"Les
chiffres sont accablants, il y a de plus en plus d'étrangers dans le
monde", disait l'humoriste Pierre Desproges. Cette proposition,
absurde si l'on envisage l'étranger en soi, prend un certain sens si
l'on considère que la notion d'étranger est relative. A mesure que
les moyens techniques élargissent notre sphère d'activité et
réduisent les distances, que la vie des hommes en divers points du
globe est susceptible de nous intéresser autant sinon plus que celle
de nos voisins de pallier, on peut considérer que nous sommes
davantage concernés par l'étranger que ne l'étaient nos ancêtres
; "quand on sait, écrit Peter Sloterdijk, que le voisinage et
l'hostilité sont traditionnellement des frères jumeaux, on sait
aussi que les conséquences de la mondialisation ne peuvent pas être
inoffensives" (Traité
philosophico-touristique).
A. Contre la xénophobie
Une
attitude xénophobe dans ces conditions consistera à éprouver de la
crainte face aux étrangers, à considérer leur proximité réelle
ou fantasmée comme une menace. En revanche, le xénophile se
réjouira de cette ouverture à des mondes nouveaux. Il partira à la
rencontre des autres peuples, apprendra leur langue et leur culture.
De toute évidence, la figure généreuse et vivante du xénophile
apparaît préférable à celle renfrognée et haineuse du xénophobe.
Nous avons donc tout intérêt à fournir une analyse de la
xénophilie pour en montrer les racines et les vertus.
Mais il est tout aussi nécessaire de déterminer les limites de la xénophilie. Car nul n'est tout amour ou tout haine, et la xénophilie peut être le masque d'une xénophobie qui s'ignore ; car aussi l'amour n'est parfois qu'un mirage et peut n'être que l'amour d'un autre que l'on s'est inventé à sa propre image. Il nous semble donc qu'un moyen encore parmi les meilleurs de lutter contre la xénophobie consiste à sonder les limites de la xénophilie que nous voulons défendre.
Mais il est tout aussi nécessaire de déterminer les limites de la xénophilie. Car nul n'est tout amour ou tout haine, et la xénophilie peut être le masque d'une xénophobie qui s'ignore ; car aussi l'amour n'est parfois qu'un mirage et peut n'être que l'amour d'un autre que l'on s'est inventé à sa propre image. Il nous semble donc qu'un moyen encore parmi les meilleurs de lutter contre la xénophobie consiste à sonder les limites de la xénophilie que nous voulons défendre.
A. Contre la xénophobie
Tout
d'abord nous voulons montrer que la xénophilie ne va pas de soi et
doit être développée pour faire rempart à la xénophobie. La
xénophobie est une attitude première, malheureusement commune, et
bien souvent exacerbée par les politiques à des fins électorales.
La xénophobie et la logique du bouc émissaire font partie de
l'arsenal de toute politique facile. La xénophobie est une
caractéristique proprement humaine fondamentale qui offre un terreau
fertile à l'exaltation du sentiment communautaire et sectaire. On
aura sans doute remarqué que le refus de l'humanité de l'autre, son
infériorisation, induit automatiquement un sentiment de supériorité,
de surhumanité, chez le xénophobe. Ce phénomène explique le rôle
fédérateur de la xénophobie dans l'affirmation de l'identité des
peuples.
On
peut donc considérer la xénophobie comme un mal radical. "L'idée
que tous les peuples du monde forment une seule humanité, observe
Finkielfraut, n'est pas, il est vrai, consubstantielle au genre
humain. Ce qui a même longtemps distingué les hommes de la plupart
des autres espèces animales, c'est précisément qu'ils ne se
reconnaissaient pas entre eux. Un chat, pour un chat, a toujours été
un autre chat. Un homme devait à l'inverse, remplir certaines
conditions draconiennes pour ne pas être radié, sans recours, du
monde humain. Le propre de l'homme c'était, à l'origine, de
réserver jalousement le titre d'homme a sa seule communauté"
(L'humanité
perdue,
1996).
Ce qui caractérise l'homme, par rapport à l'animal, c'est qu'il tend à considérer la différence culturelle de son semblable comme une différence naturelle. "L'humanité, écrit Levi-Strauss, cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village : a tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d'un nom, qui signifie "les hommes" (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion ? - les "bons", les "excellents", les "complets"), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais sont tout au plus composés de "mauvais", de "méchants", de "singes de terre" ou d'"oeufs de poux". On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré" de réalité en en faisant un "fantôme" ou une "apparition"" (Anthropologie structurale, 1973). Il aura sans doute fallu un apprentissage assez long pour comprendre qu'une nature humaine commune s'exprime à travers les différentes cultures.
Ce qui caractérise l'homme, par rapport à l'animal, c'est qu'il tend à considérer la différence culturelle de son semblable comme une différence naturelle. "L'humanité, écrit Levi-Strauss, cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village : a tel point qu'un grand nombre de populations dites primitives se désignent elles-mêmes d'un nom, qui signifie "les hommes" (ou parfois - dirons-nous avec plus de discrétion ? - les "bons", les "excellents", les "complets"), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus ou même de la nature humaine, mais sont tout au plus composés de "mauvais", de "méchants", de "singes de terre" ou d'"oeufs de poux". On va souvent jusqu'à priver l'étranger de ce dernier degré" de réalité en en faisant un "fantôme" ou une "apparition"" (Anthropologie structurale, 1973). Il aura sans doute fallu un apprentissage assez long pour comprendre qu'une nature humaine commune s'exprime à travers les différentes cultures.
L'infériorisation
de l'étranger, bien qu'irréfléchie, est le résultat d'un
jugement. Elle vient de ce que l'étranger ne répond pas aux mêmes
critères de valeur que celui qui le juge. Ce n'est d'ailleurs qu'en
vertu de cette différence de critère qu'on peut qualifier quelqu'un
d'étranger. Un débat comme celui sur l'identité nationale a
justement pour objet de déterminer le critère selon lequel une
personne est ou non étrangère. Mais voyons précisément avec
Claude Levi-Strauss comment les critères que nous valorisons
conditionnent notre jugement sur les civilisations.
"La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l'homme des moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou poins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou même ces milliers de sociétés qu'on appelle "insuffisamment développées" et "primitives", qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n'est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque et occupe chez elles une place très secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres ; selon le point de vue choisi, on aboutirait donc à des classements très différents" (Race et Histoire, 1952).
