mercredi 24 mai 2017

Menace et Mensonge



Le contexte actuel des élections présidentielles illustre bien la manière dont les pratiques de menace et de mensonge jouent un rôle dans le champs politique. Les différents partis tirent leur légitimité des menaces contre lesquelles ils entendent dresser leurs remparts. Les partis adverses s'efforcent de dénoncer ces postures et les mensonges qui les sous-tendent. Autrement dit, menacer et mentir font partie de l'arsenal rhétorique utilisé par tous les propagandistes politiques, religieux et commerciaux. Plus généralement, menaces et mensonges sont les armes de l'autorité, qu'elle soit parentale, politique, religieuse ou scientifique. La dénonciation du mythe et de son caractère menaçant et mensonger traverse l'histoire de la philosophie, aussi bien chez Platon que Marx ou Nietzsche. Par conséquent, il ne peut y avoir d'émancipation sans lutte préalable contre les menaces mensongères et les mensonges menaçants et donc mise en valeur des menaces réelles qu'on nous dissimule pour mieux nous dominer.

Toutefois, il n'est pas de lutte qui n'utilise à son tour le mensonge et la menace. Il ne suffit pas d'être authentique et inoffensif pour se soustraire à la domination. Nous ne pouvons échapper à notre propre perspective. Nous ne pouvons ne pas opérer de choix et préférer une vérité plutôt qu'une autre pour faire apparaître ce que le pouvoir dissimule. Nous ne pouvons pas non plus ne pas dissimuler certaines vérités lorsqu'un pouvoir nous menace et devons nous cacher pour nous protéger et nous défendre.

Menace et société

Le terme de menace peut être compris objectivement comme un danger ou un risque (il risque de pleuvoir), ou subjectivement comme une technique d'intimidation (menacer de punir). Autrement dit, nous pouvons être menacés par une chose matérielle ou un être humain. On peut aussi distinguer les menaces environnementales (réchauffement climatique, pollutions, accidents, maladies, catastrophes) et sociales (terrorisme, guerre, chômage, misère). Mais face à la menace, quelle que soit sa source, nous sommes inquiets. Cette chose peut nous détruire. Nous la considérons comme une ennemie dont désirons la disparition. Nous éprouvons vis-à-vis d'elle de la crainte et de la colère.
Il est difficile de déterminer à quel point les menaces sont réelles, puisque ceux qui les rapportent les exploitent. Nous sommes tentés de souligner certaines menaces et d'en taire d'autres en fonction de nos intérêts. Par exemple, la menace de la délocalisation et du chômage est utile pour faire accepter des remises en cause du droit du travail ; la menace terroriste permet de diminuer les libertés fondamentales au nom de la sécurité. Le chantage et le bluff sont des manières d'instrumentaliser la menace. Dénoncer une menace permet de proposer sa protection et de se rendre indispensable. L'extrême droite prétend protéger ses électeurs contre les immigrés ; les verts contre la pollution ; les libéraux et les communistes contre le chômage, etc. Dans le domaine publicitaire, de nombreux produits surgissent pour guérir ou prévenir mille et un maux.
On peut appeler aliénation le processus par lequel on se soumet à une autorité censée nous protéger. Chez Hobbes, le citoyens doit s'aliéner au Léviathan pour sa sécurité. Les églises brandissent la menace de l'enfer pour se présenter comme rempart. L'autorité sait se rendre indispensable en désignant la menace que représente l'ennemi qu'elle combat. Or la question doit être à chaque fois posée de ce qu'il en est de la menace réelle et de nos propres forces pour la combattre.
La figure parentale est certainement la plus appropriée pour comprendre l'idée de menace. Elle est à la fois ce qui représente pour l'enfant la meilleure protection contre les dangers du monde et, en même temps, ce qui menace de punir en cas de désobéissance. Cet état de fait se légitime par la faiblesse de l'enfant par rapport au monde et ses propres agissements. Mais il devient usurpé dès lors qu'il peut être capable de se défendre et se contrôler lui-même. Une manière de maintenir un être dans l'enfance et la dépendance est de le faire douter de lui-même ; autrement dit, de faire en sorte qu'il représente une menace pour lui-même, au terme d'un long processus d'infériorisation (comme ce peut être le cas pour les femmes soumises au patriarcat ou les ouvriers à la bourgeoisie). Cela permet également de diviser pour mieux régner. Il n'y a pas de société forte et solidaire sans confiance en soi et en autrui et donc sans résistance à l'autorité.
Par contre, on peut créer artificiellement la solidarité dans la communion contre un ennemi commun (les communistes, les islamistes, les capitalistes, les fascistes). Dans le système libéral, l'ennemi est à l'intérieur et la collectivité atomisée du fait de la compétition généralisée. L'union nationale contre un ennemi commun est le seul moyen de conjurer l'éparpillement libéral, d'où la conjugaison inévitable du libéralisme et du nationalisme (dont Macron et Lepen représentent aujourd'hui les deux extrémités).
Ajoutons que l'idée de progrès, qui caractérise les sociétés modernes, suppose de concevoir la nature comme une menace, comme une création imparfaite que l'homme aurait à corriger. Face à la menace de la rareté et du chaos, la société doit organiser la consommation et innover sans cesse. Les sociétés modernes sont sécuritaires par essence, en tant qu'elles sont menacées par le vide de l'univers infini et le retrait des dieux protecteurs. La technoscience, censée au départ fournir à l'humanité les outils pour se défendre, a engendré à son tour de nouvelles menaces et ne peut se maintenir comme religion nouvelle qu'en mentant sur les risques qu'elle fait peser sur nous. On peut penser ici, entre autre, à la destruction de notre environnement naturel, aux malaises psychosociaux engendrés par la société de consommation, à la création continuelle de nouveau besoins, de nouveaux gadgets et de nouvelles frustrations, au culte de la maîtrise totale, de la performance et au sentiment général d'insatisfaction, à l'accélération des modes de vie, au rétrécissement du temps et de l'espace, à la mondialisation des risques et à l'augmentation des cadences.

