Introduction
- Pourquoi utiliser la philo en design
- Comment utiliser la philo en design
- Ethique
- Principes
- Liberté
- Société
- Esthétique
A. Arts
- Nature & artifice
- Imitation & expression
- Beauté & nouveauté
- Travail
B. Expérience
- Perception
- Forme & matière
- Temps & espace
- Epistémologie
A. Langage
- Pensées
- Choses
B. Vérité
- Croyances
- Méthodes
Notes
INTRODUCTION
1)
Pourquoi utiliser la philosophie en design ?
Les
dispositifs techniques peuvent être comparés à des textes de lois, en tant
qu'ils encadrent durablement la vie quotidienne. La construction d'une
autoroute, la création d'un réseau de communication, etc. nécessitent donc une
réflexion préalable approfondie sur leurs conséquences (Andrew
Feenberg, Repenser la technique). A cet effet, par rapports aux
arts appliqués, dont l'approche reste traditionnellement centrée sur l'objet,
la philosophie détient le statut de science humaine et se donne pour tâche
d'humaniser les dispositifs techniques. Elle est une science humaine, non pas
exactement en tant que savoir sur l'homme, mais surtout par et pour l'homme.
Les
activités techniques sont par essence spécialisées. Il y a des experts en
informatique, en économie, en médecine, etc., et dans chaque discipline on
trouve encore de multiples spécialités (anesthésiste, kinésithérapeute,
podologue, pédiatre, psychiatre etc. ). Il résulte de cette
l'hyper-spécialisation de la société une perte de sens, de valeur et
d'orientation générale. Or, les philosophes sont considérés comme des
spécialistes de la généralité (A. Comte). Quant aux designers, ils tendent eux
aussi à être des généralistes, puisqu'ils ne soucient pas uniquement de
l'apparence de leur produit mais également de leur usage et de leur incidence
sur l'environnement et la société. Ils s'efforcent de concevoir leurs ouvrages
de manière globale, en tenant compte des conditions de production et de
consommation, des facteurs esthétiques, techniques, sociaux, juridiques et
économiques. De manière analogue, les philosophes sont appelés à réfléchir sur
l'ensemble du monde, sur la société, les sciences, les arts et les techniques.
La
philosophie vise l'élucidation sémantique d'une problématique et propose des
axes de recherche clairs sur un plan théorique. Le design lui aboutit à une
réponse technique pour certains problèmes concrets, c'est-à-dire à un
dispositif précis concernant un aspect local du monde. La problématique du
philosophe consiste en une contradiction
conceptuelle qu'il s'agit non pas de résoudre mais d'explorer, tandis que le
problème du designer est un obstacle à vaincre par le meilleur des moyens. La
clarification philosophique de la problématique permet au designer d'aborder le
problème technique de manière globale et inattendue.
Le
design tente aujourd'hui de concilier les approches théoriques et pratiques. Il
ne suffit pas seulement d'enseigner extrinsèquement en cours des éléments de
philosophie aux designers, mais également d'élaborer ensemble intrinsèquement
une réflexion en projet (A. Findeli). Les philosophes sont de plus en plus
amenés à collaborer avec les designers. Ces recherches appliquées ne doivent
pas se substituer aux recherches fondamentales. Elles doivent les compléter
afin d'éviter de cloisonner les vies actives et contemplatives. L'indépendance
de la théorie par rapport à la pratique ne signifie pas son indifférence.
En
formulant avec eux les problématiques, le philosophe éclaire les problèmes des
designers. La compréhension de l'essentiel évite que les obstacles soient
abordés de manière partielle et inutilement sophistiquée. Par exemple, dans le
cadre de la mobilité, avant de se demander "comment aller plus vite",
il faut s'interroger sur ce que signifie se déplacer. On pourra mieux dissocier
l'urgence du trajet et l'esthétique de la flânerie. On pourra réfléchir au sens
de l'attente et à nos divers rapports au temps. Se demander encore ce que
signifie habiter, travailler, se détendre etc. permet de considérer des
orientations nouvelles et d'éviter d'emprunter des chemins sans issues.
2)
Comment utiliser la philosophie en design ?
Les
élèves designers n'ont pas à devenir philosophes mais doivent apprendre à
rédiger des fiches philosophiques dans le cadre de leur projet. Par exemple,
travailler sur un espace de détente suppose de réfléchir d'abord au brouillon
aux notions de détente et de stress en général, de trouver leurs définitions,
leurs synonymes et leurs antonymes. Il faut déterminer une problématique
opposant une thèse et son contraire. Par exemple, on peut supposer qu'un espace
est rendu agréable par la technologie et la présence d'autrui et, inversement,
que la technologie et la présence d'autrui détériorent la qualité d'un espace.
Il s'agit ni plus ni moins ici d'évaluer les avantages et les inconvénients de
la technologie et de la société par rapport à l'espace.
Au
propre, l'introduction commence par un constat qui contextualise la question
traitée et pose la problématique. Dans le développement, chaque thèse pourra
être développée séparément à l'aide d'arguments et d'exemples. D'un côté, la
technique améliore l'information et le confort et autrui permet la conversation
et l'entraide. D'un autre côté, la technique peut polluer et compliquer un
environnement et autrui peut générer du bruit, des tensions, etc. La conclusion
de la fiche doit fournir un bilan rapide et avancer une intention en s'appuyant
sur une idée forte (cloisonner ou décloisonner, équiper ou alléger un espace).
La
philosophie joue différents rôles selon les phases d'un projet. En phase de
veille et d'observation, elle oriente les recherches concernant l'inspiration
et les contraintes. Elle aide à déterminer les problème à résoudre et les
problématiques à traiter. En phase d'hypothèse et de conception, elle contribue
à qualifier les réponses possibles selon un axe de travail qui peut faire
l'objet d'une fiche philosophique. Enfin, en phase d'expérimentation et de
définition, elle permet de structurer et de formaliser la communication du
projet.
Pour
compléter cette démarche de projet et de philosophie par le design, nous
proposons cet abrégé de philosophie pour le design. Il s'agit d'un court
recueil d'opinions philosophiques à partir duquel chacun pourra mener sa propre
réflexion. Nous aborderons successivement les grandes régions de ce continent :
l'éthique (sur les hommes), l'esthétique (sur les choses) et l'épistémologie (sur
les idées).
I. ETHIQUE
La
racine du mot est double : éthos et èthos correspondent au latin habitare
(habiter) et habitus (habitude), issus de habere (se tenir) (JL
Nancy, Création du monde). L'éthique concerne ainsi la manière dont les
hommes doivent agir, se tenir et habiter.
1)
Les principes
Ethique
et morale sont souvent employés comme synonymes. Mais on peut établir quelques
nuances entre les deux. La morale peut désigner la conviction que l'on a en
notre fore intérieur, nos intentions et volontés, nos motivations, nos valeurs
et le sens que nous donnons à nos actions. L'éthique se rapporterait davantage
au comportement extérieur, à notre manière d'être et d'agir, aux conséquences
de nos actes sur l'environnement et autrui, à notre responsabilité vis-à-vis de
ce qui nous entoure. On prétend parfois que la morale tend vers l'universalité
et doit être la même pour tous, tandis que l'éthique serait relative selon les
cultures. Il n'y aurait que des éthiques. Le terme moral, de la même famille
que mœurs, est issu du latin. Il possède une connotation religieuse et renvoie
à une doctrine, tandis que le terme "éthique", d'origine grecque, a
une résonance plus laïque. Il désigne plus souvent la réflexion philosophique
critique à l'égard des dogmes.
On
assimile l'attitude morale au désintéressement, qui consiste à agir
indépendamment de notre intérêt personnel, pour le bien des autres ou par
respect pour des valeurs (1). Donner quand on est pauvre, dans cette
perspective, paraît plus moral que lorsqu'on est riche, puisqu'on le fait
contre son intérêt, avec abnégation. Le désintéressement repose sur des
devoirs, des principes inconditionnels, comme ne pas utiliser autrui comme un
moyen ou lui faire ce qu'on ne voudrait pas qu'on nous fasse (Kant). En aucune
circonstance, on est autorisé à mentir ou blesser autrui, même en cas de
légitime défense (2). Aucun mal n'est nécessaire ni justifié (Hippocrate, droit
de l'homme, etc.) (3). A cette conception déontologique de la morale, on oppose
une conception utilitariste (Bentham, Mill). Le critère de la morale et de
l'éthique sera la poursuite du de l'intérêt et du bonheur individuel et
collectif et non l'obéissance inconditionnelle au devoir (4). Dans ce cas, la
fin justifie les moyens, en fonction des circonstances, et selon la prudence.
L'utilitarisme rejette le rigorisme, l'austérité aveugle, l'esprit de sacrifice
et reste attaché à la vie terrestre.
Trois
principes bioéthiques peuvent aisément nous servir dans le cadre du design (5)
: le respect, la justice et la bienfaisance (qui se
rapprochent des notions de liberté, d'égalité et de fraternité). D'abord, le respect
consiste à ne pas agir contre le consentement d'autrui (ou de son tuteur). Rien
ne peut être imposé et l'on ne doit pas manipuler l'opinion ou dissimuler la
vérité pour influencer les choix. Celui-ci doit rester libre et éclairé.
Ensuite, la justice consiste à traiter chacun de manière égale ou
équitable, à ne pas exploiter autrui et à lui fournir des compensations en cas
de dommage. Enfin, le principe de bienfaisance consiste à bien peser les
risques et les bénéfices d'une décision et à veiller à diminuer les
conséquences négatives de nos choix. Il faut toujours se demander à quel prix
on se permet d'user de tel ou tel moyen.