Levi-Strauss illustre cela par quelques exemples. Il montre pour chaque culture les domaines dans lesquelles elle s'est distinguée : énergétique et mécanique pour l'occident ; maîtrise environnementale pour les Bédouins et les Esquimaux ; philosophique et religieux pour l'Inde ; démographique pour la Chine ; technique, économique, social et spirituel pour l'Islam ; somatique pour l'Orient ; agricole, naval et moral pour la Polynésie ; familial pour l'Australie ; artistique pour les Mélanésiens ; culturel, politique et artistique pour l'Afrique. Levi Strauss n'entend pas là décerner rigoureusement des palmes à chaque culture. "Ces éléments, dit-il, sont moins importants que la façon dont chaque culture les groupe, les retient ou les exclut. Et ce qui fait l'originalité de chacune d'elles réside plutôt dans sa façon particulière de résoudre des problèmes, de mettre en perspective des valeurs, qui sont approximativement les mêmes pour tous les hommes : car tous les hommes sans exception possèdent un langage, des techniques, un art, des connaissances de type scientifique, des croyances religieuses, une organisation sociale, politique et économique. Or ce dosage n'est jamais exactement le même pour chaque culture, et de plus en plus l'ethnologie moderne s'attache à déceler les origines secrètes de ces options plutôt qu'à dresser un inventaire de traits séparés" (Race et Histoire, 1952). La différence des critères qui caractérisent les civilisations ne doit donc pas laisser croire à des identités incommensurables. Il s'agit des expressions différemment proportionnées de capacités humaines communes. Chaque civilisation s'est spécialisée dans le développement de tel ou tel trait mais aucune de ces options n'est meilleure ni pire qu'une autre. L'étranger est donc celui qui n'a pas les mêmes habitudes ou priorités que moi mais il est mon semblable en ce qu'il a les mêmes préoccupations fondamentales que moi.
Comme le remarque Montaigne,"chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai il semble que nous n'avons pas d'autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et les idées des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, le parfait et accompli usage de touts choses" (Essais)". Il n'y a pas de critère extérieur pour distinguer l'étranger. Je suis la mesure de l'étrangeté de l'autre si je considère disons mon style culturel. Mais je suis aussi, en tant qu'humain, la mesure de sa ressemblance avec moi. On connaît l'exemple célèbre de la controverse de Valladolid en 1550. Une commission de théologiens se réunit pour décider si les indiens sont esclaves par nature, ou bien de même rang que les chrétiens d'Europe, et donc libres et égaux. Le cardinal décide d'interrompre le débat par une "expérience". Face à des indiens amenés pour l'occasion, le légat décide de faire jouer des bouffons de cour pour voir si les indiens rient comme eux. Les bouffons font leur entrée ; les indiens ne rient pas, malgré leur pitreries qui ridiculise la noblesse et le clergé d'Espagne. Certains ont beau souligner que les scènes évoquées sont propres à la civilisation espagnole, et donc incompréhensibles aux indiens, le légat se prévaut de leur absence de réaction. Mais voici que, hors de toute représentation, il s'effondre dans l'escalier qu'il descend : les trois indiens éclatent de rire" (Dictionnaire culturel en langue française, 2005). Je suis donc capable de saisir aussi bien l'identité que la différence. Je suis capable face à un visage et des gestes de reconnaître mon prochain. Mais je peux tout aussi bien m'obstiner à ne voir que la différence, comme c'est le cas chez ceux qui persécutent de sang froid leur semblable.
"La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l'homme des moyens mécaniques de plus en plus puissants. Si l'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou poins haut degré de développement des sociétés humaines. La civilisation occidentale, sous sa forme nord-américaine, occupera la place de tête, les sociétés européennes venant ensuite, avec, à la traîne, une masse de sociétés asiatiques et africaines qui deviendront vite indistinctes. Or ces centaines ou même ces milliers de sociétés qu'on appelle "insuffisamment développées" et "primitives", qui se fondent dans un ensemble confus quand on les envisage sous le rapport que nous venons de citer (et qui n'est guère propre à les qualifier, puisque cette ligne de développement leur manque et occupe chez elles une place très secondaire), elles se placent aux antipodes les unes des autres ; selon le point de vue choisi, on aboutirait donc à des classements très différents" (Race et Histoire, 1952).
Levi-Strauss illustre cela par quelques exemples. Il montre pour chaque culture les domaines dans lesquelles elle s'est distinguée : énergétique et mécanique pour l'occident ; maîtrise environnementale pour les Bédouins et les Esquimaux ; philosophique et religieux pour l'Inde ; démographique pour la Chine ; technique, économique, social et spirituel pour l'Islam ; somatique pour l'Orient ; agricole, naval et moral pour la Polynésie ; familial pour l'Australie ; artistique pour les Mélanésiens ; culturel, politique et artistique pour l'Afrique. Levi Strauss n'entend pas là décerner rigoureusement des palmes à chaque culture. "Ces éléments, dit-il, sont moins importants que la façon dont chaque culture les groupe, les retient ou les exclut. Et ce qui fait l'originalité de chacune d'elles réside plutôt dans sa façon particulière de résoudre des problèmes, de mettre en perspective des valeurs, qui sont approximativement les mêmes pour tous les hommes : car tous les hommes sans exception possèdent un langage, des techniques, un art, des connaissances de type scientifique, des croyances religieuses, une organisation sociale, politique et économique. Or ce dosage n'est jamais exactement le même pour chaque culture, et de plus en plus l'ethnologie moderne s'attache à déceler les origines secrètes de ces options plutôt qu'à dresser un inventaire de traits séparés" (Race et Histoire, 1952). La différence des critères qui caractérisent les civilisations ne doit donc pas laisser croire à des identités incommensurables. Il s'agit des expressions différemment proportionnées de capacités humaines communes. Chaque civilisation s'est spécialisée dans le développement de tel ou tel trait mais aucune de ces options n'est meilleure ni pire qu'une autre. L'étranger est donc celui qui n'a pas les mêmes habitudes ou priorités que moi mais il est mon semblable en ce qu'il a les mêmes préoccupations fondamentales que moi.
