Alors qu’il enseignait au
Collège de France, Michel Foucault a donné entre 1976 et 1979 trois
séries de cours, aujourd’hui publiés et aussi écoutables sur
internet, où il est question du socialisme et du libéralisme.
J’aborderai ces leçons avec deux arrières pensées :
comprendre la relation entre Marx et Foucault et réfléchir à la
façon dont nous pouvons faire face au néolibéralisme aujourd’hui.
Concernant le premier point, bien que Foucault se soit clairement
distingué du marxisme, il n’a jamais nié son intérêt pour Marx.
Il est, pourrait-je dire, « contre » Marx, au double sens
d’une opposition et d’une proximité.
Comment comparer Marx et
Foucault ? Schématiquement,
Marx s’intéresse
d’abord au travail
et Foucault au langage
et à la vie
- et même au langage
sur la vie
(pour reprendre la tripartition proposée dans Les
Mots et les choses,
pour caractériser
les trois dimensions des sciences de l’homme). Ou encore, pour
reprendre l’analyse de Jacques Binet, l’un traite du marché
et l’autre de l’organisation,
deux types de pouvoirs complémentaires. On peut dire aussi que l’un
tend vers le communisme et l’autre vers l’anarchisme. Ou bien,
que les notions marxistes de matière,
de dialectique
et d’aliénation
trouvent leur complément chez Foucault dans celles de corps,
de généalogie
et d’assujettissement.
Il faut insister enfin sur la chronologie : l’un écrit au
XIXe siècle et l’autre au XXe.
A la question (assez frontale,
je le reconnais, mais bien présente en milieu militant) de savoir
s’il vaut mieux être marxiste que foucaldien (moderne que
postmoderne), on peut répondre que tout dépend où l’on se situe.
Sans doute être marxiste était-il très urgent à l’époque de
Marx et être Foucaldien avait-il tout sens en son temps. Peut-être
aussi serait-il pertinent, alors que les attaques contre les acquis
sociaux nous ramènent partiellement vers le XIXe siècle, de
marxiser un peu Foucault, ou du moins de ne plus les opposer mais de
les faire dialoguer.
Un exemple serait de ne pas
abandonner les
concepts
de lutte des classes et
d’exploitation que
Foucault a dilué, comme Bourdieu à la
même époque, dans un
rapport général de domination. Même s’il est vrai, comme l’a
depuis longtemps montré
La Boétie dans La
servitude volontaire,
que le pouvoir est partout, que l’Etat et le Marché nous
traversent autant qu’ils nous dominent, que les couches sociales
sont nombreuses et complexes, il apparaît que le schéma global de
la lutte des classes n’est nullement invalidé. Il le serait si
nous nous trouvions dans une société sans classe, c’est-à-dire
où l’inégalité aurait laissé place à un partage des richesses
permettant d’assurer à toutes
et à tous l’essentiel
en matière de santé, d’éducation, de logement, d’alimentation
et de vie sociale et où, plus profondément, les rapports de
production ne seraient plus des rapports d’exploitation.
C’est donc avec ces arrières
pensées que je vais
résumer les trois ouvrages Il
faut sauver la société,
Sécurité,
territoire et population
et Naissance de la
biopolitique, en
m’appuyant
surtout sur les dernières leçons de chaque série de cours, où
Foucault, en quelque sorte, tire les conclusions de son exploration.
