Le marché impose ses contraintes à l’art, au design, à
l’architecture et à l’urbanisme. Les motifs économiques pèsent largement sur le
choix des projets réalisés ou sur leur pérennité. Cela est d’autant plus vrai
depuis la mutation du capitalisme à l’ère post-industrielle avec le
développement du capitalisme artiste (Gilles Lipovetsky). Après trente années
de libéralisation, l’influence du marché sur la ville semble devenue quasi
illimitée (Dominique Lorrain).
L’une des conséquences, en termes de contre-pouvoir,
de l’extension du marché sur la ville est le développement de lieux
alternatifs, de friches, de campements, de bidonvilles, de squats et de ZAD.
Dans ces espaces, où la menace de l’expulsion et de l’évacuation est constante,
des formes d’expression (constructions, graffitis, événements) se développent
en marge de l’organisation commerciale. La soumission des villes au marché a
aussi pour conséquence le développement de la banlieue avec ses grands
ensembles. Une société et des cultures s’y développent, bien que les pouvoirs
publics s’y intéressent peu ou cultivent une certaine défiance à leur égard. La
façon dont les pouvoirs publics communiquent sur le lien social ou la vie
sociale dans les banlieues montre qu’ils sont peu sensibles à ce qui y existe déjà
(Henri-Pierre Jeudy).
Les espaces exclus par le marché n’apparaissent pas
comme tels, mais sont dissimulés par des écrans, des panneaux, des palissades,
des décors. La société du spectacle produit le masque qui recouvre la réalité
problématique des villes. C’est contre ce spectacle que tente de s’affirmer la
réappropriation artistique de la ville par ses habitants, bien que le pouvoir
de récupération politique et marchand soit immense. « Il est devenu
extrêmement facile de déguiser des policiers en artistes » (Guy Debord).
La problématique politique de la participation
citoyenne et démocratique se retrouve à propos de la créativité. Tout comme les
décisions sont confisquées par les professionnels de la politique, les
habitants ne prennent que très peu part à l’élaboration de la configuration des
villes. Pourtant, nous avons vu se développer, ces dernières années, toute une
ingénierie sociale basée sur la participation et la collaboration, qui a pu
donner l’illusion d’une implication citoyenne dans la conception urbaine. Ce
dont il s’agit, en réalité, c’est davantage d’un outil de fabrique du
consentement. Les habitants sont d’autant plus malléables qu’ils ont
l’impression d’être impliqués, même si cette implication est superficielle. Car
ils ne perçoivent pas nécessairement qu’ils interviennent dans un cadre
préconçu, dont les objectifs sont préalablement écrits. Ces procédés, tels que
les « grands débats », s’ils ont pu un moment donner l’illusion d’un
progrès social dans la décision et la création, sont de moins en moins
crédibles, à mesure que les habitants deviennent plus conscients de leur
limite.
Ceci nous amène à remettre en cause la fiabilité du
terme « espace public », qui désigne en réalité le contraire :
un espace privatisé. Censé appartenir à tous, l’espace public n’appartient à
personne de ceux qui y vivent, mais plutôt à un cercle restreint bien décidé à
défendre et développer la rentabilité de ces espaces sous couvert d’œuvrer au
bien commun. « La fin du XXe siècle se caractérise par une emprise plus
grande des principes de marché dans des activités jusqu’alors réglementées et
surtout par une expansion du capitalisme – ses firmes et ses instruments – à
l’organisation des marchés urbains » (Dominique Lorrain).
L’une des conséquences est la gentrification de
certains quartiers, c’est-à-dire l’appropriation par les promoteurs immobiliers
et la petite bourgeoisie des quartiers populaires vivants des centres villes.
