Nietzsche défend l'individu contre la tyrannie du groupe
tandis que Marx pourfend le calcul égoïste. La contradiction entre les deux
auteurs peut être dépassée dans une critique commune de l'aliénation et une
défense de l'émancipation. C'est ces différences et points communs que je veux
mettre en perspective à travers deux textes : le Manifeste du PC et la Généalogie
de la morale.
Le
choix de ces deux textes est d'abord assez formel. Il s'agit d'un manifeste et
d'une dissertation, soit de textes courts, chacun en trois parties qui, d'une
certaine manière, synthétisent les idées principales de leur auteur. Ensuite,
en terme de contenu, il s'agit de récits généalogiques destinés à retracer les
grandes lignes de la formation de la société occidentale du point de vue de
l'économie politique et de la morale. Ces textes nous fournissent une histoire
de l'oppression, une critique du monde moderne et appellent plus ou moins
explicitement à la révolte, la révolution et l'émancipation.
Pour
Marx et Engels, l'histoire se définit par la lutte entre les classes sociales.
L'histoire est d'abord l'histoire des luttes entre riches et pauvres - nous
verrons que, chez Nietzsche, l'histoire est celle des faibles contre les forts.
La dernière figure conflictuelle de l’histoire, selon Marx et Engels, oppose la
bourgeoisie au prolétariat et correspond à l'industrialisation et la
marchandisation du monde. Elle aboutit au règne du calcul égoïste, au désenchantement
et à l'urbanisation, à l'échelle planétaire, au règne de la machine, à la
concurrence généralisée et à la centralisation du pouvoir.
Marx
insiste sur la dimension destructrice (Nietzsche aurait dit nihiliste) du
capitalisme : expropriation, crise, destruction, mécanisation, recherche du
profit pour le profit, massification, prolétarisation et précarité. Mais non
sans ambiguïté. Il voit dans cette négativité les conditions d'un dépassement.
La bourgeoisie travaille à sa propre disparition, en créant involontairement un
prolétariat international qui n'a plus qu'à s'unir pour porter un coup fatal.
Dans
un second temps, Marx et Engels exposent les principes de la société communiste
censée s'ériger sur les ruines du capitalisme. Il s'agit essentiellement
d'abolir la propriété privée des moyens de production, de favoriser le travail
vivant, la valeur d'usage par rapport à la valeur d'échange et l'accumulation
capitaliste. Pour cela, il faut réguler la liberté du commerce bourgeois mais
aussi s'attaquer à la culture et aux mœurs bourgeoises. Marx et Engels défendent
une vision internationale du communisme et expliquent que l'évolution de la
culture et des idées est liée à la transformation des conditions économiques.
Le communisme doit donc réorganiser le travail, l'éducation et l'économie de
manière centralisée. Le but est l'abolition des antagonismes de classe qui
empêchent le libre développement de tous et de chacun.
Dans
la dernière partie du manifeste, ils font le point sur les différentes formes
de socialisme et communisme. Après avoir critiqué le capitalisme, ils précisent
quelle forme de communisme convient. Ils rejettent le socialisme réactionnaire
de droite, conservateur (réformiste) et critico-utopique (anarchiste). Enfin,
ils dressent un état des lieux des avancées du communisme en Europe.
Dans
leur manifeste, Marx et Engels proposent une vision de l'histoire selon laquelle
les conflits de classe aboutissent à la lutte entre les prolétaires et
bourgeois. Ils montrent comment cette lutte doit aboutir à l'effondrement du
capitalisme, l’avènement du communisme et l'émancipation humaine.
Le
point de départ de Nietzsche, dans la Généalogie de la morale, est
différent de celui de Marx. Au lieu de voir une progression dans les
antagonismes de classe, depuis l’esclavage antique, il dénonce la prise du
pouvoir par les esclaves, comme si Nietzsche prenait pour point de départ le
point d'arrivée de Marx en le plaçant dans l'antiquité. La révolution a déjà eu
lieu : celle des juifs contre les romains, des prêtres contre les guerriers,
des faibles contre les forts, des envieux contre les insouciants. Derrière les
notions d'amour, de pitié et de miséricorde se cachent une haine et un
ressentiment contre la vie et la force affirmative. L'arme des faibles sera la
domestication, le domptage, l'empoisonnement progressif de la force brute. La
ruse va consister en l'invention du libre arbitre, laissant croire que la
faiblesse relève du choix et de la vertu. Nietzsche montre comment l'invention
de la morale et l'inversion des valeurs dépendent de la création d'une
métaphysique, plaçant une cause intelligente à l'origine des phénomènes, alors
qu'il n'y a rien d'autres que la force du phénomène. C'est en ceci que consiste
l'athéisme de Nietzsche, soulignant le règne sans partage de la volonté de
puissance.