Dans Il
faut défendre la société,
Foucault rappelle les deux concepts qu’il a construit de
discipline,
comme pouvoir sur le corps individuel, et de biopolitique,
comme pouvoir sur la population. Il insiste sur le rôle de la
médecine en tant que savoir-pouvoir, en particulier en matière de
sexualité. Elle contribue à fixer la norme de la discipline des
individus et de la régulation de la société. Foucault voit dans le
racisme le paroxysme de la biopolitique. Le racisme, dans une société
normalisatrice, permet l’acceptation amorale
de la mort de
l’autre, en
définissant qui peut ou non vivre. L’acceptation de la norme
explique l’aisance avec laquelle les Etats modernes et
une grande partie de l’opinion acceptent de laisser
mourir celles et ceux
qui n’entrent pas dans leur calcul d’intérêt. Je
ne peux
pas m’empêcher
de penser ici, par exemple, à la situation actuelle
des personnes déplacées
qui survivent dans la rue, qui meurent en méditerranée, dans les
déserts ou dans les camps, à celles qui périssent dans les
bombardements ou
dans les zones soumises à des blocus.
A la discipline des corps
s’ajoute donc la biopolitique de l’espèce organisée
par le gouvernement moderne (démographie, endémie, hygiène, etc.).
Elle consiste à faire vivre et laisser mourir, à l’inverse de la
souveraineté de l’ancien régime qui faisait mourir et laissait
vivre. La biopolitique, qui
a pour objet la sécurité, la régulation et la normalisation de la
population, gère aussi la question de la mortalité - la mort
elle-même étant reléguée dans le privé. On trouve par exemple la
gestion des cités ouvrières ou les politiques de la sexualité. Le
racisme colonial puis nazi, paroxysme de la biopolitique, dit qui
peut vivre ou mourir, et
cela pas
uniquement
pour défendre la société, mais aussi pour la purifier. Il s’agit
donc
d’un principe de régénérescence davantage médical que
militaire.
Si Foucault préfère la
transformation aux luttes sociales, autrement dit la réforme à la
révolution, c’est que cette
dernière a
à voir d’après lui avec le modèle raciste, dès lors qu’il
s’agit de confrontation physique et pas uniquement économique. La
lutte des classes reprendrait selon
lui le thème de lutte
des races en l’appliquant à la bourgeoisie. Cette compréhension
assez réductrice du socialisme révolutionnaire, l’assimilant
presque
au nazisme sous le concept de totalitarisme, est emblématique du
discours anticommuniste. A ce moment-là, objecterais-je,
le concept mou de
totalitarisme pourrait aussi bien s’appliquer au système
capitaliste qui n’est pas en reste en matière de violence raciste.
Le
nazisme et le fascisme seraient
plutôt d’après moi
l’expression
ultime du
capitalisme et non son
contraire, quand
la démocratie représentative est
contestée par les masses. Quant
au communisme,
en tant que
démocratie populaire sous
une forme conseilliste et libertaire,
il serait plutôt le
dépassement du
capitalisme. En
ce qui concerne la
dérive
autoritaire du communisme, c’est une question historique et
philosophique déjà largement débattue que je
n’ai pas le temps
d’aborder maintenant.
Il faut défendre la
société effectue
la transition entre le thème disciplinaires, sur les institutions
médicales et carcérales, qu’avait abordé Foucault et le thème
plus large du gouvernement biopolitique de la société (darwinisme,
eugénisme, hérédité et dégénérescence). Le fascisme et le
stalinisme représentent pour Foucault le paroxysme de la
biopolitique. Le nazisme branche le racisme ethnique sur la question
biopolitique de l’hérédité et de la normalité. Foucault refuse
de faire de la guerre la matrice du politique. Il s’intéresse
davantage à la genèse des techniques de pouvoir, en insistant sur
le fait que les réseaux de pouvoir s’appuient sur des points de
résistance qui peuvent se jouer des impuissances du pouvoir. Le
pouvoir est relationnel et non substantiel. C’est un rapport de
force et une technique. Cette conception féconde des rapports de
domination ne doit pas pour autant désincarner complètement la
problématique de l’exploitation. Certes, elle résulte d’un
effet de système. Mais des acteurs existent bien, avec des
responsabilités, des intérêts et des privilèges, de même
qu’existent réellement celles et ceux qui leur sont subordonnés.
