dimanche 24 juillet 2022

La guerre est-elle une fatalité ?

  

Le 24 février 2022 la Russie a pénétré militairement en Ukraine. Les deux pays sont entrés officiellement en guerre même si le conflit existait déjà dans le Donbass depuis 2014. On estime qu'à peu près vingt-trois pays sont en guerre aujourd'hui dans le monde. Mais pour les européens la guerre en Ukraine est vécue comme une guerre proche et inquiétante  impliquant une menace nucléaire. Cette guerre, comme toutes les autres, soulève quelques questions générales. Pourquoi faisons-nous la guerre ? Pouvons nous l'éviter ?

La guerre est une lutte armée entre groupes sociaux, une lutte mortelle entre les hommes. Mais si les hommes sont définis comme des "êtres rationnels", comment se fait-il qu'ils puissent chercher à se détruire entre-eux ? Est-il normal que des êtres rationnels cherchent à se nuire au lieu de s'entraider ? S'agit-il d'une sorte de pathologie sociale ? D'où vient-elle ? Peut-on la soigner ? 


Il faudrait d'abord s'entendre sur le sens de "rationnel" dans "être rationnel". Si l'on entend par là "être raisonnable" ou "sage" quant au but que cet être se fixe, il semble que la paix plutôt que la guerre soit un but rationnel et une condition indispensable au bonheur. De même, si l'on entend par "rationnel" : "qui agit en fonction d'arguments échangés avec autrui", il est évident que le combat physique à mort et toutes les horreurs perpétuées en temps de guerre en sont l'antithèse.

Maintenant, si l'on entend par "rationnel" : "raison instrumentale" ou "technique", c'est-à-dire une raison qui porte sur les moyens et non les fins, alors la guerre, avec ses méthodes, ses stratégies et tactiques, est bien une activité rationnelle. Et si la guerre n'est plus considérée comme une fin mais comme un moyen d'atteindre certaines fins, y compris la paix, alors à nouveau elle n'a rien d'irrationnel. 

La rationalité dans la guerre se manifeste encore au niveau du droit. Le droit d'entrer en guerre (jus ad bellum), la conduite dans la guerre (in bello) et après (post bellum) sont codifiés. Même si ces codes ne sont pas rigoureusement respectés, il font l'objet de déclarations ou de condamnations diplomatiques ou publiques. Par exemple, l'invasion russe de l'Ukraine a reposé sur des arguments comme "la menace du projet d'adhésion de l'Ukraine à l'Europe" et "du déploiement de l'OTAN aux portes de la Russie", "l'aide aux insurgés dans le conflit du Donbass" ou encore "la présence de nazis dans le gouvernement ukrainien". L'Ukraine de son côté fut justifiée à défendre son territoire. En ce qui concerne la conduite de la guerre, les écarts réels ou supposés de chacun des camps par rapport à l'éthique militaire sont systématiquement dénoncés pour disqualifier l'adversaire aux yeux de l'opinion publique. 

Concernant la fin de la guerre, il est difficile d'imaginer quand et comment elle se terminera. Une montée aux extrêmes vers un affrontement nucléaire paraît peu probable et serait totalement illégitime. Un enlisement dans une guerre conventionnelle est presque certain. L'épuisement des forces russes face à un adversaire largement soutenu par des pays puissants et la fin du règne de Poutine paraît plus que probable. Ce sera d'ailleurs sûrement la condition pour que la Russie récupère sa légitimité dans les organisations internationales.

Ce que nous voyons donc ici c'est que la guerre ne s'oppose pas à la rationalité humaine, étant considérée comme un moyen d'atteindre certaines fin selon des règles précises. Mais si la rationalité est bien présente dans la guerre, elle est très sûrement incomplète. La conviction des pacifistes est qu'une exigence supérieure de rationalité devrait conduire à une disparition de la guerre entre les peuples. Nous y reviendrons en conclusion.

La deuxième question que nous nous posons est celle de savoir comment les individus d'une société peuvent accepter de s'unir en vue de faire la guerre. Ne devrait-on pas s'attendre à ce que chacun refuse de prendre les armes et regarde le fait de s'unir pour se combattre, au lieu de coopérer pour bâtir une vie meilleure, comme pure folie ? Notre réponse à la première question permet également de résoudre la seconde. Si la guerre est perçue non pas comme une fin mais comme un moyen d'atteindre une fin désirable, on peut comprendre que les hommes s'unissent pour combattre. Chacun consent à prendre les armes s'il est convaincu qu'il s'agit de défendre l'intérêt commun et par conséquent son propre intérêt. Pour les ukrainiens, la défense du territoire apparaît comme vitale. Et l'on imagine aisément que les russes également agissent en vue de leur propre intérêt face à un régime adverse qu'ils considèrent comme une menace. 