2)
La liberté
Nous
existons au milieu des choses et des personnes. Tout ce qui n 'est pas nous
peut être considéré comme des obstacles et des contraintes. Notre liberté est
limitée par les objets et les individus, par les données naturelles et
culturelles. Les contraintes physiques s'exercent à travers la gêne, le
malaise, la douleur et la mort. Les contraintes sociales viennent de ce que je
dois, de gré ou de force, respecter la liberté et les exigences d'autrui (6).
On peut dès lors considérer qu'il n'y a en réalité aucune liberté dans la
mesure où nous existons dans le monde. L'illusion de liberté viendrait de notre
ignorance des causes qui nous déterminent. Nous croyons prendre des décisions
par nous-mêmes parce que nous ne savons pas ce qui nous pousse à choisir telle
ou telle chose (Spinoza). Cependant, si nous n'étions pas libres du tout, nous
ne serions responsables de rien. N'étant pas les auteurs de nos actes, nous
ne serions pas condamnables. Pourtant, nous ne cessons jamais de récompenser et
de punir, de louer et de blâmer les autres. Nous jugeons les autres sur les
décisions qu'ils prennent. Nous leur reconnaissons donc une responsabilité et la liberté de faire autrement (excepté dans des circonstances exceptionnelles
comme la folie). La raison est qu'il n'y a pas seulement chez l'homme une
causalité naturelle, qui nous ferait agir comme des automates, mais aussi une
causalité libre, c'est-à-dire une capacité à obéir aux règles que nous nous
fixons (Kant). "L'obéissance à la loi que l'on s'est prescrite est
liberté" écrit Rousseau. On appelle "autonomie morale" cette
faculté à résister à nos inclinations. Etre maître de soi, c'est contrôler sa
colère, se forcer à se lever, à apprendre, à obéir etc.
S'il
y a une liberté chez l'homme, il faut reconnaître qu'elle peut difficilement
s'extérioriser, tant pèsent sur nous les contraintes. Mais nous nous contentons
difficilement d'une liberté toute intérieure et cherchons à transformer les
obstacles en outils, tout comme l'oiseau utilise l'air pour voler et le marin
le vent pour naviguer. Le monde est neutre en lui-même, et ne devient
adversaire ou auxiliaire pour nous qu'en fonction de nos désirs (7). Deux
attitudes sont alors possibles : le fataliste aura la sagesse de transformer
ses désirs plutôt que l'ordre du monde (Descartes). Mais avec une telle
philosophie, aucune révolution technique ou sociale n'eut été possible. Le
volontariste au contraire cherchera à réaliser ses désirs par n'importe quel
moyen. Le risque ici est soit d'échouer et d'être déçu, soit de réussir mais
par de mauvais moyens.
3)
La société
Les
individus forment une société grâce à des échanges sans lesquels ils ne
pourraient survivre. Nous échangeons des choses matérielles, comme de la
nourriture ou des biens, et des choses immatérielles, comme des affects et des
idées. Les hommes eux-mêmes font l'objet d'échanges, dans le travail, le
mariage, etc. Alors que l'échange suppose la réciprocité, l'égoïsme ou le vol
sont unilatéraux et moralement répréhensibles. Quant au don, il peut consister
à échanger une choses matérielle contre une chose immatérielle, comme la
reconnaissance (Mauss, Bataille). Nous sommes parfois capables de sacrifier
notre intérêt économique pour pratiquer des sacrifice d'ordre purement
symbolique (religion, guerre, faste).
Les
doctrines politiques modernes reposent sur l'échange, soit libre (libéralisme)
soit régulé (socialisme). Pour les libéraux, la poursuite de l'intérêt
personnel est compatible avec le bien commun (Smith). Pour les socialistes, au
contraire, ce lien ne va pas de soi et la redistribution des richesses doit être
assurée par un tiers, l'institution ou l'Etat. L'utilisation de l'argent rend
d'autant plus nécessaire cette régulation. A la différence des biens matériels,
qui possèdent une valeur d'usage lorsqu'on s'en sert et d'échange lorsqu'ils
servent au commerce, l'argent n'a qu'une valeur d'échange symbolique et peut
être accumulé sans limite. L'argent est d'abord un moyen de faciliter les
échanges entre des biens de valeurs différentes, comme une maison comparée à un
immense tas de chaussures. Mais l'amour de l'argent pour l'argent
(crématistique) peut entraîner la captation égoïste et infinie des richesses au
détriment de la société (Marx).
La
politique (de polis, cité) est l'art d'administrer la société en vue du
bien commun. Elle porte sur le domaine public mais est esquissée dans la vie
privée. On trouve, dans la famille, une économie (les échanges), des règles de
vie, des peines et des récompenses, de l'exploitation et des révoltes. Les
familles composent des communautés qui à leur tour forment des sociétés et des
institutions nationales et internationales. La politique se retrouve donc à des
échelles micro et macroscopique de la société. L'Etat est une institution
bureaucratique qui administre la société de manière centralisée. Il est une
construction rationalisée, à la différences des sociétés traditionnelles régies
par le droit coutumier. Pour les étatiste, comme Hegel, l'Etat seul peut
garantir la justice entre les citoyens. Pour les anarchistes (Stirner,
Proudhon, Bakounine, Nietzsche), l'Etat, qu'il soit démocratique ou tyrannique,
est un instrument d'exploitation de la société légitimé par une justice
apparente.
Le
droit, tel qu'il s'exerce dans un contexte donné, est appelé légalité. Lorsque
ce droit n'est pas moral (par exemple le régime de vichy), on dit que la
légalité est illégitime. L'illégalité légitime consistera alors à désobéir au
droit en vertu de la morale. La désobéissance civile est une désobéissance
affichée et contestataire à la différence de la délinquance qui elle est
dissimulée (JB. Thoreau). La légitimité repose sur la justice, couramment
comprise comme égalité (Droit de l'homme). Cependant, toute inégalité n'est pas
nécessairement injuste. On appelle "équité" une justice qui est proportionnelle
au statut de chacun (différence d'impôts entre riches et pauvres, priorité aux
invalides, obéissance des enfants, responsabilité des experts, discrimination
positive, etc.).
II. ESTHETIQUE
Le
mot provient du grec Aisthésis, qui signifie sensation, et se rapporte
au départ à l'expérience sensible et la perception. Il désigne aujourd'hui la
philosophie de l'art. D'une manière générale, l'esthétique traite de notre
rapport aux choses en tant qu'elles sont perçues (aisthésis) ou bien en
tant qu'elles sont produites (poiesis) par l'art et la technique.
A.
Les Arts (poiesis)
1)
Le naturel et l'artificiel
Le
mot nature vient du latin nascere qui signifie naître et qui est
équivalent au grec phuein, croître, qui a donné "physique". De
façon générale, le concept de nature désigne l'originaire, le pur, ce qui n'a
pas été transformé par l'homme. C'est pourquoi il désigne aussi bien l'ensemble
des choses telles qu'elles sont données, le monde dans lequel nous vivons, que
l'essence de quelque chose, comme dans "nature humaine". On nomme
produit de la nature ce qui apparaît et se maintient de soi, par opposition aux
produits de la culture issus du travail de l'artiste, de l'artisan, de
l'ouvrier et de l'ingénieur (1).
La
nature désigne également un système cosmique, une conception de l'univers, un
paradigme épistémologique. Dans l'antiquité, les grecs envisageaient la nature
comme un cosmos fini, un ordre hiérarchisé opposé au chaos. L'homme était au
centre de ce système éternel et stable ancré dans un temps cyclique. Mais à la
Renaissance, la nature est devenu un univers infini, fait de matière aveugle,
inanimée, indifférente à l'homme. L'angoisse suscitée par la conscience d'un
monde déserté par les dieux, hostile à l'homme, lequel est en danger sur une
planète mobile dans l'univers, appelait le projet de l'aménagement dominateur
de la nature abaissée au rang d'un matériau de construction obéissant à des lois
mathématiques.
Au
XIX, apparaîtra la pensée écologique qui peu à peu développera une défense de
l'environnement contre l'activité des techno-sciences. On distingue une
écologie profonde, pour laquelle la nature possède une valeur intrinsèque,
indépendante de l'homme. Pour l'écologie environnementale, au contraire, la
nature ne possède de valeur qu'en tant qu'elle garantit les conditions de vie
de l'humanité. Elle est protégée en vertu de sa valeur pour nous et non en soi.
Pour
notre imaginaire, la nature peut être représentée soit comme une jungle
sauvage, soit comme un jardin paradisiaque. L'état de nature, fiction
rationnelle imaginée par les philosophes du XVIIe pour réfléchir aux conditions
du contrat social, possède un aspect contrasté. Pour Hobbes, l'homme est
naturellement un loup pour l'homme et l'Etat doit garantir la paix de façon
autoritaire. Pour Rousseau, au contraire, l'homme est naturellement bon et est
corrompu par la culture.
Le
mythe de Prométhée, tel que le développe Platon dans son Protagoras,
permet de comprendre le sens de l'apparition de la technique dans la nature.