Mensonge et pouvoir

Maintenant que nous avons saisi le sens des menaces qui pèsent sur nos sociétés, voyons de quelle manière elles peuvent être minimisées ou exagérées pour manipuler l'opinion. L'analyse du mensonge est à l'origine même de la philosophie qui cherche le discours vrai contre la parole mythique ou sophistique. Cette question recoupe également la question du meilleur régime politique. Ceux qui commandent doivent en même temps posséder la connaissance, mais peuvent aussi être amenés à mentir ou travestir la réalité pour protéger leur pouvoir. Le gouvernement repose alors sur une élite éclairée maîtrisant le discours public. Le partage du pouvoir suppose au contraire celui du savoir. Le passage de l'aristocratie à la démocratie, chez les modernes, suppose une éducation populaire. Ainsi, le problème des démocraties modernes n'est pas uniquement celui du type d'organisation (représentation, participation ou autogestion) mais aussi de l'information grâce à laquelle nous prenons des décisions. Or, aujourd'hui, que ce soit à travers la fabrique du consentement (Chomsky) ou la société du spectacle (Debord), les décisions démocratiques sont faussées par la déformation de l'information. L'école et les médias diffusent une information faussement diversifiée et orientent l'opinion quant à ce qu'il faut redouter ou non. Que savons nous exactement sur les mécanismes de notre économie, sur le rôle joué par exemple par les institutions internationales et la gestion des flux de biens et de personnes ? Quelles sont au juste les alternatives possibles ?
L'histoire récente nous fournit l'illustration d'une politique menée sous le règne de la menace, avec par exemple l'état d'urgence ou la COP21. Plus généralement, la lutte antiterroriste et le développement durable prospèrent sur des menaces réelles, mais largement défigurées, et produisent des dispositifs à double emploi. Concernant l'antiterrorisme, il permet d'augmenter le contrôle social dans le cadre de l'économie néolibérale et néoconservatrice (répression des syndicats, des militants, des réfugiés, des musulmans). Quant au développement durable, il assure de nouveaux marchés aux grandes entreprises, sans remettre en cause leur modèle productiviste.
Si le système politique dominant distille ses propres mensonges, ses opposants ne sont pas en reste. Il sont qualifié de complotistes. Cela consiste à rendre responsable des menaces un groupe en particulier et à insinuer que sa disparition représente celle du danger lui-même. Ce procédé est utilisé par le système dominant lui-même, bien qu'il prétende le contraire. Aujourd'hui, l'extrême gauche, l'islam, les réfugiés sont la cible aussi bien de l'extrême droite que du pouvoir en place, en dépit de son verni humanitaire. Bien entendu, cette simplification représente une menace pour la communauté diabolisée et érigée en bouc émissaire. Mais le procédé reste efficace sur le plan démagogique. Dans une société complexe, un responsable clairement identifié est une aubaine pour les propagandistes.
La pouvoir ne peut donc s'exercer qu'en prenant ses distances avec la réalité, qu'en forgeant, souvent consciemment, les mythes réducteurs les plus opposés à la complexité du savoir. Le but est avant tout de se forger un ennemi pour construire un peuple là où il n'existe qu'une multitude. Ainsi l'outil principal du gouvernement, et de tout pouvoir humain, est la rhétorique : ironie, triangulation, diabolisation, mystification, vantardise, hyperbole, antiphrase, litote, généralisation, faux dilemme, paralogisme, jargon, imprécision, langue de bois, etc. Au fond, le langage lui-même est d'abord l'instrument du pouvoir. Avant la police et l'armée, forts utiles en dernier recours, la parole, comme puissance fantasmatique, est l'arme principale du pouvoir.
Il n'est donc pas étonnant que tout véritable contre-pouvoir - et paradoxalement anti-pouvoir, an-archie - se propose de dénoncer les menaces mensongères - et fournisse à son tour ses propres travestissements. En philosophie, Platon dénonce les Sophistes, Marx l'idéologie bourgeoise et Nietzsche la morale ascétique (tout en proposant leurs propres mythes : la république, la révolution, le surhomme). La religion représente une cible de choix en terme de fausse menace, jusqu'à devenir la matrice des autres formes de domination étatique et capitaliste pour les anarchistes, à partir de Feuerbach lui même héritier des Lumières. La religion est l'école même de l'affabulation, de l'imposture, de l'illusionnisme, brandissant ici des fausses menaces, là des récompenses fictives et peignant l'enfer et le paradis qui serviront à régner sur les esprits.
Vérité et action

