mercredi 30 avril 2008

Le Journal Phototéléphonique


LE JOURNAL PHOTOTÉLÉPHONIQUE



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"Chaque être, à chaque instant, devient par altération un autre que lui-même, et un autre que cet autre. Infinie est l'altérité de tout être, universel le flux insaisissable de la temporalité" (V. Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie).

Un journal personnel peut durer toute une vie. Le journal détache des morceaux de cette longue phrase qu'est la vie. Depuis deux ans, Laurent met en ligne quatre à cinq photos par jour en moyenne. En principe, ce travail n'a pas de terme et pourrait durer jusqu'à son dernier souffle.
Le journal n'est pas le récit d'un événement particulier. Il est le reflet du fait de vivre, à travers une série décousue de micro-événements. Leur seul rapport est qu'ils arrivent à quelqu'un. Il n'y a pas de lien logique entre chaque photographie du journal.. Quant à l'ordre chronologique, il n'est jamais au fond qu'une trame idéale, transformant rétrospectivement en histoire le hasard de la vie.
De courtes séries apparaissent après coup, dans le rapport du détail à l'ensemble par exemple. Ainsi, certains clichés zooment sur des aspects des précédents. Le temps alors ne s'exprime plus seulement par la succession de plans disparates mais par l'approfondissement d'un seul motif. Comme dans le jeu des erreurs, on découvre après coup ce qui se cachait, le diable dans le détail, l'indice d'une enquête sans but.
La photographie est un art dans le temps, puisque l'avant et l'après sont hors champs, au même titre que l'espace absent. Les photographies sont des bouts de mémoire personnelle externalisés. Le cliché persiste comme image mnésique. Comme nos souvenirs, il est un fragment résiduel du passé, qu'il est parfois difficile de situer dans le cours du temps. La photographie réactive cependant le passé psychique. Elles permet à l'auteur de redécouvrir des pensées fugaces sombrées dans l'oubli. Tel homme sur la photo lui rappelle le jugement qu'il a rapidement porté sur lui et ensuite oublié. Bergson affirme que ce qui est remarquable, ce n'est pas de pouvoir se souvenir mais d'oublier. Tout s'imprime en nous. Pourtant, peu des choses nous reviennent. Ce qui prouve la subsistance néanmoins d'impressions latentes, c'est leur reconnaissance dans l'anamnèse provoquée par la redécouverte de ses propres photos.
Les photographes ont différentes stratégies. Bien souvent, ils se donnent un thème de travail et ont une idée de ce qu'ils veulent. Ils peuvent également, comme dans un safari, pourchasser l'image sur un terrain particulier. De même, le touriste se laisse saisir par l'instant. Mais fréquemment, il cherche malgré lui à actualiser des stéréotypes. Laurent est ici un touriste chez soi. Il saisit l'instant et se joue des stéréotypes, faisant par exemples des allusions ironiques à l'histoire de l'art ("histoire de l'art amené", comme il le dit). Au lieu d'être passivement déterminé par des préjugés esthétiques, il plaisante a posteriori sur la résonance de ses photos avec sa connaissance de l'image. L'oeil de ce photographe se scinde en deux : son endroit est naïf et amusé, son envers est cultivé et réfléchi. Une grande part d'improvisation est engagée dans ce voyage interminable dans les détails du quotidien. Laurent ne cherche pas dans la vie la matière d'une forme préconçue. Il prête plutôt forme à une matière qui se livre à lui.
Les photographies de Laurent sont prises avec un téléphone portable et directement mises en ligne. Il y a donc une publication instantanée, géolocalisée, datée, commentée immédiatement ou non par l'auteur et les spectateurs (deux cent personnes en moyenne viennent visiter ce journal). Les photos sont particulièrement bien référencées dans Flicker et sont souvent utilisées par d'autres. Le flux des photos, comme le flux du vécu, est gratuitement disponible. Leur devenir art ne dépendrait que de leur sélection et éventuellement de leur vente. Mais telle n'est pas la finalité de ce travail. On ne trouve pas le désir de s'approprier le réel et de l'exploiter dans une version capitalisante du ready made.
L'instrument utilisé a des propriétés bien particulières, différentes de l'appareil photo classique. On pourrait résumer cela en disant qu'elle a des propriétés esthétiques amoindries. Il y a un certain échec dû aux limites esthétiques de l'appareil photo téléphonique. Il s'agit de contraintes dont Laurent tient compte. Il y a un savoir faire à l'oeuvre. Laurent affirme connaître le résultat avant la prise.
Mais l'appareil phototéléphonique permet une activation immédiate de la photographie puisqu'elle permet une diffusion instantanée des clichés. La photographie classique, dans sa composition, dans sa conception, comme beaucoup d'autres arts, réclame du temps. Une idée surgit chez un auteur. Une démarche est projetée. Un dispositif est agencé. La photographie suppose fréquemment l'anticipation par le photographe de ce que va être la prise. L'attente, la patience, le désir, ces états d'esprit tournés vers le futur sont inhérents à l'acte du photographe. Après la prise, l'image latente dort sur la pellicule avant d'être révélée. Puis cette image en négatif doit être tirée, triée parmi d'autres. La distinction entre l'art et la vie est ici question de sélection, dans le cadrage, l'instant et le tri parmi les prises. Enfin, il faut diffuser ce cliché... Laurent, avec l'appareil phototéléphonique, contourne ces étapes pour goûter en ligne au direct, habituellement réservé aux musiciens ou aux acteurs de théâtre.
Les clichés numériques de Laurent sont donc pris spontanément et instantanément diffusés sur la toile. C'est comme si n'importe qui pouvait voir par ses yeux. Ses images sont autant des perceptions que des souvenirs. L'auteur travaille à sa propre filature. Il est suivi à travers ses propres yeux. S'agit-il d'une création bourgeoise, égotiste et méprisable, ou le petit moi raconte sa petite histoire personnelle, sa petite aventure, comme dans les romans de gare ? Traite-t-elle au contraire de l'être pour tous, a-t-elle le pouvoir de nous révéler notre propre vie, comme les romans de Proust ou les films de Bergman ? A vrai dire, le propos ici n'est ni d'exalter un moi singulier ni d'approfondir notre moi universel. Il s'agit plutôt de s'interroger sur le rapport entre l'art et la vie, entre l'espace public et l'espace privé. Il s'agit d'assumer son soi pour les autres dans ce qu'il a d'ordinaire. L'art ici consiste en ce jeu de piste avec son quotidien, réside dans la démarche et non dans les oeuvres, car les photographies ne possèdent pas nécessairement l'achèvement et le perfectionnisme de chefs d'oeuvres. Ces photos sont mêmes ordinaires. Elles représentent des non-événements, seulement des faits. Il n'y a pas de pathos, de voyeurisme, de contrainte exhibitionniste. Laurent s'abstient-il de tout montrer ? Ou bien se laisse-t-il simplement porter par la pudeur, sans chercher la provocation de soi-même et des autres ? Ce qu'il interroge, c'est l'image et non sa propre identité personnelle ou les limites de son intégrité. Il ne s'agit pas d'un rapport tragique mais ludique à la vie. L'image n'est pas ici une frontière à franchir pour atteindre la vie. L'image et la vie sont la même chose.

2010








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