Lors de la création de l'univers, Zeus confie à Prométhée (signifiant
"pré-voyant", "sachant avant") le soin de distribuer aux
animaux divers attributs pour survivre dans les différents milieux terrestres
(fourrure, ailes, nageoires, crocs, etc.). Mais ce dernier laissa son frère Epiméthée (signifiant "in-souciant", "sachant après")
œuvrer à sa place. Comme il ne sut pas être économe et distribuer équitablement
ces attributs, il resta des créatures nues, les hommes, condamnés à
disparaître. Pour réparer cette erreur, Prométhée fauta en dérobant à Ephaistos
(Vulcain) le feu de la technique pour que les hommes puissent bâtir eux-mêmes
ce qui leur manque (vêtements, armes, maisons, etc.). La technique est donc la
marque de notre impuissance naturelle et de nos pouvoirs surnaturels,
lesquelles doivent être tempérés, recommande Platon, par une sagesse tout aussi
exceptionnelle.
Ce
mythe souligne le statut paradoxal de l'homme. P. Sloterdijk, dans La
domestication de l'être, a rappelé
récemment une théorie moderne comparable mais sur un plan scientifique, la
néoténie. Les hommes, par un accident de l'évolution et leur façon de se
nourrir, auraient vu la taille de leur crâne augmenter à mesure qu'ils
gagnaient en intelligence. Ceci impliqua une gestation plus courte dans le
ventre maternel pour permettre l'accouchement. Par conséquent, les hommes
viennent au monde avec une apparence embryonnaire qui se maintient toute leur vie
(dents courtes, pilosité rare, etc.). L'enfance, hors du sein maternel, est
devenue longue et riche en stimulations ce qui ne fait qu'accroître
l'intelligence technique des hommes. Les humains seraient au fond des êtres
continuellement inaptes à habiter la nature de manière immédiate et doivent
recourir à de nombreuses prothèses, comme les maisons et les villes, qui sont
autant d'utérus artificiels.
2)
L'imitation et l'expression
Nous
distinguons les produits naturels et les produits artificiels. Parmi ces
derniers, nous pouvons encore faire la différence entre les ouvrages de
l'artisan et les œuvres de l'artiste. Selon Platon (République X), les
artistes sont inférieurs aux artisans. L'artiste copie l'apparence du lit de
l'artisan, alors que l'artisan copie le lit réel, c'est-à-dire l'archétype de
tous les lits, leur essence (saisissable dans la définition "meuble pour
dormir"). Ainsi l'artiste nous éloigne-t-il de la réalité pour nous
plonger dans un monde d'illusion et est condamnable au même titre que les
sophistes. Aristote, plus indulgent, accordera à l'imitation artistique une
importance esthétique (l'œuvre est agréable) et cognitive (elle est
instructive) (2). Quant à la technique de l'artisan, elle permet d'améliorer la
nature, dans la mesure où elle facilite la vie.
Platon
et Aristote assimilent l'art à une imitation. Hegel revient sur cette
définition. L'art n'imite pas la nature mais exprime la liberté humaine. Il
n'est pas une activité d'enregistrement (mémoire) mais de création (imagination)
(3). Dans cette perspective, l'artiste est supérieur à l'artisan puisqu'il
s'émancipe davantage des contraintes naturelles. Voyons quelques effets de
cette révolution conceptuelle. Pour Proust, "la vraie vie, c'est la
littérature", c'est-à-dire que la vie proprement humaine est spirituelle
et non animale. Par rapport au monde unique des contraintes et des habitudes,
l'artiste rend visible une multiplicité de mondes ou de versions du monde (4).
Pour Bergson également l'art nous émancipe de l'action routinière et nous
permet de contempler la réalité. C'est le détachement de tel ou tel sens par
rapport à l'action qui fait de nous des musiciens, des peintres ou des poètes
(5). Enfin, d'après Oscar Wilde, "la nature imite l'art",
c'est-à-dire que l'art forme notre regard sur la nature. C'est parce que les
artistes nous enseigne la beauté des choses que nous les voyons (6).
3)
Le beau et le nouveau
Le
beau se définit par l'harmonie, l'équilibre, l'accord entre des éléments. Il
est différent de l'agréable qui est plus
sensuel et porte sur tel ou tel élément. Les beaux-arts impliquent la vision ou
l'audition, tandis que les arts d'agréments (gastronomie, cosmétique, etc.)
engagent davantage les sensations tactiles, olfactives ou gustatives). Ce
dernier domaine repose sur les préférences personnelles, tandis que les
beaux-arts sont affaire de bon goût et sont moins subjectifs. Ils peuvent faire
l'objet de débats.
Le
beau, renvoyant à la forme pour elle-même, s'oppose également à l'utile, où la
forme vaut en vertu de sa fonction. Ainsi, les arts-appliqués (transport,
mobilier) visent-il l'efficacité et les arts édifiants l'enseignement avant la
beauté. Selon Hanna Arendt, l'art ne doit pas répondre à un besoin vital, comme
les objets usuels. Il doit témoigner du passé et résister au temps qui passe
(7).
La
beauté est donc opposée à l'utile. Mais l'on peut distinguer cette beauté,
qualifiée de libre, de la beauté adhérente des objets techniques. La capacité
qu'ont les objets de bien s'acquitter de leur fonction leur confère une beauté
qualifiée d'adhérente (une belle automobile, un beau couteau, etc.). Selon
Walter Benjamin, l'icône religieuse est l'ancêtre de l'oeuvre d'art et le
produit industriel son héritier. Au cours de l'histoire, les objets ont perdu leur
valeur cultuelle pour gagner en valeur d'exposition. Ils deviennent de plus en
plus reproductibles et mobiles. L'oeuvre, au même titre que le produit, intègre
notre quotidien, se démocratise tout en perdant son aura et son prestige (8).
On
distingue la qualité des objets en fonction de leur condition de production.
L'oeuvre suppose un certain génie quand le produit ne dépend que du métier. Le
génie est à la base de l'inspiration, "folie dispensée par les dieux"
selon Platon ou don de la nature d'après Kant. L'ingéniosité, le talent, la
créativité ne s'apprennent pas et ont une origine mystérieuse. Mais pour
Nietzsche, le génie est un leurre. C'est le métier dissimulé.
On
distingue cependant deux phases dans la productions. Dans l'industrie ou
l'ingénierie, on réalise un produit mécaniquement, à partir d'une idée, d'une
forme, d'une recette que l'on applique. Dans l'art, ou même le bricolage, on
improvise, on avance à l'aveuglette, sans programme, en restant attentif aux
choses, à la matière qui prendra une forme imprévue, en inventant, en
détournant les usages.
Le
génie et le métier, l'art et la technique, sont confondus dans la pratique. La
sérendipité, où découverte fortuite, consiste à trouver ce qu'on ne cherchait
pas en ne trouvant pas ce qu'on cherche. Elle consiste à savoir tirer profit du
hasard et à rester attentif aux détails surprenants. Pasteur insiste sur le
fait que l'imprévisibilité parle à ceux qui ont une certaine attente lorsqu'il
affirme que « le hasard ne favorise que des esprits préparés ».
4)
Le travail
le
travail, au sens général, est à l'origine de la production humaine. Le terme
vient du latin tripalium, signifiant trois pieux et désignant un
instrument de torture. La dimension laborieuse et douloureuse du travail se
traduit, dans la bible, par son interprétation comme punition contre le péché
originel. Son rejet dans la Grèce antique à motivé l'utilisation d'esclave afin
que les aristocrates soient libérés des travaux de maintenance et aient des
activités plus nobles (science, art, politique). Aujourd'hui, c'est la machine
qui est censée nous libérer des travaux pénibles.
Paradoxalement,
le travail est devenu une valeur centrale du monde moderne. Pour Saint Paul, le
travail devint important pour lutter contre nos mauvais penchants et pour notre
évolution morale. Il représente une sorte de rachat par la peine. On considère
aussi que le travail permet le développement de la personne et de la
civilisation. Tout comme l'enfant devient adulte par l'apprentissage, l'homme
quitte l'état de nature par le travail. Bataille distingue deux négations
effectuées par le travail, celle du monde par la fabrication d'objets (poiesis)
et celle de notre animalité par l'éducation et la morale (praxis). De
même, Marx remarque que l'homme agit sur la nature extérieure mais aussi sur sa
propre nature. Mais la question qui se pose alors est celle de savoir si le
travail développe une faculté innée, l'essence humaine, ou bien s'il la crée et
la transforme comme l'affirme le transhumanisme.
Si
le travail permet le développement, il doit à terme améliorer la société, comme
l'affirme la doctrine du progrès. Selon Hegel, l'esclave, en tant qu'il se
développe dans le travail, doit être amené à égaler son maître. Mais pour Marx,
cette égalité ne saurait aller de soi, car le travail moderne ne permet pas
toujours de se développer. Au contraire, l'organisation scientifique du
travail, entraîne une aliénation, une prolétarisation, une parte de savoir
faire et d'épanouissement personnel. Il faut selon lui distinguer la division
sociale du travail et la division technique. Dans toute société, les différents
corps de métier se complètent et la spécialité de chacun profite à tous. Pour
A. Smith, la forte spécialisation liée à l'industrialisation permet
l'épanouissement singulier de chacun et l'enrichissement général de la société
qui profite de toutes ces compétences. Cependant, l'organisation scientifique
et la séparation de la conception et de l'exécution amène une division non pas
du travail mais du travailleur. L'ouvrier devient un instrument des machines
conçues par les ingénieurs.
Le
fordisme a étendu ce modèle productif à la consommation, afin d'absorber
l'abondance entraînée par l'augmentation de la productivité. L'espace social et
naturel se trouvent dès lors rationalisés dans le sens de l'économie marchande
avec pour conséquence une standardisation des modes de vie, une perte de
savoir-vivre, un malaise général et un contrôle totalitaire du travail et du
loisir.