Le logement bon marché devient alors de plus en plus onéreux, reléguant les
pauvres dans les banlieues. L’objectif est de préserver la vitalité du quartier
tout en garantissant un quotidien sécurisé, de créer un cadre de vie convivial
bien qu’aseptisé, sur le modèle de l’éco-quartier. Ces quartiers deviennent
alors ceux d’une bourgeoisie bohème actrice d’une nouvelle industrie de la
création et d’un nouveau style de vie, en apparence moins austère que celui de
l’ancien monde industriel. « L’arrivée de ménages plus dotés entraîne le
changement des structures commerciales qui ne correspondent plus aux moyens
financiers des anciens habitants… Par la sélection socio-économique qu’elle
entraîne, la gentrification encourage la privatisation et l’appropriation de
l’espace public par la partie la plus solvable des habitants alors que la
convivialité faisait partie des valeurs prônées par ceux qui ont initié la
gentrification… Ce processus de gentrification commence par l’installation
d’artistes off, se poursuit par
l’arrivée des classes moyennes créatives mais précaires et s’achève avec
l’arrivée des ingénieurs et cadres des très grandes firmes, aux salaires
démesurés » (Elsa Vivant).
Nous avons assisté après-guerre au développement de la
classe moyenne, classe particulièrement visée par le marketing territorial.
C’est une classe mi-laborieuse mi-oisive, mais tout de même bien prolétarisée,
dans la mesure où les loisirs de masse ont un caractère plus aliénant
qu’émancipateur et où le loisir lui-même s’inscrit dans le processus productif.
La culture ici n’est plus le signe mais l’agent du développement
post-industriel des villes. « La culture crée de l’emploi et l’activité
économique peut avoir un prolongement culturel… Elle est un levier du
développement économique de la France et un enjeu touristique majeur »
(François Hollande).
La ville devient alors scène de spectacle davantage
que lieu de vie. Au lieu d’une cité bâtie et habitée par ses citoyens, se
développe la mise en scène parodique de la libre créativité sous l’œil vigilant
des autorités. L’animation culturelle devient le décor des villes-supermarchés.
La visite du quartier, sur le modèle du parc d’attraction, devient un moteur
essentiel du développement territorial. « Le musée vivant apportera cette
dimension esthétique active qui manque à la misère quotidienne »
(Henri-Pierre Jeudy). La fonction sociale de l’art est la sublimation de la
misère.
La ville devient sa propre publicité. Cette priorité
de la ville vitrine stérilise la vie citoyenne et politique. Le patrimoine
historique des villes devient un produit culturel. On continue de vanter un
passé glorieux à des fins identitaires, tout en créant des attractions pour les
touristes et les riverains. L’histoire démontre l’importance d’une ville par
rapport à son passé ; l’art rassure par rapport à son potentiel à venir.
La ville doit prouver qu’elle possède à la fois des racines et de féconds
bourgeons. En même temps qu’un supplément aux musées pour touristes, le milieu
urbain devient un terrain de jeu artistique pour les visiteurs, à travers le
détournement commercial des principes situationnistes sur la ville.
L’art au cœur des villes participe aux enjeux
politiques et sociaux. Il n’est pas un domaine neutre et retiré des conflits
mais entre dans les dispositifs gouvernementaux comme soft power. « La
culture est devenue le mode de gestion et de contrôle spécifique à notre
époque » (Front Réfractaire à l’Intoxication Culturelle). Les grands
projets culturels, tels que l’entreprise de normalisation urbaine sous
l’animation culturelle de Marseille en 2013, opèrent selon une logique
comparable aux grands projets sportifs. La transformation olympique de Pékin,
par exemple, a permis la confiscation de terres, la démolition de quartiers et
l’éviction de leurs résidents, avec l’appauvrissement des populations
déplacées. « La construction d’une image de progrès et de modernité et le
désir de montrer la ville sous le jour le plus favorable amènent aussi les
autorités à dissimuler activement les paysages de la pauvreté et à éliminer les
traces visibles de ceux qui n’ont pas leur place dans cette représentation »
(Anne Marie Broudehoux). Un phénomène récurrent, puisqu’en 1936 le IIIe Reich
expulsait déjà les taudis de Berlin pour les jeux olympiques (Mike Davis).