Comme le remarque Montaigne,"chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai il semble que nous n'avons pas d'autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et les idées des opinions et usances du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, le parfait et accompli usage de touts choses" (Essais)". Il n'y a pas de critère extérieur pour distinguer l'étranger. Je suis la mesure de l'étrangeté de l'autre si je considère disons mon style culturel. Mais je suis aussi, en tant qu'humain, la mesure de sa ressemblance avec moi. On connaît l'exemple célèbre de la controverse de Valladolid en 1550. Une commission de théologiens se réunit pour décider si les indiens sont esclaves par nature, ou bien de même rang que les chrétiens d'Europe, et donc libres et égaux. Le cardinal décide d'interrompre le débat par une "expérience". Face à des indiens amenés pour l'occasion, le légat décide de faire jouer des bouffons de cour pour voir si les indiens rient comme eux. Les bouffons font leur entrée ; les indiens ne rient pas, malgré leur pitreries qui ridiculise la noblesse et le clergé d'Espagne. Certains ont beau souligner que les scènes évoquées sont propres à la civilisation espagnole, et donc incompréhensibles aux indiens, le légat se prévaut de leur absence de réaction. Mais voici que, hors de toute représentation, il s'effondre dans l'escalier qu'il descend : les trois indiens éclatent de rire" (Dictionnaire culturel en langue française, 2005). Je suis donc capable de saisir aussi bien l'identité que la différence. Je suis capable face à un visage et des gestes de reconnaître mon prochain. Mais je peux tout aussi bien m'obstiner à ne voir que la différence, comme c'est le cas chez ceux qui persécutent de sang froid leur semblable.
Notons
que le xénophobe se place dans ce cas lui-même en situation
d'étranger par rapport à l'autre. Il ne peux désigner l'étranger
sans se rendre étranger à lui. Et la crainte que le xénophobe a de
ses ennemis est à la mesure de la menace qu'il exerce sur eux.
Certes, les xénophobes haïssent ceux qu'ils redoutent. Mais lorsque
cette crainte n'est pas fondée sur une menace réelle, on peut
supposer plutôt qu'ils craignent parce qu'ils haïssent, que la peur
est au fond une inquiétude née de la haine. Dans ce cas la haine a
en vérité une autre cause que la crainte. On peut supposer qu'elle
compense un sentiment d'infériorité, de solitude, d'angoisse et que
l'objet haï est construit pour gérer un malaise. Et c'est cet
objet, que le xénophobe s'est créé pour transformer sa haine de
soi en haine de l'autre, qui deviendra alors un objet de crainte.
Analysons
plus en détail la xénophobie. Il faut distinguer la xénophobie
quantitative - quand on dit, par exemple, qu'un cinquième des
terriens sont chinois - et la xénophobie qualitative - quand on se
plaint d'entendre parler une langue étrangère dans le métro. Le
problème du jugement quantitatif est de nier l'individu. Traiter
quantitativement autrui c'est risquer de lui faire porter le poids
d'un généralité. Un chinois tout seul devient en même temps un
cinquième du monde. A cette xénophobie calculatrice et
quantitative, la xénophobie émotionnelle et qualitative consiste en
un dégoût et une crainte à l'égard de l'autre ici et maintenant
ou, plus précisément, à l'égard d'un aspect de l'autre. Ici
l'erreur n'est pas de généraliser mais au contraire de
particulariser, de réduire l'autre à un seul trait spécifique. Il
faut bien voir cependant que ce dégoût peut avoir pour origine un
préjugé. On peut généraliser un trait particulier. "Ces
étrangers parlent fort" par exemple est une généralisation
d'une particularité.
Le
xénophobe est très attentif à l'immigration qu'il y a dans son
pays. Ses arguments sont bien souvent économiques car ils paraissent
plus raisonnables que ses mobiles affectifs. Or l'usage hypnotique de
chiffres et de statistiques rhétoriques n'offre qu'une vue
partielle. On ignore la véritable dynamique des échanges. Qui
arrive exactement, qui part, qui va, qui vient, combien de temps,
pourquoi et comment, et faut-il réellement s'en inquiéter ? S'il
doit être question de gérer les flux migratoires, ce qui me semble
parfois aussi absurde que de vouloir contrôler la météo, alors il
faudrait une analyse bien plus complète que celles que l'on peut
entendre habituellement.
La xénophobie peut être aussi réactive lorsque la xénophobie répond à la xénophobie. Une première xénophobie a pu s'exercer dans la négation de la culture de l'autre en lui imposant notre culture. Prenons comme exemples les japonais et les chinois confrontés à l'occident. "Chinois et Japonais, selon François Julien, ont (...) dû réexprimer leur propre culture à travers un outillage ainsi qu'une exigence théorique qui n'étaient pas les leurs, et même dont il n'était pas dit qu'ils leur convenait (...). Mais voici aussi que se développe en retour, chez les chinois eux-mêmes, face à cette perte, la conviction d'une incommunicabilité de leur culture : de son "mystère" ou de son "essence", impénétrables aux étrangers. Au japon, où est célébrée "l'âme japonaise", prolifèrent les discours comparatistes les plus sommaires sur l'"homme japonais" (De L'Universel, 2008). Ainsi la réaction xénophobe et le repli identitaire sont-ils encouragés par une action xénophobe antérieure qui a consisté à imposer une culture à une autre. On sait combien le nationalisme allemand du XX ème siècle procédait des frustrations consécutives aux guerres napoléoniennes puis au Traité de Versailles. Une politique interculturelle non xénophobe ne doit donc pas se résumer à exporter ses valeurs. Sans quoi, nous ne récolterions rien de plus qu'une réponse elle-même xénophobe. Au contraire, et comme l'affirme Tzvetan Todorov, "le but d'une politique interculturelle devrait être plutôt l'importation des autres que l'exportation de soi" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986).
La xénophobie peut être aussi réactive lorsque la xénophobie répond à la xénophobie. Une première xénophobie a pu s'exercer dans la négation de la culture de l'autre en lui imposant notre culture. Prenons comme exemples les japonais et les chinois confrontés à l'occident. "Chinois et Japonais, selon François Julien, ont (...) dû réexprimer leur propre culture à travers un outillage ainsi qu'une exigence théorique qui n'étaient pas les leurs, et même dont il n'était pas dit qu'ils leur convenait (...). Mais voici aussi que se développe en retour, chez les chinois eux-mêmes, face à cette perte, la conviction d'une incommunicabilité de leur culture : de son "mystère" ou de son "essence", impénétrables aux étrangers. Au japon, où est célébrée "l'âme japonaise", prolifèrent les discours comparatistes les plus sommaires sur l'"homme japonais" (De L'Universel, 2008). Ainsi la réaction xénophobe et le repli identitaire sont-ils encouragés par une action xénophobe antérieure qui a consisté à imposer une culture à une autre. On sait combien le nationalisme allemand du XX ème siècle procédait des frustrations consécutives aux guerres napoléoniennes puis au Traité de Versailles. Une politique interculturelle non xénophobe ne doit donc pas se résumer à exporter ses valeurs. Sans quoi, nous ne récolterions rien de plus qu'une réponse elle-même xénophobe. Au contraire, et comme l'affirme Tzvetan Todorov, "le but d'une politique interculturelle devrait être plutôt l'importation des autres que l'exportation de soi" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986).