Le
modèle de l'organisation centralisée permettant cette surveillance est incarné
par le panoptique de Bentham. Il s'agit d'une prison où les prisonniers sont
isolés dans des cellules individuelles parfaitement transparentes et
distribuées dans un bâtiment circulaire. Au centre, se trouve une tour d'observation
imposante. Seulement, le surveillant est dissimulé par des persiennes. Ainsi
les prisonniers savent-ils qu'ils sont observables mais ignorent s'ils sont
actuellement observés. Ils intériorisent donc le regard que l'on peut porter
sur eux de façon permanente (10).
La
société disciplinaire se caractérise par l'asymétrie de la relation entre un
centre ou un sommet et la périphérie ou la base (rapport ville et campagne ou
chaîne télévisée et téléspectateurs). Le modèle du réseau permet la réciprocité
et la transversalité. Chacun est à la fois émetteur et récepteur. Ce modèle
permet à première vue d'assurer plus d'égalité. Seulement, la société de
contrôle ou bio-politique se caractérise par un mode microscopique mais invasif
de gouvernance qui permet de dominer discrètement au cœur d'une apparente
liberté (virus, propagande, rfid).
B.
L'Expérience (aisthesis)
1)
La perception
La
perception suppose cinq sens que l'on peut classer selon leur portée : la
vue, l'audition, l'odorat, le toucher, le goût. La sensation porte sur le ceci
singulier, l'ici et le maintenant, le contexte actuel. Elle renseigne sur le
monde extérieur, à la différence des émotions ou des sensations kinesthesiques
(sensations de nos mouvements).
La
perception suppose également les idées ou concepts généraux qui permettent
d'organiser les sensations. Ainsi, en dépit du changement de l'apparence des
choses, selon leur évolution, ou mes propres mouvements, je leur confère une
identité, une permanence. Je peux déambuler dans une architecture, celle-ci
restera toujours la même, en dépit des différentes perspectives que j'ai sur
elle (1).
Habituellement
les perceptions permettent de rendre compte du monde. Mais il se peut que l'on
se trompe dans l'illusion. Un miroir peut donner l'impression qu'une pièce est
plus grande qu'elle n'est en réalité. Dans ce cas, on ne doit pas remettre en
cause les sensations elles-mêmes, mais leur interprétation au niveau des
concepts. Bien que les illusions soient occasionnelles, le platonisme a qualifié
l'ensemble de nos perceptions d'illusions, en vue de valoriser la science par
rapport au sens commun. Contrairement aux empiristes, les rationalistes
considèrent qu'aucune connaissance ne peut venir des sens. Je perçois que le
soleil se lève et se couche et en conclut qu'il tourne. Or la science m'apprend
qu'en réalité c'est moi qui tourne. Je perçois une table blanche et dure. Mais
il s'agit en réalité de particules et d'ondes que je perçois ainsi en vertu de
ma conformation physique.
Toutefois,
on peut considérer les connaissances ordinaires et scientifiques non comme
contradictoires mais complémentaires. L'illusion d'optique n'est plus alors une
erreur mais un point de vue, celui de l'homme normal distinct de celui du
scientifique. La perception du carrelage ondulant au fond de la piscine, par
exemple, est compatible avec les lois de l'optique. Réduire le monde à
l'approche scientifique lui ôterait d'ailleurs toute poésie et toute humanité.
Nous
pouvons considérer notre perception comme le résultat d'habitudes. Une série de
perceptions sont unifiées par un concept (théorie de l'association). Se
servir un verre d'eau, par exemple, correspond à une suite connue de sensations
et d'actions. Ainsi, la perception s'appuie-t-elle sur un apprentissage. L'organisation
du monde repose sur une organisation mentale (2). Cependant, rien ne me
garantit que le monde soit conforme à cet assemblage opéré par mon esprit. Le
monde serait alors dans mon âme comme représentation. Nous retrouvons ici le
doute des rationalistes quant à la fiabilité de nos perceptions sensibles.
Nous
pouvons considérer au contraire que nous percevons non pas des parties du
mondes que nous organisons mais d'abord des ensembles, tels qu'ils sont, que
nous pouvons ensuite analyser (théorie de la forme). Entendre une
mélodie n'est pas assembler des notes pour former une phrase musicale mais
entendre cette phrase pour ensuite la diviser en notes. Ainsi le monde n'est
pas dans la tête, mais il est la traduction physiologique et psychique de
l'organisation physique, comme le fichier numérique est la traduction de la
musique enregistrée. Ainsi le point de vue ordinaire n'est-il pas moins vrai
que l'explication scientifique. Il est juste différent.
2) La forme et la matière
La
forme (lat. forma, moule) est ce qui est simple, statique et en repos
alors que la matière (lat. materia, bois) est complexe, dynamique et en
mouvement. La matière peut prendre différentes formes (plasticité). La forme
peut se retrouver dans différentes matières. On fait plusieurs gâteaux avec un
même moule. Une partition musicale ou un plan architectural peuvent donner lieu
à plusieurs concerts équivalents ou plusieurs bâtisses identiques. De même, un
concept, comme le nom d'une personne, permet de l'identifier à travers ses différentes
apparitions.
La
forme signifie concrètement l'aspect général d'une chose (morphé), son
contour, ce qui la distingue sur un fond de choses environnantes. Plus
philosophiquement et plus abstraitement encore, c'est le concept permettant
d'unifier les sensations (eidos). La première définition peut être
qualifiée de concrète. C'est par exemple le visage de tel ou tel homme que l'on
perçoit. Tandis que la seconde, plus
abstraite, plus conceptuelle, désigne l'homme en général, l'humain.
La
matière désigne communément les parties constituantes d'une choses. Elle
s'obtient par une division qui part du sensible (le bois tangible de la maison)
et atteint les constituants ultimes (la celluloses, les atomes, les particules)
(3). En philosophie, la matérialité est parfois assimilée à la sensibilité (le
chaud, le rouge, le rugueux).
Aristote
a interprété le vivant à partir des notions de matière et de forme. Pour lui,
le monde sublunaire ici-bas est matériel, ce qui suppose du désordre, du
mouvement, de la variation, de l'instabilité, de la contingence, de la
diversité, de la singularité. Mais la matière tend à se hisser vers les formes
supra-lunaires qui sont les idées éternelles et parfaites, les essences des
choses (l'homme en général, le chêne, le vautour, etc.). Ainsi, les êtres
vivants naissent-ils de la matières (graine, embryon, etc.) et croissent pour
prendre forme. Dans le monde sublunaire, cette progression reste imparfaite et
les individus périssent. Ils ne peuvent se perpétuer qu'à travers leur
progéniture et l'espèce. Aristote qualifie de monstre ce qui échoue à prendre
la bonne forme et reste trop éloigné du modèle.
3)
Temps et espace
Pour
Kant, le temps et l'espace ne sont pas des choses mais des idées, des formes,
qui permettent de penser les choses dans un cadre. L'idée de temps est le cadre
des phénomènes internes ou psychiques (volonté, souvenir, imagination, calcul,
etc.) et externes (mouvement, événements, faits, choses, états, etc.). Par
contre, l'idée d'espace ne s'applique qu'aux phénomènes externes ou physiques.
Le temps et l'espace peuvent être mesurés grâce à des étalons, comme les astres
ou les horloges, le mètre ou les parties du corps.
Mais
il faut distinguer ce temps objectif et commun de la durée subjective. Le temps
scientifique et social est une spatialisation (cadran de l'horloge) de la
durée. Il y a une différence entre le trajet d'une aiguille sur un cadran et
notre expérience du temps qui passe plus ou moins rapidement, selon que l'on
s'ennuie ou que l'on s'amuse. L'instant dans le temps est créé sur le modèle du
point, le moment sur celui du segment et le temps lui-même sur celui de la
ligne. Nous situons le passé avant l'avenir sur une ligne, mais c'est toujours
dans la durée présente que nous nous souvenons du passé et imaginons l'avenir.
Ce présent fuit, glisse instantanément dans le passé et nous sommes le plus
souvent perdus dans le passé ou l'avenir (4).
Pour
saisir la durée, il faut considérer, selon Husserl, le présent non comme un
instant mais comme un moment qui dure, un halo, à mi chemin entre le passé
immédiat (ré-tension) et le futur immédiat (pro-tension). On peut parler de
schème sensori-moteur, puisque la sensation laisse résonner le phénomène à
peine passé et l'action-réflexe nous dispose à agir. Nous entendons la mélodie
de manière active comme un tout, en nous souvenant du début et anticipant la
suite, et non comme une suite de note.
Pour
Bergson, ce n'est pas la mémoire et l'imagination qui créent la continuité
entre chaque instant en les associant. Notre attention découpe le moment
présent dans la durée en fonction de notre intérêt, comme on saisit un segment
entre les deux pointes d'un compas. Le passé d'un individu, comme l'histoire
d'une société, commence là où s'arrête notre intérêt pratique (5).
Nous
venons de distinguer le temps, discontinu et mesurable, du tout de la durée. Il
faut de même distinguer l'espace géométrique mesurable et l'étendue continue.
Cette dernière est en quelque sorte l'espace personnel, notre champ
indécomposable d'action et de puissance. Dire "je suis à Nantes", au
lieu de dire "je suis ici", c'est insister sur l'accessibilité pour
moi de tous les points de la ville. Nous situons les lieux et les objets dans
l'espace mathématique par la pensée.
