Cette technique évoluée doit être conçue comme une interface entre l'homme et la nature. Ce qui soulève d'un côté la question de l'impact sur notre environnement et de l'autre de l'organisation des prises de décisions humaines à propos de l'évolution technique. C'est pourquoi la philosophie de la technique recoupe entre autres des questions de philosophie de l'histoire et de philosophie politique. Ces domaines philosophiques peuvent être approchés de différentes manières selon que l'on adopte des méthodes phénoménologiques, structuralistes, marxistes ou analytiques par exemple.
La philosophie analytique rebute par son aspect technique, scientifique et abstrait et souvent éloigné des questions sociales. La philosophie française et continentale est jugée en retour absconse, littéraire, idéologique et relativiste. Il s'agit bien sûr d'une caricature avec cependant une petite dose de vérité. Ce qui importe c'est de dépasser cette contradiction pour trouver une complémentarité vertueuse entre ces deux traditions.
D'abord il faut reconnaître à la philosophie analytique son souci de rigueur, de clarté, de stabilisation des concepts pour permettre la discussion. Ces conditions sont indispensables pour approfondir les questions. Ensuite c'est tout un continent philosophique qui s'offre à la découverte et qui peut contribuer à régénérer la philosophie continentale (comme p. ex. chez Paul Ricoeur ou Jurgen Habermas). Mais certaines questions, comme l'histoire, la politique et la technique, paraissent délaissées par la tradition analytique, généralement plus sensible aux questions épistémologiques, cognitives, linguistiques, éthiques et esthétiques.
En vérité, les questions politiques sont tout de même bien présentes dans la tradition analytique. Sans parler des précurseurs utilitaristes, on peut évoquer pour l'époque contemporaine des philosophes comme John Rawls, Robert Nozick, Michael Walzer ou encore le Groupe de septembre pour le marxisme analytique. On peut dégager, comme problématiques subordonnées à la politique, celles de l'économie, de l'environnement, de la communication et de la délibération. En fait ces problématiques sont structurées entre elles de la façon suivante. Dans le rapport homme/nature, par l'intermédiaire de l'instrument, se pose la question de la destruction de l'environnement liée à la production. Puis dans le rapport homme/homme lié à l'organisation et la division du travail se pose la question de l'exploitation et de la justice. Le tout est supervisé par une activité théorique d'ordre juridique, politique et morale.
Voyons maintenant ce qu'il en est des questions historiques en philosophie analytique. Dans la tradition continentale, l'histoire tient une place décisive de Hegel à Foucault. Dans la philosophie analytique, l'histoire est surtout abordée me semble-t-il dans le cadre de l'épistémologie (Popper, Kuhn, Feyerabend, Rorty). Mais on trouve peu de choses à ma connaissance sur l'histoire économique, à part dans le Groupe de septembre. Les problématiques subordonnées à l'histoire sont celles de l'évolution, du progrès et du relativisme culturel. Le lien est évident avec les questions du rapport entre l'homme et la nature, dans la production, et entre les hommes, dans l'organisation, évoquées précédemment en philosophie politique. L'histoire des hommes est celle de l'expansion des villes et des infrastructures techniques ainsi que de la réorganisation des sociétés, avec l'apparition de nouveaux conflits économiques et idéologiques.
Pour terminer, abordons la question technique, liée aux précédentes questions (progrès techniques et décisions politiques), et peu traitée en elle-même quelque soit la tradition philosophique (à l'exception par exemple de Don Idhe ou Gilbert Simondon). La question technique apparaît également partiellement en économie, en esthétique, en épistémologie, en éthique etc. Mais s'il est possible de considérer le langage comme une technique et si la philosophie analytique porte principalement sur l'usage du langage, on peut considérer que la philosophie analytique est une philosophie de la technique "sans le savoir".
On peut alors se demander dans quelle mesure les analyses du langage sont transférables à d'autres outils (cette démarche s'approche de celle de Nelson Goodman pour l'art). Si les mots ont des fonctions (décrire, ordonner), les autres outils également (frapper, écrire). Les catégories servant à décrire de actes de langage pourraient peut-être inspirer des manières de décrire des gestes techniques. Prenons quelques exemples. La différence entre dénotation et connotation pour un mot s'apparente à celle entre fonction et style pour un outil. La différence entre synonymie et homonymie pour un mot s'apparente à celle entre équivalence et polyvalence pour un outil. La différence entre locution et illocution pour un énoncé s'apparente à celle entre un outil et les manières de s'en servir.
On peut en outre s'intéresser aux énoncés liés à l'usage des instruments :"technique malveillante","technologie révolutionnaire", "voiture autonome", "téléphone intelligent", "robot tueur" et à ce que Gilbert Ryle appelle des erreurs catégorielles. Nous pouvons également raisonner à partir d'expériences de pensée (p. ex. l'anneau de Gygès et les navettes et les plectres automatiques d'Aristote) ; ou bien nous demander ce que ça fait d'être un motard ou un sniper, c'est-à-dire d'avoir ce que Thomas Nagel appelle une perspective "spécifique", selon notre incorporation aux objets.
L'analyse des techniques peut aussi imiter celle de l'évolution des espèces vivantes et de leur organisation. On peut alors évaluer l'impact des espèces techniques sur les espèces vivantes et sur notre espèce. Ce point est directement lié au précédents points concernant l'évolution de la production et de l'organisation des sociétés, c'est-à-dire aux questions politiques et historiques.
Ainsi nous avons vu que les méthodes de la tradition analytique en philosophie représentent un grand intérêt pour l'évolution actuelle de la philosophie ; que les objets auxquels nous voudrions appliquer cette méthode sont la technique, la politique et l'histoire ; et que ces trois objets n'en font qu'un, en tant que notre réflexion porte sur l'évolution des modèles techniques et politiques des sociétés actuelles.
Raphaël Edelman, Nantes Juillet 2022
Crédit photo : http://forum.tricofolk.info/forum/viewtopic.php?pid=4898986
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