vont pouvoir s'approprier l'espace à travers leurs propres
mots. J'ai fréquenté un ami, à un moment, qui était tout à fait
à l'inverse de ce que je peux être, c'est-à-dire quelqu'un d'assez
matérialiste. Ce garçon effectivement était très porté sur la
cartomancie, enfin des choses qui me paraissaient vraiment... Si je
n'avais pas eu de l'affection pour cette personne, ça m'aurait agacé
profondément. Finalement, je me suis rendu compte que son rapport au
tarot, je ne devais pas le prendre à la lettre, mais comprendre que
c'était son langage, c'est-à-dire que cette magie, la magie dont
chacun a besoin (moi c'est la magie philosophique, d'une certaine
manière, le côté incantatoire de la philosophie). Il faut
comprendre que c'est un langage et que chacun est obligé de passer
par ce langage toujours abusif, toujours indiscipliné (contrairement
au logicien analytique qui voudrait un langage ultra discipliné. Ils
font un peu peur. C'est un peu la police de la pensée, même si
parfois ils séduisent par leur souci de rigueur). Bref, je pense
que dans le local il y a ça aussi, c'est-à-dire un type de rapport
humain et un type de réappropriation, à travers la confrontation de
langages différents, toujours exagérés, toujours un peu enfantins
finalement. Ça vaut pour n'importe qui. Il n'y a pas plus enfantin
qu'un élu ou qu'un directeur, ou n'importe qui, qui fait des
réflexions confondantes aussi, mais comme tous le monde finalement.
Voilà, c'est cet aspect que je trouve intéressant dans le rapport
local, cette façon d'envisager l'humain. Bon c'est un peu de la
bouillie ce que je raconte. Je passe d'un truc à l'autre. Mais bon,
tu m'as posé une question vaste, je fais un truc vaste aussi.
Dominique
: Bon ben, c'est pas mal. Merci Raphaël.
Raphaël
: Ouai ça va ? Bon de rien.
Nantes,
Juillet 2013
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