Mais du point de vue de l'étendue subjective, ce sont les objets, comme
les ponts ou les escaliers, qui créent les lieux et les espaces (6). L'espace
ne change pas dans la mesure ou la distance entre deux villes reste la même à
différentes époques. Mais l'étendue elle se contracte grâce à l'évolution des
transports et des moyens de communication. Considérer les choses du point de
vue de l'espace, en architecte géomètre, donne lieu à une philosophie de
l'errance, du partout pareil. Au contraire, la pensée de l'étendue est une pensée
de l'enracinement dans des lieux hétérogènes (profane/sacré, privé/public,
proche/lointain) en fonction de nos affects et de notre culture.
III. EPISTÉMOLOGIE.
Episteme
signifie science en grec et l'épistémologie désigne la philosophie des sciences
au sens restreint. Dans un sens plus large, le terme désigne la philosophie de
la connaissance, qu'elle soit ordinaire ou scientifique.
A.
Le langage.
Le
langage est la faculté humaine d'exprimer la pensée par signes. Au sens large,
il désigne tout système de signes destiné à transmettre un message
(communication animale, patrimoine génétique, etc.). Toutefois, on peut refuser
de confondre langage et signal, ce dernier ne supposant pas la pensée humaine.
Pour Descartes, seul l'homme pense et donc possède un langage. Les hommes
privés d'organe vocal trouvent toujours le moyen de s'exprimer par des signes
quelconques. Quant aux signaux animaux ils ne sont que des mouvement naturels
mécaniques issus des passions et sont sans rapport avec le langage (1).
Pour
Benveniste, le signal animal est global, indécomposable, alors que le langage
humain possède une double articulation et des règles de formation. Les
morphèmes sont des unités signifiantes (para-pluie) et sont eux-mêmes composés
d'unité physiques, les phonèmes (p-a-r-a). L'articulation des phonèmes et des
morphèmes permet de générer une infinité
de propositions. Les animaux, eux, n'utilisent que quelques signaux dictés par
l'instinct (2).
Le
langage est la faculté humaine de communiquer par signes et se confond
avec la raison (logos signifie à la fois "discours" et
"raison", et le terme "logique" désigne le langage de la
raison). Cependant, nous distinguons différentes espèces de langage : les langues,
qui varient en fonction du contexte spatial, temporel, social, etc. mais
restent traduisibles en tant qu'elles obéissent à la logique. Quant à la parole,
elle désigne l'actualisation personnelle de la langue, selon l'ordre des mots,
le contexte, l'intonation, le rythme, les gestes, etc.
Le
langage est constitué de signes possédant différentes fonctions : La fonction esthétique
est liée à l'apparence du signe lui-même et au média utilisé (peinture, sons,
etc.). Puis, il y a les fonctions théoriques destinées à transmettre une
information. Le signe est mis à la place d'une chose ou d'un groupe de choses
désignées (référence) et transmet un message, une idée, un sens littéral
(dénotation) ou imagé (connotation). Le mot "chat" est mis à la place
d'un animal et suggère l'idée d'un animal domestique. Enfin, les fonctions pratiques,
rhétoriques ou performatives consistent à faire ou faire faire quelque chose en
s'exprimant. L'émetteur à une intention précise, comme vouloir séduire,
effrayer, enseigner, etc (illocutoire). Quant au récepteur, il va réagir
(fuite, achat, réponse, etc.) plus ou moins conformément au désir de l'émetteur
(perlocutoire) (3).
1)
Les pensées.
Nous
avons vu que le langage exprime une idée. On peut d'ailleurs penser quelque
chose sans l'exprimer, ce qui revient presque à se parler à soi-même.
Cependant, mots et pensées diffèrent. Le mot "orange" à plusieurs
sens (homonymie) ; et une idée peut être exprimée de différentes façons
équivalentes (synonymie), par exemple avec les mots "chat",
"cat", "gato", "Katze". On pourrait toutefois
considérer que mots et pensées sont la même chose et considérer que la
synonymie repose seulement sur l'équivalence
entre des termes et l'homonymie sur le rapport d'un terme avec d'autres
selon le contexte. Mais nous faisons dans la pratique une différence entre
penser quelque chose, de manière nodale, et l'exprimer sous forme linéaire ou,
inversement, entre lire ou écouter et comprendre.
Il
est possible de modifier les pensées d'autrui en utilisant les signes, ce que
montre l'éducation ou la propagande. Le langage peut aisément devenir une arme
et un instrument de domination. Ceux qui maîtrisent mal les langues se
retrouvent en général soumis au pouvoir des experts (magistrats, prêtres,
savants) (4).
2)
Les choses
Le
langage, en plus d'exprimer des idées (sens), désigne des choses (références).
Peut-être connaissons-nous d'autant plus de choses que nous maîtrisons les
mots. Les inuits sont capables de désigner et percevoir neuf nuances de blancs.
La perception des couleurs de l'arc en ciel diffère selon les cultures et les
langues. Chaque spécialiste (médecin, œnologue, parfumeur, musicien, etc.) aura
une perception d'autant plus riche qu'il possédera de vocabulaire. Faire des
études revient en grande partie à apprendre des mots.
Pour
Bergson, au contraire, les langues font obstacle à la connaissance du réel,
dans la mesure où nous ne voyons pas les choses mêmes mais des étiquettes
collées sur elles. La langue est issue des besoins du groupe et traduit les
choses les plus connues et les plus banales. Nous restons aveugles à
l'expérience de la nouveauté, en ce qui concerne les objets mais également nos
états d'âme. Nous perdons les nuances pour nous attacher aux aspects
impersonnels. Il faut donc admettre que le langage à la fois nous permet
d'organiser nos perceptions et nous prive d'en saisir la particularité.
Il
y a plusieurs types de rapports entre les signes et le réel. Les signes
arbitraires et conventionnels sont ceux que nous utilisons dans le langage
(symboles). Il n'y a aucun rapport entre le mot "rose" et la rose et
il faut apprendre à associer ces deux choses dissemblables. En revanche,
certains signes imitent la réalité, comme un dessin, un geste ou un son
(icônes). Enfin, il y a des signes naturels causés par les choses mêmes, comme
les nuages annonçant la pluie (indices).
Si
les symboles linguistiques ne ressemblent pas aux choses, leur organisation
cependant peut imiter celle des choses. Un énoncé est vrai quand il s'organise
conformément à l'ordre des choses. Dire "Mozart est en vie" est faux
dans la mesure où l'état de fait décrit n'existe pas. Cet énoncé a toutefois un
sens, dans la mesure où il respecte la syntaxe, tandis qu'une phrase insensée
comme "vert est où" n'a aucune chance d'être vraie.
On
peut voir le rapport entre les mots et les choses de manière plus poétique et
moins scientifique. La langage permet d'accéder à une réalité plus haute et
plus profonde que ce que dissimule l'habitude. Il fait apparaître des aspects
que notre quotidien efface.
B.
La vérité
1)
Les croyances
Nos
pensées, idées ou croyances (en un sens non religieux) sont vraies ou fausses
selon qu'elles se trouvent confirmées ou réfutées par d'autres croyances ou par
les faits. Quand une croyance n'a été ni confirmée ni réfutée, alors on
l'appelle une opinion. Certains domaines, comme l'art, la religion, ou la
politique, semblent reposer davantage sur l'opinion que la vérité.
Le
premier critère de vérité est la cohérence ou validité qui
garantit le sens d'une proposition. La proposition "si les œufs ont des
cheveux alors ils peuvent être chauves" a un sens et est logiquement vraie
ou valide, bien qu'elle ne corresponde à aucune réalité. Par contre, une
proposition contradictoire, comme "j'ai aimé vivre dans la ville où je ne
suis jamais allé" est contradictoire et logiquement fausse. On en comprend
encore le sens mais on en saisit aussi l'absurdité. Quant à la proposition
"vert est où", qui trahit totalement la syntaxe, elle n'a aucun sens
et ne peut même pas apparaître valide ou contradictoire.
La
logique est l'étude de la validité des rapports entre les termes les plus
généraux du langage : le sujet "quelque chose" et son prédicat
"être quelque chose", les quantificateurs "tout, quelques et
un", la négation "ne pas", les connecteurs "et, ou,
si...alors", les modes "nécessaire, possible, actuel". Le but de
la logique est d'établir a priori, indépendamment du contenu, comme en algèbre,
les combinaisons vraies ou fausses.
Le
second critère de vérité est la correspondance ou exactitude
entre les croyances et les faits. Il faut en général répondre au premier
critère de vérité, la cohérence, pour espérer répondre au second de correspondance.
Certaines théories restent invérifiables ou infalsifiables par les faits (la
psychanalyse, le marxisme, etc.) mais restent des hypothèses explicatives
utiles. On considère habituellement que les sciences dures (physiques) ont plus
de chance que les sciences molles (humaines) d'être exactes, en vertu de la
régularité et de la testabilité des phénomènes naturels comparés aux phénomènes
psychosociaux, puisque les hommes sont libres et imprévisibles et ne peuvent
pas, moralement parlant, être soumis à n'importe quelle expérience.
2)
Les méthodes
La
recherche de la vérité, dans les domaines scientifiques et philosophiques, est
liée à la méthode employée. Dans la vie de tous les jours, nous arrivons assez
bien à distinguer le vrai du faux. La première méthode, inspirée du sens
commun, est l'observation directe. Mais il faut admettre qu'un grand
nombre de nos connaissances nous viennent du témoignage d'autrui, auquel il
nous faut faire confiance, et que nous sommes loin d'avoir tout expérimenté par
nous-mêmes. L'observation peut également se faire à l'aide d'instruments
(balance, thermomètre, microscope, stéthoscope, etc.) qui sont souvent plus
fiables que nos sens. En science sociale, l'observation peut reposer sur le
sondage ou l'entretien.