La
Généalogie de la morale de Nietzsche enveloppe celle de la conscience.
Elle est bâtie sur la constitution d'une mémoire, du sens, de la dette, du
contrat et de la responsabilité à travers les châtiments et les supplices les
plus cruels. La justice et l'échange naissent de la répression douloureuse de
l'activité, pour transformer l'homme en être réactif et négatif incapable de se
mouvoir par lui-même.
Nietzsche
critique l'égalitarisme religieux ou athée au nom de la lutte. Pour lui la
justice et l'égalité proviennent du ressentiment, de la jalousie des faibles et
visent à l'absence de tout pouvoir, la misarchie. De même, au nom de la volonté
de puissance gratuite, il critique l'utilitarisme, la recherche du but. La
conscience et la culpabilité viennent du calcul et de la répression de
l'instinct sous différentes formes : désintéressement, abnégation, soumission
aux dieux, aux ancêtres, aux devoirs.
Dans
un troisième temps, Nietzsche qualifie de morale ascétique la volonté de néant
imposée par les faibles à la volonté de puissance des forts. Sur le plan esthétique,
il oppose le désintéressement de Kant à la "promesse de bonheur" de
l'esthétique stendhalienne. Il critique l'ataraxie schopenhauerienne. Cette
morale consiste en quelque sorte à retourner la vie contre elle-même, en
s'économisant et cherchant à s'en délivrer, à la manière d'un malade qui vise
sa conservation. Pour Nietzsche, la vie ne cherche pas sa conservation mais son
expansion. Une perspective cherche toujours à dominer les autres.
Nietzsche
décrit toutes les techniques par lesquelles notre civilisation cherche à
échapper à la vie et ses vicissitudes : recherche d'une cause des souffrances,
d'un bouc émissaire (antisémitisme), hypnose, anesthésie, activité machinique
et petits plaisirs, fusion grégaire, secours mutuel, amour et quête de l'innocence.
La science n'échappe pas à la morale ascétique par son refus de la
subjectivité. Dans sa version religieuse ou athée, la morale tente de donner un
sens à la douleur, à travers les idées de faute et de salut. Elle est définie
par la volonté de néant, distincte d'un néant de volonté et opposée à la
volonté de puissance.
Comme
Marx et Engels, Nietzsche conçoit l'histoire comme l'histoire de la guerre.
Mais ici ce ne sont pas les esclaves et les prolétaires qui sont dominés mais
les forts, les créatifs et les combatifs qui sont domestiqués et étouffés par
les faibles, les prêtres, les moralistes, le gouvernement, les professeurs,
etc. Marx décrit l’avènement du monde moderne et occidental comme un
empoisonnement du potentiel vivant de l'humanité. La figure du surhomme, qu'il
appellera de ses vœux dans Zarathoustra, désigne l'homme libéré de ses chaînes,
de la civilisation ascétique et pleinement vivant.
Une
lecture superficielle des deux textes conduirait à dégager une contradiction
forte et indépassable qui opposerait des auteurs de gauche égalitaristes,
défenseurs des pauvres, et un auteur de droite, défenseur des aristocrates,
comme si la bourgeoisie était attaquée sur deux fronts, par le bas et par le
haut de l'échelle sociale. Cette lecture est possible mais non suffisante.
On
peut par exemple superposer les catégories des auteurs de la manière suivante :
prolétaires-forts vs bourgeoisie-faible et ajouter au projet révolutionnaire de
société sans classe celui nietzschéen de l'accomplissement de soi. En combinant
les deux auteurs, on parvient à une lecture communiste libertaire,
postanarchiste ou postmarxiste.
Henri
Lefebvre, dans Hegel, Marx et Nietzsche, montre les points communs et
les différences entre Marx et Nietzsche. Les deux auteurs s'opposent à Hegel,
s'attaquent à la religion, au judéo-christianisme, s'appuient sur le corps et
la nature et visent à transformer le monde. Les nuances sont la révolution sociale
pour l'un, la subversion des valeurs pour l'autre ; la nature comme matière ou
comme énergie, la science ou la poésie, la production ou la création. Lefebvre
fait remarquer que Marx et Nietzsche ne sont pas exactement contemporains.
L'optimisme du jeune Marx a été déçu par la disparition d'une perspective
révolutionnaire. La réponse Nietzschéenne peut être considérée comme un
approfondissement du marxisme. C'est sans doute ce qu'offre par exemple
l'apport nietzschéen d'un Foucault au corpus marxiste. Plus généralement, le
postmarxiste a su approfondir Marx par Nietzsche et le postanarchisme de Saul
Newman offre les mêmes perspectives. Les concepts de discipline et de
biopolitique peuvent aider à repenser la lutte autrement.
Raphaël Edelman, Juillet
2017, Nantes
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