samedi 24 mai 2008

LA MORT PLATE


LA MORT PLATE
Sur les photographies de cimetières de Nadine Monnin

(Version longue)





"Avec la photographie nous entrons dans la mort plate. Un jour, à la sortie d'un cours, quelqu'un m'a dit avec dédain : "vous parlez platement de la mort." - Comme si l'horreur de la mort n'était pas précisément sa platitude" (Roland Barthes, La chambre claire).





I. La promenade



Le cimetière est un territoire sacré. C'est aussi un lieu tabou. Les morts sont autant objets d'aversion que de vénération. κοιμητήριον est le « lieu où l'on dort » et « lieu où reposent les morts ». C'est le sommeil qui est ici sacré et vénéré. La réalité d'une chair en décomposition elle appartient au profane et est redoutée.

Le cimetière est généralement clos et séparé du monde profane. En son enceinte, la promenade est coupée de l'extérieur. En marge de la société, le cimetière est propice à la méditation et la contemplation. Le rapport de Nadine Monnin au cimetière est celui de la promenade. Elle n'y va pas à titre personnel pour honorer un mort ni même les morts. Il s'agit d'une simple balade parmi les tombes, comme l'on se promène dans la rue en croisant les gens et les édifices. Cette attitude peut sembler légère à celui qui vient au cimetière honorer un proche disparu. Mais le rapport esthétique du promeneur n'est pas réductible au rapport technique qui ferait du cimetière un dépôt de choses inutiles. L'artiste ou le promeneur sont dans la méditation sur la mort et non sa profanation.

Par extension, le cimetière est un terrain où l'on entasse des engins hors d'usage - un cimetière de voitures par exemple. Cette définition utilitariste choque par son caractère profane. C'est toutefois ce qui menace les cimetières. La banalisation de la mort est une forme de réification de l'humain. La mort s'introduit d'abord dans la vie par le rythme répétitif du quotidien. Puis, elle est elle-même effacée une fois réduite au déchet. Les cimetières deviennent alors invisibles. Ils sont repoussés à l'extérieur comme des décharges ou des parkings. L'incinération vient ensuite pallier au manque de place. Internet offre ses espaces funéraires : des cimetières virtuels d'humains, de chiens ou de chats.

Dans le cimetière, Nadine Monnin enregistre les singularités qui résistent à la dissolution. Elle relève les traces de ce que les vivants laissent à leurs morts. Elle révèle comment les vivants recomposent l'individualité du défunt. "Pas de mort à honorer, dit-elle à propos du cimetière, c'est l'appareil photographique qui m'y promène pour y faire l'enregistrement d'une singularité : des petits morceaux de verre coloré qui remplacent la pierre tombale, ailleurs un chou fleur comme ornement, là une croix peinte en bleu azur". Le cimetière est statique, chaque détail est devant nous immobile et se prête à la photographie. C'est une immersion lente dans la vie. Le cimetière est une mémoire, tout comme la photographie. La photographe me confie qu'elle aimerait encore travailler sur la vue aérienne du cimetière et cadrer ce trou. Le cimetière est une tombe.

Le cadrage des photographies répond à un principe législatif : la concession relevant du domaine privé, l'anonymat du défunt doit être préservé. La contrainte formelle est donc issue du juridique. Au fond, les contraintes s'imposent d'elles-même sans avoir besoin de les inventer. Elles sont naturelles ou culturelles. Mais au delà de ces normes, la photo est improvisée, comme sont improvisées les tombes. L'instant du déclenchement de l'appareil est indifférent. Il n'y a pas de recherche esthétique ou scientifique. Il n'y a ni art ni sociologie. Pas d'expression ou de découverte à proprement parler. La démarche s'apparente à une sorte de rituel. La terre tourne pour donner la bonne lumière et la bonne ombre. Il s'agit alors de laisser faire les choses. L'auteur disparaît face à la situation. Dans le mouvement de la promenade, il se laisse guider. La photographie est un vestige de la présence du photographe sur les lieux parmi les morts.





II. Le village



Des tas de terre sont disséminés à Halliko en Finlande, dans une allée recouverte de branches de sapin et de fleurs fraîches avec des banderoles. Derrière, on aperçoit des stèles cubiques et rectangulaires. On ressent le contraste entre ces formes mortuaires classiques et celles plus archaïques de la nature qui cohabitent au ralenti.