Mais
pourquoi aurions-nous besoin des étrangers ? Si ce n'est par
philanthropie, amitié, curiosité, ou même intérêt etc. nous
avons besoin des étrangers en vertu d'une certaine nécessité
spirituelle que je qualifierais de xénologique. Nous avons besoin
des étrangers pour nous comprendre nous-mêmes à travers leur
regard sur nous, tout comme notre regard extérieur et distancié
peut servir aux étrangers à se comprendre : "la non
appartenance à une culture, constate Tzvetan Todorov, me rend plus à
même de découvrir ce qui échappe à ses membres, à force de se
confondre avec le naturel" (Le Croisement des cultures,
Communications,
1986). "On apprend beaucoup sur son pays en voyageant" me
dit un ami. La rencontre authentique avec l'autre nous libère de
certains préjugés sur eux, mais aussi sur nous-mêmes.
Pour
François Julien, "l'humain se réfléchit - à la fois se mire
et se médite - dans ses vis-à-vis divers. Il se découvre à
travers les facettes qu'en éclairent et qu'en déploient les
multiples cultures, se dévisageant patiemment entre elles : dans la
traduction résistante entre langues de départ et d'arrivée"
(De
L'Universel,
2008). Ce qui fait l'humanité n'est pas seulement une universalité
statique. C'est un jeu dynamique de différences et de traductions
réciproques. La pensée c'est justement cette dynamique des
différences selon François Julien. "Si l'on sait que les
philosophes sont en Grèce, la philosophie n'en est pas moins née à
Rome : dans les traductions tâtonnantes de Lucrèce et de Cicéron.
Ou, si l'on sait que la philosophie est une "chose grecque",
comme on ne cesse de le répéter depuis Hegel, elle ne devient
pleinement elle-même qu'en décollant de l'idiome dans lequel elle
est apparue. Aussi, si traduire est penser, la réciproque aussi est
vraie, du moins en Europe, et même c'est elle qui, pour une part, a
fait culturellement l'Europe : penser, c'est toujours aussi traduire.
D'être devenue babélienne, à partir des grecs, est la chance qui a
porté la philosophie" (De
L'Universel,
2008). Il ne saurait donc y avoir de phénoménologie, au sens
hégélien, de développement de l'esprit, dans le solipsisme
culturel. La dialectique des cultures, c'est ce qui grandit les
cultures elles-mêmes. On pourrait encore dire du Jazz par exemple ce
qui vient d'être dit de la philosophie. Sa naissance et son
développement est l'affaire d'un fabuleux dialogue des cultures.
Veillons cependant à ce que cet argument ne nous mène pas à
qualifier de primitives les cultures qui se mélangent moins que
d'autres. Ces sociétés peuvent sans doute apparaître stationnaires
par rapport à celles qui fréquentent abondamment les autres. Cela
peut les préserver des influences néfastes de la mondialisation. En
retour il leur est difficile d'avoir la distance nécessaire à
réformer certains défauts (on prend souvent comme exemple le droit
des femmes). Toutefois, il est peu probable que des cultures aient pu
rester absolument autarciques. Toute culture à nécessairement des
voisins.
La
rencontre avec les peuples offre l'intérêt de nous faire connaître
d'abord l'homme dans sa généralité et ensuite nous-mêmes en
retour. Goethe dans l'une de ses lettres confesse la chose suivante :
"je n'ai jamais jeté un regard ni fait un pas dans un pays
étranger sans l'intention de connaître dans ses formes les plus
variées l'universellement humain, ce qui est répandu et réparti
sur la terre entière, et ensuite de le retrouver dans ma patrie, de
le reconnaître et de le promouvoir". Si l'on veut comprendre ce
qu'est l'homme dans sa généralité, il faut donc aller vers
l'étranger. "Quand on veut étudier les hommes, avait déjà
remarqué Rousseau, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier
l'homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut d'abord
observer les différences pour découvrir les propriétés"
(Essai
sur l'origine des langues).
Celui qui n'observe que ce qui est semblable à lui n'apprendra rien
sur l'humain, sur sa propre humanité, et donc ne saura évoluer dans
son propre milieu. Il est fort probable que l'évolution positive,
bien qu'insuffisante, de nos mœurs en matière du droit des gens
dans nos démocraties soit liée à la découverte, par notre
civilisation fortement mobile, de nouveaux mondes.
Mais
continuons notre analyse xénologique du rapport entre les cultures.
"L'homme, dit Goethe, ne se connaît lui-même qu'en tant qu'il
connaît le monde, qu'il n'appréhende que par l'interférence de
deux moments inextricablement conjugués : le monde en lui, lui dans
dans le monde" (Die
Schriften zur Naturwissenschaft).
Goethe perçoit très bien la dialectique du soi et de l'autre sans
laquelle il n'y a ni l'un ni l'autre. "Pas plus, écrit Tzvetan
Todorov, qu'on ne peut imaginer les hommes vivant d'abord isolément
et ensuite seulement formant une société, on ne peut concevoir une
culture qui n'aurait aucune relation avec les autres : l'identité
naît de la prise de conscience de la différence" (Le
Croisement des cultures, Communications,
1986). Il est intéressant de retrouver ici, retourné contre les
communautarismes, l'argument des communautariens contre la fiction
individualiste d'un état de nature antérieur au contrat social. Si
l'universaliste fantasme un homme sans communauté, le
communautarisme fantasme une communauté sans altérité. En fait,
rien n'est isolé dans le concret et on ne saurait prendre nos
abstractions pour des entités existantes comme telles. L'individu
s'articule dans son rapport à l'autre, comme la communauté
s'articule dans son rapport à d'autres communautés. Le danger d'une
communauté unique dans ce cas est de perdre toute capacité à se
considérer elle-même et de sombrer dans une pratique quasi
instinctive non questionnée. Car ce qui distingue l'humain de
l'animal est justement sa capacité à faire évoluer sa pratique et
ce du fait d'être capable de se comparer. "Il y a là une
seconde voie vers l'universel, affirme Maurice Merleau-Ponty : non
plus l'universel de surplomb d'une méthode strictement objective,
mais comme un universel latéral dont nous faisons l'acquisition par
l'expérience ethnologique, incessante mise à l'épreuve de soi par
l'autre et de l'autre par soi" (Signes).
