mercredi 10 février 2021

CRITIQUE DE L'ECONOMIE BIOPOLITIQUE


Alors qu’il enseignait au Collège de France, Michel Foucault a donné entre 1976 et 1979 trois séries de cours, aujourd’hui publiés et aussi écoutables sur internet, où il est question du socialisme et du libéralisme. J’aborderai ces leçons avec deux arrières pensées : comprendre la relation entre Marx et Foucault et réfléchir à la façon dont nous pouvons faire face au néolibéralisme aujourd’hui. Concernant le premier point, bien que Foucault se soit clairement distingué du marxisme, il n’a jamais nié son intérêt pour Marx. Il est, pourrait-je dire, « contre » Marx, au double sens d’une opposition et d’une proximité.
Comment comparer Marx et Foucault ? Schématiquement, Marx s’intéresse d’abord au travail et Foucault au langage et à la vie - et même au langage sur la vie (pour reprendre la tripartition proposée dans Les Mots et les choses, pour caractériser les trois dimensions des sciences de l’homme). Ou encore, pour reprendre l’analyse de Jacques Binet, l’un traite du marché et l’autre de l’organisation, deux types de pouvoirs complémentaires. On peut dire aussi que l’un tend vers le communisme et l’autre vers l’anarchisme. Ou bien, que les notions marxistes de matière, de dialectique et d’aliénation trouvent leur complément chez Foucault dans celles de corps, de généalogie et d’assujettissement. Il faut insister enfin sur la chronologie : l’un écrit au XIXe siècle et l’autre au XXe.
A la question (assez frontale, je le reconnais, mais bien présente en milieu militant) de savoir s’il vaut mieux être marxiste que foucaldien (moderne que postmoderne), on peut répondre que tout dépend où l’on se situe. Sans doute être marxiste était-il très urgent à l’époque de Marx et être Foucaldien avait-il tout sens en son temps. Peut-être aussi serait-il pertinent, alors que les attaques contre les acquis sociaux nous ramènent partiellement vers le XIXe siècle, de marxiser un peu Foucault, ou du moins de ne plus les opposer mais de les faire dialoguer.
Un exemple serait de ne pas abandonner les concepts de lutte des classes et d’exploitation que Foucault a dilué, comme Bourdieu à la même époque, dans un rapport général de domination. Même s’il est vrai, comme l’a depuis longtemps montré La Boétie dans La servitude volontaire, que le pouvoir est partout, que l’Etat et le Marché nous traversent autant qu’ils nous dominent, que les couches sociales sont nombreuses et complexes, il apparaît que le schéma global de la lutte des classes n’est nullement invalidé. Il le serait si nous nous trouvions dans une société sans classe, c’est-à-dire où l’inégalité aurait laissé place à un partage des richesses permettant d’assurer à toutes et à tous l’essentiel en matière de santé, d’éducation, de logement, d’alimentation et de vie sociale et où, plus profondément, les rapports de production ne seraient plus des rapports d’exploitation.
C’est donc avec ces arrières pensées que je vais résumer les trois ouvrages Il faut sauver la société, Sécurité, territoire et population et Naissance de la biopolitique, en m’appuyant surtout sur les dernières leçons de chaque série de cours, où Foucault, en quelque sorte, tire les conclusions de son exploration.



