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Le contexte actuel des
élections présidentielles illustre bien la manière dont les
pratiques de menace et de mensonge jouent un rôle dans le champs
politique. Les différents partis tirent leur légitimité des
menaces contre lesquelles ils entendent dresser leurs remparts. Les
partis adverses s'efforcent de dénoncer ces postures et les
mensonges qui les sous-tendent. Autrement dit, menacer et mentir font
partie de l'arsenal rhétorique utilisé par tous les propagandistes
politiques, religieux et commerciaux. Plus généralement, menaces et
mensonges sont les armes de l'autorité, qu'elle soit parentale,
politique, religieuse ou scientifique. La dénonciation du mythe et
de son caractère menaçant et mensonger traverse l'histoire de la
philosophie, aussi bien chez Platon que Marx ou Nietzsche. Par
conséquent, il ne peut y avoir d'émancipation sans lutte préalable
contre les menaces mensongères et les mensonges menaçants et donc
mise en valeur des menaces réelles qu'on nous dissimule pour mieux
nous dominer.
Toutefois, il n'est pas
de lutte qui n'utilise à son tour le mensonge et la menace. Il ne
suffit pas d'être authentique et inoffensif pour se soustraire à la
domination. Nous ne pouvons échapper à notre propre perspective.
Nous ne pouvons ne pas opérer de choix et préférer une vérité
plutôt qu'une autre pour faire apparaître ce que le pouvoir
dissimule. Nous ne pouvons pas non plus ne pas dissimuler certaines
vérités lorsqu'un pouvoir nous menace et devons nous cacher pour
nous protéger et nous défendre.
Menace et société
Le terme de menace peut
être compris objectivement comme un danger ou un risque (il risque
de pleuvoir), ou subjectivement comme une technique d'intimidation
(menacer de punir). Autrement dit, nous pouvons être menacés par
une chose matérielle ou un être humain. On peut aussi distinguer
les menaces environnementales (réchauffement climatique, pollutions,
accidents, maladies, catastrophes) et sociales (terrorisme, guerre,
chômage, misère). Mais face à la menace, quelle que soit sa
source, nous sommes inquiets. Cette chose peut nous détruire. Nous
la considérons comme une ennemie dont désirons la disparition. Nous
éprouvons vis-à-vis d'elle de la crainte et de la colère.
Il est difficile de
déterminer à quel point les menaces sont réelles, puisque ceux qui
les rapportent les exploitent. Nous sommes tentés de souligner
certaines menaces et d'en taire d'autres en fonction de nos intérêts.
Par exemple, la menace de la délocalisation et du chômage est utile
pour faire accepter des remises en cause du droit du travail ; la
menace terroriste permet de diminuer les libertés fondamentales au
nom de la sécurité. Le chantage et le bluff sont des manières
d'instrumentaliser la menace. Dénoncer une menace permet de proposer
sa protection et de se rendre indispensable. L'extrême droite
prétend protéger ses électeurs contre les immigrés ; les verts
contre la pollution ; les libéraux et les communistes contre le
chômage, etc. Dans le domaine publicitaire, de nombreux produits
surgissent pour guérir ou prévenir mille et un maux.
On peut appeler
aliénation le processus par lequel on se soumet à une autorité
censée nous protéger. Chez Hobbes, le citoyens doit s'aliéner au
Léviathan pour sa sécurité. Les églises brandissent la menace de
l'enfer pour se présenter comme rempart. L'autorité sait se rendre
indispensable en désignant la menace que représente l'ennemi
qu'elle combat. Or la question doit être à chaque fois posée de ce
qu'il en est de la menace réelle et de nos propres forces pour la
combattre.
La figure parentale est
certainement la plus appropriée pour comprendre l'idée de menace.
Elle est à la fois ce qui représente pour l'enfant la meilleure
protection contre les dangers du monde et, en même temps, ce qui
menace de punir en cas de désobéissance. Cet état de fait se
légitime par la faiblesse de l'enfant par rapport au monde et ses
propres agissements. Mais il devient usurpé dès lors qu'il peut
être capable de se défendre et se contrôler lui-même. Une manière
de maintenir un être dans l'enfance et la dépendance est de le
faire douter de lui-même ; autrement dit, de faire en sorte qu'il
représente une menace pour lui-même, au terme d'un long processus
d'infériorisation (comme ce peut être le cas pour les femmes
soumises au patriarcat ou les ouvriers à la bourgeoisie). Cela
permet également de diviser pour mieux régner. Il n'y a pas de
société forte et solidaire sans confiance en soi et en autrui et
donc sans résistance à l'autorité.