Nous pouvons maintenant qualifier d'intimidation la technique du gouvernement consistant à brandir telle ou telle menace de manière déformée ou carrément fausse (comme l'inoubliable bluff des armes de destruction massive en Irak). L'antidote à cela semble être de vaincre la peur par la diffusion de la vérité. Mais cela pose la question de cette fameuse vérité. Comment la connaître et la diffuser ? Qui en est capable ? Si l'on envisage la vérité uniquement comme une production scientifique, cela pose la question de son objectivité. Or il faut être tout à fait naïf pour ignorer que la science est le produit d'institutions fortement dépendantes du pouvoir.
Il faut donc envisager une science alternative, indépendante, voire autre chose que la science pour atteindre la vérité. On peut penser à l'art et la philosophie qui, bien que possédant un statut plus subjectif, prétendent parfois restituer mieux que la science les subtilités qui échappent au calcul. C'est qu'en vérité l'art et la philosophie visent un vécu laissé de côté par la science. Dans ce cas, c'est le contenu vécu qui est le plus important. Or cela soulève la question de l'expertise du vécu.
Ce qu'enseigne l'activité militante, c'est que la vérité, en ce qui concerne les menaces et les souffrances en général, ne provient pas tant des scientifiques, des artistes ou des philosophes, c'est à dire des professionnels du savoir et de la culture, ni même des professeurs ou des militants eux-mêmes, mais du peuple. Par peuple nous ne désignons pas simplement une entité pure et homogène distincte des élites mais celles et ceux dont parlent les élites sans les laisser s'exprimer. Il y a un monde entre le témoignage d'un réfugié et celui d'un humanitaire, d'un ouvrier et d'un sociologue, d'un soldat et d'un historien, d'un civil et d'un journaliste. Qui mieux que ceux qui subissent au premières loges les souffrances sont capables de nous renseigner sur les menaces qui pèsent sur notre monde ?
Nous ne disons pas qu'il faille se passer des scientifiques, des professeurs, des artistes et des journalistes et de tous les éducateurs, sous prétexte qu'en tant que messagers, impliqués dans les rouages du pouvoir, leur témoignage opère une distorsion par rapport à la réalité. Nous avons besoin d'eux comme caisse de résonance. Seulement, c'est vis à vis d'eux que nous devons rester méfiants, au lieu de les croire plutôt que le peuple généralement discrédité parce que son style nous semble éloigné du lustre des experts.
Il apparaît donc maintenant que la vérité est du côté du peuple et le mensonge du côté des élites, contrairement à la tradition philosophique élitiste héritée de Platon et destinée à justifier la corporation. Mais si le mensonge sert au pouvoir à dominer, la vérité des dominés représente une menace pour le pouvoir et donc pour les dominés qui risquent des représailles en s'exprimant. C'est ce que montre la répression des syndicalistes ou des journalistes indépendants, voire des témoins eux mêmes lorsqu'ils restituent la vérité contre les mensonges d'état ou d'entreprise (on pense à Chelsea Manning). Par conséquent, il leur faut, pour se protéger, user des mêmes outils et mentir. Lorsque l'on raisonne en terme de classe, les principes monolithiques sont relativisés et renversés. Mensonges et menaces des dominants n'ont pas la même légitimité que ceux des dominés. Tant qu'il y a domination, il y a lutte et donc retournement des armes de l'ennemi. Face à la "justice", la police et l'armée, tout ne peut être dévoilé. De même, les artistes et les journalistes vis-à-vis de la censure doivent savoir user de détours pour être entendus et ne pas être étouffés.
Ainsi, la raison pour laquelle les dominés ne sont jamais crus n'est pas uniquement que leur expertise n'est pas reconnue. C'est que sous la menace vous devez être prudents dans ce que vous dites. Votre objectif est d'éviter le danger et non d'être exact. Aussi, dans l'action, un certain degré de mensonge est nécessaire. Comme il n'est personne qui ne soit dans l'action, la vérité doit être ce qui est dit augmenté de la connaissance de celui qui parle. Il faut alors s'appuyer sur l'expérience, l'observation, l'enquête et le témoignage.