La
méthode inverse de l'observation est la réflexion (conjecture,
hypothèse, spéculation). La perception directe ou le témoignage d'autrui sont
laissés de côté, et l'on s'intéresse à la structure ou au système physique ou
social, indépendamment du vécu individuel. Dans ce cas, seules l'imagination et
la raison sont utiles, et l'on préférera les fictions rationnelles au
témoignage de la perception. Par exemple, le principe d'inertie chez Galilée ne
correspond à aucune observation qu'il aurait pu faire mais présente un avantage
théorique (simplicité), tout comme sa conception héliocentrique du système
solaire.
La
méthode expérimentale articule l'observation et la réflexion.
On observe d'abord les phénomènes, puis on émet une hypothèse explicative, et
enfin on pratique l'expérimentation qui permet de tester l'hypothèse. Lorsque
l'expérience n'est pas absolument concluante, on peut quantifier la marge
d'erreur grâce aux probabilités.
L'histoire
des science suggère une conception dialectique ou évolutionniste de la
vérité. Les vérités d'une époque deviennent des opinions passées à mesure
qu'elles sont remplacées par des vérités plus satisfaisantes. Einstein a
remplacé Newton qui a remplacé Galilée qui a remplacé Aristote (6).
Il
existe enfin une conception existentielle de la vérité, qui n'est ni
celle du quotidien ni celle des sciences, mais qui est plus proche d'une
conception religieuse. On trouve, de Pascal à Heidegger, la défense d'une
intuition profonde, d'une attitude particulière, d'une perception authentique
(la durée, l'angoisse, etc.) qui rend compte de notre rapport véritable au
monde, derrière les apparences de l'opinion courante ou des constructions
savantes.
NOTES ETHIQUE
(1)
"Quand bien même je ne conteste pas (...) qu'on puisse (...) gagner de
l'argent honnêtement (...), que la morale et l'économie, le devoir et l'intérêt
puissent parfois et souvent aller dans la même direction, je ferai simplement
observer que, dans toutes les situations où c'est le cas, il n'y a par
définition (...) aucun problème moral (...). Je me demande si ce qu'on appelle
ordinairement éthique d'entreprise, (...) ce n'est pas l'art de résoudre ce
type de problèmes (...) qui ne se pose pas. (...) Notre action (dans ce cas)
pour conforme qu'elle soit à la morale, n'a pourtant, comme dirait Kant, aucune
valeur morale - puisqu'elle est accomplie par intérêt, et que le propre de la
valeur morale d'une action (...) c'est le désintéressement (A. Comte-sponville,
Le capitalisme est-il moral, 2004).
(2)
«Tout le monde doit convenir que pour avoir une valeur morale, c’est-à-dire
pour fonder une obligation, il faut qu’une loi implique en elle une absolue
nécessité, qu’il faut que ce commandement : "Tu ne dois pas mentir",
ne se trouve pas valable pour les hommes seulement en laissant à d’autres êtres
raisonnables la faculté de n’en tenir aucun compte, et qu’il en est de même de
toutes les autres lois morales proprement dites ; que par conséquent le
principe de l’obligation ne doit pas être ici cherché dans la nature de
l’homme, ni dans les circonstances où il est placé en ce monde, mais a priori
dans les seuls concepts de la raison pure » (Kant, Préface aux Fondements de
la métaphysique des moeurs, 1785).
(3)
"Tu ne tueras point. Tu ne commettras point d'adultère. Tu ne déroberas
point. Tu ne porteras point de faux témoignage contre ton prochain. Tu ne
convoiteras point la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras point la femme
de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni
aucune chose qui appartienne à ton prochain" (Exode, Décalogue, -XIII).
"Tout
ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux
» (Matthieu 7, 12).
"Je
dirigerai le régime des malades à leur avantage, (...) et je m'abstiendrai de
tout mal et de toute injustice (...). Dans quelque maison que je rentre, j'y
entrerai pour l'utilité des malades, me préservant de tout méfait volontaire et
corrupteur (...). Quoi que je voie ou
entende (...) je tairai ce qui n'a jamais besoin d'être divulgué" (Serment
d'Hippocrate, -Ve siècle).
(4)
"Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger,
que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs
intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et
ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur
avantage (...). Chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand
que possible le revenu annuel de la société. A la vérité, son intention en
général n'est pas en cela de servir l'intérêt public (...), il ne pense qu'à se
donner personnellement une plus grande sûreté (...), il est conduit par une
main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses
intentions" (A. Smith, La richesse des nations, 1776).
(5) Cf. également :
"Loi de finalité (...) : Les productions industrielles qui possèdent (...)
un caractère de noblesse et qui sont de nature à aider l'homme à progresser, ou
qui sont susceptibles d'avoir une influence salutaire dans le domaine social,
jouiront d'un préjugé favorable (...). Loi de probité : l'esthétique
industrielle implique honnêteté et sincérité dans le choix des matières et des
matériaux employés" (Jacques Vienot, Charte esthétique industrielle,
1953).
"Un design honnête ne cherche
jamais à falsifier la valeur réelle de l'innovation de son produit. En plus, un
design vraiment honnête n'essaye jamais de manipuler le consommateur avec des
promesses d'une d'utilité de nature apocryphe et inaccessible à la réalité
physique du produit (...). Un bon design doit contribuer de manière
significative à la préservation de l'environnement par la conservation des
ressources et en minimisant la pollution physique et visuelle au cours du cycle
de vie du produit (...)" (Les dix principes du "bon design"
selon Dieter Rams).
(6)
"Art 1. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions
sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune (...). Art. 4. La
liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui"
(Déclaration des droits de l'homme, 1789).
(7)
"Le coefficient d'adversité des choses, dit Sartre, ne saurait être un
argument contre notre liberté, car c'est par nous, c'est-à-dire par la position
préalable d'une fin que surgit ce coefficient d'adversité. Tel rocher qui
manifeste une résistance profonde si je veux le déplacer sera, au contraire, une
aide précieuse si je veux l'escalader pour contempler le paysage. En lui-même -
s'il est même possible d'envisager ce qu'il peut être en lui-même - il est
neutre, c'est-à-dire qu'il attend d'être éclairé par une fin pour se manifester
comme adversaire ou comme auxiliaire" (Sartre, L'Etre et le néant, 1943).
NOTES ESTHETIQUE : Arts
(1)
"La Phusis (la nature) a en soi cette possibilité de s'ouvrir qui
est impliquée dans la production, par exemple la possibilité qu'a la fleur de
s'ouvrir dans la floraison. Au contraire, ce qui est produit par l'artisan ou
l'artiste, par exemple la coupe d'argent, n'a pas en soi la possibilité de
s'ouvrir impliquée dans la production, mais il l'a dans un autre, dans
l'artisan ou dans l'artiste" (Heidegger, Essais et conférences).
(2)
"La poésie semble bien devoir en général son origine à deux causes, et
deux causes naturelles. Imiter est naturel aux hommes et se manifeste dès leur
enfance (l'homme diffère des autres animaux en ce qu'il est très apte à
l'imitation et c'est au moyen de celle-ci qu'il acquiert ses premières
connaissances) et, en second lieu, tous les hommes prennent plaisir aux
imitations (...) ; des êtres dont l'original fait peine à la vue, nous aimons à
en contempler l'image exécutée avec la plus grande exactitude ; par exemple les
formes des animaux les plus vils et des cadavres" (Aristote, Poétique,
1, 4, 7).
(3)
"En prétendant que l'imitation constitue le but de l'art, que l'art
consiste par conséquent dans une fidèle imitation de ce qui existe déjà, on met
en somme le souvenir à la base de la production artistique. C'est priver l'art
de sa liberté, de son pouvoir d'exprimer le beau" (Hegel, Esthétique).
(4)
"Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se
multiplier, et autant qu'il y a d'artistes originaux, nous avons des mondes à
notre disposition (...) ; ce travail de l'artiste (...), c'est exactement le
travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détournés de
nous-mêmes, l'amour propre, la passion, l'intelligence et l'habitude aussi
accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions
vraies, pour nous les cacher entièrement, les nomenclatures, les buts pratiques
que nous appelons faussement la vie" (Proust, A la recherche du temps
perdu, 1913-1927)
(5)
"Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot,
dit-il : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c'est que
nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu'il nous montrent. Mais nous
avions perçu sans apercevoir (...). De loin en loin, par un accident heureux,
des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont moins adhérents à la
vie. La nature a oublié d'attacher leur faculté de percevoir à leur faculté
d'agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et non plus
pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d'agir ; ils perçoivent pour
percevoir - pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté d'eux-mêmes (...),
ils naissent détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel
sens, ou de la conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou
poètes" (Bergson, La Pensée et le Mouvant, 1934).
(6)
"Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et
comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés (...). On ne
voit quelque chose que si l'on en voit la beauté. Alors, et alors seulement,
elle vient à l'existence. A présent les gens voient des brouillards, non parce
qu'il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la
mystérieuse beauté de ces effets" (Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge).
(7)
"En raison de leur éminente permanence, les œuvres d'art sont de tous les
objets tangibles les plus intensément du monde ; leur durabilité est presque
invulnérable aux effets corrosifs des processus naturels, puisqu'elles ne sont
pas soumises à l'utilisation qu'en feraient les créatures vivantes, utilisation
qui, en effet, loin d'actualiser leur finalité - comme la finalité d'une chaise
lorsqu'on s'assied dessus - ne peut que les détruire" (H. Arendt, Condition
de l'homme moderne, 1951).