Par contre, on peut
créer artificiellement la solidarité dans la communion contre un
ennemi commun (les communistes, les islamistes, les capitalistes, les
fascistes). Dans le système libéral, l'ennemi est à l'intérieur
et la collectivité atomisée du fait de la compétition généralisée.
L'union nationale contre un ennemi commun est le seul moyen de
conjurer l'éparpillement libéral, d'où la conjugaison inévitable
du libéralisme et du nationalisme (dont Macron et Lepen représentent
aujourd'hui les deux extrémités).
Ajoutons que l'idée de
progrès, qui caractérise les sociétés modernes, suppose de
concevoir la nature comme une menace, comme une création imparfaite
que l'homme aurait à corriger. Face à la menace de la rareté et du
chaos, la société doit organiser la consommation et innover sans
cesse. Les sociétés modernes sont sécuritaires par essence, en
tant qu'elles sont menacées par le vide de l'univers infini et le
retrait des dieux protecteurs. La technoscience, censée au départ
fournir à l'humanité les outils pour se défendre, a engendré à
son tour de nouvelles menaces et ne peut se maintenir comme religion
nouvelle qu'en mentant sur les risques qu'elle fait peser sur nous.
On peut penser ici, entre autre, à la destruction de notre
environnement naturel, aux malaises psychosociaux engendrés par la
société de consommation, à la création continuelle de nouveau
besoins, de nouveaux gadgets et de nouvelles frustrations, au culte
de la maîtrise totale, de la performance et au sentiment général
d'insatisfaction, à l'accélération des modes de vie, au
rétrécissement du temps et de l'espace, à la mondialisation des
risques et à l'augmentation des cadences.
Mensonge et pouvoir
Maintenant que nous
avons saisi le sens des menaces qui pèsent sur nos sociétés,
voyons de quelle manière elles peuvent être minimisées ou
exagérées pour manipuler l'opinion. L'analyse du mensonge est à
l'origine même de la philosophie qui cherche le discours vrai contre
la parole mythique ou sophistique. Cette question recoupe également
la question du meilleur régime politique. Ceux qui commandent
doivent en même temps posséder la connaissance, mais peuvent aussi
être amenés à mentir ou travestir la réalité pour protéger leur
pouvoir. Le gouvernement repose alors sur une élite éclairée
maîtrisant le discours public. Le partage du pouvoir suppose au
contraire celui du savoir. Le passage de l'aristocratie à la
démocratie, chez les modernes, suppose une éducation populaire.
Ainsi, le problème des démocraties modernes n'est pas uniquement
celui du type d'organisation (représentation, participation ou
autogestion) mais aussi de l'information grâce à laquelle nous
prenons des décisions. Or, aujourd'hui, que ce soit à travers la
fabrique du consentement (Chomsky) ou la société du spectacle
(Debord), les décisions démocratiques sont faussées par la
déformation de l'information. L'école et les médias diffusent une
information faussement diversifiée et orientent l'opinion quant à
ce qu'il faut redouter ou non. Que savons nous exactement sur les
mécanismes de notre économie, sur le rôle joué par exemple par
les institutions internationales et la gestion des flux de biens et
de personnes ? Quelles sont au juste les alternatives possibles ?
L'histoire récente nous
fournit l'illustration d'une politique menée sous le règne de la
menace, avec par exemple l'état d'urgence ou la COP21. Plus
généralement, la lutte antiterroriste et le développement durable
prospèrent sur des menaces réelles, mais largement défigurées, et
produisent des dispositifs à double emploi. Concernant
l'antiterrorisme, il permet d'augmenter le contrôle social dans le
cadre de l'économie néolibérale et néoconservatrice (répression
des syndicats, des militants, des réfugiés, des musulmans). Quant
au développement durable, il assure de nouveaux marchés aux grandes
entreprises, sans remettre en cause leur modèle productiviste.
