jeudi 6 septembre 2012

Sensation et espace

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           Nous sentons les choses dans l'espace afin de les connaître et de les aborder avec plaisir ou douleur. L'espace apparaît alors comme le milieu dans lequel la sensation est possible, tout comme le temps est la condition de toutes nos expériences. Kant appelle l'espace et le temps les "conditions de possibilités de l'expérience sensible". L'espace est donc ce dans quoi se déploient les choses, les œuvres, les hommes et les lieux. Sans l'espace, nous ne sentirions rien d'autre que nous-mêmes. Nous serions enfermés dans une bulle de chair sensible, sans rien qui corresponde à notre propre corps.
            Mais, en même temps, l'espace peut constituer un obstacle : il peut être trop profond et nous empêcher de voir ce qui est trop éloigné. Il peut être saturé de choses qui font obstacles. Il peut aussi nous manquer, lorsque nous voulons observer une bâtisse avec du recul. On est tenté de lui attribuer toutes les déformations qui affectent un objet et que l'on appelle "illusion d'optique". Ainsi, nous comprenons que l'espace n'est pas uniquement une solution pour la sensation mais aussi un problème. Quel rapport l'espace entretient-il avec la sensation ? Dans quelle mesure la rend-elle possible ? En quoi peut-il nuire à notre rapport aux choses ?

            Tout d'abord, intéressons nous aux sensations. Nous pouvons repérer deux sensations considérées comme cardinales chez l'homme par la tradition philosophiques : la vue et l'audition. Elles sont valorisées, dans la mesure où elles possèdent un caractère objectif, comparé au toucher, au goût et à l'odorat. Elles nous informent sur les rapports entre des objets différents, tandis que les autres sensations nous informent sur notre rapport aux autres objets. Je sens de la chaleur ou une certaine odeur, selon que je m'approche de la cuisinière à gaz, mais c'est avec les yeux que je perçois tous les détails qui composent cette cuisinière.
            On considère également que la vue porte plus loin que les autres sens. On ne saurait faire d'astronomie avec le toucher. Seul le regard porte sur des objets aussi éloignés que les astres. De plus, la vision et l'audition permettent la rigueur mathématique, avec la géométrie ou la musique. Comparées aux données visuelles ou auditives, les données olfactives paraissent indistinctes et massives. C'est d'ailleurs le but des instruments de mesure, comme le thermomètre, de transformer en données visuelles précises ce que nos sens ne nous donnent qu'approximativement.
            Le vocabulaire de la vision sert à figurer la vie intellectuelle dans la philosophie. Les mots "théories", "idées", "évidence", "lumière", "intuition" etc. possèdent une étymologie liée au vocabulaire visuel. On rapporte également la beauté aux arts visuels et sonores, tandis que les autres sens ne suscitent qu'agrément (gastronomie, parfumerie, stylisme). La raison est que les sens de la vue et de l'audition permettent de saisir les rapports harmonieux entre les éléments (plan d'architecte, partition musicale), ce que ne permettent pas les autres sens (sauf sans doute pour les experts en parfum, en vin, etc.). On sépare le dessin de la couleur, en soulignant le fait que le dessin nous donne la forme belle d'une chose, tandis que la couleur ne représente qu'un agrément (Poussin vs Rubens). De la même façon, on a pu valoriser l'harmonie par rapport à la mélodie (Rameau vs Rousseau). Il faut aussi indiquer la distinction entre deux perspectives. La perspective réelle, qui joue avec les illusion d'optique, fut considérée comme trompeuse, tandis que la perspective artificielle, plus abstraite, est valorisée pour son objectivité.
            Nous voyons donc que les sens cardinaux présentent un intérêt épistémique et esthétique supérieur aux autres. Ajoutons qu'en raison de sa précision, la vision offre aussi un intérêt politique. On caractérise le monde moderne par sa relation simultanée au savoir et au pouvoir (Foucault, Surveiller et punir). Les dispositifs techniques visent à rendre transparente et mesurable la vie publique et même privée. L'hypothèse de la société de contrôle (G. Orwell, Big Brother) repose sur le souci de tout voir et de tout savoir (Bentham, Panoptique).
            L'importance de la vision est rendue manifeste par la considération du cas des aveugles. On mesure ce que cet handicap a d'angoissant. Il nous plonge dans les ténèbres et complique notre vie quotidienne, laquelle est particulièrement fondée sur les indications visuelles. Il faut mesurer que la vie moderne repose sur un usage massif de signes visuels (pancartes, paquets, panneaux, plans, écrans etc.). Nous vivons dans une société graphématisée (S. Auroux). Toutefois, on peut s'interroger sur une sorte de vision intérieure propre aux aveugles (Diderot, Descartes, Locke, Molyneux). On attribue même quelquefois aux aveugles un pouvoir de voyance extra-lucide.
            Par rapport à la vision, l'audition est moins valorisée par les philosophes rationalistes. Elle correspond à la sensibilité au temps plus qu'à celle de l'espace et paraît pour cette raison moins objective. Les rapports temporels sont plus fugaces, moins stables que les rapports spatiaux. Quand Pythagore s'intéresse à la musique céleste, c'est sur le modèle de la contemplation géométrique. C'est une musique spatialisée, apolinienne (Nietzsche, Naissance de la tragédie). Toutefois, les philosophes plus romantiques ont su voir dans la musique et l'audition un rapport authentique au monde. Pour Schopenhauer, la musique exprime la force de la nature de manière directe et intuitive, tandis que les arts visuels passent par une représentation qui constitue un obstacle à notre relation à l'être véritable des choses (Le monde comme volonté et comme représentation). Toutefois, les rationalistes considèrent que la musique expriment des émotions plus qu'elle ne traduit rationnellement le monde. En cela, elle reste inférieure à la vision.
            En ce qui concerne la surdité, elle paraît moins contraignante que la cécité en terme de vie quotidienne. Néanmoins, il faut noter qu'elle affecte notre communication avec autrui. En ceci, elle peut représenter un obstacle important en terme de vie sociale.

            Nous avons traité des sensations cardinales. Il reste des sensations considérées comme plus primitives, voire animales. Elles nous renseignent de manière confuse sur le monde extérieur. Elles sont plus subjectives et relatives, c'est-à-dire fluctuantes en fonction de la sensibilité de chacun. Les jugements gustatifs ou olfactifs sont très variables selon les personnes ; les sensations de froid et de chaud (haptiques) diffèrent selon les circonstances. Nous serions plongés, sans la vue et l'audition, dans un univers de qualités instables.
            Le goût et l'odorat est souvent associé à la vie animale. On sait comme ces sens sont développés chez les bêtes, tandis que chez l'homme ils sont atrophiés au profit de la vue et l'audition. De plus, la tradition philosophique, de tendance puritaine, associe les sens animaux à la sensualité et la sexualité, et peuvent être jugés avec dégoûts par les penseurs ascétiques ou hygiénistes. Le rapport entre sensualité et sexualité apparaît lorsqu'on considère le lien étroit entre les vocabulaires culinaire et sexuel (appétit, faim, sucré, délice, consommer). Le goût et l'odorat témoignent d'un forte proximité entre les corps, là où la vue et l'audition permettent une certaine distance. Pour cette raison, les arts d'agréments (gastronomie, parfumerie, stylisme) sont perçus comme inférieurs aux beaux-arts (peinture, musique). Ils ont même longtemps été liés à une certaine féminité, sachant que la femme fut et reste souvent associée au corps, au désir, quand l'homme représente l'esprit et la raison. On pourrait également parler des préjugés qui frappent les enfants ou les étrangers lorsqu'ils sont rejetés au nom de leur supposé proximité avec la vie sensuelle et quasi-animale. La méfiance à l'égard de l'odeur en particulier est liée à une certaine peur de l'invisible dans la tradition hygiéniste. On craint les épidémies et les contagions dont les odeurs seraient la marque.
            Nous avons observé une discontinuité entre les sens cardinaux et les sens primitifs, mais on ne peut nier le phénomène de synesthésie qui consiste à évoquer un sens par un autre. Certaines couleurs rappellent certains goûts, au contraire certaines odeurs entraînent certaines représentations imaginaires. En vertu de l'habitude de saisir les phénomènes simultanément par plusieurs sens, notre mémoire associe des sensations présentes à des quasi-sensations absentes. On peut se rapporter à l'expérience de la lecture qui parfois suscite des réactions quasi-physiques quand bien même nous ne percevons rien directement.
            Il nous reste à traiter du sens du toucher qui possède un statut ambigu. En un sens, le toucher est le plus primitif de tous les sens. C'est le plus général, le plus vital. On peut vivre aveugle, sourd, etc. mais sans le toucher, il nous devient impossible de nous repérer dans l'espace et d'avoir conscience de la douleur qui protège notre corps et prévient des agressions externes. Certains philosophes on fait du toucher l'origine de tous les autres sens (Descartes, Condillac, Diderot). Sans doute cette position est-elle liée à leur conception mécaniste de la physique. Il n'y a pas d'action à distance dans la physique moderne mais uniquement par contact. Aussi, voir est-ce en quelque sorte toucher avec les yeux ou du moins être touché par des photons. Descartes compare le voyant à l'aveugle qui se guide avec son bâton.
            L'analyse du toucher (Merleau-Ponty, Sartre) nous révèle l'ambigüité de ce sens (et peut être de tous les sens). Lorsque je touche une surface, je sens cette surface mais aussi ma propre chair. Ainsi cette surface n'aura pas la même texture ou la même chaleur selon que j'ai de la corne ou non au bout des doigts. Dans la sensation, c'est l'objet senti qui est prioritaire et le corps sentant est secondaire. Si je suis myope, les objets sont flous, mais je sais qu'ils le sont en raison de mes yeux. Il reste que je peux faire la différence entre les corps comme objets (ma propre main peut être caressée par mon autre main au même titre que la main d'autrui) et mon corps subjectif, ma chair, à travers laquelle j'éprouve des sensations.
            Le toucher est souvent associé à la main. Mais il recoupe une grande variété de phénomènes. D'abord, par la main, je peux sentir la chaleur (haptique), la résistance (kynesthésique), la rugosité (tactile). Mais au fond, tout mon corps est sensible aux variations de température, aux courants d'air, à l'effort musculaire, aux manifestations émotives (cardiaques, cutanées, intestinales, etc.). On est tenté de penser que l'atmosphère fondamentale de ma vie sensible se résume à la sensation tactile de la pesanteur de mon propre corps. D'ailleurs, l'expérience de l'anesthésie paraît à première vue moins angoissante que les autres. Les drogues et les médicaments nous permettent parfois de nous libérer des douleurs du quotidien ou de la chirurgie. L'expérience chamanique consiste à utiliser des produits qui font que l'âme peut voyager au-delà du corps. De manière comparable, l'extase religieuse a parfois été analysée comme un voyage de l'âme. Cependant, nous devons réaliser combien il serait impossible de vivre continuellement sous anesthésie. Non seulement nous nous blesserions tout le temps mais peut être nous perdrions notre humanité avec notre sensibilité.