Malgré son opposition au
marxisme et sa logique de lutte (sa
dialectique), Foucault
a développé son analyse, comme il le dit lui-même, dans la
continuité du Capital
de Marx. Mais il
faut replacer ce texte de Foucault, sur la lutte et la résistance,
dans le contexte des conflits sanglants
en Asie du sud-est, au
moyen orient, en Irlande, en Afrique etc. des années soixante-dix.
Son opposition au marxisme semble adressée à sa forme militarisée
et correspondre à une posture pacifiste emblématique des années
soixante-dix (flower
power). La
problématique entre une opposition violente (insurrection
armée) ou au contraire
diffuse (zones
d’autonomie temporaire ou zones à défendre)
au capitalisme est encore d’actualité, mais dans un tout autre
contexte. Ce qu’on appelle maintenant le néolibéralisme ne
rencontre plus aucune opposition sérieuse pour contrer ses effets
destructeurs sur les sociétés et leur environnement. Ce qui fait
réapparaître les débats sur la violence (plus
ou moins ritualisée) et
la non-violence.
Dans Sécurité,
territoire et population,
Foucault traite de la police en soulignant son rapport à la ville et
au marché. La police c’est, au sens large, ce qui produit la ville
et contrôle la population pour sécuriser la circulation économique.
La police, toujours
au sens large, désigne l’ « amélioration » de
la ville : aménagement, société, marché, marée-chaussée. Elle
accompagne l’urbanisation du territoire. La police est la main du
roi, c’est son bras armé. Elle fonctionne par règlements et coups
d’état. On dirait aujourd’hui par « états d’urgence »
(Agamben).
La gouvernementalité, axée sur la circulation urbaine, se heurte
à la production rurale qui constitue une brèche dans la logique de
la police. Toutefois
celle-ci va s’étendre peu à peu à l’ensemble du territoire à
travers l’urbanisation (Lefebvre,
Harvey).
L’économie
libérale oppose une limite au pouvoir de la souveraineté amenée à
réguler la société plutôt qu’à la réglementer. La population,
avec le libre jeu des intérêts, doit être écoutée pour éviter
la disette, selon l’exemple traité par Foucault. Cette nouvelle
neutralité des économistes au XVIIe siècle s’oppose à la raison
d’Etat des philosophes politiques artificialistes du XVIIe siècle
ou à la naturalité cosmo-théologique médiévale. L’état doit
gérer la « naturalité » de la société civile grâce à
la science de la population. Le problème devient celui de la
sécurité de cette
liberté civile
essentiellement marchande.
Foucault développe également dans
son cours le thème des
contre-conduites de résistance qui jalonnent l’histoire des
changements de pouvoir. L’état se trouve sans
cesse attaqué par la
société civile, par exemple à travers
« l’eschatologie » révolutionnaire.
Dans Naissance
de la biopolitique,
Foucault analyse la société civile et l’homo
oeconomicus, tel
qu’il apparaît au XVIIIe,
dans son rapport
problématique à l’Etat. Comme la folie ou la délinquance, la
société civile est l’objet, sans doute le plus général, du
savoir et du pouvoir gouvernemental. Foucault étudie la naissance du
biopouvoir et montre comment le libéralisme négocie avec la
« naturalité » de la population. Il s’agit d’assurer
sa sécurité, sa santé, son hygiène, sa natalité, sa longévité
etc. Foucault montre comment la technique de pouvoir s’est déplacée
de la question du territoire à celle de la population qu’il faut
régler à l’aide de la rationalité des sciences humaines.
L’économie limite le pouvoir souverain, comme la providence divine
auparavant. Le pouvoir doit négocier avec le marché. La société
civile est une réalité économique et juridique. C’est une
« réalité de transaction » pour le pouvoir, tout comme
la folie, la délinquance, la sexualité.
