Ces dernières années
on a vu s'effondrer les espoirs d'émancipation liés aux nouvelles
technologies et au progrès technique, avec l'expansion du marketing
sur internet et du contrôle politique, avec la loi sur le
renseignement et l'état d'urgence. Nous avons alors l'impression que
notre "intimité" est menacée. Mais cette façon de poser
le problème est somme toute typique d'une société libérale
soucieuse de préserver la sphère privée. Outre l'aspect
égocentrique de cette question, quand ici et là des gens cherchent
simplement à trouver ou se loger et se nourrir, elle n'est pas
abordée sous l'angle politique. Le numérique pose problèmes mais
il y a une tendance à poser de faux problèmes, ou secondaires,
voire imaginaires ou minoritaires. Craindre pour son intimité est
légitime mais ne relève parfois que du confort.
Nous tacherons de
définir ce qu'on entend par "intimité" et proposerons de
nous concentrer plutôt sur la notion de "personnalité"
pour améliorer l'analyse. Ainsi la question sera-t-elle : quels sont
les risques de dépersonnalisation dans notre société et leur
conséquence ? Par quels moyens pouvons nous les combattre ? Nous
nous concentrerons sur les figures du technicien et de
l'intellectuel, pour montrer qu'ils sont avant tout complices de
notre dépersonnalisation et à quelles conditions ils pourraient s'y
opposer. Le choix du concept de personne plutôt que celui d'intimité
permet d'insister sur la dimension relationnelle et pas uniquement
personnelle, comme le voudrait une certaine fétichisation de la vie
privée.
I. Les degrés
d'intériorité.
Intimus signifie
intérieur. C'est le centre de la perspective que nous portons sur le
monde, avec notre vécu propre, lié à notre sensibilité, nos
désirs, notre histoire. L'intimité désigne aussi la profondeur
dissimulée de notre inconscient. Mais l'intimité n'est pas
uniquement psychique. Il s'agit de notre nudité corporelle,
habituellement cachée, contrairement aux mains ou au visage dans
notre société. La pudeur, la honte, nous conduisent à nous
dissimuler partiellement ou totalement quand nous nous lavons,
pissons, chions ou baisons etc. Cela concerne ce qui est perçu comme
animal ou sale. Quant au viol, on peut dire qu'il consiste à forcer
l'intimité de quelqu'un. L'intimité est ambiguë Elle n'est pas
pure animalité puisque l'animal n'est pas nu. Elle est en quelque
sorte l'animalité de l'humain, cette part refoulée mais en même
temps fondamentale car l'humain sans intimité n'est pas.
L'intimité peut être
partagée avec des proches dans certaines circonstances. Ce rapport
exclusif étroit et chaleureux peut devenir incandescent dans le cas
des violences familiales. Les murs qui nous protègent nous enferment
aussi. L'intimité peut dépasser la sphère domestique. On pense aux
réunions non mixtes de féministes ou de racisé.es etc, à des
groupes confidentiels, aux secrets d'état ou industriels, etc. et
tout ce qui se rapport à la stratégie. Il y a donc intimité
oppressive quand elle comprend des opprimés et opprimants (famille,
travail, etc.), et des intimités émancipatrices entre égaux
(cercles politiques, communautaires etc).
II. La personnalité
comme interface.
Si l'on peut distinguer
l'intimité et l'extériorité, dont les deux pôles sont la
singularité ineffable et l'essence impersonnelle de son groupe
d'appartenance social, il existe une zone intermédiaire : la
personnalité (persona, masque). C'est le rôle que l'on
construit partiellement en face des autres. Celui-ci peut évoluer en
fonction des situations. Nous avons différentes personnalités.
Elles se forment en s'affirmant contre ce qu'elles excluent. On se
présente comme homme ou femme, homo ou hétéro ou bi. Ce qui la
motive est complexe : soumission, affirmation, défense, simulation
etc. Nous entretenons donc une certaine distance vis à vis de notre
personnalité, ce qui en fait un art et une technique. La
personnalité est donc une création grâce à laquelle on maîtrise
la frontière entre ce qui est personnel et privé et ce qui est
public. La personnalité montre à l'extérieur selon notre choix ce
que l'on souhaite laisser transparaître de l'intérieur en
l'idéalisant.
L'artificialité de la
personnalité, sa superficialité, va de soi. Ce qui est critiquable
c'est son instrumentalisation économique (personal branding) et
morale (rejet). Mais il s'agit en même temps d'une protection. Nous
forcer à ôter notre masque est une forme de violence et
d'humiliation (camps de concentration, de réfugié.es etc.). La
dépersonnalisation efface nos visages, nous végétalise. Lorsque
notre personnalité n'est pas diminuée en étant réduite à une
catégorie sociale, elle est carrément annulée lorsque
l'institution nous inclut dans une population quantifiée. La
personnalité comme une œuvre s'inscrit dans un style intelligible
en le distordant pour lui donner une singularité. Cependant il ne
s'agit pas de se livrer à un culte de la personnalité narcissique.