(8)
"La production artistique commence par des images qui servent au culte. On
peut supposer que l'existence même de ces images a plus d'importance que le
fait qu'elles sont vues (…), certaines statues de dieux ne sont accessibles
qu'aux prêtres dans la cella, et certaines Vierges restent couvertes
presque toute l'année, certaines sculptures de cathédrales gothiques sont
invisibles si on les regarde du sol. A mesure que les différentes pratiques
artistiques s'émancipent du rituel, les occasions deviennent plus nombreuses de
les exposer. Un buste peut être envoyé ici ou là ; il est plus exposable par
conséquent qu'une statue de dieu, qui a sa place assignée à l'intérieur d'un
temple. Le tableau est plus exposable que la mosaïque ou la fresque qui l'ont
précédé » (Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa
reproductibilité technique, 1939).
(10)
"(...) à la périphérie un bâtiment en anneau ; au centre, une tour ;
celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face intérieure de
l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, dont chacune
traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont deux fenêtres, l'une vers
l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre donnant sur
l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part (...).
Autant de cages, autant de petits théâtres, où chaque acteur est seul,
parfaitement individualisé et constamment visible (...). De là, l'effet majeur
du panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de
visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir (...). Bentham a
posé le principe que le pouvoir devait être visible (tour centrale) et
invérifiable (persiennes) (...). Dispositif important, car il automatise et
désindividualise le pouvoir. Celui-ci a son principe moins dans une personne
que dans une certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des
lumières, des regards (...). Grâce à ses mécanismes d'observation, il gagne en
efficacité et en capacité de pénétration dans le comportement de hommes ; un
accroissement de savoir vient s'établir sur toutes les avancées du pouvoir
(...)" (M. Foucault, Surveiller et punir).
NOTES ESTHETIQUE : Expérience
(1)
La perception suppose la conception en tant qu'activité organisatrice du divers
sensible. "Prenons pour
exemple, nous dit Descartes, ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la
ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient
encore quelque chose de l'odeur des fleurs, dont il a été recueilli ; sa
couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on
le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les
choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en
celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du
feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se
change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il
s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoi qu'on le frappe, il ne rendra
plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut
avouer qu'elle demeure ; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on
connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut
être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque
toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou
l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire
demeure" (Méditations métaphysiques)". Ainsi l'apparence
sensible de la cire peut-elle changer à travers le temps, je continue de
percevoir néanmoins la même cire grâce à mon esprit qui assemble ces
différentes sensations entre elles.
Voyons avec Merleau-Ponty une expérience similaire
lorsque moi-même je me déplace autour d'un volume : "Du point de vue de
mon corps, je ne vois jamais égales les six faces du cube, même s'il est en
verre, et pourtant le mot "cube" a un sens, le cube lui-même, le cube
en vérité, au delà de ses apparences sensibles, a ses six faces égales. A
mesure que je tourne autour de lui, je vois la face frontale, qui était un
carré, se déformer puis disparaître, pendant que les autres côtés apparaissent
et deviennent chacun à leur tour des carrés. Mais le déroulement de cette
expérience n'est pour moi que l'occasion de penser le cube total avec ses six
faces égales et simultanées ; la structure intelligible qui en rend
raison" (Phénoménologie de la perception, 1945).
(2)
La perception suppose des acquis, des habitudes qui enrichissent notre
conception. Toute expérience d'une chose a un savoir
latent se rapportant à cette chose précisément. L'expérience ne serait pas
expérience de cette chose-ci prise dans son unité et son identité si nous
n'avions pas d'abord un concept de ce dont nous faisons l'expérience. Ce
cadre de l'expérience naît des expériences passées. Il s'est constitué au fur
et à mesure de notre apprentissage. C'est ce que met en valeur le problème de
Molyneux : "Supposez un aveugle de naissance qui soit présentement homme
fait, auquel on ait appris à distinguer par l'attouchement un cube et un globe,
du même métal, et à peu près de la même grosseur, en sorte que lorsqu'il touche
l'un et l'autre, il puisse dire quel est le cube et quel est le globe. Supposez
que le cube et et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à
jouir de la vue. On demande si en les voyant sans les toucher, il pourrait les
discerner et dire quel est le globe et quel est le cube (...). Non : car, bien
que cet aveugle ait appris par expérience de quelle manière le globe et le cube
affectent son attouchement, il ne sait pourtant pas encore que ce qui affecte
son attouchement de telle ou telle manière, doive frapper les yeux de telle ou
telle manière, ni que l'angle avancé d'un cube qui presse sa main de manière
inégale, doive paraître à ses yeux tel qu'il paraît dans le cube" (Locke, Essai
philosophique concernant l'entendement humain). Autrement dit, on ne
perçoit pas immédiatement les choses, en vertu de notre conformation physique
uniquement, mais grâce à un apprentissage.
(3)
« les molécules n'ont pas de couleur, les atomes ne font pas de bruit, les
électrons n'ont aucun goût, et les corpuscules ne sentent même rien (...). Dans
la physique, telle qu'elle est couramment présentée, ce sont les données des
sens qui apparaissent comme des fonctions des objets physiques : quand telles
ondes affectent l'œil, nous voyons telles couleurs etc. Mais ce sont les ondes
qui sont en fait inférées à partir des couleurs, et non l'inverse"
(Russell, Mysticisme et logique). Autrement dit, lorsque nous disons
« le soleil brille », nous devrions dire « cette lumière est
solaire ». « Des
gens disent qu'ils voient le soleil, précise Russel ; mais ceci signifie
seulement que quelque choses a franchi les 93 millions de milles qui nous
séparent du soleil, pour produire un effet sur notre rétine, sur notre nerf
optique et sur notre cerveau. Cet effet, qui se produit là où nous sommes,
n'est certainement pas identique au soleil tel que se le représentent les
astronomes. En effet, le même effet pourrait provenir d'autres causes :
théoriquement, un globe incandescent de métal fondu pourrait être suspendu dans
une position qui le ferait paraître, à un observateur donné, semblable au
soleil. Et cela au point qu'il n'y aurait aucune différence entre l'effet
produit par ce globe hypothétique et celui produit par le soleil. Le soleil est
donc une inférence que nous faisons à partir de ce que nous voyons, et non
cette réelle plaque brillante qui fait partie de notre conscience
immédiate" (Russel, L'esprit scientifique). Nous comprenons donc
que la matière, qui est cause de notre perception (le soleil, les ondes, etc.),
est en fait conçue pour expliquer les formes que nous percevons.
(4) Selon Saint Augustin, il n'y a pas réellement de
passé et de futur mais une présence du passé (mémoire) et une présence du futur
(imagination). Donc tout repose sur le présent. Pascal exprime cet état de
façon tragique : "Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons
l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons
le temps passé pour l'arrêter comme trop prompt, si imprudemment que nous
errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui
nous appartient" (Pensées). Le passé et l'avenir appartiennent donc
au présent, même si nous ne nous en rendons pas compte. Le passé est en nous, comme souvenir, comme
habitude ou comme inconscient. On retrouve cette idée par exemple chez Bergson,
Proust ou Freud. C'est aussi dans le présent que se trouve en réalité notre
avenir, avec les espoirs et les craintes
qui donnent son sens à ce présent.
(5) Pour Bergson, comme pour Husserl, le présent est un moment
plus qu'un instant. Mais il insiste bien sur la continuité entre les
parties du temps (son approche du temps est moins associationniste
que gestaltiste). Bergson refuse d'accorder au présent une priorité sur
les autres temps. Pour lui la durée place sur un pied d'égalité tous les
instants. "Nous inclinons à nous représenter notre passé comme de
l'inexistant, et les philosophes encouragent chez nous cette tendance
naturelle. Pour eux et pour nous, le présent seul existe par lui même : si
quelque chose survit du passé, ce ne peut être que par un secours que le
présent lui prête, par une charité que le présent lui fait, enfin, pour sortir
des métaphores, par l'intervention d'une certaine fonction particulière qui
s'appelle la mémoire et dont le rôle serait de conserver exceptionnellement
telles ou telles parties du passé en les emmagasinant dans une espèce de boîte.
– Erreur profonde ! erreur utile, je le veux bien, nécessaire peut-être à
l'action (intelligence), mais mortelle à la spéculation (intuition). (...) Mon
présent, en ce moment, est la phrase que je suis occupé à prononcer. Mais il en
est ainsi parce qu'il me plaît de limiter à ma phrase le champ de mon
attention. Cette attention est chose qui peut s'allonger et se raccourcir,
comme l'intervalle entre les deux pointes d'un compas. Pour le moment, les
pointes s'écartent juste assez pour aller du commencement à la fin de ma phrase
; mais, s'il me prenait envie de les éloigner davantage, mon présent
embrasserait, outre ma dernière phrase, celle qui la précédait : il m'aurait suffit
d'adopter une autre ponctuation. Allons plus loin : une attention qui serait
indéfiniment extensible tiendrait sous son regard, avec la phrase précédente,
toutes les phrases antérieures de la leçon, et les événements qui ont précédé
la leçon, et une portion aussi grande qu'on voudra de ce que nous appelons
notre passé. La distinction que nous faisons entre notre présent et notre passé
est donc, sinon arbitraire, du moins relative à l'étendue du champ que peut
embrasser notre attention à la vie. Le « présent » occupe juste autant de place
que cet effort. Dès que cette attention particulière lâche quelque chose de ce
qu'elle tenait sous son regard, aussitôt ce qu'elle abandonne du présent
devient ipso facto du passé. En un mot, notre présent tombe dans le
passé quand nous cessons de lui attribuer un intérêt actuel. Il en est du
présent des individus comme de celui des nations : un événement appartient au
passé, et il entre dans l'histoire, quand il n'intéresse plus directement la
politique du jour et peut être négligé sans que les affaires s'en ressentent.
