El
Khomri et la Loi Travaille !
Myriam
El Khomri fut la ministre du travail et de l'emploi, de la formation
professionnelle et du dialogue social de septembre 2015 à mai 2017.
Je ne m'intéresse pas ici à la personne ni à sa biographie. Ce qui
m'intéresse c'est qu'elle a donné son nom à la loi destinée à
réformer le droit du travail en 2016 (en s'inspirant du rapport
Badinter du 25 janvier 2016). Notons que ce projet de réforme est
souhaité depuis des années, en particulier par le patronat, au
motif que l'actuel droit du travail est trop gros, trop complexe et
doit être simplifié. Mais certains syndicats ont fait remarquer que
ce sont les multiples dérogations patronales qui sont responsables
de cette complexité. Par ailleurs, l'argument est étrange, car la
taille d'un livre ne renseigne en rien sur sa pertinence. Il n'est
pas non plus évident que d'autres corpus du droit soient beaucoup
plus simples.
Concernant
le contenu de la loi El Khomri, il est lui-même particulièrement
complexe et disparate, rendant la lecture difficile et rebutante.
Néanmoins, c'est le travail de la presse, des philosophes, des
syndicats, des intellectuels, etc. d'en faciliter l'accès. Tout
comme l'on peut saisir les événements historiques et géopolitiques
complexes grâce au travail des intellectuels et des journalistes, on
peut et on doit, dans une démocratie, pouvoir comprendre l'essentiel
d'une loi (le gouvernement lui prétend avoir mal communiqué...).
Essayons
de restituer les articles les plus importants sur quatre vingt pages.
L'idée que l'accord d'entreprise prime sur l'accord de branche donne
la possibilité de négocier directement avec l'employeur les
conditions du contrat de travail. Présenté comme un assouplissement
de la loi susceptible de développer la concertation
employé-employeur, ce principe est perçu par les opposants comme
une perte de protection pour l'employé face à l'employeur.
L'employeur a le pouvoir de choisir son employé, pas l'employé de
choisir aisément son employeur.
La
place accordée au référendum, par rapport à l'accord syndical,
soulève la question du référendum lui-même. Il est généralement
présenté comme une procédure démocratique. Or on peut au
contraire dire qu'il réduit la négociation à une question
simpliste que l'on peut formuler de manière plus ou moins
avantageuse et accompagner d'une campagne d'information orientée. Il
risque d'instituer la tyrannie de la majorité, sans que celle-ci ait
toujours raison. Par exemple, le 11 septembre 2015, dans l'usine
Smart, en Moselle, le référendum demandait de travailler 39h au
lieu de 37h, ou bien... de perdre son emploi (lire l'Humanité
du 18/2/2016).
Un
autre aspect de la loi c'est le fractionnement des congés et des
heures de travail. C'est à l'employé d'adapter ses pauses et
vacances aux exigences de l'entreprise et non l'inverse. Les horaires
pourront être modulés, réduits ou augmentés, en fonction des
commandes, ce qui signifie ne pas augmenter les heures
supplémentaires et, à terme, une baisse des salaires et un
rationnement des coûts de production. Le travail du dimanche sera
facilité. Les conditions de licenciement seront assouplies. Un motif
économique ou une simple réorganisation suffiront à faire perdre
son emploi à quelqu'un. En cas de litige, les compensations aux
prud'hommes seront plafonnées. Les congés, suite à un décès, ne
seront plus garantis, les indemnités en cas d'accident réduites et
les visites médicales moins fréquentes et approfondies.
Un
autre aspect, dont on a peu parlé, c'est le compte personnel
d'activité qui permet d'individualiser le parcours individuel dès
le plus jeune âge et le contrôle du parcours personnel. Le CPA
isole les travailleuses et les travailleurs, les détache de leur
poste et permet de gérer la précarisation de l'emploi. Cet outil
rappelle, sous une version cybernétique, le livret ouvrier qui, au
dix-neuvième siècle, permettait de contrôler les horaires et
déplacements des travailleuses et des travailleurs par la police,
alors que la coalition des ouvrières et des ouvriers était
interdite. L'oubli du livret pouvait entraîner une arrestation pour
vagabondage.
Si
l'on essaie de dégager la tendance générale de la loi El Khomri,
on est en droit de penser qu'il s'agit de transformer peu à peu le
contrat de travail en contrat commercial et le salarié en
autoentrepreneur. On peut parler d'ubérisation du monde du travail.
Présentée comme une forme de libération des cadres juridiques,
cette loi opère plutôt une libéralisation qui vise à réduire le
coût du travail, les garanties collectives, à accroître
l'exploitation et le contrôle, à remplacer les relations
professionnelles par la gestion des ressources humaines et la
négociation par l'évaluation.
L'économie
néolibérale
Si
l'on doit déterminer à quelle doctrine de philosophie politique se
rapporte la loi El Khomri, on peut aisément l'associer au
libéralisme ou au néolibéralisme. Le libéralisme classique
apparaît avec Mandeville (la fable des abeilles) et Locke au
dix-septième siècle et Adam Smith (la main invisible) au
dix-huitième siècle. C'est un aspect de la philosophie des lumières
qui valorise l'individu et économiquement l'entreprise individuelle
par rapport à l'état et la société. En poursuivant son intérêt
personnel, on travaille au bien être collectif. Si le libéralisme
peut favoriser la liberté individuelle, il risque cependant de se
développer au détriment de l'entraide, du partage et peut dégénérer
en société inégalitaire, avec la loi du plus fort. Cet
inégalitarisme est à distinguer de l'aristocratie traditionnelle
liée à la naissance, même s'il en perpétue certains aspects,
puisque la réussite sociale est plus fréquente dans les milieux
favorisés.
Le
néolibéralisme lui apparaît dans les années quatre vingt à
Chicago avec Friedrich Hayek, James Buchanan, Robert Lucas et
s'oppose à Marx. Il sera mis en application par Reagan, Thatcher,
Giscard et Mitterrand. Le but est de diminuer la part de l’État ou
du collectif et d'augmenter l'initiative privée et donc de soumettre
l'ensemble des activités au principe de la compétition et du profit
considérés comme moteurs du progrès. Le partage est remplacé par
la notion de ruissellement : l'enrichissement de quelques uns
profiterait à tous.
Le
modèle néolibéral s'est internationalisé. Venu des pays
anglo-saxons, il s'est imposé dans le monde. Il domine les
institutions européennes et s'est propagé en Allemagne, en Italie,
en Espagne et se développe en France. La réforme du travail El
Khomri vise à accorder la France à ce qui s'est fait dans ces pays,
annonçant un relatif plein emploi précaire et la diminution des
protections sociales. Le but du néolibéralisme est le capitalisme,
c'est-à-dire la privatisation des biens et des services afin de
dégager du profit pour les grandes entreprises et les actionnaires,
au dépend de la redistribution des richesses et de la valeur d'usage
pour chacun.
Le
modèle néolibéral place les entreprises en compétition les unes
par rapport aux autres. Chaque entreprise vise des performances
chiffrées, correspondant au profit. La quête de rentabilité vise à
augmenter les marges de bénéfice. Pour cela, elle utilise la
technologie pour augmenter les cadences au détriment de la qualité
de la réponse aux besoins réels et au sens du travail. L'objectif
principal reste la valeur marchande et l'économie abstraite.
Le
résultat de la valorisation du capital par rapport au travail, comme
l'a montré Marx, est la prolétarisation des travailleurs,
c'est-à-dire leur aliénation en tant que travailleurs, mais aussi
consommateurs, à une logique productiviste destinée à augmenter
les capitaux des actionnaires et des grands entrepreneurs. Ils sont
réduits à une variable d'ajustement, c'est-à-dire employables et
licenciables en fonction des besoins de l'entreprise et non de leur
propre besoins.
Deux
conséquences directes sont observables sur l'emploi lui-même : le
sur-emploi et le sous-emploi. Ceux qui ont du travail se retrouvent
de moins en moins nombreux pour faire de plus en plus de travail (par
exemple dans les hôpitaux), parfois pour maintenir le même niveau
de vie alors qu'augmente le coût de la vie. Le management organise
cette hyperactivité des travailleurs en même temps que leur
isolement sur le marché du travail, pour éviter la syndicalisation
et les conflits sociaux. C'est également un objectif de la loi El
Khomri qui valorise l'accord salarié/employeur par rapport à la
loi. Cette pression se maintient également sous forme de chantage,
en menaçant de licencier, en brandissant le spectre du chômage et
de la délocalisation vers une main d’œuvre moins chère.