Tous les aspects de
notre personnalité ne sont pas voués à être publics. Certains
sont voués à une partie choisie de la société. Certains contextes
nous incitent à cacher notre orientation sexuelle, religieuse ou
politique, laquelle n'est absolument pas intime mais peut s'exprimer
dans des cercles particuliers. En fait nous ne sommes pas tou.tes
égal.aux quant à la possibilité d'afficher notre personnalité.
L'homosexuel, le célibataire, le chômeur, le handicapé, le drogué,
l'étranger, le gauchiste etc. (pour employer des catégories
stigmatisantes) s'afficheront moins librement que les autres. La
laïcité effective est moins la stricte séparation du public et du
privé que la neutralisation des anticonformismes. Certes internet
incite les minorités à s'exprimer mais à leur risque et péril
(apologie du terrorisme, sanction, licenciement, blâme, etc.). Il
n'y a donc pas simplement l'extérieur et l'intérieur mais
différentes couches selon qu'on se socialise dans différentes
sphères. La communauté permet justement de défendre sa
personnalité sans subir la stigmatisation.
III Panoptisme et
dépersonnalisation
Internet a démultiplié
la logique panoptique - être vu sans voir - tout comme les caméras,
les satellites etc. Le dispositif panoptique reste visible pour que
nous puissions intégrer et intérioriser l'autorité. Cela explique
la visibilité médiatique des lois sur la surveillance et l'état
d'urgence. Une scission se crée entre ceux qui n'ont rien à se
reprocher, parce que bien standardisés, et les autres moins
conventionnels et soumis à la terreur d'état. Le mot terroriste est
à géométrie variable. Il désigne les auteurs d'attentats
sanglants mais aussi ceux qui ont l'air de pouvoir nuire aux intérêts
de l'état et du marché (apologie du terrorisme, assignations à
résidence, perquisitions chez les musulmans ou les écolos). La
personnalité sous internet est un instrument d'oppression. Nous
sommes sommés de l'exprimer (l'absence de compte est suspecte) mais
en même temps elle est contrôlée et peut être réprimée.
La possibilité pour
l'individu de gérer lui-même les aspects intimes ou non de sa
personnalité est ce qui protège du totalitarisme. Mais si cette
intimité est ou peut être violée par les dispositifs de contrôle
alors il n'a plus cette garantie. A terme, l'expansion du système
policier implique la disparition non pas seulement de l'intimité
mais du politique, c'est-à-dire la possibilité pour différentes
parties de la société de défendre leurs intérêts. Cela n'est
possible qu'en ayant la capacité de se protéger du pouvoir pour
rassembler ses forces. Ce processus est analogue dans le cadre du
travail, où les nouvelles technologies ont le pouvoir de faire
pénétrer un temps de travail non comptabilisé dans le temps et les
espaces libres, c'est-à-dire dire intimes. La perte de contrôle de
la personnalité et du bouclier de son intimité est préjudiciable à
la liberté. Nos manières de travailler et de consommer deviennent
transparentes et normalisées.
La personnalité est au
seuil de l'intimité et de l'extériorité. En ce sens, elle peut
être un vecteur de transformation sociale. Le design de soi, le
personnal branding, le culte de la personnalité, l'auto-promotion et
le narcissisme sont tout à fait opposés à l'émancipation
collective et personnelle. La question est plutôt de savoir comment
chaque singularité peut œuvrer de manière spécifique à
l'émancipation de tous. Ce qui compte alors c'est le résultat,
l'ouvrage et non la promotion personnelle. Le numérique en tant
qu'outil peut bien sûr être utilisé dans un sens comme dans
l'autre, en tant qu'outil commercial ou politique. L'exploitation de
la personnalité d'une part tient du mensonge en valorisant
l'apparence plus que les actes en se vendant, et d'autres part crée
un système d'idolâtrie poussant à la concurrence ou à la vie par
procuration.
IV. Le rôle des
techniciens et des intellos
La technique est
ambivalente. Elle produit autant d'effets pervers que d'effets
souhaités. Plus elle est puissante, plus ces deux effets le sont.
Aussi internet peut certes permettre aux individus et aux groupes
d'entretenir des formes d'intimités à distance. Mais il peut nous
rendre captifs de ces cercles, enfermés dans des bulles et fermés
aux autres, à l'inconnu. Il peut aussi nous rendre plus transparents
et donc vulnérables. Conjugué à d'autres techniques, comme les
transports, il peut banaliser la séparation physique
(travailleur.euses détaché.es, itinérant.es, réfugié.es etc.).
La personnalité développée sur internet plutôt que la vie réelle
tend à devenir spectaculaire. Internet est un lieu de mise en scène,
de cadrage de reflet idéologique formaté de la réalité.