Sécurité et vérité

En somme, l'autorité use de menaces comme outil de domination et se présente sous la figure de celui qui à la fois réprime et protège. Pour être efficace, ce pouvoir doit contrôler l'opinion, c'est-à-dire relativiser, amplifier ou même inventer les menaces qui nous guettent. L'antidote est le contre pouvoir et la restitution des menaces réelles par celles et ceux qui justement n'ont jamais la parole. Mais cela ne doit pas non plus faire oublier la menace qui pèse sur celui qui révèle une vérité déplaisante. C'est pourquoi, dans l'action et la lutte, on ne peut éviter de recourir au mensonge quel qu'en soit le degré.
Il ne s'agit pas de substituer au couple mensonge et menace celui de sécurité et vérité, car rien n'est plus menaçant et mensonger que ceux qui prétendent apporter cela. Il s'agit du masque même de la domination qui s'ignore ou se dissimule comme telle. C'est la devise de toutes les religions, la recette de tous les opiacés qui cherchent à stériliser la lutte contre les menaces et l'invention face à l'inconnu.
Le mensonge est indépassable, le langage n'étant pas le monde mais le jeu de ses métaphores et des ses métonymies. Toute vérité est relative. Il n'y a que des mensonges plus ou moins gros, des interprétation plus ou moins justes. Ce qu'il importe surtout de comprendre, c'est la motivation de celui qui parle pour connaître le statut de sa parole. De même, la menace est irréductible. Tout être est soumis au temps, à la disparition et au danger. Prétendre l'inverse est pur mensonge.
On se méfiera donc des solutions toutes faites, du prêt à penser, des consensus et du pacifisme superficiel. La vie sociale et politique est dynamique, pleine de tensions, de luttes et de création. Chercher l'inertie, c'est risquer de devenir le rouage substituable du mécanisme étatique ou capitaliste. C'est risquer la déshumanisation en tant que l'humain doit rester une question, un projet et doit résister à la grande fatigue qui le menace.

Raphaël Edelman, Ateliers du vent, Rennes 5/2017





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire