D'un point
de vue individuel, la création apparaît comme une nécessité
esthétique anthropologique, une pulsion personnelle qui nous conduit
à inventer sans cesse, à chercher à découvrir, à résoudre les
problèmes au quotidien. La création est donc une condition du
développement personnel de chacun. D'un point de vue collectif, la
création répond au crises structurelles du milieu socio-technique
objectif dans lequel nous nous trouvons.
Si la
balance penche en faveur de l'individu, on sera amené à défendre
la thèse de la liberté de la création. Les individus sont capables
de transformer la société selon des orientations possibles
différentes, soit en fonction des aléas soit en fonction de leurs
décisions. Ainsi, le créateur possède une responsabilité dans
l'histoire du développement technique et social de la société.
Mais si la balance penche en faveur de l'influence du contexte social
plutôt que celle de l'individu, nous aurons à défendre une thèse
déterministe de l'évolution, où le système lui-même, en fonction
de son état, sécrète à travers les individus les inventions
nécessaires à son développement. La création individuelle sera
dès lors réduite à l'éclosion inéluctable d'une idée
conformément à la situation du système socio-technique dans lequel
il se trouve.
La
sérendipité désigne en quelques mots la découverte fortuite.
Cette notion souligne le rôle du hasard et de la créativité
individuelle dans l'invention et la recherche. Elle corrobore la
conception contingente de l'évolution de la création. Or un nombre
infime d'inventions s'inscrivent dans la société durablement en
tant qu'innovations, comme si la structure technique et sociale
créait un filtre sélectif. Si la structure détermine ainsi le
cours des choses, on peut s'imaginer une logique du progrès,
inhérente à l'ensemble de la société, qui expliquerait, par
exemple, des découvertes simultanées à certaines époques. Dans ce
cas, il faudrait remettre en cause la dimension libre des découvertes
et des inventions. Comment serait-il possible de modifier librement
nos modèles techniques et sociaux, si ceux-ci évoluent en fonction
de leurs propres lois organiques ? Quelles sont les possibilités
réelles d'invention face à l'épuisement et aux crises des modèles
techniques et sociaux actuels (pollution, chômage, etc.)?
Nous
analyserons le processus créatif sous l'angle d'abord individuel de
l'invention, notamment grâce au concept de sérendipité désignant
l'invention d'hypothèses à partir d'observations inattendues. Il
s'agit de déterminer le rôle du hasard et de la liberté dans la
création. Puis nous tenterons de comprendre l'émergence de
l'innovation dans le champ social et les mécanismes de filtrage et
de sélection des inventions qui échouent en terme de diffusion
sociale. Ceci nous conduira à dégager une zone intermédiaire
collective, à mi-chemin entre l'invention interne, libre et
individuelle, et le développement externe des innovations
déterminées par la structure. L'éclairage de cette zone,
externaliste, collective mais non déterministe, nous permettra de
valoriser la dimension politique de la création.
I.
L'invention individuelle
Lorsque
nous parlons d'invention, de création, il nous faut prendre en
compte le surgissement spontané et ex nihilo de la nouveauté. La
liberté elle-même serait impensable sans la possibilité de
commencer une série par soi. La problématique qui apparaît est la
même que celle du hasard. Si ce dernier existe ontologiquement, il
faudrait penser une sorte de vide, de désordre, de déviation et
d'aléatoire dans l'être, comme on le fait depuis Epicure jusqu'à
la mécanique quantique. Mais si le hasard est de nature épistémique,
alors il ne serait qu'une apparence liée à notre finitude
intellectuelle et notre incapacité à saisir tous les déterminismes,
comme on l'affirme depuis les stoïciens jusqu'à Einstein, pour qui
Dieu ne joue pas aux dés.
Or, ce que
nous appelons sérendipité, c'est-à-dire schématiquement la
découverte fortuite, suppose en premier lieu un phénomène
inattendu. Celui-ci frappe par son anormalité, comme la trajectoire
surprenante d'un astre, celle d'Uranus par exemple, constatée par Le
Verrier au XIXe, et qui l'amena à découvrir l'influence
gravitationnelle et l'existence de Neptune. On peut citer encore
l'exemple de Percy spencer après la seconde guerre mondiale qui,
surpris par le chocolat fondu dans sa poche près de son radar, le
Magnetron, découvrit après ce qui devint le four à micro onde .
Aujourd'hui, la sérendipité est un terme utilisé par quelques
internautes pour désigner les données imprévisibles que délivrent
les moteurs de recherche. Dans le domaine symbolique de la
communication, on peut évoquer l'écriture automatique, le cadavre
exquis, les contraintes oulipiennes comme ferments de la sérendipité.
En philosophie et en poésie, en particulier chez Heidegger et
Mallarmé, on peut considérer le recours à l'étymologie, souvent
surprenante par rapport à nos habitudes linguistiques, comme un
stimulant intellectuel. L'ouvrage de Daniel Bourcier et Peck van
Andel, De la sérendipité,
paru en 2009 regorge d'exemples et d'anecdotes sur les découvertes
fortuites de la pénicilline, de la superglue, du stéthoscope, du
velcro, du post-it, du viagra, de l'imprimerie, de l'Amérique, etc.
si bien que l'on en vient à se demander quelle découverte ne put
être faite sans l'aide du hasard heureux.