A l'échelle globale, le
numérique représente la dernière conquête du capitalisme et
accroît sa destruction du monde écologique et social. Le numérique
a pénétré les sphères du travail et du loisir et a créé une
dépendance systémique plus proche de l'empoisonnement général que
de l'addiction individuelle. Il prétend nous mettre en relation mais
nous sépare par des écrans. Il affirme créer un espace virtuel en
colonisant notre temps personnel. La personnalité réelle à tout à
perdre dans la personnalité virtuelle. Elle se meurt dans son avatar
publicitaire avec pour seule règle de s'intégrer et se distinguer.
Avec le numérique, on
confond culte de la personnalité, activité ludique et achat
compulsif avec émancipation. Comme les automobiles, les télévisions,
les téléphones etc, internet est un outil d'oppression qu'il faut
détourner du système qui le produit pour le combattre. L'objectif
véritable est de nous réapproprier le terrain de nos vies (rien à
voir avec le sol national ou la terre mère), le contact avec les
espaces et les êtres. On peut utiliser internet pour défendre ce
qui est hors de lui, pour le détruire à la fin, en même temps que
les banques, les prisons, les écoles, les gares, les aéroports, les
hôpitaux, dans leur forme actuelle, doivent être détruits pour
mieux échanger, se protéger, apprendre, se déplacer et se soigner.
Les prothèses institutionnelles, dont internet fait partie, perdent
en qualité ce qu'elles gagnent en quantité. Sur internet on a
beaucoup d'amis rapidement mais de quelle valeur ? Dans les gares, on
voyage mais de manière standardisée, sans voir la spécificité des
paysages ou des gens. L'école éduque et formate plus qu'elle
n'apprend.
Enfin, quelle est la
place des intellectuels, des philosophes et autres penseurs ? Par
leur statut et privilèges, ils sont eux-mêmes des acteurs du
système et font mine de le combattre pour mieux le légitimer par un
verni d'humaine liberté. S'ils sont efficaces en ce sens, ils
devraient pouvoir l'être contre le système d'exploitation qui nous
opprime, nous et d'autres encore plus. Mais il n'y a pas de symétrie.
D'en bas ou en dehors nous ne sommes pas audibles. Et ce n'est pas si
grave. Personnes n'a besoin de maître à penser. Ce que doit faire
celui qui s'est spécialisé dans le maniement des mots, ce n'est pas
parler à la place des autres mais se mettre à leur service et aussi
savoir se rendre inutile. L'intello appartient à une classe
contradictoire : il veut comprendre le terrain tout en se plaçant du
côté de l'élite. Il doit donc sans cesse réfléchir à sa
situation pour clarifier son jugement et ses actes. Les intellectuels
sont donc plus souvent des gardiens de la réaction que les acteurs
de la révolution. Ils font mine d'expliquer la réalité qu'ils
dissimulent en la pliant à ce qu'ils ont appris à dire. Souvent ils
ne savent pas de quoi ils parlent;
Nous avons montré que
l'intimité ou intériorité désigne plusieurs niveaux. Puis nous
nous sommes concentrés sur le concept de personnalité pour montrer
les logiques de frontières entre l'intérieur et l'extérieur. Ceci
a permis de comprendre que le problème du totalitarisme n'est pas
seulement le viol de l'intimité mais la dépersonnalisation, ce qui
atteint le politique et pas seulement le domestique. Enfin, nous
avons montré quel rôle jouent les techniciens et les intellectuels
dans la lutte contre le totalitarisme capitaliste. Celui-ci n'est pas
d'emblée émancipateur et ne peut le devenir qu'à contre emploi. Il
faut réfléchir à la destruction de la personnalité factice du
cyber-surfer comme de l'intello.
Il n'est donc pas
suffisant de se demander si les nouvelles technologies menacent notre
intimité, si l'on ne comprend pas la place de l'intimité dans
l'ensemble politique. C'est ce qu'a permis la reformulation de la
question en terme de dépersonnalisation. Et en effet, il apparaît
que les nouvelles technologies empêchent plus qu'elles n'autorisent
l'émancipation individuelle et collective. Et il y a peu à espérer
de ceux qui contribuent à cet état de fait, les techniciens et les
intellectuels, à moins qu'ils emploient leurs compétences à
détruire ce qu'ont fait leurs pairs pour laisser la place à ceux
qu'ils ont étouffés. Nous avons besoin de destructeurs plus que de
constructeurs. Non pas par simple nihilisme mais parce que la
création véritable passe par la destruction des chaînes dans
lesquelles nous croyons avancer en les renforçant.
Raphaël Edelman, Nantes
V/2017
Credit Photo : https://fr.depositphotos.com/11985265/stock-photo-fear-and-terror-concept-with.html
Credit Photo : https://fr.depositphotos.com/11985265/stock-photo-fear-and-terror-concept-with.html
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