Dans Il faut défendre la société, Foucault rappelle les deux concepts qu’il a construit de discipline, comme pouvoir sur le corps individuel, et de biopolitique, comme pouvoir sur la population. Il insiste sur le rôle de la médecine en tant que savoir-pouvoir, en particulier en matière de sexualité. Elle contribue à fixer la norme de la discipline des individus et de la régulation de la société. Foucault voit dans le racisme le paroxysme de la biopolitique. Le racisme, dans une société normalisatrice, permet l’acceptation amorale de la mort de l’autre, en définissant qui peut ou non vivre. L’acceptation de la norme explique l’aisance avec laquelle les Etats modernes et une grande partie de l’opinion acceptent de laisser mourir celles et ceux qui n’entrent pas dans leur calcul d’intérêt. Je ne peux pas m’empêcher de penser ici, par exemple, à la situation actuelle des personnes déplacées qui survivent dans la rue, qui meurent en méditerranée, dans les déserts ou dans les camps, à celles qui périssent dans les bombardements ou dans les zones soumises à des blocus.
A la discipline des corps s’ajoute donc la biopolitique de l’espèce organisée par le gouvernement moderne (démographie, endémie, hygiène, etc.). Elle consiste à faire vivre et laisser mourir, à l’inverse de la souveraineté de l’ancien régime qui faisait mourir et laissait vivre. La biopolitique, qui a pour objet la sécurité, la régulation et la normalisation de la population, gère aussi la question de la mortalité - la mort elle-même étant reléguée dans le privé. On trouve par exemple la gestion des cités ouvrières ou les politiques de la sexualité. Le racisme colonial puis nazi, paroxysme de la biopolitique, dit qui peut vivre ou mourir, et cela pas uniquement pour défendre la société, mais aussi pour la purifier. Il s’agit donc d’un principe de régénérescence davantage médical que militaire.
Si Foucault préfère la transformation aux luttes sociales, autrement dit la réforme à la révolution, c’est que cette dernière a à voir d’après lui avec le modèle raciste, dès lors qu’il s’agit de confrontation physique et pas uniquement économique. La lutte des classes reprendrait selon lui le thème de lutte des races en l’appliquant à la bourgeoisie. Cette compréhension assez réductrice du socialisme révolutionnaire, l’assimilant presque au nazisme sous le concept de totalitarisme, est emblématique du discours anticommuniste. A ce moment-là, objecterais-je, le concept mou de totalitarisme pourrait aussi bien s’appliquer au système capitaliste qui n’est pas en reste en matière de violence raciste. Le nazisme et le fascisme seraient plutôt d’après moi l’expression ultime du capitalisme et non son contraire, quand la démocratie représentative est contestée par les masses. Quant au communisme, en tant que démocratie populaire sous une forme conseilliste et libertaire, il serait plutôt le dépassement du capitalisme. En ce qui concerne la dérive autoritaire du communisme, c’est une question historique et philosophique déjà largement débattue que je n’ai pas le temps d’aborder maintenant.
Il faut défendre la société effectue la transition entre le thème disciplinaires, sur les institutions médicales et carcérales, qu’avait abordé Foucault et le thème plus large du gouvernement biopolitique de la société (darwinisme, eugénisme, hérédité et dégénérescence). Le fascisme et le stalinisme représentent pour Foucault le paroxysme de la biopolitique. Le nazisme branche le racisme ethnique sur la question biopolitique de l’hérédité et de la normalité. Foucault refuse de faire de la guerre la matrice du politique. Il s’intéresse davantage à la genèse des techniques de pouvoir, en insistant sur le fait que les réseaux de pouvoir s’appuient sur des points de résistance qui peuvent se jouer des impuissances du pouvoir. Le pouvoir est relationnel et non substantiel. C’est un rapport de force et une technique. Cette conception féconde des rapports de domination ne doit pas pour autant désincarner complètement la problématique de l’exploitation. Certes, elle résulte d’un effet de système. Mais des acteurs existent bien, avec des responsabilités, des intérêts et des privilèges, de même qu’existent réellement celles et ceux qui leur sont subordonnés.
Malgré son opposition au marxisme et sa logique de lutte (sa dialectique), Foucault a développé son analyse, comme il le dit lui-même, dans la continuité du Capital de Marx. Mais il faut replacer ce texte de Foucault, sur la lutte et la résistance, dans le contexte des conflits sanglants en Asie du sud-est, au moyen orient, en Irlande, en Afrique etc. des années soixante-dix. Son opposition au marxisme semble adressée à sa forme militarisée et correspondre à une posture pacifiste emblématique des années soixante-dix (flower power). La problématique entre une opposition violente (insurrection armée) ou au contraire diffuse (zones d’autonomie temporaire ou zones à défendre) au capitalisme est encore d’actualité, mais dans un tout autre contexte. Ce qu’on appelle maintenant le néolibéralisme ne rencontre plus aucune opposition sérieuse pour contrer ses effets destructeurs sur les sociétés et leur environnement. Ce qui fait réapparaître les débats sur la violence (plus ou moins ritualisée) et la non-violence.



Dans Sécurité, territoire et population, Foucault traite de la police en soulignant son rapport à la ville et au marché. La police c’est, au sens large, ce qui produit la ville et contrôle la population pour sécuriser la circulation économique. La police, toujours au sens large, désigne l’ « amélioration » de la ville : aménagement, société, marché, marée-chaussée. Elle accompagne l’urbanisation du territoire. La police est la main du roi, c’est son bras armé. Elle fonctionne par règlements et coups d’état. On dirait aujourd’hui par « états d’urgence » (Agamben). La gouvernementalité, axée sur la circulation urbaine, se heurte à la production rurale qui constitue une brèche dans la logique de la police. Toutefois celle-ci va s’étendre peu à peu à l’ensemble du territoire à travers l’urbanisation (Lefebvre, Harvey).
L’économie libérale oppose une limite au pouvoir de la souveraineté amenée à réguler la société plutôt qu’à la réglementer. La population, avec le libre jeu des intérêts, doit être écoutée pour éviter la disette, selon l’exemple traité par Foucault. Cette nouvelle neutralité des économistes au XVIIe siècle s’oppose à la raison d’Etat des philosophes politiques artificialistes du XVIIe siècle ou à la naturalité cosmo-théologique médiévale. L’état doit gérer la « naturalité » de la société civile grâce à la science de la population. Le problème devient celui de la sécurité de cette liberté civile essentiellement marchande. Foucault développe également dans son cours le thème des contre-conduites de résistance qui jalonnent l’histoire des changements de pouvoir. L’état se trouve sans cesse attaqué par la société civile, par exemple à travers « l’eschatologie » révolutionnaire.