Pour ce qui
est de l'histoire du terme, celui-ci désigne l'ancien nom du Sri
Lanka, l'île de Sérendip, et se rapporte à une série d'emprunts
littéraires qui va de la tradition indo-persane médiévale et
jusqu'à Voltaire dans Zadig. Dans le conte, Les
trois princes de Sérendip, du
Chevalier de Mailly en 1719, inspiré par Les
pérégrinations des trois fils du roi de Sérendip
d'Amir Khusrau, poète persan du XIVe il
est question d'invention d'hypothèses à partir d'indices,
anticipant les romans policiers d'Edgar Poe, Conan Doyle et Agatha
Christie. Par exemple, le chemin brouté d'un côté indique que le
chameau qui passa fut borgne ; les pas inégaux laissent penser qu'il
boitât etc. Zadig, lui, infère qu'une chienne qui boite est passée
en raison des traces de pas sur le sable et des sillons tracés par
ses mamelles. Le zoologue Cuvier fait référence à Zadig pour
valoriser ce qu'il appelle la "prophétie rétrospective"
qui permet de caractériser un animal grâce à ses empreintes. Le
substantif "sérendipity" sera utilisé la première fois à
Londres par le collectionneur Horace Walpole en 1754.
"La
science est fille de l'étonnement" affirmait Aristote. Mais cet
étonnement, face à un événement inattendu, suppose qu'on soit
capable de l'apercevoir, qu'on y soit sensible, qu'on ne passe pas à
côté. Ainsi, la sérendipité réclame-t-elle, en plus du hasard,
l'attention sans laquelle ce hasard passerait inaperçu. L'étonnement
requiert donc un état de veille, de recherche, une vigilance de
chaque instant à ce qu'il y a de plus fugace. Cela revient à se
mettre à l'écoute de ce qui arrive plutôt que de suivre
obstinément un chemin tout tracé. Il faut laisser venir les choses,
rester en posture d'accueil, comme on l'enseigne dans les pratiques
de l'improvisation. Pour prendre une image plus terre à terre,
lorsqu'un médecin vous examine pour une bronchite, il doit être
capable de déceler un cancer à l'occasion. Il laisse donc un
horizon ouvert, se laisse surprendre par une anomalie sur la
radiographie. Nous connaissons cet état de vigilance lorsque nous
arrivons sur un site pour mettre en place la participation citoyenne
au projet urbain. On observe tout et l'on remarque ici le manège des
habitants autour des encombrants et là le ballet quotidien du
service de la ville. De là sont nées les idées d'un "magasin
à prendre ou à laisser" ou d'un café ambulant dans le
quartier dans l'association Oup. Michel Courajou, dans une conférence
au pavillon de l'arsenal à Paris, insiste sur l'importance de
l'observation des usages de habitants dans son travail de paysagiste,
afin de s'en inspirer et de ne pas les détruire.
C'est aussi
hors du travail, sur notre temps de loisir, que les idées
surgissent, comme si elle attendaient que nous soyons un peu assoupis
pour s'imposer, à la façon des rêves. En bref, c'est sur le sol,
dans les recoins, que se cache l'indice crucial qui confondra aux
yeux de l'enquêteur le mystérieux assassin. C'est sur le bord d'une
route, perdu dans l'herbe, qu'il est dissimulé. La solution d'un
problème exige donc un détour (comme en font les rats de
laboratoire dans les labyrinthes). Ce qui est caché, l'est bien
souvent en fonction de nos habitudes. C'est pourquoi, paradoxalement,
la lettre volée d'Edgard Poe est d'autant mieux cachée qu'elle est
en évidence, car nous avons pris finalement l'habitude de fouiller
les coins sombres et de contourner ce qui est en pleine lumière
quand nous cherchons quelque chose.
La
sérendipité suppose donc le hasard, l'attention au hasard et enfin
l'abduction, c'est-à-dire la capacité à former une hypothèse à
partir de l'observation. Si par exemple vous entrez dans une cuisine
et que vous voyez un verre de vin près d'une bouteille de vin
ouverte, vous supposerez que ce vin doit provenir de cette bouteille.
Dans ce cas, vous imaginez un fait dans le passé qui peut expliquer
l'état de fait présent. Évidemment, il ne s'agit pas d'inventer
n'importe quoi mais l'hypothèse la plus plausible, même si elle
peut surprendre. Fleming, l'inventeur de la pénicilline, écrit en
1944, dans le Bulletin britannique de médecine
qu'il fut étonné en 1928 de voir que la moisissure détruisait les
staphylocoques. La meilleur hypothèse pour un chercheur peut encore
paraître déraisonnable pour ses collègues. L'histoire de la
relativité ou de la mécanique quantique, et même celle du
géocentrisme, montrent l'incrédulité persistante de la communauté
scientifique face aux découvertes d'avant garde qui se sont
néanmoins imposées à l'esprit de leur inventeur. Car les analogies
d'où proviennent les hypothèses peuvent être à première vu
incongrues, comme le rapprochement entre la pomme et la lune chez
Newton lorsqu'il découvrit la gravité.