Si le système politique
dominant distille ses propres mensonges, ses opposants ne sont pas en
reste. Il sont qualifié de complotistes. Cela consiste à rendre
responsable des menaces un groupe en particulier et à insinuer que
sa disparition représente celle du danger lui-même. Ce procédé
est utilisé par le système dominant lui-même, bien qu'il prétende
le contraire. Aujourd'hui, l'extrême gauche, l'islam, les réfugiés
sont la cible aussi bien de l'extrême droite que du pouvoir en
place, en dépit de son verni humanitaire. Bien entendu, cette
simplification représente une menace pour la communauté diabolisée
et érigée en bouc émissaire. Mais le procédé reste efficace sur
le plan démagogique. Dans une société complexe, un responsable
clairement identifié est une aubaine pour les propagandistes.
La pouvoir ne peut donc
s'exercer qu'en prenant ses distances avec la réalité, qu'en
forgeant, souvent consciemment, les mythes réducteurs les plus
opposés à la complexité du savoir. Le but est avant tout de se
forger un ennemi pour construire un peuple là où il n'existe qu'une
multitude. Ainsi l'outil principal du gouvernement, et de tout
pouvoir humain, est la rhétorique : ironie, triangulation,
diabolisation, mystification, vantardise, hyperbole, antiphrase,
litote, généralisation, faux dilemme, paralogisme, jargon,
imprécision, langue de bois, etc. Au fond, le langage lui-même est
d'abord l'instrument du pouvoir. Avant la police et l'armée, forts
utiles en dernier recours, la parole, comme puissance fantasmatique,
est l'arme principale du pouvoir.
Il n'est donc pas
étonnant que tout véritable contre-pouvoir - et paradoxalement
anti-pouvoir, an-archie - se propose de dénoncer les menaces
mensongères - et fournisse à son tour ses propres travestissements.
En philosophie, Platon dénonce les Sophistes, Marx l'idéologie
bourgeoise et Nietzsche la morale ascétique (tout en proposant leurs
propres mythes : la république, la révolution, le surhomme). La
religion représente une cible de choix en terme de fausse menace,
jusqu'à devenir la matrice des autres formes de domination étatique
et capitaliste pour les anarchistes, à partir de Feuerbach lui même
héritier des Lumières. La religion est l'école même de
l'affabulation, de l'imposture, de l'illusionnisme, brandissant ici
des fausses menaces, là des récompenses fictives et peignant
l'enfer et le paradis qui serviront à régner sur les esprits.
Vérité et action
Nous pouvons maintenant
qualifier d'intimidation la technique du gouvernement consistant à
brandir telle ou telle menace de manière déformée ou carrément
fausse (comme l'inoubliable bluff des armes de destruction massive en
Irak). L'antidote à cela semble être de vaincre la peur par la
diffusion de la vérité. Mais cela pose la question de cette fameuse
vérité. Comment la connaître et la diffuser ? Qui en est capable ?
Si l'on envisage la vérité uniquement comme une production
scientifique, cela pose la question de son objectivité. Or il faut
être tout à fait naïf pour ignorer que la science est le produit
d'institutions fortement dépendantes du pouvoir.
Il faut donc envisager
une science alternative, indépendante, voire autre chose que la
science pour atteindre la vérité. On peut penser à l'art et la
philosophie qui, bien que possédant un statut plus subjectif,
prétendent parfois restituer mieux que la science les subtilités
qui échappent au calcul. C'est qu'en vérité l'art et la
philosophie visent un vécu laissé de côté par la science. Dans ce
cas, c'est le contenu vécu qui est le plus important. Or cela
soulève la question de l'expertise du vécu.
Ce qu'enseigne
l'activité militante, c'est que la vérité, en ce qui concerne les
menaces et les souffrances en général, ne provient pas tant des
scientifiques, des artistes ou des philosophes, c'est à dire des
professionnels du savoir et de la culture, ni même des professeurs
ou des militants eux-mêmes, mais du peuple. Par peuple nous ne
désignons pas simplement une entité pure et homogène distincte des
élites mais celles et ceux dont parlent les élites sans les laisser
s'exprimer. Il y a un monde entre le témoignage d'un réfugié et
celui d'un humanitaire, d'un ouvrier et d'un sociologue, d'un soldat
et d'un historien, d'un civil et d'un journaliste. Qui mieux que ceux
qui subissent au premières loges les souffrances sont capables de
nous renseigner sur les menaces qui pèsent sur notre monde ?