Une dalle et une stèle sont photographiées de profile, en gros plan, avec un petit peu de terre et des plantes. Une autre dalle de marbre noir reflète la lumière du ciel, avec une croix portant le nom de la famille et des fleurs rouges. La dalle fonctionne comme une porte mais aussi comme un miroir de l'univers. Elle est la vitrine de l'au-delà et un monde inversé. La terre est la façade de l'en-deçà et toutes les tombes sont comme les portes et les fenêtres de sa demeure.

Une planche de bois est recouverte de taule ondulée. Elle dissimule imparfaitement un trou obscur, près d'un mur, à côté d'une tombe. Ici la frontière entre la vie et la mort n'est pas fermée et reste inquiète, rappelant le supplice qui consiste à enchaîner une victime à un cadavre. Quand il n'y a plus de stèle et que la vie et la mort semblent communiquer, là est la terreur.

Une tombe de pierre rose ressemble à une petite maison avec un toit en pente, en tuile et une fenêtre vitrée avec des rideaux. En Sicile, on trouve ainsi des rideaux de fenêtre sur les tombes. La tombe est la demeure du défunt. Celle-ci n'est parfois rien de plus qu'un abri minimal et modeste orné de quelques coquillages. Au fond, tous les monuments funéraires sont des maisons. Ils sont l'ultime habitation sur terre, mais aussi l'habitation pure, absolument symbolique. On ne saurait parler d'abri qu'au sens figuré, car il ne sert à rien d'abriter le mort. On n'abrite plus rien qui soit au fond si vulnérable que ça. Non, le mort habite la tombe et ne s'y abrite pas. C'est un lieu personnel et non indifférent, divin plus qu'animal.

Certains monuments funéraires ressemblent à des fontaines, autour desquelles on se rassemble pour se ressourcer. La fontaine est en contact avec les profondeurs de la terre. Elle est source de vie mais vient de la mort. Nous redevenons poussière, mais aussi eau, et abreuvons de souvenirs ceux qui restent.





III. Les habitants



Une large stèle porte de la neige sur elle et sur ses pieds. Derrière elle se tient une foule de petites stèles. La perspective recrée des hiérarchies parmi les morts. Le plus proche est le plus important. Cette hiérarchie est déjà visible avec la taille et le luxe des tombes.

Ici, une croix rudimentaire en bois vermoulu gît sur le gravier. Plus la personne est humble, plus sa tombe est sobre. Nous ne sommes pas égaux devant la mort. Cependant, nous le sommes au dedans. Le cimetière ne fait que recouvrir et dissimuler la matière universelle, la masse à laquelle retourne le défunt. La tombe retient la singularité par un fil avant qu'elle ne s'effondre dans l'indifférencié.

Une dalle est saturée de petites fleurs et de petites plaques commémoratives. A la modestie des présents répond le nombre d'offrandes. Ce qui importe n'est pas le prix du cadeau. C'est la diversité qui révèle la popularité du défunt. Maintenant qu'il est mort, il faut montrer combien il était vivant. Ici, chaque trace est encore le signe d'un vivant sur la pierre du disparu. La terre est également piquetée de traces de semelles. Les branchages de pins sont recouverts de fleurs. Tout devient trace, indice de la présence des vivants parmi les morts. Le cimetière est le royaume des signes. Il est le lieu de l'absence auquel tout renvoie.

Une dalle est recouverte d'une stèle et de pots de fleurs fanées. Les fleurs représentent l'éphémère de la vie en se flétrissant. Elles naturalisent la situation du mort rendu à la vie organique. Tandis que les fleurs, lorsqu'elles sont artificielles, montrent la résistance absurde du symbole. La fleur artificielle incarne la contradiction du périssable et du symbolique.

Comme un attroupement d'anonymes, des stèles sombres sont rangées et coiffées d'un chapeau de neige. La stèle ici est personnifiée et fonctionne comme un avatar du défunt. Elle est un masque, comparable à celui des acteurs de théâtre. Elle est le corps "éternel" résumant le disparu de manière impossible en un signe.

Une grande pierre tombale soutient un ballon de baudruche gonflable bleu sur sa tige. Les tombes prennent parfois des allures de fête, surtout les tombes d'enfants. L'enfant semble ne jamais pouvoir mourir, toujours promis à un avenir. Sa tombe incongrue résiste à une normalisation sereine. La minuscule tombe d'enfant témoigne du scandale gigantesque d'un champ de possible sans actualisation.





IV. La Terre



Une photographie prise au raz du sol montre des pots de fleurs et une petite dalle. Que ce passe-t-il au raz dus sol ? De petites choses sans importance, une vie silencieuse, des micro-événements qui peuplent la tombe et l'animent discrètement. Par exemple, une image floue montre un amas de films plastiques translucides, des couleurs de fleurs et des croix au loin sous un ciel cotonneux. L'espace est ici embué, ouvert sur l'indistinct, comme en songe ou à travers des larmes. A St Paul de Vance, on trouve des roses en plastique et des boules avec de la condensation à l'intérieur. Une hiérarchie d'objets, du monumental au minuscule, peuple les cimetières. Ailleurs, des pots sont renversés, avec des fleurs et du plastique, devant un tas de terre. Il règne un relatif désordre. L'entropie du vent, le passage du temps, ont eu raison des petits arrangements. Il ne s'agit pas de destruction mais de recomposition.

Des stèles percent la neige gelée et siègent sur des îlots d'herbe verte ou jaune, parmi des pots et des croix. Ces stèles semblent croître et naître de sous la terre, comme une résurrection minérale. On plante parfois un arbre à la place du mort. Il s'y réincarnera en quelque sorte. La tombe est elle aussi un mode de réincarnation.

En Finlande, lorsque la terre est trop gelée, le cercueil est paraît-il provisoirement dissimulé sous des branches de pin. Cet amas de branches forme un tas. Ailleurs, un talus de sable collé par l'humidité est recouvert de fleurs fanées et de rubans blancs. Des pierres tombales de marbre noir sont remplies de gravier et de branches de pin. Des branches semblables furent encore éparpillées sur un tas de terre humide couvert de tâches neigeuses. Une plaque de marbre noir, avec un bouquet de fleurs, reçoit l'ombre d'un arbre. Un tas de branchages gît par terre. Derrière, on aperçoit des arbres, des stèles rectangulaires et une fine croix fichée dans le sol. Un tas de terre séchée est entouré de neige fondue et recouvert d'un monticule de branches de pin. Le tas semble un amoncellement de matières qui tendent vers la forme de manière fantomatique.

On peut voir, sur une photo, un enchevêtrement de coins de pierres tombales recouvertes de fleurs multicolores et d'un peu de film plastique. L'esthétique des cimetières est parfois si figée qu'elle en devient artificielle. La vie n'est-elle pas mouvement ? L'aspect monumental du cimetière montre le désir de s'éterniser dans la mort. Mais les micro-événements apparaissent d'autant mieux sur ce fond d'éternité.

Deux planchettes parallèles sont posées sur la terre, dans un cadre, avec une fougère qui pousse. Le menu, le minuscule, le détail imprévu annoncent une vie qui échappe au rituel. Ce qui est important, c'est le détail que le monumental fait apparaître. La tranquillité qui règne fait de toute chose un événement.

Un coin de tombe, avec de la mousse noire et une petite fleur violette, émerge du gravier. La mousse et la fleur unique sont des éléments qui échappent silencieusement à tout contrôle. La vie dans les cimetières, c'est justement ces éléments qui se développent et que l'on ose à peine enlever. Nettoyer le cimetière reviendrait à laisser davantage de place à la mort qu'à la vie.

Des cailloux brisés se trouvent au pied d'une croix. L'espace du défunt sur le sol ressemble à un vide poche. Cet amas d'accessoires inutiles est comme le fond d'un sac, avec ses objets sans importance mais qui portent tout de même une histoire. Les fétiches disposés forment un récit de vie.





V. La guerre



Une croix de pierre grise surgit à travers des barbelés rouillés. La grisaille et la rouille, comme les tombes en béton et les croix sommaires, évoquent une tristesse guerrière. Le soldat dans son Bunker est déjà mort. Ils se préserve de la rage du dehors, comme le défunt tente d'échapper aux intempéries. La guerre est partout dans la vie. Mais la paix du cimetière est la mort même. Il est comme un champ de bataille après la lutte.