Tant que son action se fait sentir, il adhère à la vie de la nation et lui
demeure présent. Dès lors, rien ne nous empêche de reporter aussi loin que
possible, en arrière, la ligne de séparation entre notre présent et notre
passé. Une attention à la vie qui serait suffisamment puissante, et
suffisamment dégagée de tout intérêt pratique, embrasserait ainsi dans un
présent indivisé l'histoire passée tout entière de la personne consciente"
(ibid.). Ainsi la distinction entre les différents temps est purement relative.
Elle dépend seulement de l'étendue de notre attention.
(6) « ce n'est pas le pont qui d'abord prend place
en un lieu pour s'y tenir, mais c'est seulement à partir du pont lui-même que
naît un lieu (...). Les espaces que nous parcourons journellement sont ménagés
par des lieux dont l'être est fondé par des choses du genre des bâtiments
(…)" (M. Heidegger, Essais et conférences, "Bâtir habiter
penser", Gallimard 58).
NOTES EPISTEMOLOGIE
(1) "C'est une
chose bien remarquable, qu'il n'y ait point d'homme si hébétés et si stupide,
sans en excepté même les plus insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger
ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent
entendre leurs pensées ; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal tant
parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce
qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et
les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne
peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire, en témoignant qu'ils pensent ce
qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont
privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les
bêtes, ont coutume d'inventer quelques signes, par lesquels ils se font
entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d'apprendre leur
langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que
les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout. Car on voit qu'il n'en faut
que fort peu pour savoir parler ; et d'autant qu'on remarque de l'inégalité
entre les animaux d'une même espèce, aussi bien qu'entre les hommes, et que les
uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas croyable qu'un singe
ou un perroquet, qui serait des plus parfait de son espèce, n'égalât en cela un
enfant des plus stupide, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé,
si leur âme n'était d'une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit
pas confondre les paroles avec les mouvements naturels, qui témoignent des
passions, et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les
animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que
nous n'entendions pas leur langage ; car s'il était vrai, puisqu'elles ont
plusieurs organes qui se rapportent au nôtres, elles pourraient aussi bien se
faire entendre à nous qu'à leur semblables" (Descartes, Discours de la
méthode, 1637).
(2)
"Le message des abeilles ne se laisse pas analyser. Nous n'y pouvons voir
qu'un contenu global, la seule différence étant liée à la position spatiale de
l'objet relaté. Mais il est impossible de décomposer ce contenu en ses éléments
formateurs, en ses morphèmes, de manière à faire correspondre chacun de ces
morphèmes à un élément de l'énoncé. Le langage humain se caractérise justement
par là. Chaque énoncé se ramène à des éléments qui se laissent combiner
librement selon de règles définies, de sorte qu'un nombre assez réduit de
morphèmes (par exemple, « para-pluie ») permet un nombre considérable
de combinaisons, d'où naît la variété du langage humain, qui est capacité de
tout dire. Une analyse plus approfondie du langage montre que ces morphèmes,
éléments de signification, se résolvent à leur tour en phonèmes (exemple,
p-a-r-a-p-l-u-i), éléments d'articulation dénués de signification, moins
nombreux encore, dont l'assemblage sélectif et distinctif fournit les unités
signifiantes. Ces phonémes vides, organisés en systèmes, forment la base de
toute langue. Il est manifeste que le langage des abeilles ne se laisse pas
isoler de pareils constituants ; il ne se ramène pas à des éléments
identifiables et distinctifs » (E. Benveniste, Problèmes de
linguistique général, 1966).
(3)
"Supposons que je dise par exemple : "un lion s'est échappé du zoo et
rode affamé dans la ville". L'énonciation en tant que telle d'une
proposition sensée est un acte locutoire (signification) ; mais en
disant cela aux habitants de la ville en question, je peux vouloir les avertir
du danger qu'ils courent et en avertissant j'accomplis un acte illocutoire
(valeur). Ceci dit, l'avertissement en question peut inquiéter, effrayer, voire
déclencher un mouvement de panique que je n'avais pas voulu, ni même prévu ; à
ce propos on peut parler d'acte perlocutoire (effet) d'avoir déclenché
un mouvement de panique"(JJ Rossi, La Philosophie analytique). Voir
aussi J. Austin, Quand dire c'est faire.
(4)
Noam Chomsky, dans Le Monde Diplomatique d'aout 2007, décrit ce qu'il
appelle la fabrique du consentement : "Dans les années trente, la règle de
la propagande nazie consistait, par exemple, à choisir des mots simples, à les
répéter sans relâche, et à les associer à des émotions, des sentiments, des craintes.
Quand Hitler a envahi les Sudètes en 1938, ce fut en invoquant les objectifs
les plus nobles et charitables, la nécessité d'une "intervention
humanitaire" pour empêcher le "nettoyage ethnique" subi par les
germanophones, et pour permettre que chacun puisse vivre sous "l'aile
protectrice" de l'Allemagne, avec le soutien de la puissance la plus en
avance du monde dans le domaine des arts et de la culture.
En
matière de propagande, si d'une certaine manière rien n'a changé depuis
Athènes, il y a quand même eu aussi nombre de perfectionnements. Les
instruments se sont beaucoup affinés, en particulier et paradoxalement dans les
pays les plus libres au monde : le
Royaume Uni et les Etats Unis. C'est là et pas ailleurs, que l'industrie
moderne des relations publiques, autant dire la fabrique de l'opinion, ou la
propagande, est née dans les années vingt.
Ces
deux pays avaient en effet progressé en matière de droits démocratiques (vote
des femmes, liberté d'expression etc.) à tel point que l'aspiration à la
liberté ne pouvait plus être contenue par la seule violence d'Etat. On s'est
donc tourné vers les technologie de la fabrique du consentement. L'industrie
des relations publiques produit, au sens propre du terme, du consentement, de
l'acceptation, de la soumission. Elle contrôle les idées, les pensées, les
esprits. Par rapport au totalitarisme, c'est un grand progrès : il est beaucoup
plus agréable de subir une publicité que de se retrouver dans une salle de
torture".
En
1977, lors de sa leçon inaugurale au collège de France, Roland Barthes dément
de manière provocatrice le présupposé qui associe naïvement l'exercice de la langue à celui de la raison et de la
liberté : "la langue est tout simplement fasciste », affirme-t-il. A
propos du contraste entre la maîtrise du discours des magistrats et la pauvreté
du langage de l'accusé dans l'affaire Dominici (un paysan condamné à mort en
1954 pour meurtre puis gracié), il prétend que le procès a volé "son
langage à un homme au nom même du langage", que "tous les meurtres
légaux commencent par là". Par ailleurs, Roland Barthes étudie les signes
qui à travers le cinéma, la publicité, les journaux etc. envahissent et
structurent inconsciemment le champ social. Comme l'affirme Bourdieu le langage
représente, manifeste et symbolise l'autorité : "il y a une rhétorique
caractéristique de tous les discours d'institution, c'est-à-dire de la parole
officielle du porte parole autorisé s'exprimant en situation solennelle, avec
une autorité qui a les mêmes limites que la délégation de l'institution ; les
caractéristiques du langage des prêtres et des professeurs et, plus
généralement, de toutes les institutions, comme la routinisation, la
stéréotypisation et la neutralisation, découlent de la position qu'occupent
dans un champ de concurrence ces dépositaires d'une autorité déléguée" (Ce
que parler veut dire). Le langage est donc associé à la distribution des
places et des hiérarchies qui assurent l'exercice du pouvoir dans la société.
(5)
"Nous ne voyons pas les choses mêmes, affirme Bergson ; nous nous bornons
le plus souvent à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue
du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à
l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la
chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle
et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait
déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas
seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se
dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement
vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons
joyeux ou triste, est-ce bien bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre
conscience avec les milles nuances fugitives et les mille résonances profondes
qui en font quelque chose d'absolument nôtre ? (...) Nous ne saisissons de nos
sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une
fois pour toutes parce qu'il est à peu près le même dans les mêmes conditions,
pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l'individualité
nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en
un champ clos où notre force se mesure utilement avec d'autres forces ; et,
fascinés par l'action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le
terrain qu'elle s'est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les
choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à
nous-mêmes" (Le Rire).
(6)
Bachelard, dans La Formation de l'esprit scientifique (1938), introduit
les notions d'obstacles et de ruptures épistémologiques pour
analyser la relation entre une théorie périmée et une théorie neuve :
"Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science,
on arrive bientôt à cette conviction que c'est en terme d'obstacles qu'il faut
poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considérer
des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes ni
d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte
même de connaître, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de nécessité
fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est là que nous montrerons des causes de
stagnation et même de régression, c'est là que nous décèlerons des causes
d'inertie que nous appellerons des obstacles épistémologiques. La connaissance
du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle
n'est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours
récurrentes. Le réel n'est jamais ce qu'on pourrait croire mais il est toujours
ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand
l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs,
on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît
contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites,
en surmontant ce qui dans l'esprit même, fait obstacle à la
spiritualisation".
Crédit photo
http://jessicaannkern.blogspot.fr/2011/01/artist-post-1-martha-rosler.html
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