Foucault, après des analyses
détaillées de la naissance du néolibéralisme, en Allemagne et aux
Etats-Unis
au XXe siècle, s’intéresse au texte de Ferguson de 1783 sur la
naturalité de la société, sur
ses tensions égoïstes
internes et son historicité. Face à la société civile, le
gouvernement
limite son pouvoir, à travers le calcul et la rationalité ;
c’est-à-dire ce qu’on pourrait appeler une forme de pragmatisme,
au dépend de la sagesse et de la vérité. Pour Foucault, le
marxisme renoue au contraire avec une certaine « vérité »
du pouvoir de manière presque anachronique. L’auteur adopte ici
une sorte de neutralité
axiologique à travers laquelle on peut deviner néanmoins un rapport
ambigu au libéralisme et une sorte de désapprobation
nietzschéenne du
socialisme.
Dans les cours que je
viens de présenter,
Foucault analyse la biopolitique telle qu’elle se développe dans
le libéralisme, le fascisme et le socialisme. Par
la suite, dans les
années 80, Foucault s’intéressera au gouvernement de soi et des
autres. Il mêlera
les techniques de pouvoir et les techniques de soi, tout
assujettissement reposant sur des individus libres. Il articulera
éthique et politique. L’éthique est le gouvernement de soi, à la
différence de l’interdit moral. La culture de soi va avec une
pratique sociale. Il faut se déprendre de soi. Foucault paraît
rejoindre l’anarco-individualisme : changement de soi,
réformisme, localisme. Il aura une influence sur
le post-anarchisme (Newman).
On
peut noter plus
généralement, à
l’époque de Foucault et jusqu’à aujourd’hui, un certain
retour de l’idéalisme (à
travers la phénoménologie, le structuralisme et la philosophie
analytique) contre le
matérialisme historique.
Remarxiser
la philosophie, y compris Foucault, en fonction des
problèmes
actuels
posés
par le néolibéralisme (problèmes
qu’il n’avait pas suffisamment aperçu, si l’on compare avec
l’analyse de
Chamayou), signifierait
réintroduire une dose de matérialisme historique, avec
la prise en compte chronologique
de l’économie,
des conflits matériels
et pas seulement
idéologiques, sans
séparer complètement
les domaines de
recherche (famille,
prison, usine, hôpital, ville,
etc.) les
uns des autres.
Dernier
point, qui ne figure pas chez Foucault, malgré l’utilisation du
terme biopolitique, et assez nouveau dans la tradition marxiste, la
question écologique. D’un point de vue marxiste, l’écologie
s’articule à la question des classes
et de l’exploitation
(Keucheyan). D’un point de vue foucaldien, il faudrait
considérer
la question du discours sur la nature, discuter
le monopole du savoir-pouvoir de la science institutionnelle et
laisser une place au contre-discours de
l’expertise écologiste
(Stengers et Prigogine).
Raphaël Edelman, Nantes 6/7/2019
Bibliographie :
Etienne de La
Boétie, Discours de
la servitude volontaire,
1576 ;
Karl Marx, Le
Capital, 1867
; Henri
Lefebvre,
Le droit à la
ville, 1968 ;
Michel Foucault, Il
faut défendre
la société, 1976 ;
Sécurité,
Territoire, Population, 1977
; La
Naissance de la
biopolitique, 1978 ;
Isabelle Stengers
et Ilya Priogine,
La nouvelle
Alliance, 1979 ;
Pierre Bourdieu,
Langage et pouvoir
symbolique, 1991 ;
Akim Bey,
Zone autonome
temporaire, 1991 ;
Giorgio Agamben, Homo
Sacer, 1997 ;
David Harvey,
Le
capitalisme contre le droit à la ville, 2011 ;
Collectif mauvaise
troupe, Constellations,
2014 ;
Saul Newman, Post
anarchism, 2016 ;
Gregoire Chamayou, La
société ingouvernable, 2018 ;
Razmig Keucheyan, La
nature est un champ de Bataille,
2018.
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