A St José, une croix blanche est visible à travers deux rangées de barbelés entourées de cerceaux métalliques, qui projettent leur ombre sur la boue, où des poteaux rouillés sont plantés. Ici le cadre rappelle celui des tranchées. On pourrait s'imaginer que la mort fut violente. En pourtant, cette désolation est là dans le calme le plus complet.

Une dalle en béton est entourée de barreaux. Cela rappelle un univers métallique et bétonné, un univers concentrationnaire, une terre de bunker, comme si la frontière entre les morts et les vivants devait rester la plus solide possible. Pourquoi de telles parois ? Pour nous éviter que la mort ne vienne nous prendre par l'un de ces passages ? Le bunker protège de la mort. Mais qui protège-t-on exactement, le vivant ou le mort ?







LA MORT PLATE

Sur les photographies de cimetières de Nadine Monnin

(Version courte)



Le cimetière est un territoire sacré, béni par les prêtres. C'est aussi un lieu tabou. Les morts sont autant objets d'aversion que de vénération. κοιμητήριον est le « lieu où l'on dort » et « lieu où reposent les morts ». C'est le sommeil qui est ici sacré et vénéré. La réalité d'une chair en décomposition elle appartient au profane et est redoutée.

Le cimetière est généralement clos et séparé du monde profane. En son enceinte, la promenade est coupée de l'extérieur. En marge de la société, le cimetière est propice à la méditation et la contemplation. Le rapport de Nadine Monnin au cimetière est celui de la promenade. Elle n'y va pas à titre personnel pour honorer un mort ni même les morts. Il s'agit d'une simple balade parmi les tombes, comme l'on se promène dans la rue en croisant les gens et les édifices. Cette attitude peut sembler légère à celui qui vient au cimetière honorer un proche disparu. Mais le rapport esthétique du promeneur n'est pas réductible au rapport technique qui ferait du cimetière un dépôt de choses inutiles. L'artiste ou le promeneur sont dans la méditation sur la mort et non sa profanation.

Par extension, le cimetière est un terrain où l'on entasse des engins hors d'usage - un cimetière de voitures par exemple. Cette définition utilitariste choque par son caractère profane. C'est toutefois ce qui menace les cimetières. La banalisation de la mort est une formes de réification de l'humain. La mort s'introduit d'abord dans la vie par le rythme répétitif du quotidien. Puis, elle est elle-même effacée une fois réduite au déchet. Les cimetières deviennent alors invisibles. Ils sont repoussés à l'extérieur comme des décharges ou des parkings. L'incinération vient ensuite pallier au manque de place. Internet offre ses espaces funéraires : des cimetières virtuels d'humains, de chiens ou de chats.

Dans le cimetière, Nadine Monnin enregistre les singularités qui résistent à la dissolution. Elle relève les traces de ce que les vivants laissent à leurs morts. Elle révèle comment les vivants recomposent l'individualité du défunt. "Pas de mort à honorer, dit-elle à propos du cimetière, c'est l'appareil photographique qui m'y promène pour y faire l'enregistrement d'une singularité : des petits morceaux de verre coloré qui remplacent la pierre tombale, ailleurs un chou fleur comme ornement, là une croix peinte en bleu azur". Le cimetière est statique, chaque détail est devant nous immobile et se prête à la photographie. C'est une immersion lente dans la vie. Le cimetière est une mémoire, tout comme la photographie. La photographe me confie qu'elle aimerait encore travailler sur la vue aérienne du cimetière et cadrer ce trou. Le cimetière est une tombe.

Le cadrage des photographies répond à un principe législatif : la concession relevant du domaine privé, l'anonymat du défunt doit être préservé. La contrainte formelle est donc issue du juridique. Au fond, les contraintes s'imposent d'elles-même sans avoir besoin de les inventer. Elles sont naturelles ou culturelles. Mais au delà de ces normes, la photo est improvisée, comme sont improvisées les tombes. L'instant du déclenchement de l'appareil est indifférent. Il n'y a pas de recherche esthétique ou scientifique. Il n'y a ni art ni sociologie. Pas d'expression ou de découverte à proprement parler. La démarche s'apparente à une sorte de rituel. La terre tourne pour donner la bonne lumière et la bonne ombre. Il s'agit alors de laisser faire les choses. L'auteur disparaît face à la situation. Dans le mouvement de la promenade, il se laisse guider. La photographie est un vestige de la présence du photographe sur les lieux parmi les morts.























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