L'hypothèse
en question surgit brutalement, à travers une illumination, même si
elle a nécessité, la plupart du temps, des années d'incubation et
de travail. L'hypothèse qui apparaît, que l'on nomme abduction avec
Peirce depuis 1866, n'est pas nécessairement explicative. Elle peut
être aussi prescriptive. On devine simultanément la cause d'un
phénomène (par exemple le fait que la lune agit sur la marée, ce
que comprirent tôt les navigateurs, en particulier les babyloniens
dès 4000 avant JC) et les moyens d'agir (puisque la connaissance des
marées évite de s'échouer sur les côtes). Les explorateurs du
XVIIIe ont découvert comment dans certaines régions d'Afrique et
d'Asie on utilisait la technique de l'inoculation du pus des
vésicules des malades de la variole pour vacciner la population. Ici
la technique précède les connaissances exactes d'un Pasteur, mais
la symétrie entre expliquer et prescrire propre à l'abduction est
bien visible. On pourrait également citer la découverte de
l'asepsie par Semmelweiss, qui finit par saisir les causes du décès
des femmes enceintes, contaminées par les chirurgiens revenant de la
morgue, et le moyen de lutter contre ces décès en imposant la
toilette de leur main aux médecins. Le fait que l'abduction ne soit
pas uniquement explicative mais aussi prescriptive est important pour
comprendre la sérendipité en Art. On rapporte que Kandinsky
découvrit l'art abstrait en retrouvant l'une de ses toile accrochée
à l'envers ; que Arp, en voyant par terre l'assemblage de papiers
déchirés par colère, eu l'idée de ses collages ; que Schaeffer
inventa la musique concrète en entendant une cloche privée de son
attaque en studio, que Melies découvert le trucage au cinéma en
raccordant de la pellicule déchirée, etc. Les hypothèses seront
retenues par les artistes dans la mesure où elles ont un destin
possible, offrent un fort potentiel pratique, et ouvrent de nouveaux
continents. A vrai dire, des inventions, il y en a sans cesse. Mais
la sélection est rude et peu subsistent ou même deviennent des
révolutions planétaires.
Peut-on
parler de liberté de création alors que tout ne semble être
découvert que par d'heureux concours de circonstance ? C'est que la
liberté c'est justement la capacité de transformer le hasard en
occasion, de l'utiliser correctement pour l'insérer dans les chaînes
du déterminisme. Lorsque Sartre dit que l'existence précède
l'essence, il parle en même temps de notre condamnation à la
liberté. C'est-à-dire que nous sommes tenus de faire le meilleur
avec ce qui arrive, dans la mesure où n'importe quel détail peut
avoir des conséquences gigantesques. L'individu ne doit pas se
déresponsabiliser, comme s'il n'était que l'agent d'un plan
préétabli, mais doit prendre conscience de sa capacité à orienter
les faits les plus minimes avec parfois les conséquences les plus
lourdes. Voilà qui fait de la liberté créatrice, non seulement un
pouvoir, mais aussi un devoir, puisqu'il tient à chacun de nous
faire arriver ou échouer telle procédure économique, scientifique
ou politique. Cette position contredit les grands récits
eschatologiques religieux ou scientistes qui nous condamneraient à
entrer tête baissée dans le train de l'histoire. Si nous sommes
condamnés à quelque chose, c'est à faire l'histoire et non la
subir. Ainsi, il n'y a plus de découvreur, de révélateur ou de
prophète de vérités en attente, mais bien des inventeurs et des
créateurs à l'origine de révolutions et de bifurcations imprévues.
Plutôt que les marionnettes martyrisées du destin historique, nous
sommes des acteurs responsables face à d'autres acteurs aux intérêts
divergents et luttons pour l'harmonie des intérêts sans transiger
sur le bien général. Cette prise de conscience nous invite à
réfléchir à la façon dont des changement microscopiques, comme de
petites révoltes, entraînent des révolutions macroscopiques. La
question est surtout de savoir ce qui fait que la société, à un
certain moment, décide que telle découverte est bien scientifique,
ou bien artistique, ou bien encore morale, alors que cela avait pu
être impensable jusque là. Autrement dit, qu'est-ce qui fait que
l'on va retenir à telle époque telle ou telle abduction contre une
autre ? Certes cette position peut laisser place au relativisme et au
scepticisme et faire du vrai, du beau et du bien n'importe quoi
pourvu qu'une société les reconnaissent comme tels. Mais ce risque,
il faut le courir, le modérer avec un pragmatisme global (et non
purement économique) en fonction des effets concluants pour tous.
La
sérendipité repose donc sur le hasard, l'audace, la liberté,
l'inattendu. Faut-il en conclure qu'elle exclut toute méthode et
qu'elle doit se rapporter à un anarchisme épistémologique à la
Feyerabend pour qui tout est bon dans les sciences ? Il ne serait pas
vain de tâcher de comprendre, non pas tant la méthode, sans quoi
nous devrions parvenir à des machines à inventer, mais au moins la
rhétorique de l'invention, la rhétorique n'étant pas encore la
poésie. L'invention d'une hypothèse fonctionne par trope,
c'est-à-dire déplacement, transfert, distorsion, détour,
différence. La figure de style est proche de l'erreur. C'est une
erreur simulée. Le bon mot, la métaphore heureuse sont des lapsus
généralement volontaires mais parfois avec un fond de hasard. La
figure de l'invention est l'analogie. Ainsi part-on du principe que
la nature est mathématique ou mécanique (chez Galilée et
Descartes) ou encore qu'une machine peut parler comme pour Turing.