Ainsi
nous observons la deuxième conséquence : le chômage de masse. La
concurrence sur un marché du travail raréfié permet de diminuer le
coût du travail et d'augmenter le profit. La précarisation des
chômeurs et des travailleurs amène à accepter des conditions de
travail de plus en plus difficiles. Quand à la production
industrielle de masse à bas coût et de qualité médiocre, elle
permet de maintenir sous perfusion cette armée de réserve qui,
autrement, se révolterait.
En
terme de consommation, les trente glorieuses et la société de
consommation, d'ailleurs en plein effondrement, relèvent du mirage
publicitaire. Les biens consommés, automobiles, plats préparés,
électroménager, divertissements télévisuels, etc. sont les
accessoires nécessaires à la forme moderne de l'exploitation et non
le luxe pour tous vanté par la réclame. Sans compter que cette
consommation reste, elle aussi, un moyen d'exploitation, en incitant
à dépenser, en empruntant, si nécessaire, l'argent difficilement
remboursable. L'effondrement de cette austérité en trompe l’œil
commence à se faire sentir, en particulier en matière de logement.
La précarisation liée à la loi El Khomri est en contradiction
complète avec les conditions drastiques du logement locatif ou
propriétaire, en terme de garanties de revenu (une hausse de 24 %
des expulsions locatives l'année dernière a été relevée par la
fondation Abbé Pierre ).
La
politique néoconservatrice
La
manière dont la loi El Khomri fut imposée illustre parfaitement
l'utilité de la politique néoconservatrice pour l'économie
néolibérale. Cette politique fut inventée par des intellectuels
comme Léo Strauss, Irvin Kristol, Norman Podhoretz et fut appliquée
par Reagan ou Bush aux Etats Unis. Elle se développe au sein du
Cercle de l'Oratoire en France à partir du 11 septembre 2001. Elle
irrigue l'idéologie de l'ensemble de la classe politique, médiatique
et, par voie de conséquence, d'une partie de la population.
La politique néoconservatrice se caractérise par un repli sur des
valeurs traditionnelles, voire leur caricature, afin d'exalter le
sentiment d'appartenance national contre un ennemi extérieur et
intérieur. Les communautés fantasmées font les frais de ce repli
identitaire visant à garantir la cohésion sociale en dépit de son
émiettement de classe dans l'économie néo-libérale. Autrement
dit, l'attention populaire, qui devrait se concentrer sur et contre
le système qui crée rareté et souffrance, se tourne contre
l'ennemi désigné par la lutte contre le terrorisme et
l'immigration, souvent amalgamés en dépit des faits.
La
politique néoconservatrice s'attaque donc à "l'étranger"
de l'extérieur et de l'intérieur, comme les jeunes des banlieues ou
la gauche radicale supposée elle aussi détruire l'unité nationale
en vertu de son internationalisme et de son anti-autoritarisme. Elle
met en place des dispositifs liberticides, au nom de la sécurité
publique, mais parfaitement utiles pour contrer l'éclatement social,
tels que le plan Vigipirate, la loi surveillance, la loi sécurité
publique, l'état d'urgence etc.
En
ce qui concerne l'état d'urgence, sa contemporanéité, à quatre
mois près, avec la loi El Khomri, est troublante. Apparu en 1955
pendant la guerre d'Algérie et dix ans après Vichy, il fut ensuite
appliqué en 1985 en Nouvelle Calédonie, lors des "émeutes des
banlieues" de 2005, et après les attentats du 13 novembre 2015.
Il permet un état d'exception dont Agamben a clairement analysé les
risques. Rapidement reconnu comme inutile en matière de terrorisme,
passées quelques semaines, il se maintient depuis plus de deux ans
et s'est révélé fort utile pour mater la contestation sociale des
militants écologistes pendant la COP 21, des zadistes, des No
Borders, de l'extrême gauche ou des syndicalistes pendant la loi
travail, favorisant d'ailleurs l'alliance, inédite dans les
cortèges, verte, rouge et noire jusque là difficilement réalisable.