            Nous venons d'analyser les sensations. Mais ce qui nous intéresse, c'est leur rapport à l'espace. Nous avons vu principalement que tous les sens n'avait pas la même portée dans l'espace (la vue est ce qui porte le plus loin). Nous avons également vu que, sans le toucher, nous ne pourrions nous déplacer correctement, etc. On peut dire rapidement que c'est par les sensations que nous découvrons et constituons l'espace. Toutefois, il y a plusieurs façon de concevoir l'espace et nous aimerions au moins en distinguer deux.
            La première façon, c'est de s'intéresser à l'espace concret (vécu et perçu). On l'appelle parfois "étendue", par opposition à l'espace abstrait (de même que l'on parle de "durée" concrète par rapport au temps abstrait des horloges). Cette étendue est subjective. C'est l'espace en tant qu'il m'apparaît à moi uniquement. Pour donner un exemple, une salle de classe a la même surface pour tous les élèves de cette classe. Mais chaque élève aura un point de vue propre en fonction de sa situation dans le lieu, de son état, de son humeur, de son rapport à l'école ou au professeur. Autrement dit, l'étendue est l'objet d'une expérience sensible. Il y a des lieux que moi j'aime, d'autres que je déteste. Il y a des escaliers qui semblent aisés à pratiquer mais qui, pour une personne âgée, sont redoutables, etc. Dans cette étendue sensible, à la fois au niveau perceptif mais aussi émotif et imaginaire (Bachelard, La poétique de l'espace), les choses m'apparaissent selon une perspective qui traduit moins la nature réelle des choses que mon rapport à eux, moins les faits que les valeurs que je leur accorde. C'est pourquoi Platon a pu critiquer ce genre d'espace sensible en tant qu'il est plein d'illusion. Je confonds des ombres et des reflets avec les choses mêmes. La science moderne nous accuserait en ce sens de confondre la révolution du soleil avec son lever et son coucher, ou les champs de particules avec des objets colorés et pesants. Ainsi, on peut dire que, selon le point de vue des sciences, l'espace ordinaire, l'étendue, est un obstacle à la connaissance objective. On ne connait un objet tel qu'il est qu'en se débarrassant des sensations, en utilisant des instruments, des calculs, dans un espace abstrait.
            Nous comprenons à présent que l'espace abstrait est un espace purement intellectuel, libéré des impressions du corps. Dans cet espace, on ne peut pas parler de haut et de bas, de gauche et de droite, ou d'avant et d'arrière, car ces catégories désignent le rapport des choses à mon corps et non ces choses elles-mêmes. Ainsi faut-il parler plutôt en physique de figures, de mouvements, de distances et d'angles. De même, la perspective réelle doit être oubliée au profit de la perspective artificielle. En somme, les défenseurs de l'espace abstrait estiment que l'étendue est un obstacle à la connaissance. Toutefois, nous devons préciser que l'étendue n'est pas contraire à la connaissance. Elle nous fournit un type de connaissance plus sensible, plus subjective, mais fondamentale pour ma vie et ma survie. Si je peux affirmer objectivement qu'il y a une centaine de kilomètre entre Rennes et Nantes, je dois en outre considérer que cette distance n'a pas la même extension selon que je voyage à pied ou en voiture, en bonne ou mauvaise compagnie. Je dois donc prendre en compte, en plus de l'espace objectif, l'espace vécu, avec ses qualités, son incidence sur moi. On doit remarquer que l'étendue vécue est liée en partie à notre héritage culturel. C'est pourquoi les différentes cultures n'ont pas la même perception d'un espace. Aussi, il est fondamental en urbanisme de s'intéresser, d'un point de vue sociologique, au vécu des différents types d'acteurs (ET. Hall), au lieu de travailler pour un homme abstrait universel (Le Corbusier). Il faut ajouter que l'espace abstrait n'est pas absent de notre perception ordinaire et n'est pas uniquement réservé aux scientifiques. Lorsque je regarde un ligne de chemin de fer, je vois les rails se rejoindre et pourtant je les considère comme parallèles. Aussi sommes nous toujours influencés par ce que nous savons plus que par ce que nous percevons. Les enfants dessinent par exemple quatre roues aux voitures, non parce qu'ils les perçoivent toutes en même temps, mais parce qu'ils connaissent d'avance leur nombre.

            Nous avons donc analysé les différentes sensations (capitales et primitives) ainsi que les différents espaces (abstrait et concret). Nous avons vu que l'espace concret est celui des sensations et que la pensée scientifique suggère de s'en défaire. Et elle préférera, dans l'espace concret, les sensations les plus abstraites, comme la vision et l'audition. Toutefois, nous avons montré qu'on ne peut se débarrasser de l'espace concret sans perdre en même temps les connaissances et expériences qu'il nous propose. C'est le moment d'approfondir et de régler la problématique qui oppose un espace comme obstacle à un espace comme moyen (de connaitre et de sentir).


            D'un point de vue scientifique, il semble que l'espace concret soit un obstacle, puisque c'est celui de la sensation et que celle-ci déforme la réalité des choses en les montrant selon notre point de vu relatif (illusion d'optique, etc.). Mais il faut bien voir que le point de vue scientifique repose sur l'espace abstrait, celui (ou ceux, les espaces non euclidiens) de la géométrie. On sait d'ailleurs que l'espace concret n'échappe pas totalement à la mathématisation et à sa traduction abstraite. On peut très bien calculer les déformations dues à la perspective, comme le montre l'art de l'anamorphose. Il reste que du point de vue savant, l'espace abstrait est un moyen et l'espace concret un obstacle.
            D'un point de vue ordinaire (qui intéresse aussi les artistes, les designers et les architectes), l'espace concret, l'étendue, est moins un obstacle qu'un outil de travail et de survie. On utilise l'espace vécu et perçu pour montrer des objets ou des œuvres, pour susciter des impressions, faire vivre des expériences et se repérer dans la vie quotidienne. Certes, un mauvais aménagement peut empêcher de profiter d'un paysage. Mais c'est parce que l'aménagement de l'espace est un moyen d'améliorer le spectacle de l'environnement. Sans espace concret, il n'y a tout simplement plus de paysage. Il y a de la géologie. 

vendredi 3 août 2012

Sérendipité et innovation

D'un point de vue individuel, la création apparaît comme une nécessité esthétique anthropologique, une pulsion personnelle qui nous conduit à inventer sans cesse, à chercher à découvrir, à résoudre les problèmes au quotidien. La création est donc une condition du développement personnel de chacun. D'un point de vue collectif, la création répond au crises structurelles du milieu socio-technique objectif dans lequel nous nous trouvons.
Si la balance penche en faveur de l'individu, on sera amené à défendre la thèse de la liberté de la création. Les individus sont capables de transformer la société selon des orientations possibles différentes, soit en fonction des aléas soit en fonction de leurs décisions. Ainsi, le créateur possède une responsabilité dans l'histoire du développement technique et social de la société. Mais si la balance penche en faveur de l'influence du contexte social plutôt que celle de l'individu, nous aurons à défendre une thèse déterministe de l'évolution, où le système lui-même, en fonction de son état, sécrète à travers les individus les inventions nécessaires à son développement. La création individuelle sera dès lors réduite à l'éclosion inéluctable d'une idée conformément à la situation du système socio-technique dans lequel il se trouve.
La sérendipité désigne en quelques mots la découverte fortuite. Cette notion souligne le rôle du hasard et de la créativité individuelle dans l'invention et la recherche. Elle corrobore la conception contingente de l'évolution de la création. Or un nombre infime d'inventions s'inscrivent dans la société durablement en tant qu'innovations, comme si la structure technique et sociale créait un filtre sélectif. Si la structure détermine ainsi le cours des choses, on peut s'imaginer une logique du progrès, inhérente à l'ensemble de la société, qui expliquerait, par exemple, des découvertes simultanées à certaines époques. Dans ce cas, il faudrait remettre en cause la dimension libre des découvertes et des inventions. Comment serait-il possible de modifier librement nos modèles techniques et sociaux, si ceux-ci évoluent en fonction de leurs propres lois organiques ? Quelles sont les possibilités réelles d'invention face à l'épuisement et aux crises des modèles techniques et sociaux actuels (pollution, chômage, etc.)?
Nous analyserons le processus créatif sous l'angle d'abord individuel de l'invention, notamment grâce au concept de sérendipité désignant l'invention d'hypothèses à partir d'observations inattendues. Il s'agit de déterminer le rôle du hasard et de la liberté dans la création. Puis nous tenterons de comprendre l'émergence de l'innovation dans le champ social et les mécanismes de filtrage et de sélection des inventions qui échouent en terme de diffusion sociale. Ceci nous conduira à dégager une zone intermédiaire collective, à mi-chemin entre l'invention interne, libre et individuelle, et le développement externe des innovations déterminées par la structure. L'éclairage de cette zone, externaliste, collective mais non déterministe, nous permettra de valoriser la dimension politique de la création.