Toutefois l'adhésion n'est pas générale car, dans les deux pays, la coercition et la propagande sont présents pour mobiliser les citoyens et réprimer les contestataires. Il y a deux raisons possibles et complémentaires de refuser de participer à la guerre. D'abord bien sûr par individualisme et la volonté avant tout de sauver sa peau. Mais également par la conviction que la guerre n'est pas en réalité menée en vue du bien commun mais répond uniquement à des intérêts privés. On peut considérer, par exemple, que la guerre sert avant tout les intérêts de l'industrie de l'armement, les stratégies géopolitiques de grands groupes industriels (1), la volonté des dirigeants de rester au pouvoir, de détourner l'attention des citoyens de problèmes sociaux, de fournir un alibi à  l'appauvrissement et l'exploitation des peuples etc.

Que la raison soit le bien commun ou l'intérêt privé, la guerre apparaît donc conforme à la rationalité humaine. Affirmer le contraire revient à remettre en cause les arguments qui justifient et encadrent la guerre et à ne les considérer que comme des prétextes ad hoc. Pour les partisans de l'irrationalisme, l'homme serait amené à faire la guerre quasiment par nature. Il s'agit cette fois d'une explication fataliste de la guerre et par conséquent d'un pessimisme quant au pouvoir de la raison de résoudre diplomatiquement les conflits. La guerre prendrait sa source dans une cause antérieure à toute intention humaine, ce qui la rendrait "irrationnelle" mais néanmoins explicable - on devrait plutôt qualifier la guerre d'"involontaire" et non d'"irrationnelle" dans ce cas. La guerre serait l'expression de forces auto-destructrices (Freud), une forme de sacrifice destiné à purger l'excès d'énergie accumulé dans le collectif (Bataille) ou encore l'excès  démographique (Malthus, Bouthoul).

La thèse pacifiste et rationaliste au contraire part du principe que les guerres peuvent être évitées par voie institutionnelle ou associative, par la discussion et l'action non violente et sans recourir à une forme de dirigisme autoritaire (contrôle des naissances et des flux de population). Le but est de dissuader les dirigeants de mener les peuples à la guerre et les peuples eux-mêmes de prendre les armes. Le principe est bien sûr de s'adresser aux deux parties en conflit et non exclusivement à l'une d'entre elle, sans quoi le pacifiste sera accusé de faire le jeu de l'adversaire. Par conséquent, la difficulté du pacifisme est de devoir se placer du point de vue de l'observateur désintéressé et de refuser la diabolisation ou l'idéalisation d'un des camps. C'est sans doute ce qui rend difficile aujourd'hui un vaste mouvement pour la paix. Dès lors qu'un des camps est considéré, à tort ou à raison selon les opinions, comme agresseur et coupable et l'autre comme agressé et innocent, le pacifisme apparaît comme irresponsable et même complice de l'agresseur. La solution dans ce cas est d'arriver à bien distinguer les revendications pour la paix de celles pour la justice et à hiérarchiser les priorités : schématiquement, d'abord épargner les vies humaines, puis entamer un processus diplomatique de résolution de conflit.


Nous avons vu que la guerre n'est pas dénuée de rationalité même si ce n'est certainement pas le meilleur usage qu'on puisse en faire. Car c'est aussi la rationalité qui permet de convaincre les hommes de s'engager. Dans un sens, la rationalité peut être un piège, dès lors que l'on s'en sert à des fins militaires ou propagandistes. Mais la thèse de l'irrationalité de la guerre ne permet pas d'analyser les causes politiques et rend improbable toute forme de pacifisme, à moins d'opter pour un scénario dystopique comme Le Meilleur des mondes d'Huxley. C'est au contraire par un surcroit de rationalité démocratique que les guerres peuvent être vaincues. 

Qu'entendons-nous par "surcroit de rationalité démocratique" ? La rationalité humaine est une disposition qui ne vaut qu'en tant qu'elle est actualisée par tous les hommes. Cela suppose une éducation de qualité et universelle, qui valorise la capacité de raisonner et de traiter les problèmes de façon indépendante en ne se laissant pas dominés par les préjugés et la propagande. Des prises de décisions concertées et éclairées devraient permettre à ceux qui auront à souffrir des guerres de dire si et comment elles doivent avoir lieu. Une meilleure formation en histoire devrait aussi permettre de comprendre les mécanismes qui mènent à la guerre afin de les anticiper. Tout comme on peut prévenir les crises en matière de santé, d'économie ou de terrorisme, nos institutions doivent travailler en permanence à éviter les guerres. Si celles-ci résultent de mauvais choix politiques et économiques, de mauvais calculs risques/bénéfices, de mauvaises alliances, de négligences et d'opacités, en contrôlant mieux ces paramètres nous pourrions sans doute les éviter. 


Raphaël Edelman, Nantes juillet 2022


(1) Marc Endeweld, dans "Guerres Cachées", ajoute au volet gazier la question la question de l'indépendance nucléaire de l'Ukraine vis-à-vis de la Russie et son rapprochement avec les Etats-Unis.


Crédit photo : http://cultivoo.fr/index.php/arts-a-medias/lart/peinture/394-otto-dix-l-les-gueules-cassees-de-la-1ere-guerreq

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