C'est là l'ironie de l'histoire. Le système, en se durcissant,
fabrique son antidote, en agrégeant les contestations au départ
séparées. Les groupes ont su reconnaître leur intérêt commun
dans la répression.
Le
point culminant de ce processus fut les manifestations qui se sont
étalées de mars à juin 2016. De nombreuses personnes ont été
blessées, d'autres licenciées, d'autres sont passées en procès.
L'état a réclamé une dérogation à la cour européenne des droits
de l'homme dans le cadre de l'état d'urgence. Il y a eu des
interpellations de manifestants par milliers, des interpellations
préventives, des peines de prison de plusieurs mois, des
interdictions de circuler, des violences policières systématiques
(matraquages, passages à tabac de manifestants menottés, des
milliers de grenades et de lacrymos lancés, des mutilations, des
fractures, des blessures ouvertes, des nasses, des gazages, des tirs
de flashball, la medic team attaquée, des charges sans sommations,
des voltigeurs à Toulouse, des personnes brûlées, des doigts
sectionnés, des crises de panique, des tirs dans le visage, des
déblocages violents, des chasses à l'homme, des quartiers en cage
des morceaux de peau arrachés, des blessés non exfiltrés,
l'utilisation de lance grenade multiples et diverses
expérimentations).
Ces
manifestations furent assez peu utile sur le plan stratégique, les
manifestations de rue n'ayant pas la force d'une grève générale,
aujourd'hui peu réalisable en vertu de l'atomisation du monde du
travail. Mais elles furent politiquement remarquables. Alors que la
majorité des français étaient hostiles à la Loi El Khomri, les
cortèges de manifestants regroupaient une population très
hétérogène en terme d'âge et de composante politique. La volonté
du gouvernement d'intimider le mouvement par une féroce répression,
autorisée par l'état d'urgence, a eu l'effet inverse d'amorcer dans
la population une culture de la lutte de terrain. On doit donc à la
loi El Khomri et à l'autoritarisme qui l'accompagne, entre autre
avec l'utilisation du 49.3 à cinq reprises pour contourner le vote
du parlement, d'avoir plongé le pays dans un climat pré-
révolutionnaire dont les conséquences pourraient se faire sentir
dans les années à venir. Il n'est pas difficile d'imaginer que ce
processus va se perpétuer dans le double sens d'une radicalisation
politique de la population et d'une surenchère sécuritaire du
gouvernement d'autre part.
Les
alternatives réformatrices
La
période électorale qui a suivi a permis de constater les réactions
réformatrices, proposées par certains candidats, au malaise suscité
par l'épisode de la loi El Khomri. Tout d'abord, l'hypothèse
souverainiste, dans ses versions de droite comme de gauche, voit dans
la relocalisation et la nationalisation une solution à la crise de
l'emploi provoquée par l'économie néolibérale. Cette hypothèse a
pour défaut de ne pas déconstruire le logiciel néoconservateur qui
l'accompagne et de ne pas réellement remettre en cause le modèle
capitaliste qui justifie le néolibéralisme. Les cas de Trump ou
Poutine illustrent parfaitement la limite de la solution
souverainiste.
Une autre hypothèse, pas forcément incompatible avec la première,
est une reformulation de l'idée du travail, qualifiée de fin du
travail (économie sociale et solidaire). Elle n'est pas non plus
forcément incompatible avec le néolibéralisme. C'est en cela
qu'elle est réformiste. Elle repose sur des dispositifs aussi divers
que le salaire à vie, le revenu inconditionnel, l'économie sociale
et solidaire, l'économie collaborative (version entrepreneuriale de
la démocratie participative), l'automatisation et les nouvelles
technologies et toute une ingénierie sociale adossée aux
thématiques environnementales et durables. Le problème ici est de
prendre la mesure de ce qui se joue réellement derrière ces mots
enchanteurs. La réalité ne nous éloigne guerre du néo-libéralisme
mais lui confère un nouveau visage. Derrière ce redwashing ou
gaucho-blanchiment on trouve parfois une exploitation accrue, à
travers le bénévolat, et un accroissement de la précarité. La
principale monnaie employée, dans ce management à visage humain,
est la reconnaissance personnelle, sur fond de frustration
généralisée des travailleurs et des chômeurs. Il n'est pas
impossible que le vernis craque une fois que les mots auront perdu
leur charme et que les promesses d'un monde solidaire se seront
évanouies pour laisser place à un univers de pure exploitation et
compétitivité.