I. L'invention individuelle

Lorsque nous parlons d'invention, de création, il nous faut prendre en compte le surgissement spontané et ex nihilo de la nouveauté. La liberté elle-même serait impensable sans la possibilité de commencer une série par soi. La problématique qui apparaît est la même que celle du hasard. Si ce dernier existe ontologiquement, il faudrait penser une sorte de vide, de désordre, de déviation et d'aléatoire dans l'être, comme on le fait depuis Epicure jusqu'à la mécanique quantique. Mais si le hasard est de nature épistémique, alors il ne serait qu'une apparence liée à notre finitude intellectuelle et notre incapacité à saisir tous les déterminismes, comme on l'affirme depuis les stoïciens jusqu'à Einstein, pour qui Dieu ne joue pas aux dés.
Or, ce que nous appelons sérendipité, c'est-à-dire schématiquement la découverte fortuite, suppose en premier lieu un phénomène inattendu. Celui-ci frappe par son anormalité, comme la trajectoire surprenante d'un astre, celle d'Uranus par exemple, constatée par Le Verrier au XIXe, et qui l'amena à découvrir l'influence gravitationnelle et l'existence de Neptune. On peut citer encore l'exemple de Percy spencer après la seconde guerre mondiale qui, surpris par le chocolat fondu dans sa poche près de son radar, le Magnetron, découvrit après ce qui devint le four à micro onde . Aujourd'hui, la sérendipité est un terme utilisé par quelques internautes pour désigner les données imprévisibles que délivrent les moteurs de recherche. Dans le domaine symbolique de la communication, on peut évoquer l'écriture automatique, le cadavre exquis, les contraintes oulipiennes comme ferments de la sérendipité. En philosophie et en poésie, en particulier chez Heidegger et Mallarmé, on peut considérer le recours à l'étymologie, souvent surprenante par rapport à nos habitudes linguistiques, comme un stimulant intellectuel. L'ouvrage de Daniel Bourcier et Peck van Andel, De la sérendipité, paru en 2009 regorge d'exemples et d'anecdotes sur les découvertes fortuites de la pénicilline, de la superglue, du stéthoscope, du velcro, du post-it, du viagra, de l'imprimerie, de l'Amérique, etc. si bien que l'on en vient à se demander quelle découverte ne put être faite sans l'aide du hasard heureux.
Pour ce qui est de l'histoire du terme, celui-ci désigne l'ancien nom du Sri Lanka, l'île de Sérendip, et se rapporte à une série d'emprunts littéraires qui va de la tradition indo-persane médiévale et jusqu'à Voltaire dans Zadig. Dans le conte, Les trois princes de Sérendip, du Chevalier de Mailly en 1719, inspiré par Les pérégrinations des trois fils du roi de Sérendip d'Amir Khusrau, poète persan du XIVe il est question d'invention d'hypothèses à partir d'indices, anticipant les romans policiers d'Edgar Poe, Conan Doyle et Agatha Christie. Par exemple, le chemin brouté d'un côté indique que le chameau qui passa fut borgne ; les pas inégaux laissent penser qu'il boitât etc. Zadig, lui, infère qu'une chienne qui boite est passée en raison des traces de pas sur le sable et des sillons tracés par ses mamelles. Le zoologue Cuvier fait référence à Zadig pour valoriser ce qu'il appelle la "prophétie rétrospective" qui permet de caractériser un animal grâce à ses empreintes. Le substantif "sérendipity" sera utilisé la première fois à Londres par le collectionneur Horace Walpole en 1754.
"La science est fille de l'étonnement" affirmait Aristote. Mais cet étonnement, face à un événement inattendu, suppose qu'on soit capable de l'apercevoir, qu'on y soit sensible, qu'on ne passe pas à côté. Ainsi, la sérendipité réclame-t-elle, en plus du hasard, l'attention sans laquelle ce hasard passerait inaperçu. L'étonnement requiert donc un état de veille, de recherche, une vigilance de chaque instant à ce qu'il y a de plus fugace. Cela revient à se mettre à l'écoute de ce qui arrive plutôt que de suivre obstinément un chemin tout tracé. Il faut laisser venir les choses, rester en posture d'accueil, comme on l'enseigne dans les pratiques de l'improvisation. Pour prendre une image plus terre à terre, lorsqu'un médecin vous examine pour une bronchite, il doit être capable de déceler un cancer à l'occasion. Il laisse donc un horizon ouvert, se laisse surprendre par une anomalie sur la radiographie. Nous connaissons cet état de vigilance lorsque nous arrivons sur un site pour mettre en place la participation citoyenne au projet urbain. On observe tout et l'on remarque ici le manège des habitants autour des encombrants et là le ballet quotidien du service de la ville. De là sont nées les idées d'un "magasin à prendre ou à laisser" ou d'un café ambulant dans le quartier dans l'association Oup. Michel Courajou, dans une conférence au pavillon de l'arsenal à Paris, insiste sur l'importance de l'observation des usages de habitants dans son travail de paysagiste, afin de s'en inspirer et de ne pas les détruire.
C'est aussi hors du travail, sur notre temps de loisir, que les idées surgissent, comme si elle attendaient que nous soyons un peu assoupis pour s'imposer, à la façon des rêves. En bref, c'est sur le sol, dans les recoins, que se cache l'indice crucial qui confondra aux yeux de l'enquêteur le mystérieux assassin. C'est sur le bord d'une route, perdu dans l'herbe, qu'il est dissimulé. La solution d'un problème exige donc un détour (comme en font les rats de laboratoire dans les labyrinthes). Ce qui est caché, l'est bien souvent en fonction de nos habitudes. C'est pourquoi, paradoxalement, la lettre volée d'Edgard Poe est d'autant mieux cachée qu'elle est en évidence, car nous avons pris finalement l'habitude de fouiller les coins sombres et de contourner ce qui est en pleine lumière quand nous cherchons quelque chose.
La sérendipité suppose donc le hasard, l'attention au hasard et enfin l'abduction, c'est-à-dire la capacité à former une hypothèse à partir de l'observation. Si par exemple vous entrez dans une cuisine et que vous voyez un verre de vin près d'une bouteille de vin ouverte, vous supposerez que ce vin doit provenir de cette bouteille. Dans ce cas, vous imaginez un fait dans le passé qui peut expliquer l'état de fait présent. Évidemment, il ne s'agit pas d'inventer n'importe quoi mais l'hypothèse la plus plausible, même si elle peut surprendre. Fleming, l'inventeur de la pénicilline, écrit en 1944, dans le Bulletin britannique de médecine qu'il fut étonné en 1928 de voir que la moisissure détruisait les staphylocoques. La meilleur hypothèse pour un chercheur peut encore paraître déraisonnable pour ses collègues. L'histoire de la relativité ou de la mécanique quantique, et même celle du géocentrisme, montrent l'incrédulité persistante de la communauté scientifique face aux découvertes d'avant garde qui se sont néanmoins imposées à l'esprit de leur inventeur. Car les analogies d'où proviennent les hypothèses peuvent être à première vu incongrues, comme le rapprochement entre la pomme et la lune chez Newton lorsqu'il découvrit la gravité.
L'hypothèse en question surgit brutalement, à travers une illumination, même si elle a nécessité, la plupart du temps, des années d'incubation et de travail. L'hypothèse qui apparaît, que l'on nomme abduction avec Peirce depuis 1866, n'est pas nécessairement explicative. Elle peut être aussi prescriptive. On devine simultanément la cause d'un phénomène (par exemple le fait que la lune agit sur la marée, ce que comprirent tôt les navigateurs, en particulier les babyloniens dès 4000 avant JC) et les moyens d'agir (puisque la connaissance des marées évite de s'échouer sur les côtes). Les explorateurs du XVIIIe ont découvert comment dans certaines régions d'Afrique et d'Asie on utilisait la technique de l'inoculation du pus des vésicules des malades de la variole pour vacciner la population. Ici la technique précède les connaissances exactes d'un Pasteur, mais la symétrie entre expliquer et prescrire propre à l'abduction est bien visible. On pourrait également citer la découverte de l'asepsie par Semmelweiss, qui finit par saisir les causes du décès des femmes enceintes, contaminées par les chirurgiens revenant de la morgue, et le moyen de lutter contre ces décès en imposant la toilette de leur main aux médecins. Le fait que l'abduction ne soit pas uniquement explicative mais aussi prescriptive est important pour comprendre la sérendipité en Art. On rapporte que Kandinsky découvrit l'art abstrait en retrouvant l'une de ses toile accrochée à l'envers ; que Arp, en voyant par terre l'assemblage de papiers déchirés par colère, eu l'idée de ses collages ; que Schaeffer inventa la musique concrète en entendant une cloche privée de son attaque en studio, que Melies découvert le trucage au cinéma en raccordant de la pellicule déchirée, etc. Les hypothèses seront retenues par les artistes dans la mesure où elles ont un destin possible, offrent un fort potentiel pratique, et ouvrent de nouveaux continents. A vrai dire, des inventions, il y en a sans cesse. Mais la sélection est rude et peu subsistent ou même deviennent des révolutions planétaires.