Cet universel latéral et ouvert nous paraît en effet un très bon
complément à celui des droits de l'homme abstrait que l'on a pu
dénoncer comme étant celui de l'homme blanc moderne et non
véritablement de tous.
Le
concept d'étrangeté est central dans le cadre d'un xénologie (qui
est, on s'en rend compte, une sorte d'anthropologie et d'ethnologie
générale et philosophique). On peut dire de l'étrangeté ce que
Platon dit de la connaissance dans Menon. Si on ne savait pas ce
qu'on cherche, on ne le chercherait pas. Mais si on le savait déjà,
on ne le chercherait pas non plus. L'étrangeté, comme la vérité,
est un appel à se dépasser. "L'étrangeté nous apparaît
comme ce qui nous est originairement inaccessible, comme une absence
qui nous requiert, qui nous appelle" (F. Duportail sur Bernhard
Waldenfels, Topographie de l'étranger, 2009). L'étrangeté est un
appel mais aussi un dérangement. Il est un dérangement au même
titre que l'étonnement philosophique qui nous pousse à enquêter
sur ce qui nous surprend. On ne saurait rester insensible à ce qui
résiste. Comprendre ce dérangement c'est se comprendre soi,
comprendre ce qui résiste en nous. En revanche, rejeter le
dérangement, s'y soustraire au lieu d'y répondre, c'est s'ignorer
soi-même. C'est pourquoi la découverte de l'étranger est une
découverte de soi ; elle constitue une "ethnologie de
nous-mêmes à travers l'autre"" (F. Duportail sur Bernhard
Waldenfels, Topographie de l'étranger, 2009). "On peut appeler,
avec Northorp Frye, transvaluation ce retour vers soi d'un regard
informé par le contact avec l'autre" indique Tzvetan Todorov
(Le Croisement des cultures, Communications,
1986). C'est sans doute cette transvaluation qui est recherchée dans
l'étude des autres. "Je ne dis les autres sinon pour d'autant
plus me dire" affirmait Montaigne. Il y a donc dans chaque
société un manque fondamental qui réclame, pour être dépassé,
d'aller vers l'autre chercher des réponses aussi sur soi.
B. Les limites de la xénophilie
B. Les limites de la xénophilie
François
Julien rappelle l'origine commune des hommes : "l'hominien est
apparu à partir d'un écart progressif avec d'autres espèces,
elles-mêmes lentement issues de tant d'écarts précédents (De
L'Universel,
2008). On peut aisément concevoir que les différences culturelles
sont venues créer ensuite les différences au sein d'une même et
universelle espèce humaine. Mais on peut par ailleurs placer
l'universel comme finalité politique qui consisterait pour les
peuples à vivre en paix. Il y a donc unité du genre humain au début
et à la fin, comme origine et comme projet. Disons que si l'histoire
a un sens, c'est celui de compléter l'identité générique par une
unité politique - qui n'a pas à être pour autant une unité
culturelle. "Dans chaque particularité, observait Goethe,
qu'elle soit historique, mythologique, provenant d'une fable, qu'elle
soit inventée de manière plus ou moins arbitraire, on verra de plus
en plus l'universalité luire et transparaître à travers le
caractère national et individuel". Le contact entre les
diversités ne conduit pas à une explosion des sociétés mais à
leur rapprochement de manière finaliste. On peut même suggérer
comme Kant que la nature a accusé les différences culturelles pour
encourager les hommes à chercher la paix universelle. Il va jusqu'à
affirmer que la nature se sert de la guerre "comme d'un moyen
pour peupler toute la terre" (Vers
la paix perpétuelle).
La xénophobie serait donc selon Kant la condition de la diversité
des peuples au lieu d'en être la conséquence. Il ne s'agit pas de
légitimer la xénophobie en tant que telle mais de montrer
l'impossibilité de sa négation à moins d'entraîner l'uniformité
des peuples. Ce que semble montrer Kant est que la xénophobie vaut
mieux que la tyrannie. "C'est, dit Kant, le désir de tout État,
ou de son souverain, de s'installer dans un état de paix durable de
telle sorte qu'il puisse dominer le monde entier. Mais la nature en
décide autrement. Elle se sert de deux moyens pour empêcher les
peuples de se mélanger et pour les séparer, à savoir la diversité
des langues et des religions. Celle-ci s'accompagne certes du
penchant à la haine mutuelle et sert de prétexte à la guerre, mais
avec le développement de la culture et le rapprochement progressif
entre les hommes, elle conduit à un accord croissant sur les
principes et à une bonne intelligence dans la paix qui n'est pas
obtenue et assurée, comme dans le despotisme (sur le cimetière de
la liberté, par un affaiblissement des forces), mais par leur
équilibre au sein de la rivalité la plus vive" (Vers
la paix perpétuelle).
Il serait sans doute abusif de voir ici l'apologie pure et simple de
la xénophobie. Kant dénonce les effets négatifs d'une apathie des
peuples qui, indifférents, se laisseraient asservir sans rechercher
la justice. Autrement dit, une mauvaise xénophilie, passive et
soumise, pourrait être une forme d'asservissement volontaire à la
tyrannie. S'il est important d'entrer dans la dialectique de soi et
de l'autre pour comprendre la subtilité des rapports entre
autochtones et étranger, et également entre autophilie et
xénophilie, il existe en revanche une mauvaise xénophilie, qui ne
permet pas une sortie de soi (et un retour à soi dans la
transvaluation) et qui revient, quoique de façon moins agressive que
celle du xénophobe, à une fermeture, non pas sur soi mais en
l'autre.
Abordons d'abord la question générale du préjugé positif. "Le préjugé positif, d'après Peter Sloterdijk, offre pour ainsi dire une disposition naturelle pour les modes de perception et les valeurs néophiles, c'est-à-dire favorables à la nouveauté, et xénophiles, aimables avec les étrangers ou le caractère étranger" (Traité philosophico-touristique). Il semblerait que le préjugé positif constitue un préalable à la compréhension bienveillante de l'autre. Nous voyons une objections à cela. Certes il est inévitable de commencer par quelques préconceptions qui pourront ensuite évoluer. Mais ce qui est redoutable avec les préjugés, positifs comme négatifs, est leur persistance en dépit de l'expérience. Par exemple, il nous paraît improbable que le tourisme suffise à transformer nos préjugés par simple déplacement physique. Il existe des xénophiles racistes, qui aiment l'exotisme mais tiennent des propos xénophobes. C'est la rencontre plus profonde, selon nous, sous les formes du dialogue, oral ou lettré, qui sont les véritables moteurs du changement.