Le
renouveau révolutionnaire
Le
mot révolution a mauvaise presse, tout comme un grand nombre de ceux
qui vont suivre, injustement réduits à leur composante la plus
violente, comme si on réduisait le christianisme à l'inquisition ou
l'automobile à la mortalité routière, ce qui n'est pas dénué de
pertinence mais relève généralement de la malveillance. Tout
d'abord, une révolution n'est pas le fait d'idéologies
sanguinaires. Ce serait lui accorder un pouvoir qu'elle n'a pas. La
pensée révolutionnaire peut être utile à fournir des outils mais
qui ne seront employés que lorsque les gens seront arrivés à
exaspération. C'est l'impossibilité de vivre dans un système qui
déclenche les révolutions, pas les théories de ceux qui ont vu
venir la crise. Ensuite, il faut comprendre le mot révolution comme
reformulation radicale et subversion du système économique et
idéologique. Et celle ci, comme l'a montré Marx, ne naît pas dans
la tête du penseur mais de la critique de la réalité. "Nous
ne voulons pas anticiper le monde dogmatiquement mais trouver
seulement le monde nouveau par la critique de l"'ancien"
(Lettre à Ruge).
La
première piste révolutionnaire que l'on peut suggérer ici est
celle du communisme libertaire, communiste par opposition au
néolibéralisme et libertaire contre le néoconservatisme. Il s'agit
aussi de sauver l'héritage communiste du naufrage autoritaire
incarné par les dictatures qui, de Lénine à Castro, ne pouvaient
incarner pleinement l'idéal de justice et d'égalité du communisme
(pas d'égalité sans liberté, pas de liberté sans égalité). Il
s'agit aussi de se distinguer du libéralisme libertaire ou
libertarianisme qui a détourné la pensée libertaire de son origine
communiste chez Bakounine pour donner un verni démocratique et
progressiste au néolibéralisme et au capitalisme.
Concernant
la question du travail, les communistes libertaires considèrent que
le produit du travail est commun et doit revenir à tous. La richesse
qui se dégage de l'effort conjugué doit être réinvestie dans
l'entreprise et l'amélioration de la vie des travailleurs. Le
principe "à chacun selon ses besoins et de chacun selon ses
capacités" se distingue radicalement de la logique de
compétitive qui domine le système libéral. L'entraide et la
justice n'ont rien à voir avec la logique d'aide et d'assistance
tolérée par le libéralisme pour préserver la paix sociale et
accompagner la précarité organisée. Dans une société communiste
libertaire, l'exclusion et la ségrégation n'ont plus lieu d'être,
puisque la domination symbolique de genre, de classe et de race qui
sert à légitimer l'exploitation économique disparaît avec
celle-ci.
Dans
le domaine du travail en général, pas seulement en entreprise, mais
partout, y compris à la maison, dans les écoles, les associations,
ce qui importe c'est la participation de tous dans la mesure de ses
capacités. Par conséquent, comme l'a montré Alexander Berkman, au
lieu que certains se tuent à la tâche quand d'autres sont au
chômage, chaque personne apporte sa contribution sans avoir besoin
d'effectuer plus d'heures qu'il n'en faut. En ce qui concerne la
prise de décision, c'est l'autogestion (dans la limite des droits
fondamentaux) qui prévaut sous la forme du conseillisme ou du
fédéralisme. Ainsi rien n'est imposé à personne arbitrairement et
l'expertise se fait à tous les niveaux de l'organisation. En ce qui
concerne les spécialités, chacun travaille où il se sent le plus à
l'aise, en évitant les formes de dominations liées à la
distinction manuelle intellectuel dans les responsabilités.