Ceci nous révèle la nature poétique de l'invention, qui commence
par une sorte de jeu : faire comme si. Sans le jeu nous serions
encore à l'âge de pierre. C'est sans doute pourquoi Montaigne
disait que le jeu est l'activité la plus sérieuse des enfants.
Parmi les
erreurs heureuses, parlons du contresens. Comprendre un auteur de
travers, faire des rapprochement incongrus avec un autre, peut être
très fécond. Personnellement, je dois beaucoup à tous les livres
que je n'ai pas bien compris, car ils m'ont fait réfléchir et
imaginer ce que je devais comprendre. Ou alors, il m'a semblé
comprendre un auteur en en lisant un autre, sans savoir si j'avais le
droit de rapprocher ainsi les deux auteurs. Tout cela est
fondamental. On peut effectivement enseigner la rigueur, l'art de se
couler dans la pensée d'un autre, mais il ne faut pas dénigrer
l'attention flottante, la distraction et la rêverie qui nous portent
à penser à notre tour sur le bruit de fond de la parole d'un autre.
A partir de
là, il faut reconnaître que beaucoup d'inventions naissent à
partir de cocktails indigestes : Darwin marie l'histoire naturelle
avec Malthus ; Marx malaxe Hegel, Smith, Ricardo ; Freud la biologie,
l'économie et la thermodynamique ; Sartre l'existentialisme et le
marxisme. Ce travail, ou plutôt ce jeu, que l'on peut faire avec les
livres, on peut le faire tout simplement avec des images, par
analogie, de manière bêtement métaphorique. Par exemple, Maxwel
transfert la notion d'onde de l'eau à la lumière ; Levi Strauss
transfère la notion de structure de la linguistique à
l'anthropologie. On parle alors de nomadisme conceptuel. Tous ces
mélanges peuvent échouer mais aussi bien réussir, comme une
mayonnaise. Et cette réussite pourra continuer son chemin jusqu'à
devenir une innovation. On voit que la création n'est pas tout à
fait ex nihilo. Ce qui est inédit c'est la combinaison.
Les
modifications apportées à l'existant peuvent être initiés par les
usagers qui ne vont pas nécessairement dans le sens souhaité par
les acteurs de l'offre. Madeleine Akrich (in Sociologie
de la traduction) propose la typologie
suivante des modes d'intervention des utilisateurs : le déplacement
(utiliser un sèche cheveux comme soufflet), l'adaptation ou
exaptation (les usagers s'approprient les choses à leur manière,
comme faire d'un vase Ikéa un grand verre aux États-Unis),
l'extension (rajouter un filet à une poussette), le détournement
(faire d'un bidon un instrument). Il s'agit à chaque fois d'opérer
une distorsion dans la structure et de bousculer son invariance, sa
constance, sa répétition. De marginale, cette modification finit
par redéfinir la règle. Ces tropes sont bien souvent le fait des
usagers qui adaptent les objets à leur contexte. L'exemple de
l'invention de l'Omnibus en 1825 est intéressant. Stanislas Baudy
crée des bains douches à Richebourg, dans les faubourgs de Nantes,
en 1825. Comme aucun client ne se présente, il met à la disposition
des nantais un moyen de transport, une navette avec une voiture à
cheval. Le succès est immédiat mais inattendu. Les voitures sont
pleines mais les bains-douches restent vides. Les Nantais ont besoin
de mobilité et non de se laver. Pascal avait déjà inventé le
concept de transport public urbain en 1665 à Paris, mais cela
n'avait pas fonctionné pour diverses raisons socio-politiques
(Georges Amar in La Sérendipité).
Ce genre
d'adaptation par les usagers est nécessaire pour favoriser la
pénétration des inventions qui se répandent du local vers le
global. Au tout début, les automobiles étaient des jouets pour une
poignée de riches, les portables un outil professionnel, les
télécommandes des prothèses pour les personnes à mobilité
restreinte. On peut certes faire une histoire "naturelle"
des techniques, mais selon un évolutionnisme non déterministe. Le
hasard offre des opportunités qui représentent des solutions pour
résoudre les dysfonctions d'une structure et éviter sa destruction.
Cette vision est encore simplificatrice, car il faut encore tenir
compte des évolutions négatives, comme celle par exemple montrée
par le film Le cauchemar de Darwin, comme
les effets induits par l'automobile,
l'irrigation, l'air conditionné etc. Cependant, certaines
innovations sont elles-mêmes dues aux effets induits lorsqu'ils sont
positifs. Prenons par exemple Le Viagra qui était contre l'angine,
le Micro-onde qui était un radar, internet qui servait d'abord à
l'armée à décentraliser l'information.