Sloterdijk considère également que "le tourisme de masse, bien qu'il déplaise souvent sur un plan moral et esthétique, doit également être considéré comme une pratique de xénophilie induite. Il donne à l'étranger et à la personne différente une chance de partager une partie de sa propre vie, en le faisant accueillir par un échantillon empirique - ne serait-ce que pour quelques jours ou semaines (différemment de la xénophilie de principe, qui ne doit pas voir l'autre, pour en conserver une image abstraite)" (Traité philosophico-touristique). Selon Sloterdijk, la xénophilie induite suffirait à modifier la xénophilie de principe. Mais elle peut tout aussi bien la confirmer. C'est accorder grand crédit à l'empirisme. La démarche vis-à-vis des préjugés consiste en un effort intellectuel plus que physique. On rencontre chez Tzvetan Todorov une indulgence comparable à l'égard du tourisme : "nous sommes tous des touristes français, et le premier contact avec une culture étrangère est forcément superficiel. Avant de connaître un pays, il faut découvrir des raisons pour le faire, il faut commencer par le rencontrer, serait-ce en passant" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). Il est indéniable que notre rapport à l'inconnu est d'abord superficiel. Mais la véritable question est de savoir dans quelle mesure cette superficialité peut-être dépassée. Or ce dépassement est davantage volontaire qu'automatique. La confrontation à l'autre n'est pas nécessairement accompagnée de la volonté de le connaître vraiment. Cela dépend d'abord d'un rapport à soi : ou bien l'on admet sa propre inconséquence avec humilité pour découvrir l'autre, ou bien on soutient une autosuffisance face à l'autre, et ce dernier ne sera jamais guère plus que l'illustration de nos préjugés.
Le tourisme ne nous paraît donc pas assez rigoureux pour fonder une xénologie conséquente, une transvaluation satisfaisante. Sloterdijk admet que "le tourisme doit être classé dans le domaine des phénomènes de détente. On entend par là des comportements humains qui n'exigent pour leur accomplissement aucune gravité totale ni d'engagement ultime de la part des acteurs (...). Le colonisateur, le conquérant, le missionnaire, le voyageur chercheur, le voyageur d'affaires, le marin, même le guide de voyage et enfin même le ministre du tourisme sont des faux doubles des touristes, car leurs mouvements sont motivés par des raisons et des objectifs sérieux" (Traité philosophico-touristique). Nous serions donc assez austère pour dire que la vraie xénophilie est sérieuse. Certes on a tous envie de se détendre. Mais ce n'est pas cette approche là, même si elle est nécessaire, qui permettra de dépasser l'incompréhension des autres. Cependant l'activité qui nous semble requise pour véritablement saisir l'autre ne doit pas nécessairement être pénible. Elle doit être exigeante, comme l'est l'apprentissage d'une langue. La vraie compréhension ne saurait se satisfaire d'une représentation figée, d'un stéréotype, d'une idylle (eidyllion, petite image). L'idylle est cette représentation que l'on emporte avec soi et dont on ne se débarrasse pas toujours, voire que l'on redouble par des photos de vacance. "Depuis l'apparition d'appareils photo faciles à utiliser, dit Sloterdijk, la documentation privée des voyages est devenue un immense marché, et ce qui a pu être perdu du côté de la culture littéraire a été plutôt compensé par un gain du côté de la culture des images" (Traité philosophico-touristique). Nous ne nions pas qu'il y ait une intelligence des images, comme il y a une bêtise du texte. Mais la diminution de l'effort dans le reportage photographique a moins de chance de conduire à une conversion du regard. Le touriste utilise bien souvent ses photos et ses récits comme faire valoir. C'est un capital que dont l'on se sert parfois pour se vanter et chercher à séduire en suivant les clichés.
Abordons d'abord la question générale du préjugé positif. "Le préjugé positif, d'après Peter Sloterdijk, offre pour ainsi dire une disposition naturelle pour les modes de perception et les valeurs néophiles, c'est-à-dire favorables à la nouveauté, et xénophiles, aimables avec les étrangers ou le caractère étranger" (Traité philosophico-touristique). Il semblerait que le préjugé positif constitue un préalable à la compréhension bienveillante de l'autre. Nous voyons une objections à cela. Certes il est inévitable de commencer par quelques préconceptions qui pourront ensuite évoluer. Mais ce qui est redoutable avec les préjugés, positifs comme négatifs, est leur persistance en dépit de l'expérience. Par exemple, il nous paraît improbable que le tourisme suffise à transformer nos préjugés par simple déplacement physique. Il existe des xénophiles racistes, qui aiment l'exotisme mais tiennent des propos xénophobes. C'est la rencontre plus profonde, selon nous, sous les formes du dialogue, oral ou lettré, qui sont les véritables moteurs du changement.
Sloterdijk considère également que "le tourisme de masse, bien qu'il déplaise souvent sur un plan moral et esthétique, doit également être considéré comme une pratique de xénophilie induite. Il donne à l'étranger et à la personne différente une chance de partager une partie de sa propre vie, en le faisant accueillir par un échantillon empirique - ne serait-ce que pour quelques jours ou semaines (différemment de la xénophilie de principe, qui ne doit pas voir l'autre, pour en conserver une image abstraite)" (Traité philosophico-touristique). Selon Sloterdijk, la xénophilie induite suffirait à modifier la xénophilie de principe. Mais elle peut tout aussi bien la confirmer. C'est accorder grand crédit à l'empirisme. La démarche vis-à-vis des préjugés consiste en un effort intellectuel plus que physique. On rencontre chez Tzvetan Todorov une indulgence comparable à l'égard du tourisme : "nous sommes tous des touristes français, et le premier contact avec une culture étrangère est forcément superficiel. Avant de connaître un pays, il faut découvrir des raisons pour le faire, il faut commencer par le rencontrer, serait-ce en passant" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). Il est indéniable que notre rapport à l'inconnu est d'abord superficiel. Mais la véritable question est de savoir dans quelle mesure cette superficialité peut-être dépassée. Or ce dépassement est davantage volontaire qu'automatique. La confrontation à l'autre n'est pas nécessairement accompagnée de la volonté de le connaître vraiment. Cela dépend d'abord d'un rapport à soi : ou bien l'on admet sa propre inconséquence avec humilité pour découvrir l'autre, ou bien on soutient une autosuffisance face à l'autre, et ce dernier ne sera jamais guère plus que l'illustration de nos préjugés.