A
l'échelle macroscopique, le communisme libertaire est
internationaliste, c'est-à-dire ni nationaliste ni impérialiste. Il
vise la même égalité (qui n'est pas l'uniformité) entre les
communes, les régions, les pays, les continents qu'entre les
personnes. Les échanges se font donc non pas au nom de
l'exploitation mais de la collaboration.
Une
autre révolution peut également être importante et complémentaire
concernant le travail, celle de la décroissance libertaire. La
décroissance consiste à quitter le modèle productiviste et
calculateur. Au lieu d'être comme maître et possesseur de la
nature, l'homme doit retrouver le sens des limites et des
proportions. Il s'agit de retrouver un rythme de travail supportable
pour l'homme et une exploitation raisonnée de l'environnement, avec
des communes autosuffisantes. Contre le règne de la quantité,
introduit par l'organisation scientifique du travail, celui de la
qualité doit être retrouvé, proche de la production familiale
primitive.
La
décroissance libertaire doit sortir de l'économie libérale
marchande pour entrer dans une anthropologie du don. Au lieu du règne
de l'argent, de la quête du PIB et du salariat, le travail doit se
recentrer sur la valeur d'usage. Car il n'est pas vrai que
l'exploitation technique de la nature aboutit à l'élimination de la
précarité et du travail pénible. Il l'a seulement distribué de
manière inégale. La simplicité volontaire rejette la consommation
ostentatoire et défend le partage et la frugalité articulés sur
des valeurs plus humaines et environnementales.
Utopie
et réalisme
J'ai
essayé de restituer l'esprit de la loi El Khomri derrière la
complexité du texte. Conformément à la lecture des syndicats CGT
et FO et à la presse de gauche, il s'agit d'une libéralisation de
l'emploi, d'une attaque du droit des salariés et du code du travail.
Ainsi la loi El Khomri s'inscrit-elle dans le cadre du libéralisme
et du néolibéralisme dont l'effet pervers est d'accroître les
inégalités sociales et la précarité sous prétexte de garantir la
compétitivité des entreprises (ce qui est sans doute le cas mais ne
profite pas aux travailleurs eux-mêmes). A cela on peut associer la
doctrine néoconservatrice et son appareil sécuritaire et répressif
comme outil de maintien de l'ordre contre toute réaction sociale à
la politique d'austérité néolibérale, sous prétexte de lutter
contre un ennemi commun : le terrorisme international.
Au
néolibéralisme et au néoconservatisme qui traversent la loi El
Khomri certains ont tenté, dans le contexte électoral qui a suivi,
de fournir des alternatives réformatrices telles que le
souverainisme ou l'économie sociale et solidaire. Or n'ayant par
définition pas vocation à changer le cœur du système, ils ne
feront que repousser l'échéance de son essoufflement et accentuer
la violence de son effondrement. J'ai suggéré des pistes plus
radicales, celles du communisme et de la décroissance libertaire,
plus respectueuses de l'homme et de l'environnement. Ces objectifs
politiques et sociaux supposent une réflexion sur le combat pour
leur application.
Pour
finir, je répondrai à une objection courante opposée aux solutions
révolutionnaires que j'ai proposées, celle d'utopisme. Les modèles
libertaires dont nous parlons ne sont pas de simples vues de l'esprit
mais la schématisation de ce qui existe ou a déjà existé dans
certaines sociétés traditionnelles (Inuits, Pygmées, Santals,
Tivs, Piaroa, Merina) ou à travers des expériences comme la Commune
de Paris, la Makhnovchina, l'Espagne de 36, la ZAD de Notre dame des
landes, les zapatistes, les mouvements d'occupations, les lieux
autogérés, etc. Mais nous les trouvons aussi au quotidien, au cœur
des cercles d'amis et dans le monde du travail sans lesquels ils
n'existeraient pas. Ensuite, il n'est pas avéré que le modèle
libéral et conservateur soit si réaliste qu'il le dit, tant sont
grandes les souffrances et les destructions qu'ils occasionnent ainsi
que les révoltes qu'ils suscitent. C'est par l'observation de ces
souffrances, ainsi que des remèdes existants, que se forgent les
théories révolutionnaires qualifiées, pour les discréditer,
d'utopiques.
Nantes, Rencontres de Sophie, Mars 2017
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