Nous ne disons pas qu'il
faille se passer des scientifiques, des professeurs, des artistes et
des journalistes et de tous les éducateurs, sous prétexte qu'en
tant que messagers, impliqués dans les rouages du pouvoir, leur
témoignage opère une distorsion par rapport à la réalité. Nous
avons besoin d'eux comme caisse de résonance. Seulement, c'est vis à
vis d'eux que nous devons rester méfiants, au lieu de les croire
plutôt que le peuple généralement discrédité parce que son style
nous semble éloigné du lustre des experts.
Il apparaît donc
maintenant que la vérité est du côté du peuple et le mensonge du
côté des élites, contrairement à la tradition philosophique
élitiste héritée de Platon et destinée à justifier la
corporation. Mais si le mensonge sert au pouvoir à dominer, la
vérité des dominés représente une menace pour le pouvoir et donc
pour les dominés qui risquent des représailles en s'exprimant.
C'est ce que montre la répression des syndicalistes ou des
journalistes indépendants, voire des témoins eux mêmes lorsqu'ils
restituent la vérité contre les mensonges d'état ou d'entreprise
(on pense à Chelsea Manning). Par conséquent, il leur faut, pour se
protéger, user des mêmes outils et mentir. Lorsque l'on raisonne en
terme de classe, les principes monolithiques sont relativisés et
renversés. Mensonges et menaces des dominants n'ont pas la même
légitimité que ceux des dominés. Tant qu'il y a domination, il y a
lutte et donc retournement des armes de l'ennemi. Face à la
"justice", la police et l'armée, tout ne peut être
dévoilé. De même, les artistes et les journalistes vis-à-vis de
la censure doivent savoir user de détours pour être entendus et ne
pas être étouffés.
Ainsi, la raison pour
laquelle les dominés ne sont jamais crus n'est pas uniquement que
leur expertise n'est pas reconnue. C'est que sous la menace vous
devez être prudents dans ce que vous dites. Votre objectif est
d'éviter le danger et non d'être exact. Aussi, dans l'action, un
certain degré de mensonge est nécessaire. Comme il n'est personne
qui ne soit dans l'action, la vérité doit être ce qui est dit
augmenté de la connaissance de celui qui parle. Il faut alors
s'appuyer sur l'expérience, l'observation, l'enquête et le
témoignage.
Sécurité et vérité
En somme, l'autorité
use de menaces comme outil de domination et se présente sous la
figure de celui qui à la fois réprime et protège. Pour être
efficace, ce pouvoir doit contrôler l'opinion, c'est-à-dire
relativiser, amplifier ou même inventer les menaces qui nous
guettent. L'antidote est le contre pouvoir et la restitution des
menaces réelles par celles et ceux qui justement n'ont jamais la
parole. Mais cela ne doit pas non plus faire oublier la menace qui
pèse sur celui qui révèle une vérité déplaisante. C'est
pourquoi, dans l'action et la lutte, on ne peut éviter de recourir
au mensonge quel qu'en soit le degré.
Il ne s'agit pas de
substituer au couple mensonge et menace celui de sécurité et
vérité, car rien n'est plus menaçant et mensonger que ceux qui
prétendent apporter cela. Il s'agit du masque même de la domination
qui s'ignore ou se dissimule comme telle. C'est la devise de toutes
les religions, la recette de tous les opiacés qui cherchent à
stériliser la lutte contre les menaces et l'invention face à
l'inconnu.
Le mensonge est
indépassable, le langage n'étant pas le monde mais le jeu de ses
métaphores et des ses métonymies. Toute vérité est relative. Il
n'y a que des mensonges plus ou moins gros, des interprétation plus
ou moins justes. Ce qu'il importe surtout de comprendre, c'est la
motivation de celui qui parle pour connaître le statut de sa parole.
De même, la menace est irréductible. Tout être est soumis au
temps, à la disparition et au danger. Prétendre l'inverse est pur
mensonge.
On se méfiera donc des
solutions toutes faites, du prêt à penser, des consensus et du
pacifisme superficiel. La vie sociale et politique est dynamique,
pleine de tensions, de luttes et de création. Chercher l'inertie,
c'est risquer de devenir le rouage substituable du mécanisme
étatique ou capitaliste. C'est risquer la déshumanisation en tant
que l'humain doit rester une question, un projet et doit résister à
la grande fatigue qui le menace.
Raphaël Edelman, Ateliers du vent, Rennes 5/2017
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