Le tourisme ne nous paraît donc pas assez rigoureux pour fonder une xénologie conséquente, une transvaluation satisfaisante. Sloterdijk admet que "le tourisme doit être classé dans le domaine des phénomènes de détente. On entend par là des comportements humains qui n'exigent pour leur accomplissement aucune gravité totale ni d'engagement ultime de la part des acteurs (...). Le colonisateur, le conquérant, le missionnaire, le voyageur chercheur, le voyageur d'affaires, le marin, même le guide de voyage et enfin même le ministre du tourisme sont des faux doubles des touristes, car leurs mouvements sont motivés par des raisons et des objectifs sérieux" (Traité philosophico-touristique). Nous serions donc assez austère pour dire que la vraie xénophilie est sérieuse. Certes on a tous envie de se détendre. Mais ce n'est pas cette approche là, même si elle est nécessaire, qui permettra de dépasser l'incompréhension des autres. Cependant l'activité qui nous semble requise pour véritablement saisir l'autre ne doit pas nécessairement être pénible. Elle doit être exigeante, comme l'est l'apprentissage d'une langue. La vraie compréhension ne saurait se satisfaire d'une représentation figée, d'un stéréotype, d'une idylle (eidyllion, petite image). L'idylle est cette représentation que l'on emporte avec soi et dont on ne se débarrasse pas toujours, voire que l'on redouble par des photos de vacance. "Depuis l'apparition d'appareils photo faciles à utiliser, dit Sloterdijk, la documentation privée des voyages est devenue un immense marché, et ce qui a pu être perdu du côté de la culture littéraire a été plutôt compensé par un gain du côté de la culture des images" (Traité philosophico-touristique). Nous ne nions pas qu'il y ait une intelligence des images, comme il y a une bêtise du texte. Mais la diminution de l'effort dans le reportage photographique a moins de chance de conduire à une conversion du regard. Le touriste utilise bien souvent ses photos et ses récits comme faire valoir. C'est un capital que dont l'on se sert parfois pour se vanter et chercher à séduire en suivant les clichés.
Cet
usage de l'image semble répondre à un devoir implicite de
consommation ostensible. Tout semble fait à présent pour lisser les
obstacles à la mobilité. Ce qui résiste au mouvement perpétuel
apparaît comme un défaut. "Le mono-localisme, affirme
Solterdijk, ne démontre plus aujourd'hui des résidus persistants
des modes de vie agricoles, il constitue plutôt un indicateur de
pauvreté ou d'immobilité par maladie ou grand âge" (Traité
philosophico-touristique).
L'injonction à la découverte paraît ternir l'image de ceux qui ne
s'y plient pas. Or il ne faudrait pas confondre la véritable
xénologie avec un devoir de consommation touristique ostensible. On
peut dès lors supposer qu'il existe un extrémisme xénophile lié
au marché comme il y a un extrémisme xénophobe, les deux
s'exaspérant mutuellement : "l'extrémisme du pays d'origine
(tout pour notre pays, rien pour les étrangers) et l'extrémisme de
l'implantation (tout pour les étrangers, rien pour les natifs)"
(Traité
philosophico-touristique).
On comprend bien qu'il peut être tout aussi absurde de prôner une
ouverture sans conditions au tourisme, à l'échange exclusivement
économique, qu'une fermeture totale sur soi.
L'exotisme,
père du tourisme, consiste en une caricature assumée de l'étranger
et parfois par l'intéressé lui-même. "Au sommet des buildings
de Pékin, rapporte François Julien, on a retroussé l'arête des
toits en coyaux, qu'on souligne de tuiles vernissées et, pourquoi
pas, de dragons rampants, pour faire quand même un peu chinois"(De
L'Universel, 2008). Les autochtones développent eux-mêmes, pour
des raisons commerciales, leur propre exotisme. Ils s'enferment dans
les caricatures que l'on fait d'eux, par confort. Dans chaque pays
les particularismes culturels se mettent à ressembler à des
reconstitutions exotiques spectaculaires. Il semblerait que les
peuples ne sachent plus très bien où se situer entre des folklores
devenus obsolètes et un mode de vie mondialisé.
Quant
à l'humanitaire, c'est une forme de xénophilie politico-médiatique,
certes utile aux populations secourues, mais qui peut masquer une
certaine réalité. Rony Brauman écrit par exemple que François
Mitterand "est resté, bien au-delà du raisonnable, favorable
au maintient de la Yougoslavie dans ses frontières et persuadé que
seul un pouvoir Serbe fort était à même de garantir une certaine
stabilité dans cette région explosive (...). L'affairement et le
discours humanitaire lui ont permis de réaffirmer l'attachement
indéfectible de la France aux droits de l'homme, de mimer une
opposition au fascisme grand-serbe tout en lui laissant la voie
libre" (Humanitaire, le dilemme, 1996). L'humanitaire
arrive toujours trop tard et est censé gommer les responsabilités
passées ou présentes des États. Ce stratagème est d'autant plus
efficace qu'il paraît peu probable pour l'opinion publique qu'un
État encourage des actions humanitaires contradictoires avec sa
politique réelle. L’Amérique mène ou soutient des politiques
d'agression mais utilise ses célébrités pour redorer son image. En
outre, lorsqu'une catastrophe arrive, comme à Haïti, s'organise une
quête auprès de la société civile. Mais on sait que la meilleure
solution eut été une vraie politique d'aide au développement en
amont de la part des États.
Nous
voudrions montrer à présent comment les sentiments xénophiles et
xénophobes peuvent cohabiter non seulement dans une société mais
aussi en chacun de nous. Au fond tout rapport affectif aux peuples,
plutôt qu'aux personnes, à quelque chose d'un peu suspect. La
tendance de l'affect est, dans ce cas, de se faire passer pour un
concept par généralisation. On peut tout à fait aimer ou haïr une
personne. Mais aimer ou détester un groupe de personnes comme on
aime un style musical ou une science pose problème. Car rejeter un
style artistique ne fera pas souffrir outre mesure qui que ce soit,
tandis que rejeter un groupe humain peut avoir sur les individus qui
lui appartiennent des conséquences déplorables. Je ne trouve
d'ailleurs pas plus enviable d'être aimé en vertu de ma religion,
mon métier ou mon pays que d'être détesté pour les mêmes
raisons. Certes, comme individu j'actualise bien ces propriétés
générales. Mais celles-ci sont suffisamment multiples en moi pour
que l'une d'entre elle n'ait pas à susciter un sentiment univoque à
mon égard. Mon métier de philosophe peut par exemple mettre mal à
l'aise un inconnu, mais il se rassurera de constater que nous avons
les mêmes goûts musicaux.