Peut-on parler de liberté de création alors que tout ne semble être découvert que par d'heureux concours de circonstance ? C'est que la liberté c'est justement la capacité de transformer le hasard en occasion, de l'utiliser correctement pour l'insérer dans les chaînes du déterminisme. Lorsque Sartre dit que l'existence précède l'essence, il parle en même temps de notre condamnation à la liberté. C'est-à-dire que nous sommes tenus de faire le meilleur avec ce qui arrive, dans la mesure où n'importe quel détail peut avoir des conséquences gigantesques. L'individu ne doit pas se déresponsabiliser, comme s'il n'était que l'agent d'un plan préétabli, mais doit prendre conscience de sa capacité à orienter les faits les plus minimes avec parfois les conséquences les plus lourdes. Voilà qui fait de la liberté créatrice, non seulement un pouvoir, mais aussi un devoir, puisqu'il tient à chacun de nous faire arriver ou échouer telle procédure économique, scientifique ou politique. Cette position contredit les grands récits eschatologiques religieux ou scientistes qui nous condamneraient à entrer tête baissée dans le train de l'histoire. Si nous sommes condamnés à quelque chose, c'est à faire l'histoire et non la subir. Ainsi, il n'y a plus de découvreur, de révélateur ou de prophète de vérités en attente, mais bien des inventeurs et des créateurs à l'origine de révolutions et de bifurcations imprévues. Plutôt que les marionnettes martyrisées du destin historique, nous sommes des acteurs responsables face à d'autres acteurs aux intérêts divergents et luttons pour l'harmonie des intérêts sans transiger sur le bien général. Cette prise de conscience nous invite à réfléchir à la façon dont des changement microscopiques, comme de petites révoltes, entraînent des révolutions macroscopiques. La question est surtout de savoir ce qui fait que la société, à un certain moment, décide que telle découverte est bien scientifique, ou bien artistique, ou bien encore morale, alors que cela avait pu être impensable jusque là. Autrement dit, qu'est-ce qui fait que l'on va retenir à telle époque telle ou telle abduction contre une autre ? Certes cette position peut laisser place au relativisme et au scepticisme et faire du vrai, du beau et du bien n'importe quoi pourvu qu'une société les reconnaissent comme tels. Mais ce risque, il faut le courir, le modérer avec un pragmatisme global (et non purement économique) en fonction des effets concluants pour tous.
La sérendipité repose donc sur le hasard, l'audace, la liberté, l'inattendu. Faut-il en conclure qu'elle exclut toute méthode et qu'elle doit se rapporter à un anarchisme épistémologique à la Feyerabend pour qui tout est bon dans les sciences ? Il ne serait pas vain de tâcher de comprendre, non pas tant la méthode, sans quoi nous devrions parvenir à des machines à inventer, mais au moins la rhétorique de l'invention, la rhétorique n'étant pas encore la poésie. L'invention d'une hypothèse fonctionne par trope, c'est-à-dire déplacement, transfert, distorsion, détour, différence. La figure de style est proche de l'erreur. C'est une erreur simulée. Le bon mot, la métaphore heureuse sont des lapsus généralement volontaires mais parfois avec un fond de hasard. La figure de l'invention est l'analogie. Ainsi part-on du principe que la nature est mathématique ou mécanique (chez Galilée et Descartes) ou encore qu'une machine peut parler comme pour Turing. Ceci nous révèle la nature poétique de l'invention, qui commence par une sorte de jeu : faire comme si. Sans le jeu nous serions encore à l'âge de pierre. C'est sans doute pourquoi Montaigne disait que le jeu est l'activité la plus sérieuse des enfants.
Parmi les erreurs heureuses, parlons du contresens. Comprendre un auteur de travers, faire des rapprochement incongrus avec un autre, peut être très fécond. Personnellement, je dois beaucoup à tous les livres que je n'ai pas bien compris, car ils m'ont fait réfléchir et imaginer ce que je devais comprendre. Ou alors, il m'a semblé comprendre un auteur en en lisant un autre, sans savoir si j'avais le droit de rapprocher ainsi les deux auteurs. Tout cela est fondamental. On peut effectivement enseigner la rigueur, l'art de se couler dans la pensée d'un autre, mais il ne faut pas dénigrer l'attention flottante, la distraction et la rêverie qui nous portent à penser à notre tour sur le bruit de fond de la parole d'un autre.
A partir de là, il faut reconnaître que beaucoup d'inventions naissent à partir de cocktails indigestes : Darwin marie l'histoire naturelle avec Malthus ; Marx malaxe Hegel, Smith, Ricardo ; Freud la biologie, l'économie et la thermodynamique ; Sartre l'existentialisme et le marxisme. Ce travail, ou plutôt ce jeu, que l'on peut faire avec les livres, on peut le faire tout simplement avec des images, par analogie, de manière bêtement métaphorique. Par exemple, Maxwel transfert la notion d'onde de l'eau à la lumière ; Levi Strauss transfère la notion de structure de la linguistique à l'anthropologie. On parle alors de nomadisme conceptuel. Tous ces mélanges peuvent échouer mais aussi bien réussir, comme une mayonnaise. Et cette réussite pourra continuer son chemin jusqu'à devenir une innovation. On voit que la création n'est pas tout à fait ex nihilo. Ce qui est inédit c'est la combinaison.
Les modifications apportées à l'existant peuvent être initiés par les usagers qui ne vont pas nécessairement dans le sens souhaité par les acteurs de l'offre. Madeleine Akrich (in Sociologie de la traduction) propose la typologie suivante des modes d'intervention des utilisateurs : le déplacement (utiliser un sèche cheveux comme soufflet), l'adaptation ou exaptation (les usagers s'approprient les choses à leur manière, comme faire d'un vase Ikéa un grand verre aux États-Unis), l'extension (rajouter un filet à une poussette), le détournement (faire d'un bidon un instrument). Il s'agit à chaque fois d'opérer une distorsion dans la structure et de bousculer son invariance, sa constance, sa répétition. De marginale, cette modification finit par redéfinir la règle. Ces tropes sont bien souvent le fait des usagers qui adaptent les objets à leur contexte. L'exemple de l'invention de l'Omnibus en 1825 est intéressant. Stanislas Baudy crée des bains douches à Richebourg, dans les faubourgs de Nantes, en 1825. Comme aucun client ne se présente, il met à la disposition des nantais un moyen de transport, une navette avec une voiture à cheval. Le succès est immédiat mais inattendu. Les voitures sont pleines mais les bains-douches restent vides. Les Nantais ont besoin de mobilité et non de se laver. Pascal avait déjà inventé le concept de transport public urbain en 1665 à Paris, mais cela n'avait pas fonctionné pour diverses raisons socio-politiques (Georges Amar in La Sérendipité).
Ce genre d'adaptation par les usagers est nécessaire pour favoriser la pénétration des inventions qui se répandent du local vers le global. Au tout début, les automobiles étaient des jouets pour une poignée de riches, les portables un outil professionnel, les télécommandes des prothèses pour les personnes à mobilité restreinte. On peut certes faire une histoire "naturelle" des techniques, mais selon un évolutionnisme non déterministe. Le hasard offre des opportunités qui représentent des solutions pour résoudre les dysfonctions d'une structure et éviter sa destruction. Cette vision est encore simplificatrice, car il faut encore tenir compte des évolutions négatives, comme celle par exemple montrée par le film Le cauchemar de Darwin, comme les effets induits par l'automobile, l'irrigation, l'air conditionné etc. Cependant, certaines innovations sont elles-mêmes dues aux effets induits lorsqu'ils sont positifs. Prenons par exemple Le Viagra qui était contre l'angine, le Micro-onde qui était un radar, internet qui servait d'abord à l'armée à décentraliser l'information.
Avant d'étudier la transition entre l'invention individuelle et l'innovation collective, il nous faut faire une remarque importante sur le statut des inventeurs dans notre culture et l'usage de la sérendipité dans l'histoire. Tout d'abord, pour des raisons pédagogiques et hagiographiques, on tend à faire des inventeurs des héros, des figures mythiques et à réduire leurs longs travaux à une fable, à romancer leurs actes de manière rétrospective. Bien des récits de sérendipité relèvent du story-telling et son trop parfaits pour être exacts. On peut penser à la fameuse pomme de Newton qui lui fit découvrir la gravité, à l'association de la chevalière et du pressoir à vin par Guttenberg. Ce dernier n'a fait en réalité qu'améliorer une invention déjà existante. L'invention de la presse à caractère mobile en bois est due à Bi Sheng, un homme du peuple chinois du XIe siècle. Une histoire complexe et pleine de rebondissements d'inventeur se résume souvent à une petite histoire merveilleuse, un conte de fée hollywoodien. Parfois la sérendipité, au lieu d'être romancée, est cachée, dans la mesure où elle dissimule le travail et le mérite. Il est évident que "le hasard ne favorise que des esprits préparés", comme l'affirmait Pasteur, qu'"il ne parle pas aux sots", comme l'affirmait Balzac, et que de nombreuses dispositions et beaucoup de métier président à la découverte, comme le remarquait Nietzsche, pour qui le génie est un leurre dissimulant le long travail de l'artiste. La question de la création conduit à celle de l'auteur, à sa reconnaissance sociale et juridique, à sa dimension symbolique, avec tous les enjeux culturels et identitaires que cela comporte. Non seulement, l'innovation dépend de stratégies pour s'imposer mais il faut des luttes tactiques pour entrer dans l'histoire. Les découvreurs se disputent le succès, protègent leurs droits, et surtout s'attribuent les découvertes au détriment des techniciens, des petites mains, des anonymes ou des sociétés traditionnelles. Les scientifiques propagent une vision déformée par intérêt corporatiste et se préoccupent peu de rigueur historique. Le résultat est désastreux parfois sur les historiens eux-mêmes : pour Carlyle, "l'histoire du monde n'est rien d'autre que la biographie des grands hommes". Le découvreur est généralement un homme blanc et riche, ou encore une grande marque, et les autres ne peuvent former qu'une foule d'arrière-garde derrière cette figure souveraine. Le problème est comparable à celui du commerce équitable. Une recherche équitable devrait rendre à chacun son dû, comme le fait C. Conner dans son Histoire populaire des sciences. Nous traiterons de cette histoire collective effacée par le nom des grands hommes (en général caucasiens et fortunés). Mais avant cela, penchons-nous sur le passage de l'invention individuelle à l'innovation socio-technique.