Pour bien saisir l’usage gouvernemental de l’art et de
la culture, il faut faire abstraction du contenu et observer la forme, oublier
le message et analyser le médium, se détourner de la superstructure pour saisir
l’infrastructure. L’œuvre apparaît alors en tant qu’elle est engagée dans un
contexte, selon qu’elle est autorisée ou interdite, subventionnée ou ignorée.
Par moments (et peut-être ici-même), le contenu contredit le contenant, et les
intentions contestataires s’étiolent dans la forme de leur activation et à
travers la structure qui les accueille. Par exemple, une exposition
subventionnée par la ville sur les migrants peut avoir lieu alors même qu’elle
expulse à quelques kilomètres les squats et les bidonvilles où ils se
réfugient.
Les manifestations artistiques sont accueillies et
tolérées dans nos villes en vertu du rôle qu’on leur fait jouer dans l’appareil
de légitimation démocratique, tout comme les médias de masse véhiculent des
idées contestataires, sans que ça n’altère leur structure mais, bien au
contraire, parce que cela renforce leur légitimité. Ce qui garantit la
pérennité des démocraties, à la différence des dictatures ouvertement
autoritaires, c’est leur souplesse, leur capacité d’accueil du décalé, le off, leur composition relative avec la
liberté. « Le in, sphère de
légitimation et de reconnaissance, puise continuellement inspiration et
nouveaux talents dans le off »
(Elsa Vivant). Ainsi les squats d’artistes seront parfois soutenus plutôt
qu’expulsés, les tags et les graffitis intégreront les centres d’exposition
(Grand Palais 2009). Le non-lieu devient même « la garantie symbolique du
lieu » (Henri Pierre Jeudy). Le lieu désaffecté sera revisité comme une
pépinière de création communautaire.
Enfin, le spectacle quasi permanent organisé dans les
villes assure la flânerie du visiteur parmi les fantasmagories culturelles et
les fétiches marchands dans un espace global de consommation. Là où le
fonctionnalisme assure des flux sécurisés, la dérive situationniste garantit la
distraction. L’art et la culture, loin de constituer une sphère autonome par
rapport au monde marchand, jouent un rôle non négligeable dans l’économie
capitaliste urbaine. Si, par le passé, le commerce a pu contribuer au
développement de la créativité artistique, au contraire les logiques
commerciales actuelles paraissent la mettre en péril. « Des sociétés très
oppressives furent très créatrices et très riches en œuvres. Ensuite la
production des produits a remplacé la production d’œuvres et de rapports
sociaux attachés à ces œuvres notamment dans la ville. Lorsque l’exploitation
remplace l’oppression la capacité créatrice disparaît » (Henri Lefebvre).
Or cet étouffement ou détournement de la créativité
est de nature politique autant qu’esthétique. Si l’on considère que la
politique « consiste à reconfigurer le partage du sensible qui définit le
commun d’une communauté, à y introduire des sujets et des objets nouveaux, à
rendre visible ce qui ne l’était pas et à faire entendre comme parleurs ceux
qui n’étaient perçus que comme des animaux bruyants » (Jacques Rancière),
ce que à quoi nous assistons alors, à travers la mainmise de l’Etat sur l’art
urbain et sa politique culturelle de la ville, c’est au contraire à une sorte
de police de la pensée et des espaces. Dans ce cas, l’art ne peut ressurgir
vraiment que dans la lutte, dans la résistance. Il ne peut être qu’un art de
combat, un art martial, pour faire ressortir les voix étouffées par le vacarme
de la domination marchande. Il faut la création par les gens eux-mêmes et non
pour eux. « Le peuple tant qu’il ne participe pas activement à la création
artistique ne conçoit que des formalismes imposés. Nous ne voulons pas être
compris mais libérés » (Constant).
Mais la plus grande vigilance s’impose contre les
formes de récupération capitaliste de l’expression populaire. « La
simulation de la création dans les ateliers institutionnellement conçus à cet
effet ressemble à l’accompagnement aux mourants dans les soins
palliatifs » (Henri-Pierre Jeudy). La question n’est pas simplement de
laisser les gens s’exprimer dans les jardins d’enfants institutionnels (le
jardin d’enfant fut d’ailleurs conçu comme un outil de thérapie sociale par
Friedrich Fröbel au XIXe siècle) mais de faire en sorte que l’art transforme la
vie au lieu d’être un cri d’impuissance. Il s’agit de faire en sorte que les
habitants puissent faire évoluer leur opinion et leurs espaces, qu’ils puissent
repousser les barrières mentales et physiques qui les oppressent.
A la limite, un art vraiment populaire serait un art
délinquant (festivals sauvages, manifestations interdites, graffitis) puisqu’il
ne consisterait pas uniquement à exprimer tel ou tel message mais à imposer sa
manière de l’exprimer. Or à l’heure actuelle, il est rarement question de
descendre dans la rue pour y occuper l’espace quotidien. Nous créons en privé
en attendant de mériter une place dans une galerie ou une salle de spectacle.
On nous répondra que le mérite est fonction de la compétence et qu’on ne
s’improvise pas artiste pas plus qu’on ne se décrète médecin ; ou que
déclarer tout le monde artiste est le meilleur moyen de mettre les artistes au
chômage pour leur substituer une armée de bénévoles. Ce sont des objections à
prendre en compte. Mais l’enjeu est plus radicalement d’imaginer une évolution
des sociétés où les gens auraient des conditions de vie suffisamment
épanouissantes pour leur permettre de produire eux-mêmes leur environnement,
sans division sociale entre consommateurs de spectacles d’un côté et artistes
carriéristes de l’autre.
Il n’est pas besoin de se projeter dans le lointain
des utopies pour saisir, sinon la créativité, du moins la vitalité de la
société qu’il faut défendre. « Le bunker du Musée des Civilisations de
l’Europe et de la Méditerranée vient effacer toute vie sur l’esplanade du J4,
que les habitants du Panier et de la Joliette s’étaient vite appropriés une fois
démolis les hangars : les mamas arabes et leurs bambins, les minos avec
leur skate-board, les adultes qui jouaient à la pétanque, tous ces gens vont
dégager… Le MUCEM est supposé renfermer des produits nobles, que l’on ne peut
acheter mais seulement contempler. Les « civilisations » de la
méditerranée sont vivantes dans la pratique. A Marseille même, le trabendo de
Belsunce, par exemple. Au MUCEM elles seront réduites à des objets. Au bout du
compte, que vont nous dire, nous apprendre ces objets que nous n’aurions appris
de la fréquentation des autres méditerranéens qui peuplent la ville ? Nous
pensons que ce musée sera un tombeau… Nous entendons restituer à un usage
commun ce qui sera évaporé dans la sphère du divertissement culturel »
(F.R.I.C.).
Raphaël Edelman, Oxymore, Nantes 17/4/2019 ; Cifas, Bruxelles 2013
Bibliographie :
Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués ; Malaise
dans l'esthétique ; Dominique Lorrain, Ville et marché ; Marc
Augé, Non-lieux ; Henri Lefebvre, Le droit à la ville ;
Henri-Pierre Jeudy, Critique de l'esthétique urbaine ; Guy Debord, Commentaires
; Elsa Vivant, Qu'est-ce que la ville créative ? ; François Hollande, Discours aux Rencontres d'Arles le 26
juillet 2013 ; Libero Andreotti, Le grand jeu à venir, textes
situationnistes sur la ville ; Front Réfractaires à l'Intoxication par la Culture,
2013 et le grand bluff culturel ; Anne marie Broudehoux, Paradis
infernaux ; Gilles Lipovestsky, Le
Capitalisme artiste ; Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population ; Mike Davis, Le pire des mondes possibles ; Jean
Blaise, Remettre le poireau à l’endroit.
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