Avant
d'étudier la transition entre l'invention individuelle et
l'innovation collective, il nous faut faire une remarque importante
sur le statut des inventeurs dans notre culture et l'usage de la
sérendipité dans l'histoire. Tout d'abord, pour des raisons
pédagogiques et hagiographiques, on tend à faire des inventeurs des
héros, des figures mythiques et à réduire leurs longs travaux à
une fable, à romancer leurs actes de manière rétrospective. Bien
des récits de sérendipité relèvent du story-telling et son trop
parfaits pour être exacts. On peut penser à la fameuse pomme de
Newton qui lui fit découvrir la gravité, à l'association de la
chevalière et du pressoir à vin par Guttenberg. Ce dernier n'a fait
en réalité qu'améliorer une invention déjà existante.
L'invention de la presse à caractère mobile en bois est due à Bi
Sheng, un homme du peuple chinois du XIe siècle. Une histoire
complexe et pleine de rebondissements d'inventeur se résume souvent
à une petite histoire merveilleuse, un conte de fée hollywoodien.
Parfois la sérendipité, au lieu d'être romancée, est cachée,
dans la mesure où elle dissimule le travail et le mérite. Il est
évident que "le hasard ne favorise que des esprits préparés",
comme l'affirmait Pasteur, qu'"il ne parle pas aux sots",
comme l'affirmait Balzac, et que de nombreuses dispositions et
beaucoup de métier président à la découverte, comme le remarquait
Nietzsche, pour qui le génie est un leurre dissimulant le long
travail de l'artiste. La question de la création conduit à celle de
l'auteur, à sa reconnaissance sociale et juridique, à sa dimension
symbolique, avec tous les enjeux culturels et identitaires que cela
comporte. Non seulement, l'innovation dépend de stratégies pour
s'imposer mais il faut des luttes tactiques pour entrer dans
l'histoire. Les découvreurs se disputent le succès, protègent
leurs droits, et surtout s'attribuent les découvertes au détriment
des techniciens, des petites mains, des anonymes ou des sociétés
traditionnelles. Les scientifiques propagent une vision déformée
par intérêt corporatiste et se préoccupent peu de rigueur
historique. Le résultat est désastreux parfois sur les historiens
eux-mêmes : pour Carlyle, "l'histoire du monde n'est rien
d'autre que la biographie des grands hommes". Le découvreur est
généralement un homme blanc et riche, ou encore une grande marque,
et les autres ne peuvent former qu'une foule d'arrière-garde
derrière cette figure souveraine. Le problème est comparable à
celui du commerce équitable. Une recherche équitable devrait rendre
à chacun son dû, comme le fait C. Conner dans son Histoire
populaire des sciences. Nous traiterons de
cette histoire collective effacée par le nom des grands hommes (en
général caucasiens et fortunés). Mais avant cela, penchons-nous
sur le passage de l'invention individuelle à l'innovation
socio-technique.
II.
L'innovation socio-technique
Comment
l'invention devient-elle innovation ? Comment une découverte locale
parvient-elle à se diffuser dans la société, à se commercialiser,
à transformer les usages ? On peut aisément affirmer qu'un taux
très faible d'inventions deviennent des innovations. Après les
filtres de l'attention et de l'abduction, qui ont permis de créer à
partir du hasard, il faut encore franchir des barrières
socio-techniques. Celle-ci sont déjà présentes au niveau
individuel, dans les présupposés, les opinions, les outils
conceptuels qui forment ce que Bachelard appelle des obstacles
épistémologiques. Puis le contexte technique doit être adapté à
la nouveauté. L'automobile, par exemple, ne se développe que si
l'on maîtrise la production du pétrole et des routes. Il y encore
des obstacles économiques, politiques, moraux etc. Lorsque une
invention parvient à se développer, elle doit en plus se maintenir.
Elle risque d'être détrôné par d'autres innovations (comme le
minitel par internet). Il faut songer en outre au contexte culturel,
à l'enseignement qui favorise l'invention, ou l'éducation qui
permet l'adaptation à de nouveaux usages (utiliser une brosse à
dent, une cocotte minute, un ordinateur etc). Il faut donc une
conjonction de l'invention et du milieu. En 1978, le post-it fut un
échec commercial, alors que quelques années plus tard il devint un
succès.
Les
sociétés possèdent une certaine force d'inertie et de
conservation, et les paradigmes dominants sont difficiles à
bousculer. Les habitudes, l'hostilité aux innovations restent fortes
et l'on remarquera qu'il a fallu faire des efforts, compter sur
l'envie de rupture des jeunes, pour imposer par exemple le tracteur
dans les campagnes et que les agriculteurs plus âgés ne se sont pas
jetés dessus. Graham Bell et son téléphone ou Thomas Edison et son
phonographe ont eu du mal à convaincre la société de l'utilité
leurs appareils au départ et il fallut beaucoup d'argent et de
publicité pour que ces inventions prennent leur envol. Pasteur et
Edison sont tout autant des entrepreneurs que des inventeurs. Bien
sûr nos sociétés finissent par intégrer les inventions, soit sous
l'effet des efforts de diffusions soit par une mutation graduelle
liée à l'évolution de nombreux éléments du tissu social. En
fait, une innovation ne commence pas tout à fait de manière
microscopique et se diffuse rarement spontanément. Il faut un
certain soutient économique, des associés, des partenaires, des
investisseurs, des communicants. Sur ce point, la mode est un levier
important. Le modèle de diffusion d'une innovation ressemble quelque
peu à la carrière d'un artiste. Pour les produits, la consommation
ostentatoire par les modèles sociaux, les célébrités et les
stars, motive les foules qui veulent leur ressembler et favorise la
pénétration des produits. On peut se référer ici à la façon
dont la cigarette a été promue, en particulier auprès des femmes.