II. L'innovation socio-technique

Comment l'invention devient-elle innovation ? Comment une découverte locale parvient-elle à se diffuser dans la société, à se commercialiser, à transformer les usages ? On peut aisément affirmer qu'un taux très faible d'inventions deviennent des innovations. Après les filtres de l'attention et de l'abduction, qui ont permis de créer à partir du hasard, il faut encore franchir des barrières socio-techniques. Celle-ci sont déjà présentes au niveau individuel, dans les présupposés, les opinions, les outils conceptuels qui forment ce que Bachelard appelle des obstacles épistémologiques. Puis le contexte technique doit être adapté à la nouveauté. L'automobile, par exemple, ne se développe que si l'on maîtrise la production du pétrole et des routes. Il y encore des obstacles économiques, politiques, moraux etc. Lorsque une invention parvient à se développer, elle doit en plus se maintenir. Elle risque d'être détrôné par d'autres innovations (comme le minitel par internet). Il faut songer en outre au contexte culturel, à l'enseignement qui favorise l'invention, ou l'éducation qui permet l'adaptation à de nouveaux usages (utiliser une brosse à dent, une cocotte minute, un ordinateur etc). Il faut donc une conjonction de l'invention et du milieu. En 1978, le post-it fut un échec commercial, alors que quelques années plus tard il devint un succès.
Les sociétés possèdent une certaine force d'inertie et de conservation, et les paradigmes dominants sont difficiles à bousculer. Les habitudes, l'hostilité aux innovations restent fortes et l'on remarquera qu'il a fallu faire des efforts, compter sur l'envie de rupture des jeunes, pour imposer par exemple le tracteur dans les campagnes et que les agriculteurs plus âgés ne se sont pas jetés dessus. Graham Bell et son téléphone ou Thomas Edison et son phonographe ont eu du mal à convaincre la société de l'utilité leurs appareils au départ et il fallut beaucoup d'argent et de publicité pour que ces inventions prennent leur envol. Pasteur et Edison sont tout autant des entrepreneurs que des inventeurs. Bien sûr nos sociétés finissent par intégrer les inventions, soit sous l'effet des efforts de diffusions soit par une mutation graduelle liée à l'évolution de nombreux éléments du tissu social. En fait, une innovation ne commence pas tout à fait de manière microscopique et se diffuse rarement spontanément. Il faut un certain soutient économique, des associés, des partenaires, des investisseurs, des communicants. Sur ce point, la mode est un levier important. Le modèle de diffusion d'une innovation ressemble quelque peu à la carrière d'un artiste. Pour les produits, la consommation ostentatoire par les modèles sociaux, les célébrités et les stars, motive les foules qui veulent leur ressembler et favorise la pénétration des produits. On peut se référer ici à la façon dont la cigarette a été promue, en particulier auprès des femmes. Quand ce n'est pas la société qui cherche à imiter les plus favorisés (prenons l'exemple de la marque Lacoste en banlieue), ce sont les inventions populaires (comme le jazz, le rock ou le rap) qui finissent en produit de consommation de masse. L'innovation suppose donc l'appropriation par les usagers, comme aujourd'hui l'automobile, le téléphone, l'e-mail, la carte bancaire, qui sont devenus des nécessités. Il serait d'ailleurs faux de croire que ces inventions furent acceptées facilement. Il faut un certain temps avant de séduire les investisseurs et le public. La résistance persiste dans l'opinion, pour le nucléaire, les ogm, etc. David Nye dans Technologie et innovation cite des exemples célèbres de résistance à l'innovation : le rejet des armes à feu des japonais entre le XVI et le XVIII e, les modes de vie Mennonite et Amish, ou encore le refus Maya et Aztèque d'utiliser la roue à des fins pratiques pour des raisons religieuses. Il y a donc des conflits entre forces progressistes et conservatrices à chaque innovation. C'est qu'on ne peut ignorer l'incidence sociale des innovations techniques. Le cas de l'émancipation des femmes, s'il n'en découle pas uniquement, doit beaucoup à l'invention du vélo, de l'école, des instruments ménagers, de la pilule, etc. Comme une goutte de citron dans le lait, les innovations peuvent modifier tout un ensemble. En tout cas, les innovations ne peuvent être perçues simplement comme des fatalités qui arrivent au société mais elles sont le produit des volontés et des tensions entre les groupes, des attentes et des craintes de la société.
L'innovation se répand de manière virale, épidémique, à partir d'un épicentre, comme la télécommande au départ réservée aux personnes handicapées et qui finit par se généraliser. La démocratisation des produits (l'auto, l'ordinateur) n'est pas seulement due à un désir philanthropique mais à des opportunités commerciales liées à la productivité industrielle. La Ford T bon marché ne fut pas un cadeau fait aux ouvriers, mais une manière d'écouler une production abondante auprès des producteurs eux-mêmes. Dans certains cas, la thèse libérale, selon laquelle la poursuite de l'intérêt personnelle profite à tous semble se vérifier, mais dans bien des cas cette thèse laisse de côté les effets induits ou à long terme, la fracture numérique induite par internet par exemple, les effets environnementaux de l'auto, etc. D'après Schumpeter, le capitalisme suppose l'innovation endogène (cumulative, quand le livre cohabite avec l'écran, ou destructrice, quand internet efface le minitel). Une autre source exogène d'innovation est la révolution née de problèmes techniques ou de conflits sociaux. On peut se demander si le conflit n'est pas le moteur de l'innovation. Le plus apparent est le conflit armé qui dynamise la production et l'innovation. Mais les conflits économiques et les rapports de concurrence sont également importants. Il y a sans doute des innovations qui naissent de démarchent purement solidaire. Mais on doit aussi considérer tous les préjugés qui président aux entreprises de développement d'un milieu tiers (infrastructure coloniale, politiques sociales, démocratisation par la guerre version américaine, etc.).
Il semble également que plus les sociétés se développent, plus les crises systémiques sont menaçants et elles appellent des solutions (crises environnementales, politiques, financières, climatiques, etc). Cela signifie qu'au fond nos sociétés rêvent d'autant plus de sécurité qu'elle créent de nouveaux risques. La technique est à la fois le problème et la solution. Les risques technologiques (pollution, accidents) sont depuis longtemps, depuis l'explosion des premières locomotives ou des premiers téléviseurs, présentés comme représentant un mal nécessaire dans la marche de l'histoire technique. C'est le prix à payer pour parvenir à une société parfaite, libérée par la technique. Cette vision entraîne la fuite en avant technologique. A chaque problème technique, la réponse est une nouvelle technique, au lieu de chercher des solutions sociales (c'est ce qui oppose le durable, qui veut l'innovation énergétique, à la décroissance, qui veut un changement de comportement et de modèle économique). L'idéologie du progrès se coule dans le moule dialectique du dépassement vers une résolution plus haute, qui fonctionne comme une formule magique.
En réalité, il faut être attentif aux rapports de force, au lieu de les minimiser comme des simples accidents de l'évolution. Les luttes n'ont pas d'issues pré-determinées, même si les rapports de force sont assez inégaux. Ce qui est préoccupant, c'est que la recherche et le développement laissent de moins en moins de place au hasard. Une découverte comme le boson de Higgs dépend du Cern qui est une énorme structure humaine et mécanique. Les impératifs industriels du nucléaires ou pétroliers exercent une puissante paralysante contre toute invention énergétique et révolution des pratiques. La recherche appliquée détermine le sens de l'histoire et ferme le champ des possibles qu'autorise la recherche fondamentale. On assiste à la mise au pas des chercheurs par l'industrie. Eisenhower dès 1961 mettait en garde la société américaine contre l'accroissement du complexe militaro-industriel et l'intrication de l'Université, de l'Etat et de la grande industrie. Les fonds alloués aujourd'hui à la recherche favorisent un petit nombre d'institutions dans les pays riches. En grande partie cette recherche est financée par les entreprises. Le résultat de ces monopoles est en réalité une stagnation qui se traduit superficiellement par un inertie stylistique depuis vingt ans, comme le remarquait récemment un article du courrier international. Que de différence entre les années 50 et les années 70 ou les années 70 et 90 ! Par contre, depuis ce temps, pas de bouleversement majeur. Effet d'optique, manque de recul et de clairvoyance, ou signe de ralentissement avant un grand bouleversement qui rénoverait les notions mêmes d'art, de société, d'Etat, de science ? Nous sommes dans une situation ambiguë où l'on parle en permanence de changement mais où d'immenses monopoles luttent pour leurs intérêts. Ils savent néanmoins lâcher du lest pour leur survie, comme Toyota l'avait compris en assouplissant la rigidité de son système productif et en donnant plus d'initiative à la base. Les entreprises, comme les Etats, font appelle, avec prudence, au collaboratif pour évoluer sans perdre le contrôle, pour réduire un tant soit peu, et surtout symboliquement, les inégalités, pour dynamiser une innovation en panne. Pour ne pas revenir sur les matières, les énergies et les biens produits, ni sur les hiérarchies en place, on tente de faire bouger l'immatériel, la communication, l'organisation, les services sans altérer les premiers. Mais on se doute que ce partage ne peut rester qu'artificiel. La révolution technique, amenée par l'informatique et internet, entraîne un changement d'organisation sociale qui, à terme, modifiera la structure politique. La révolution industrielle a conduit au capitalisme libéral, la révolution communicationnelle peut conduire à autre chose. On assiste aujourd'hui à une sorte d'anarco-capitalisme, oxymore qui cache derrière une apparente liberté et gratuité des modes de surveillance et de consommation plus insidieux.
Contrairement à une idée répandue, ce n'est pas nécessairement la rareté qui amène la Révolution. Des systèmes oppressifs ont perduré durablement sans que quoi que ce soit ne change. La France de 1789, comme d'ailleurs celle de 1968, était forte et peuplée. Mais en 1789, l'enrichissement de la bourgeoisie, son essor face à la noblesse et au clergé furent déterminants. Autrement dit, les révolutions arrivent, semble-t-il, avec l'émergence de nouvelles forces. Les forces ouvrières et syndicales sont nées d'une concentration urbaine des travailleurs industriels. Aujourd'hui, la crise sociale se concentre sur les banlieues et les pays pauvres, où des forces de nature conservatrice émergent. Ce qui est remarquable, c'est que les révolutions jusqu'alors étaient bien souvent progressistes. On attendait une vie meilleure de l'industrie. Aujourd'hui elles sont conservatrices. Au nom de la religion, ou de l'écologie, on demande plus de simplicité.
Platon se méfiait de l'innovation. Elle peut provoquer des réactions en chaîne épidémiques. Il redoutait même l'effet du bouleversement des modes musicaux sur les moeurs. Ce phénomène de réaction en chaîne est indiscutable. La révolution industrielle est apparue en Angleterre, grâce à l'emploi de la vapeur dans les mines, la découverte de la houille, la modernisation du tissage du coton des Indes, puis des ateliers de céramique, minoterie et brasserie, la transformation des zones industrielles en zones urbaines. Les innovations techniques atteignent également les paradigmes scientifiques. On considère généralement la technologie comme une application technique des découvertes scientifiques. Mais inversement la science naît des techniques. Pas de Galilée ou de Descartes sans horloge et téléscope, pas de Leibniz sans microscope, pas d'Einstein et de relativité sans problèmes de synchronisation des transports, sans histoires de trains ou d'ascenseurs qui ont servi d'aliment à ses expériences de pensée.