Dans Naissance de la biopolitique, Foucault analyse la société civile et l’homo oeconomicus, tel qu’il apparaît au XVIIIe, dans son rapport problématique à l’Etat. Comme la folie ou la délinquance, la société civile est l’objet, sans doute le plus général, du savoir et du pouvoir gouvernemental. Foucault étudie la naissance du biopouvoir et montre comment le libéralisme négocie avec la « naturalité » de la population. Il s’agit d’assurer sa sécurité, sa santé, son hygiène, sa natalité, sa longévité etc. Foucault montre comment la technique de pouvoir s’est déplacée de la question du territoire à celle de la population qu’il faut régler à l’aide de la rationalité des sciences humaines. L’économie limite le pouvoir souverain, comme la providence divine auparavant. Le pouvoir doit négocier avec le marché. La société civile est une réalité économique et juridique. C’est une « réalité de transaction » pour le pouvoir, tout comme la folie, la délinquance, la sexualité.
Foucault, après des analyses détaillées de la naissance du néolibéralisme, en Allemagne et aux Etats-Unis au XXe siècle, s’intéresse au texte de Ferguson de 1783 sur la naturalité de la société, sur ses tensions égoïstes internes et son historicité. Face à la société civile, le gouvernement limite son pouvoir, à travers le calcul et la rationalité ; c’est-à-dire ce qu’on pourrait appeler une forme de pragmatisme, au dépend de la sagesse et de la vérité. Pour Foucault, le marxisme renoue au contraire avec une certaine « vérité » du pouvoir de manière presque anachronique. L’auteur adopte ici une sorte de neutralité axiologique à travers laquelle on peut deviner néanmoins un rapport ambigu au libéralisme et une sorte de désapprobation nietzschéenne du socialisme.

Dans les cours que je viens de présenter, Foucault analyse la biopolitique telle qu’elle se développe dans le libéralisme, le fascisme et le socialisme. Par la suite, dans les années 80, Foucault s’intéressera au gouvernement de soi et des autres. Il mêlera les techniques de pouvoir et les techniques de soi, tout assujettissement reposant sur des individus libres. Il articulera éthique et politique. L’éthique est le gouvernement de soi, à la différence de l’interdit moral. La culture de soi va avec une pratique sociale. Il faut se déprendre de soi. Foucault paraît rejoindre l’anarco-individualisme : changement de soi, réformisme, localisme. Il aura une influence sur le post-anarchisme (Newman).
On peut noter plus généralement, à l’époque de Foucault et jusqu’à aujourd’hui, un certain retour de l’idéalisme (à travers la phénoménologie, le structuralisme et la philosophie analytique) contre le matérialisme historique. Remarxiser la philosophie, y compris Foucault, en fonction des problèmes actuels posés par le néolibéralisme (problèmes qu’il n’avait pas suffisamment aperçu, si l’on compare avec l’analyse de Chamayou), signifierait réintroduire une dose de matérialisme historique, avec la prise en compte chronologique de l’économie, des conflits matériels et pas seulement idéologiques, sans séparer complètement les domaines de recherche (famille, prison, usine, hôpital, ville, etc.) les uns des autres.
Dernier point, qui ne figure pas chez Foucault, malgré l’utilisation du terme biopolitique, et assez nouveau dans la tradition marxiste, la question écologique. D’un point de vue marxiste, l’écologie s’articule à la question des classes et de l’exploitation (Keucheyan). D’un point de vue foucaldien, il faudrait considérer la question du discours sur la nature, discuter le monopole du savoir-pouvoir de la science institutionnelle et laisser une place au contre-discours de l’expertise écologiste (Stengers et Prigogine).








Raphaël Edelman, Nantes 6/7/2019

Bibliographie : Etienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576 ; Karl Marx, Le Capital, 1867 ; Henri Lefebvre, Le droit à la ville, 1968 ; Michel Foucault, Il faut défendre la société, 1976 ; Sécurité, Territoire, Population, 1977 ; La Naissance de la biopolitique, 1978 ; Isabelle Stengers et Ilya Priogine, La nouvelle Alliance, 1979 ; Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, 1991 ; Akim Bey, Zone autonome temporaire, 1991 ; Giorgio Agamben, Homo Sacer, 1997 ; David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville, 2011 ; Collectif mauvaise troupe, Constellations, 2014 ; Saul Newman, Post anarchism, 2016 ; Gregoire Chamayou, La société ingouvernable, 2018 ; Razmig Keucheyan, La nature est un champ de Bataille, 2018.

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