Quand ce n'est pas la société qui cherche à imiter les plus
favorisés (prenons l'exemple de la marque Lacoste en banlieue), ce
sont les inventions populaires (comme le jazz, le rock ou le rap) qui
finissent en produit de consommation de masse. L'innovation suppose
donc l'appropriation par les usagers, comme aujourd'hui l'automobile,
le téléphone, l'e-mail, la carte bancaire, qui sont devenus des
nécessités. Il serait d'ailleurs faux de croire que ces inventions
furent acceptées facilement. Il faut un certain temps avant de
séduire les investisseurs et le public. La résistance persiste dans
l'opinion, pour le nucléaire, les ogm, etc. David Nye dans
Technologie et innovation
cite des exemples célèbres de résistance à l'innovation : le
rejet des armes à feu des japonais entre le XVI et le XVIII e, les
modes de vie Mennonite et Amish, ou encore le refus Maya et Aztèque
d'utiliser la roue à des fins pratiques pour des raisons
religieuses. Il y a donc des conflits entre forces progressistes et
conservatrices à chaque innovation. C'est qu'on ne peut ignorer
l'incidence sociale des innovations techniques. Le cas de
l'émancipation des femmes, s'il n'en découle pas uniquement, doit
beaucoup à l'invention du vélo, de l'école, des instruments
ménagers, de la pilule, etc. Comme une goutte de citron dans le
lait, les innovations peuvent modifier tout un ensemble. En tout cas,
les innovations ne peuvent être perçues simplement comme des
fatalités qui arrivent au société mais elles sont le produit des
volontés et des tensions entre les groupes, des attentes et des
craintes de la société.
L'innovation
se répand de manière virale, épidémique, à partir d'un
épicentre, comme la télécommande au départ réservée aux
personnes handicapées et qui finit par se généraliser. La
démocratisation des produits (l'auto, l'ordinateur) n'est pas
seulement due à un désir philanthropique mais à des opportunités
commerciales liées à la productivité industrielle. La Ford T bon
marché ne fut pas un cadeau fait aux ouvriers, mais une manière
d'écouler une production abondante auprès des producteurs
eux-mêmes. Dans certains cas, la thèse libérale, selon laquelle la
poursuite de l'intérêt personnelle profite à tous semble se
vérifier, mais dans bien des cas cette thèse laisse de côté les
effets induits ou à long terme, la fracture numérique induite par
internet par exemple, les effets environnementaux de l'auto, etc.
D'après Schumpeter, le capitalisme suppose l'innovation endogène
(cumulative, quand le livre cohabite avec l'écran, ou destructrice,
quand internet efface le minitel). Une autre source exogène
d'innovation est la révolution née de problèmes techniques ou de
conflits sociaux. On peut se demander si le conflit n'est pas le
moteur de l'innovation. Le plus apparent est le conflit armé qui
dynamise la production et l'innovation. Mais les conflits économiques
et les rapports de concurrence sont également importants. Il y a
sans doute des innovations qui naissent de démarchent purement
solidaire. Mais on doit aussi considérer tous les préjugés qui
président aux entreprises de développement d'un milieu tiers
(infrastructure coloniale, politiques sociales, démocratisation par
la guerre version américaine, etc.).
Il semble
également que plus les sociétés se développent, plus les crises
systémiques sont menaçants et elles appellent des solutions (crises
environnementales, politiques, financières, climatiques, etc). Cela
signifie qu'au fond nos sociétés rêvent d'autant plus de sécurité
qu'elle créent de nouveaux risques. La technique est à la fois le
problème et la solution. Les risques technologiques (pollution,
accidents) sont depuis longtemps, depuis l'explosion des premières
locomotives ou des premiers téléviseurs, présentés comme
représentant un mal nécessaire dans la marche de l'histoire
technique. C'est le prix à payer pour parvenir à une société
parfaite, libérée par la technique. Cette vision entraîne la fuite
en avant technologique. A chaque problème technique, la réponse est
une nouvelle technique, au lieu de chercher des solutions sociales
(c'est ce qui oppose le durable, qui veut l'innovation énergétique,
à la décroissance, qui veut un changement de comportement et de
modèle économique). L'idéologie du progrès se coule dans le moule
dialectique du dépassement vers une résolution plus haute, qui
fonctionne comme une formule magique.
En réalité,
il faut être attentif aux rapports de force, au lieu de les
minimiser comme des simples accidents de l'évolution. Les luttes
n'ont pas d'issues pré-determinées, même si les rapports de force
sont assez inégaux. Ce qui est préoccupant, c'est que la recherche
et le développement laissent de moins en moins de place au hasard.