III. L'innovation collective contingente.

Nous nous trouvons à présent face à deux modèles. Dans un premier temps, nous avons peint la figure du génie qui découvre par hasard et dont les trouvailles, toujours par chance, passaient différents filtres pour se diffuser. Ce modèle laisse penser que les sociétés évoluent au gré des accidents du hasard, que certains micro- événements sont tués dans l'oeuf tandis que d'autres enflent et sont amplifiés. Une vision concurrente, consiste à affirmer que les sociétés s'acheminent vers le progrès et qu'à chaque étape tel ou tel inventeur est appelé à saisir l'occasion qui se présente. Voilà qui explique les découvertes simultanées de la relativité par Pointcarré, Einstein, Lorentz et Hilbert, du calcul intégral par Leibniz et Newton, de la gravitation par Hook et Newton, de l'évolution par Darwin et Wallace. Cette position invite à accepter comme un mal nécessaire les maux transitoires de l'évolution. Il faut accepter la sélection, comme il fallait se résoudre, dans le modèle précédent, à une aventure humaine hasardeuse. On remarque qu'à chaque fois le savant est présenté comme seul et irresponsable, comme une espèce de créateur lunaire et débonnaire à l'image d'un bon dieu de pacotille. Or nous voulons dégager une autre thèse externaliste contingente et non internaliste contingente ou externaliste déterministe. La forme du progrès n'est pas le fruit du hasard aveugle ni d'un plan préétabli. Ce qui est mis de côté dans ces modèles c'est la liberté, c'est-à-dire les conflits d'intérêts, les révoltes, la politique. La création ne se résume pas à l'histoire des poètes maudits ou des stars internationales. Il faut s'attacher à l'histoire des groupes, sans doute parfois articulés autour de figures symboliques plus ou moins charismatiques. Nous parlons aujourd'hui d'intelligence collective 2.0 comme d'une nouveauté. Mais celle-ci a toujours existé, depuis les sociétés les plus reculées. Seulement, les moyens actuels de communication on jeté un éclairage sur leur importance. Les nouvelles technologies de l'information mettent en lumière la nature du progrès. On a abordé le progrès jusque là en terme inhumain de puissance technique au lieu de saisir les enjeux de pouvoir. Nous parlons nous d'évolutions socio-techniques en ceci que le pouvoir des hommes importe autant que celui des choses. Les nouvelles technologies révèlent l'ampleur de la surveillance panoptique des institutions centrales. Mais elles montrent les possibilités de la sous-veillance catoptique décentralisées. Le cyber-espace est-il un nouveau continent à explorer ? Sans doute, mais il n'est pas sans rapport avec le terrain réel et tend surtout à éclairer les structures humaines qui étaient jusqu'alors masquées par l'organisation géographique. Dans ce face à face entre le haut et le bas, le centre et la périphérie, des ponts se tissent, des accès s'ouvrent afin de faciliter l'innovation ascendante, comme la pénétration des nouveautés. Cette ouverture participative est bien sûr une façon d'ouvrir les marchés et de garantir la paix sociale par une meilleure reconnaissance. Mais il tient à nous de profiter de cette brèche pour entraîner des ruptures plus profondes. Défendre un modèle externaliste et collectif contingent c'est encourager ce mouvement. Il se crée une communication horizontale qui décloisonne les forces qui furent affaiblies par la division, avec des possibilités d'information et d'organisation nouvelles. Ces lieux de contre-pouvoir reposent sur un partage libre de l'information et dément l'image de l'auteur jalousement replié sur ses idées en germe. Au modèle compétitif, reposant sur l'intrigue, l'opacité et le secret, le modèle coopératif garantit l'activité du groupe socio-technique. Dès lors, les inventions deviennent rapidement innovations en étant partagées, récupérées, sans être privatisées. Pour Clifford Conner, internet est un espace d'invention populaire, comme l'était l'ancien monde où les artisans des sociétés traditionnelles œuvraient à un progrès raisonné qui fut ensuite centralisé et détourné par les classes dominantes des colons et des marchands (il rappelle qu'à l'aube de l'informatique, la programmation était une préoccupation secondaire, une corvée de technicien. Elle ne fut prise au sérieux qu'à partir des années soixante). Nous voyons apparaitre sous nos yeux, dans le cadre d'internet, l'aspect psychosocial de la création. Peut-être demain cessera l'apparente diffusion par le haut et le rétablissement de l'irradiation et de la rencontre des acteurs multiples. Cela est nécessaire dans la mesure où un grand nombre de gens sur cette planète ne comprennent plus très bien le monde dans lequel ils vivent pour la simple et bonne raison qu'ils le subissent au lieu de le construire.

Raphaël Edelman, Summer Lab, Juillet 2012


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samedi 21 avril 2012

Le meuble


Le meuble est un assemblage de surfaces créant des espaces où placer des corps. Ces espaces peuvent être fermés par des portes ou des tiroirs. Le meuble peut être orné et déplacé, comme le précise son nom. L'immeuble au contraire ne peut être changé de place. Le meuble rend disponible ce que l'on possède. Il ménage des accès aux choses et permet de les montrer ou de les dissimuler. Il contribue à décorer l'espace. Il s'intègre en même temps aux différents usages qui constituent l'habiter. Que doit-on attendre exactement d'un meuble ? Quelles sont les contraintes auxquelles nous confronte son usage ?

Quelles sont les vertus d'un bon meuble ? Tout d'abord, le meuble est un outil d'organisation de l'espace. Il permet d'attribuer une place à chaque chose en fonction de son usage et en rapport à d'autres choses. On aménage l'espace intérieur avec des meubles ou l'espace extérieur avec des immeubles (les bâtiments dans la ville sont comme des meubles dans la maison). Les corps (physiques ou organiques, comme les plantes, les animaux ou les humains) sont censés reposer dans les meubles et les immeubles. Le meuble offre donc la possibilité du repos et du mouvement. Autrement dit, les objets peuvent être déplacés ou les personnes peuvent se déplacer. La durée de stationnement est variable. On peut déposer un objet sur une table l'espace d'un instant. Un corps dans un cercueil peut reposer pour l'éternité.
Les choses bien placées deviennent disponibles et n'empêchent pas l'accès à d'autres choses. L'espace et le temps sont ainsi domestiqués. On trouvera un objet au bon endroit, au bon moment, et dans le bon voisinage d'autre chose. L'instrument indique des actions à accomplir (nous savons faire des lacets, manipuler des ciseaux) et suppose l'apprentissage de ces actions, c'est-à-dire une culture. Nos attitudes face aux objets s'inscrivent dans un ordre établi et en grande partie impersonnel. Il n'y a pas par trente six mille façon d'ouvrir une porte par exemple. On peut toutefois jouer avec les conventions à travers un usage original (une remorque peut être transformée en baignoire). Mais si l'on bouscule trop les codes, les utilisateurs peuvent ne plus savoir comment utiliser un objet. Ou alors, on peut rendre un usage mystérieux, comme ces bibliothèques dans les films d'espionnage qui s'ouvrent pour dégager une cachette en tirant sur un livre particulier. 
L'ordre est la caractéristique d'une machine. Celle-ci ne fonctionne que si ses éléments sont dans une relation cohérente et utiles. La machine suppose une interdépendance des parties en vue de la finalité de l'assemblage. La stabilité de l'organisation assure la régularité du système. L'ordre est de nature mnémotechnique. Il permet de se repérer et de se reposer, le corps enregistrant des habitudes et des automatismes. On finit par utiliser le clavier de son ordinateur sans avoir besoin de regarder les touches. On confère aux choses des places pour les retrouver sans réfléchir, ce dont on se rend compte lorsque ces choses sont absentes. 
L'organisation de l'espace consiste à aménager aussi du vide pour mieux percevoir ou laisser le champ libre à l'action. Le vide n'est pas vide mais il est rempli par les éléments ou l'atmosphère, c'est-à-dire par la matérialité d'un fond qui peut être parfumé, froid, sombre, éclairé, aéré. Le vide possède des qualités. Il offre de l'ombre, préserve la fraîcheur, retient les odeurs et les saveurs. Le vide est aussi un passage permettant le mouvement d'un lieu à un autre. Le meuble joue avec le vide et le rend utile. Le coffre doit avoir une taille appropriée à ce qu'il doit contenir. 
Le meuble appartient à la famille des objets-espaces qui possèdent une intériorité vide à remplir. Il descend du pot, de la boite et peut devenir carapace (lit, baignoire), véhicule, maison, bâtiment et même village si l'on considère l'immeuble comme un village aérien. Comme des poupées gigognes, les espaces contiennent des espaces. Le territoire supporte des immeubles, qui contiennent des pièces, dans lesquelles il y a des meubles, où se trouvent des boites, des housses, des paquets entourant des objets eux-mêmes composés d'éléments, comme les composants de nos ordinateurs.
La surface du meuble se détache sur le fond des choses et en dissimule l'accès. Il lui faut mériter son rôle d'écran pour devenir ornement. Matériaux et formes débordent la fonction pour susciter des impressions, des émotions, des souvenirs. Cela renvoie à une culture esthétique du mobilier. Comme le vêtement, le meuble dissimule le corps, le souligne parfois et constitue un dispositif cosmétique de couleurs, de textures, d'informations, de formes et de couleurs.
Le meuble est mobile et constitue en ce sens un objet concret en plus d'être un espace. La mobilité se comprend de deux manières. C'est d'abord pouvoir changer de place dans une maison ou d'une maison à une autre et donc métaphoriquement pouvoir changer de vie, de manière d'être. Mais c'est aussi offrir différents points de vue. Le meuble offre la variété des angles de ses trois dimensions dans les déplacements quotidiens qui sont les siens ou les nôtres. Si l'immeuble ne correspond pas à la première définition, il correspond à la seconde. Quant au véhicule, il répond bien aux deux définitions. Il faut donc penser à la diversité des positions et des perspectives. Il y a de multiples angles à prendre en considération et qui prendront des valeurs différentes en fonction de l'environnement. Telle table apparaîtra différemment sur tel ou tel sol. 
Le meuble, comme tout objet, peut être possédé. Il contient les objets que l'on a, mais il est lui-même possédé dans la demeure. Etant un bien, il est un objet de transaction. Ses propriétés (matériaux, qualités, dimensions, rareté) lui confèrent une valeur d'échange qui dépasse sa valeur d'usage et sa fonctionnalité. Comme nous sommes ce que nous avons et ce que nous faisons, nos biens forment notre identité et expriment notre personnalité : riche, originale, exubérante, ou bien pauvre, simple, zen. Ajoutons que le meuble lui-même vit, vieilli, possède une odeur, génère des sons particuliers quand on l'ouvre etc.
Le meuble n'est pas un objet monolithique. Il est une machine avec des articulations : portes, tiroirs, clés, serrures, roulettes, étagères, moulures, ressorts, parfois électricité, comme dans les frigos, voire multimédia et surfaces interactives. C'est un outil complexe. Il permet une diversité d'usages et offre une large marge de créativité et de personnalisation (rangement, agencement, décoration). Il y a donc la structure générale du meuble et ses détails particuliers qui vont augmenter cette structure. Comme pour une voiture et ses accessoires, il y a différents niveaux de complexité (vitres, ornements, serrures, lumières, etc.).

Nous venons d'envisager les bénéfices du meuble. Considérons en maintenant les coûts. Le meuble peut devenir obstacle, créant de la sorte un encombrement, tout comme les voitures embouteillées dans les villes. Le meuble peut être difficile à déplacer, à utiliser, il peut dissimuler le panorama. Il a donc pour inconvénient de consommer de l'espace un bon moment, alors que les objets, en vertu d'une plus grande mobilité, n'occupent un lieu qu'occasionnellement. 
Comme objet concret, le meuble pose la question de sa production, de sa conservation et de sa destruction. Les matériaux peuvent être différents, le processus de fabrication plus ou moins complexe, l'entretien plus ou moins aisé, la destruction ou le recyclage plus ou moins problématiques. Tout ceci constitue un ensemble de problèmes à côté de l'intérêt pratique du meuble. Il faut donc tenir compte de la durabilité, du recyclage, de la reconversion, du détournement du meuble. Un jour, la vie du meuble cessera et celui-ci risquera de devenir un déchet encombrant, voire polluant. Dans certains quartiers déshérités, où les services de la ville sont absents, l'encombrement des rues ou des caves peut devenir un véritable problème. 
Le problème d'accessibilité concerne le meuble et ce qu'il contient. Un meuble est inaccessible parce qu'on ne peut se l'offrir ou s'en servir correctement s'il est usé. La première question est économique et la seconde ergonomique. On peut manquer d'argent, désirer un bien trop luxueux ; comme l'on peut peiner à atteindre un objet haut perché ou bien profondément enfoncé dans une armoire. Les deux se rejoignent lorsqu'on n'a pas assez d'argent et que l'on dort sur un lit inconfortable. Les meubles peuvent devenir un sujet de frustration lorsqu'ils viennent à manquer, sont trop petits ou trop fragiles.
Le meuble nécessite de l'entretien et fait obstacle au nettoyage de la maison. Il rend plus difficiles les tâches ménagères, en dessous, au dedans, dans les coins et sous les objets qu'il contient. Parfois on le répare, le repeint, le décor, le découpe ou le complète. Le meuble est l'objet de soin, d'attention et d'entretien. On peut avoir envie de le rénover ou d'en changer. Le meuble doit s'adapter aux évolutions de la vie. La modularité permet de s'adapter aux exigences du moment, surtout dans les espaces exigus. En période de crise du logement, comme après la seconde guerre mondiale, ou aujourd'hui, dans les villes surpeuplées, on voit apparaître des concepts de meubles transformables en lit, étirables avec des rallonges etc. 
Un meuble tombe en désuétude pour deux raisons : soit par usure, soit par déclassement dans la mode. Le vieillissement du meuble n'est pas uniquement lié à des problèmes d'adaptation à l'usage individuel. En tant qu'objet-signe, on peut avoir envie de changement, d'une autre image de soi, comme lorsqu'on veut changer de véhicule ou de paire de chaussure, pour rester dans l'air du temps. Une occasion, comme un déménagement, peut-être le moyen d'achever la disparition du meuble. La récupération dans les poubelles, les déchèteries ou les brocantes, surmonte la désuétude. 
Deux propriétés semblent s'opposer : la fragilité et la mobilité. Plus un meuble est solide, plus il risque d'être lourd et difficile à construire. Plus un meuble est malléable et léger, plus il peut être fragile. La fragilité est assumée si le meuble est jetable. Un meuble solide et léger doit faire appel à des matériaux particuliers, comme ceux utilisé dans l'équipement sportif. Différents matériaux répondent à différentes temporalités. Le titane est léger et solide. Le carton est léger et jetable. 
L'industrialisation et la standardisation des meubles ont pour conséquence un appauvrissement du patrimoine rustique, mais non celui du patrimoine industriel que l'on qualifie de vintage. L'industrie a rendu le prix du mobilier plus accessible mais a pu entraîner une diminution de la qualité et de la diversité de l'offre. Le problème est à la fois culturel, avec une disparition des traditions artisanales, et environnemental, avec la pollution que peuvent entraîner des meubles à courte durée de vie. Les meubles accèdent à une seconde vie lorsqu'ils reprennent de la valeur en redevenant intéressants lorsque le temps leur confère de la rareté. Dans ce cas, la pièce vaudra par son unicité et l'aura qu'elle dégagera en vertu de son appartenance à un monde révolu.
Enfin, le meuble est bien souvent un instrument collectif, au même titre que beaucoup de maisons. Il permet la mise en commun et l'échange d'objets, mais peut aussi entraîner des conflits de territoire, comme lorsqu'on se dispute sur la manière de ranger un frigo ou de se placer dans un lit, ou lorsque l'on dissimule ou enferme à clé quelque chose, ou qu'on met un objet hors de portée ou de vue. Il y a autour du meuble tout un système d'échange, comme le montrent le guichet d'accueil, le casier des professeurs ou le tiroir de cuisine familial.

Nous avons vu que le meuble représente un atout sur les plans techniques et symboliques. Il facilite l'habitation, l'organisation de l'espace, le rangement, l'accessibilité et offre une expérience esthétique qui entre dans le capital qu'il représente. Mais un meuble peut devenir une contrainte, voire un danger. Sa lourdeur, sa fragilité, sa dimension, son volume, sa saleté, son prix sont autant de contraintes. Autrement dit, la construction d'un meuble nous invite à anticiper ses avantages et inconvénients sur le long terme, comme les bâtiments qui, lorsqu'ils sont mal conçus, deviennent une charge pour leur propriétaire.
Le meuble oblige à des usages acquis et donc détermine des schèmes comportementaux collectifs. Nous savons nous en servir. Mais il doit s'adapter à chaque situation. Il peut exister une multiplicité d'objets différents et chaque objet peut s'offrir à divers usages. Le meuble, en tant qu'il est produit et consommé, témoigne d'une histoire collective et individuelle. Il entre dans le patrimoine, comme les architectures et les oeuvres d'art. Son identité est individuelle pour la pièce unique et collective pour la série. Elle dénote un contexte social (privé  ou professionnel) et connote des valeurs (ancien, nouveau, fonctionnel, décoratif, etc.).


Crédit photo : http://www.designspray.de/produkt.php?id=758

dimanche 18 mars 2012

La valeur du design participatif

On parle beaucoup aujourd'hui de design participatif. Cela peut surprendre si l'on tient compte du fait que l'histoire du design traduit une opposition entre esthétique industrielle et participation. L'organisation industrielle est plus pyramidale que transversale en ce qu'elle repose principalement sur la décision des professionnels du design. Le design participatif oppose à cela une vision réformée du monde industriel en vue de l'émancipation de la société. On pourrait dès lors comparer le développement de la participation à la naissance de la société de la société de consommation qui démocratisa le confort et fit profiter aux citoyens de l'abondance des biens. Il s'agit désormais avec la participation de rendre accessible, en plus de l'avoir, l'être et le faire pour les citoyens et les consommateurs.
Ceci n'empêche aucunement que la participation serve, en même temps que de moyen de concertation, de méthode de communication, au détriment bien souvent de l'écoute, l'enregistrement et la restitution de la parole des habitants. Tout comme la consommation permit, en plus de remplir un objectif démocratique, d'écouler la production et de continuer à faire des bénéfices, la participation constitue un moyen d'interpellation, de sensibilisation, de fidélisation et de marketing. On constate alors que différentes valeurs permettent de juger l'élan participatif et démocratique actuel dans le design comme ailleurs (nouveaux médias, monde associatifs, etc.). On peut considérer la participation, au même titre que la consommation, soit comme un progrès, une amélioration de la vie et un moyen d'émancipation, soit comme un outil stratégique de marketing.
Comment dans ce cas déterminer théoriquement la valeur réelle du design participatif et repérer les vices d'une participation factice et simulée ? Quels critères exactement permettront de départager la participation réelle de sa parodie ? Quels sont les objectifs véritables qui doivent être ceux de la participation et quels sont ceux qui a priori sont condamnables ? Émancipation et incitation à la consommation peuvent-ils être compatibles ? Le but ici n'est pas directement de réprouver les pratiques mais de sonder la pertinence des concepts utilisés. La littérature sur le design confond trop souvent plus ou moins sciemment objectif marketing et démarche sociale, comme si la compatibilité allait de soi, si bien qu'on ignore à la fin si l'on vise seulement la persuasion stratégique ou bien réellement l'amélioration de la vie. N'oublions pas que le design répond avant tout à des impératifs marchands qui peuvent contredire une telle émancipation. Notre intention ici n'est pas seulement critique mais méliorative. L'analyse des concepts est surtout nécessaire au réglage des pratiques. Comment faire en sorte que la démarche design évolue vers une amélioration réelle et entière de la société ? La participation constitue sans doute un outil d'innovation mais son impact social réel reste souvent discutable, en dépit des comptes rendus élogieux. Il convient donc de chercher à fonder un design participatif authentique, c'est-à-dire qui parvienne à ses fins d'émancipation.


I. Le design peut-il être participatif ?

Plusieurs objections peuvent remettre en cause la compatibilité entre design et participation. Tout d'abord, le design est une pratique de l'industrie qui sépare conception et exécution. C'est le designer (avec d'autres spécialistes) qui dessine et décide, qui définit les usages et les finalités, pour l'ouvrier fabricant et le consommateur. Il élabore ainsi un modèle pour et à la place des autres. En ce sens, le design est bien plus technocratique que démocratique. C'est une pratique technicienne à destination du consommateur et non exactement une construction citoyenne. De plus, l'extension du marché mondialisé creuse la distance entre l'artisan et son client. A la place de ce rapport, des expertises tentent de sonder la demande. Des techniciens vont ensuite décider du produit qui devra pénétrer les marchés. Le rapport entre producteur et consommateur est donc distendu et inclut de nombreux médiateurs. Ensuite, la production, dans le cadre de l'industrie, revient aux ouvriers qui  exécutent un plan prédéfini par les ingénieurs. Ils sont donc les instruments d'un plan pré-établi. La production en série et l'organisation scientifique du travail reposent sur une organisation stricte et savante qui rend inutile le savoir-faire des exécutants. K. Marx, G. Friedman, B. Stiegler, etc. ont montré que l'organisation scientifique du travail conduit à une prolétarisation des ouvrier qui se traduit par des tâches répétitives, pénibles et peu valorisantes. Si elle augmente normalement la productivité, cette organisation peut nuire également aux entreprises en raison de sa rigidité. Pour que la production ne soit pas interrompue lorsqu'un maillon de la chaîne flanche, il faut réintroduire dans les usines le savoir faire et l'initiative qui permettent de gagner du temps dans la remise en marche du processus productif (toyotisme). Enfin, le consommateur moderne est de plus en plus assisté par les techniques. Face à des équipements standardisés et préfabriqués (plats préparés, meubles en kit, etc.), il voit son savoir vivre diminuer. Le consommateur devient de plus en plus passif. Il consomme les ready-made jetables qu'on lui fournit et se distingue de l'utilisateur actif, avec son savoir-faire et son savoir-vivre. Les produits diminuent la pénibilité de nos gestes mais en même temps nous rendent dépendants d'eux. La consommation des plats préparés peut par exemple atténuer notre savoir faire culinaire. L'utilisation de produits jetables nous dispense de bricoler nos objets. Le consommateur assujetti à la publicité se trouve incité à acheter au-delà de ses besoins, pour des raison sociales de prestige et de reconnaissance, d'imitation et de concurrence et nullement en vue de réaliser des projets propres.
Cependant, nous assistons à différentes tentatives destinées à réinjecter de la participation dans le design. La participation apparaît comme un remède à la spécialisation industrielle. Elle vise à redonner un rôle équivalent à chaque acteur de la hiérarchie, pour le bien de l'individu comme de la société. Il s'agit d'assouplir les prises de décisions unilatérales des élus sur le plan politique et des experts au niveau industriel. La participation devient une articulation nécessaire pour corriger la rigidité des systèmes parlementaire et expert. Elle ré-humanise la société et en quelque sorte prévient les crises. Elle rend plus supportable le système sans toujours d'ailleurs influer significativement dessus. Le co-design, par exemple, associe les usagers à la conception. Le design thinking utilise des experts transversaux autant que des usagers. Le toyotisme intègre également l'initiative des ouvriers. Nous sortons du modèle de l'architecte autoritaire pour une conception plus collaborative. Il ne s'agit plus simplement de répondre à un cahier des charges issu de l'expertise mais d'impliquer différents acteurs dans les phases de création, ce qui introduit plus de jeu, de flou, de procédures tactiques et résiste à la planification et l'évaluation chiffrée. Les ressources humaines ont réintroduit l'initiative personnelle dans l'organisation. La chaîne de responsabilité est mieux partagée et plus diffuse. Contre l'automatisation, on autorise une certaine indétermination. Selon G. Simondon, cette dernière est essentielle à la personnalisation des outils. Le développement des ressources humaines est donc une nécessité éthique mais aussi technique. Car, il ne s'agit plus seulement d'inonder un marché de produits en un temps record et dans des conditions d'urgence, mais de développer l'innovation compétitive, c'est-à-dire l'invention continue, laquelle réclame plus d'idées que ne pourrait en avoir un seul auteur. Au niveau de la consommation, on consulte l'avis des usagers de manière plus ou moins quantitative et personnalisée. On offre la possibilités de faire soi-même, du fait maison (DIY). Les services se veulent de plus en plus partagés. On utilise l'interactivité machinique pour créer des interactions humaines. Le design est aujourd'hui attentif au service et envisage de moins en moins la conception sans la collaboration de l'usager. On ne compte plus nécessairement sur la décision unilatérale de l'expert mais sur l'astuce trouvée par l'homme ordinaire.


II. Qu'est-ce que la participation ?

Les systèmes technocratique et démocratique reposent sur des représentants, des élus et des experts, qui se substituent trop souvent à la société civile. La participation, d'un point de vue politique, est alors une réaction à l'autoritarisme étatique ou industriel. Si la participation est à première vue d'origine libertaire (démocratie directe et autogestion anarchiste comme dans les années trente en Espagne ou soixante dix en France), il existe aussi des versions populistes (associations d'extrême droite, actions sociales sur le terrain des fondamentalistes religieux). La participation est l'arme des minorités et parfois des extrêmes dont le contenu peut être antidémocratique. La participation est en somme l'outil de l'opposition. Mais il y a aussi un mode capitaliste-libéral de la participation qui vise à assouplir les décisions et à rendre le système plus supportable. La participation est alors utilisée par la majorité pour compléter le dispositif coercitif étatique et marchand en incitant les participants à collaborer à ses objectifs. La consultation des citoyens est alors très modeste et consiste en campagnes de publicité impliquant le consommateur (jeux, sondages), de communication et de marketing déguisées en dispositifs de concertation. C'est une façon habile d'arracher le consentement en donnant l'impression d'avoir voulu ce qui nous est imposé. Ceci est d'autant plus aisé que les citoyens peinent à définir des désirs qui leur soient vraiment propres. Le ressort psychologique utilisé par la récupération de la participation tient au fait que l'on adhère plus volontiers aux actions auxquelles on est invité à participer. Pourtant les citoyens ne sont pas dupes. Ils se plaignent que la partie soit jouée et perdue d'avance. L'adhésion n'est donc pas complète. Mais l'entreprise démagogique de la fausse participation n'est pas destinée uniquement aux usagers. Elle contribue à défendre l'image de marque des constructeurs dans des médias où la parole des usagers est rare.
La démarche participative réelle est en réalité complexe, polémique, difficile, indéfinie, indéterminée, floue, mobile, fluctuante et même inquiétante. Notre culture a traditionnellement horreur de l'improvisation, qu'elle domine par le plan, la prévision scientifique, la décision éclairée par avance et imposée à une foule supposée ignorante. Notre culture repose donc sur le paradoxe de l'incompatibilité entre le fonctionnement technocratique et nos aspirations démocratiques. C'est que la participation, comme l'improvisation, repose sur la liberté et non simplement le bonheur. Or, on peut tenter d'évaluer le bonheur de manière scientifique, en terme de confort, d'ergonomie, d'énergie, de santé et de développement. Mais la liberté échappe à ce genre de définition. Elle est d'existence et non d'essence. Elle n'a en elle-même pas d'autre objectif que le processus même de participation, ce qui est d'autant plus vrai qu'à terme les objectifs des experts l'emportent généralement sur ceux des citoyens. Le gain véritable de la participation est le processus d'apprentissage de la liberté et de l'autonomie par les usagers (on le voit lorsque nos projets sont développés par les habitants après notre départ), bien que cela puisse aboutir à une politique de la résignation nous rendant moins exigeants sur les revendications opposées aux plans des décideurs. La participation permet surtout l'écoute, la collecte et la restitution de la parole des habitants. Cet objectif départage la fausse de la vraie participation. Encourager l'expression, c'est libérer le désir, le construire autant que l'affirmer.

III. Comment évaluer la participation ?

La valeur dominante actuellement est économique et nous paraît mal appropriée pour évaluer correctement la participation. Les critères en cours sont l'efficacité technique, la rentabilité et la communication. Or ces critères ne correspondent pas nécessairement à la vie réelle et peuvent contenir une dose de nihilisme, puisqu'ils réfèrent à des valeurs transcendantes, sans intérêt bien démontré pour la vie. L'évaluation de la participation peut alors s'appuyer sur la distinction entre la valeur d'usage et de la valeur d'échange telle qu'elle est conçue par Aristote ou Marx. Il y a une participation servant l'usage et le bien réel de la société et une autre au service de l'échange uniquement qui ne contribue pas toujours à l'émancipation des citoyens. Aussi, la valeur qui permet d'évaluer justement la participation est éthique et non économique. Ce qui compte est la justice et le bonheur pour les participants plus que le profit engendré par la participation pour les hommes d'affaire ou les hommes politiques. Nous reconnaissons que la création de richesse n'est pas nécessairement incompatible avec l'éthique. Mais il apparaît que parfois la dimension économique s'oppose aux vertus sociales autant qu'environnementales. La norme éthique que nous défendons correspond à la puissance réelle, à la valeur et la qualité de la vie, à la santé au sens global du déploiement libre de l'être des choses. Il faut assurer un bien réel et émancipateur d'un point de vue individuel et social. Nous n'opposons donc pas le devoir au bien-être mais redéfinissons le bien être en fonction de ce que nous apprend le devoir.
Il faudrait cesser de séparer le monde entre d'un côté ceux qui sont supposé savoir ce qui est bon pour les autres et ceux qui ne sauraient pas où se trouve leur intérêt.  Il n'y a qu'un monde de citoyens potentiellement créatifs qui désirent faire un usage réel de leur liberté. L'erreur est de supposer que sont désintéressés les experts travaillant pour l'intérêt général et de ne pas voir à quel point ils œuvrent en fait le plus naturellement du monde pour leur propre privilège (il serait plus réaliste de réduire leur pouvoir que de tenter d'augmenter leur moralité). C'est pourquoi le processus importe plus que le résultat attendu par les experts. On ne peut comparer ce processus avec un modèle idéal, puisqu'il est complexe et en devenir. Tout résultat a priori est partiel et intéressé. Mais un résultat dans le participatif se définit à mesure que l'on participe. Moyens et fins se trouvent quasiment confondus. Ce qui se passe trop souvent, c'est l'écrasement de l'épanouissement social par des objectifs techniques et économiques.  Ces derniers effacent tout ce que les habitants pourraient apprendre dans le processus participatif. La technocratie n'empêche pas seulement l'épanouissement des citoyens, elle interdit la construction même du désir de s'épanouir en organisant la stérilité des échanges sociaux.


Conclusion

Nous avons vu que le monde industriel tente aujourd'hui de réintroduire la participation exclue en principe. L'indignation des citoyens face aux pratiques politiques et industrielles, les valeurs démocratiques, les nouvelles visions du management et de l'innovation, la quête de la paix sociale motivent la foi en la vertu participative. Néanmoins, tout oppose la vision autoritaire des techno-démocraties à une démocratie conviviale. La contradiction n'est pas résolue ou surmontée, elle est gérée au grès des crises. Les experts acceptant la participation n'abandonnent pas pour autant leur autorité et en retour les participants sont conscients du déficit de participation. Il faudrait donc imaginer une collaboration serrée entre les citoyens, les citoyens experts, les médiateurs experts (artistes, sociologues, militants) et les experts concepteurs. Mais cela suppose une révision profonde de la division sociale. La participation doit restructurer le champ social et non assurer la survie d'un système en assouplissant les chaînes qui étouffent les initiatives. La théorie de la participation réelle reste donc à consolider.

Raphaël Edelman, Lisaa, Nantes 2012