Une découverte comme le boson de Higgs dépend du Cern qui est une
énorme structure humaine et mécanique. Les impératifs industriels
du nucléaires ou pétroliers exercent une puissante paralysante
contre toute invention énergétique et révolution des pratiques. La
recherche appliquée détermine le sens de l'histoire et ferme le
champ des possibles qu'autorise la recherche fondamentale. On assiste
à la mise au pas des chercheurs par l'industrie. Eisenhower dès
1961 mettait en garde la société américaine contre l'accroissement
du complexe militaro-industriel et l'intrication de l'Université, de
l'Etat et de la grande industrie. Les fonds alloués aujourd'hui à
la recherche favorisent un petit nombre d'institutions dans les pays
riches. En grande partie cette recherche est financée par les
entreprises. Le résultat de ces monopoles est en réalité une
stagnation qui se traduit superficiellement par un inertie
stylistique depuis vingt ans, comme le remarquait récemment un
article du courrier international. Que de différence entre les
années 50 et les années 70 ou les années 70 et 90 ! Par contre,
depuis ce temps, pas de bouleversement majeur. Effet d'optique,
manque de recul et de clairvoyance, ou signe de ralentissement avant
un grand bouleversement qui rénoverait les notions mêmes d'art, de
société, d'Etat, de science ? Nous sommes dans une situation
ambiguë où l'on parle en permanence de changement mais où
d'immenses monopoles luttent pour leurs intérêts. Ils savent
néanmoins lâcher du lest pour leur survie, comme Toyota l'avait
compris en assouplissant la rigidité de son système productif et en
donnant plus d'initiative à la base. Les entreprises, comme les
Etats, font appelle, avec prudence, au collaboratif pour évoluer
sans perdre le contrôle, pour réduire un tant soit peu, et surtout
symboliquement, les inégalités, pour dynamiser une innovation en
panne. Pour ne pas revenir sur les matières, les énergies et les
biens produits, ni sur les hiérarchies en place, on tente de faire
bouger l'immatériel, la communication, l'organisation, les services
sans altérer les premiers. Mais on se doute que ce partage ne peut
rester qu'artificiel. La révolution technique, amenée par
l'informatique et internet, entraîne un changement d'organisation
sociale qui, à terme, modifiera la structure politique. La
révolution industrielle a conduit au capitalisme libéral, la
révolution communicationnelle peut conduire à autre chose. On
assiste aujourd'hui à une sorte d'anarco-capitalisme, oxymore qui
cache derrière une apparente liberté et gratuité des modes de
surveillance et de consommation plus insidieux.
Contrairement
à une idée répandue, ce n'est pas nécessairement la rareté qui
amène la Révolution. Des systèmes oppressifs ont perduré
durablement sans que quoi que ce soit ne change. La France de 1789,
comme d'ailleurs celle de 1968, était forte et peuplée. Mais en
1789, l'enrichissement de la bourgeoisie, son essor face à la
noblesse et au clergé furent déterminants. Autrement dit, les
révolutions arrivent, semble-t-il, avec l'émergence de nouvelles
forces. Les forces ouvrières et syndicales sont nées d'une
concentration urbaine des travailleurs industriels. Aujourd'hui, la
crise sociale se concentre sur les banlieues et les pays pauvres, où
des forces de nature conservatrice émergent. Ce qui est remarquable,
c'est que les révolutions jusqu'alors étaient bien souvent
progressistes. On attendait une vie meilleure de l'industrie.
Aujourd'hui elles sont conservatrices. Au nom de la religion, ou de
l'écologie, on demande plus de simplicité.
Platon se
méfiait de l'innovation. Elle peut provoquer des réactions en
chaîne épidémiques. Il redoutait même l'effet du bouleversement
des modes musicaux sur les moeurs. Ce phénomène de réaction en
chaîne est indiscutable. La révolution industrielle est apparue en
Angleterre, grâce à l'emploi de la vapeur dans les mines, la
découverte de la houille, la modernisation du tissage du coton des
Indes, puis des ateliers de céramique, minoterie et brasserie, la
transformation des zones industrielles en zones urbaines. Les
innovations techniques atteignent également les paradigmes
scientifiques. On considère généralement la technologie comme une
application technique des découvertes scientifiques. Mais
inversement la science naît des techniques. Pas de Galilée ou de
Descartes sans horloge et téléscope, pas de Leibniz sans
microscope, pas d'Einstein et de relativité sans problèmes de
synchronisation des transports, sans histoires de trains ou
d'ascenseurs qui ont servi d'aliment à ses expériences de pensée.
III.
L'innovation collective contingente.
Nous nous
trouvons à présent face à deux modèles. Dans un premier temps,
nous avons peint la figure du génie qui découvre par hasard et dont
les trouvailles, toujours par chance, passaient différents filtres
pour se diffuser. Ce modèle laisse penser que les sociétés
évoluent au gré des accidents du hasard, que certains micro-
événements sont tués dans l'oeuf tandis que d'autres enflent et
sont amplifiés. Une vision concurrente, consiste à affirmer que les
sociétés s'acheminent vers le progrès et qu'à chaque étape tel
ou tel inventeur est appelé à saisir l'occasion qui se présente.
Voilà qui explique les découvertes simultanées de la relativité
par Pointcarré, Einstein, Lorentz et Hilbert, du calcul intégral
par Leibniz et Newton, de la gravitation par Hook et Newton, de
l'évolution par Darwin et Wallace. Cette position invite à accepter
comme un mal nécessaire les maux transitoires de l'évolution. Il
faut accepter la sélection, comme il fallait se résoudre, dans le
modèle précédent, à une aventure humaine hasardeuse. On remarque
qu'à chaque fois le savant est présenté comme seul et
irresponsable, comme une espèce de créateur lunaire et débonnaire
à l'image d'un bon dieu de pacotille. Or nous voulons dégager une
autre thèse externaliste contingente et non internaliste contingente
ou externaliste déterministe. La forme du progrès n'est pas le
fruit du hasard aveugle ni d'un plan préétabli. Ce qui est mis de
côté dans ces modèles c'est la liberté, c'est-à-dire les
conflits d'intérêts, les révoltes, la politique. La création ne
se résume pas à l'histoire des poètes maudits ou des stars
internationales. Il faut s'attacher à l'histoire des groupes, sans
doute parfois articulés autour de figures symboliques plus ou moins
charismatiques. Nous parlons aujourd'hui d'intelligence collective
2.0 comme d'une nouveauté. Mais celle-ci a toujours existé, depuis
les sociétés les plus reculées. Seulement, les moyens actuels de
communication on jeté un éclairage sur leur importance. Les
nouvelles technologies de l'information mettent en lumière la nature
du progrès. On a abordé le progrès jusque là en terme inhumain de
puissance technique au lieu de saisir les enjeux de pouvoir. Nous
parlons nous d'évolutions socio-techniques en ceci que le pouvoir
des hommes importe autant que celui des choses. Les nouvelles
technologies révèlent l'ampleur de la surveillance panoptique des
institutions centrales. Mais elles montrent les possibilités de la
sous-veillance catoptique décentralisées. Le cyber-espace est-il un
nouveau continent à explorer ? Sans doute, mais il n'est pas sans
rapport avec le terrain réel et tend surtout à éclairer les
structures humaines qui étaient jusqu'alors masquées par
l'organisation géographique. Dans ce face à face entre le haut et
le bas, le centre et la périphérie, des ponts se tissent, des accès
s'ouvrent afin de faciliter l'innovation ascendante, comme la
pénétration des nouveautés. Cette ouverture participative est bien
sûr une façon d'ouvrir les marchés et de garantir la paix sociale
par une meilleure reconnaissance. Mais il tient à nous de profiter
de cette brèche pour entraîner des ruptures plus profondes.
Défendre un modèle externaliste et collectif contingent c'est
encourager ce mouvement. Il se crée une communication horizontale
qui décloisonne les forces qui furent affaiblies par la division,
avec des possibilités d'information et d'organisation nouvelles. Ces
lieux de contre-pouvoir reposent sur un partage libre de
l'information et dément l'image de l'auteur jalousement replié sur
ses idées en germe. Au modèle compétitif, reposant sur l'intrigue,
l'opacité et le secret, le modèle coopératif garantit l'activité
du groupe socio-technique. Dès lors, les inventions deviennent
rapidement innovations en étant partagées, récupérées, sans être
privatisées. Pour Clifford Conner, internet est un espace
d'invention populaire, comme l'était l'ancien monde où les artisans
des sociétés traditionnelles œuvraient à un progrès raisonné
qui fut ensuite centralisé et détourné par les classes dominantes
des colons et des marchands (il rappelle qu'à l'aube de
l'informatique, la programmation était une préoccupation
secondaire, une corvée de technicien. Elle ne fut prise au sérieux
qu'à partir des années soixante). Nous voyons apparaitre sous nos
yeux, dans le cadre d'internet, l'aspect psychosocial de la création.
Peut-être demain cessera l'apparente diffusion par le haut et le
rétablissement de l'irradiation et de la rencontre des acteurs
multiples. Cela est nécessaire dans la mesure où un grand nombre de
gens sur cette planète ne comprennent plus très bien le monde dans
lequel ils vivent pour la simple et bonne raison qu'ils le subissent
au lieu de le construire.
Raphaël Edelman, Summer Lab, Juillet 2012
Crédit photo :
http://www.google.fr/imgres?um=1&hl=fr&sa=N&biw=1152&bih=959&tbm=isch&tbnid=tKvXV-UIgzQEwM:&imgrefurl=http://www.nationalgeographic.fr/page/58/&docid=9JY4ZfbDl5KsoM&imgurl=http://www.nationalgeographic.fr/files/2010/09/07-chimp-ant-hill-714.jpg&w=571&h=393&ei=2MYbUN2wG8ao0QXqpoHoBA&zoom=1&iact=hc&vpx=458&vpy=167&dur=639&hovh=182&hovw=263&tx=151&ty=72&sig=117124873049573303342&page=1&tbnh=146&tbnw=185&start=0&ndsp=27&ved=1t:429,r:2,s:0,i:78
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