On
aime parfois quelqu'un par avance, pour son appartenance à tel type
ethnique. Tel homme aime par exemple les italiennes. Ne s'agit-il pas
d'un racisme positif ? Du moins il s'agit ici de suivre un stéréotype
et nullement d'un sentiment pour l'individu lui-même, si ce n'est en
tant qu'il illustre un trait général. Ce n'est pas non plus le
respect de l'humanité qui est en jeu. A vrai dire le respect de
l'humanité est contraire à une xénophilie qui prendrait autrui
comme moyen et non comme fin, pour reprendre les termes de Kant. Par
ailleurs, n'entre-t-il pas de la xénophilie dans la xénophobie
lorsque l'on surestime les pouvoirs de l'étranger que l'on craint
(il existe une blague juive sur un lecteur juif d'un journal
antisémite. "Parce qu'au moins, se défend-il, le juif y est
présenté en position de force, comme maître du monde, ce qui est
moins démoralisant que l'annonce de nouvelles persécutions dans les
autres journaux"). On peut réciproquement se demander s'il
n'entre pas de la xénophobie dans la xénophilie. Lors d'une récente
déclaration, Noel Pearson, le représentant des aborigènes
d'Australie, affirmait son admiration inconditionnelle pour le peuple
juif et la force qu'il a su tirer de siècles de persécutions. Cet
éloge paraît maladroit (l'argument ressemble, par inversion, à
celui des antisémites qui justifient les persécutions du peuple
juif par la menace qu'il représentait à leurs yeux). Sans
xénophilie ni xénophobie, ne faudrait-il pas dire plus
raisonnablement que le peuple juif est un peuple parmi les autres,
avec son lot propre de persécution et de réussite, sans aucune
corrélation entre les deux ? Aucun lien sérieux ne saurait être
établi entre un constat historique et le supposé caractère d'un
peuple. La glorification de l'autre n'est donc pas beaucoup plus
raisonnable que sa diabolisation. Il y a quelque chose de suspect
dans l'amour inconditionnel d'un groupe. Il confine au fanatisme. De
même qu'on ne saurait affirmer que son peuple est totalement parfait
ni totalement nul, on ne saurait aimer ou détester tel ou tel peuple
de façon raisonnable (la question des haines de classe est un peu
différente de celle de la xénophobie et mériterait un
développement à part).
Todorov
souligne encore deux aspects critiques de la xénophilie. "La
xénophilie connaît deux variantes, selon que l'étranger en
question appartient à une culture perçue globalement comme
supérieure ou inférieure à la sienne propre. Les Bulgares
admirateurs de l'"Europe" illustrent la première (...). Le
phénomène est bien attesté dans toutes les cultures où un
sentiment d'infériorité se maintient par rapport à une autre
culture. La seconde variante est familière à la tradition française
(et aux autres traditions occidentales) : c'est celle du bon sauvage,
c'est-à-dire des cultures étrangères admirées précisément en
raison de leur primitivisme, de leur arriération, de leur
infériorité technologique. Cette dernière attitude reste vivante
de nos jours et on peut l'identifier clairement à travers tel
discours écologiste ou tiers-mondiste. Ce qui rend ces comportements
de xénophilie non pas antipathiques, mais peu convaincants, est donc
ce qu'ils ont en commun avec la xénophobie : la relativité des
valeurs sur lesquelles ils se fondent ; c'est comme si je déclarais
la vue de profil intrinsèquement supérieure à la vue de face"
(Le Croisement des cultures, Communications, 1986).
De
plus la xénophilie n'est parfois rien de plus qu'un narcissisme
projectif : ""ces sauvages ne sont bons" dit, en
citant Montaigne, Tzvetan Todorov, que parce qu'ils incarnent l'idéal
de Michel de Montaigne, le monde des valeurs grecques et romaines,
tel que l'auteur des Essais le reconstitue et le projette ou
bon lui semble : courage guerrier, déférence à l'égard des femmes
; leur poésie même n'est louable que pour cette raison : "non
seulement il n'y a rien de barbarie en cette imagination, mais elle
est tout à fait Anacréontique". Même si l'élan initial de
Montaigne est généreux, sa position revient finalement à celle
d'un ethnocentrisme inconscient (contre lequel il croyait nous mettre
en garde) : il est bien amené à prononcer des jugements de valeur
au nom de critères absolus, mais ces critères ne sont que la
projection non critique de ses propres opinions" (Le Croisement
des cultures, Communications, 1986). Une xénophilie peut
aussi être inversement le signe d'une sorte de xénophobie à
l'endroit de sa propre culture. Bien des voyageurs le sont devenus
afin de fuir leur propres coutumes. A vrai dire, Montaigne projette
sa culture en droit et non en fait sur l'étranger. La xénophilie
peut être à la fois ethnocentrique et autophobe dès lors qu'elle
reconnaît dans d'autres peuples des valeurs admirées dans la
culture source mais prétendument réalisées dans la culture cible.
La
xénophilie extrême débouche sur une tolérance intenable : "(la)
position de tolérance généralisée est intenable, dit Todorov, et
le texte de Montaigne illustre bien ses pièges. D'abord c'est une
position intérieurement contradictoire, puisqu'elle consiste à
déclarer en même temps toutes les attitudes équivalentes, et à en
préférer une à toutes les autres : la tolérance elle-même"
(Le Croisement des cultures, Communications, 1986). Les
injustices ne peuvent être tolérées nulle part et cela ne saurait
dépendre des cultures. Les massacres de Sadam Hussein sont tout
aussi condamnables que les bombardements américains. On ne doit pas
comparer les deux pratiques l'une à l'autre mais à l'aune d'un
principe extérieur du respect des peuples.
"On
aime opposer la tolérance au fanatisme, ajoute Todorov, et la lui
juger supérieure ; mais dans ces conditions le jeu est gagné
d'avance. La tolérance n'est une qualité que si les objets à
l'égard desquels elle s'exerce sont réellement inoffensifs :
pourquoi condamner les autres, comme cela s'est pourtant fait
d'innombrables fois, s'ils diffèrent de nous dans leur habitude
alimentaires, vestimentaires, ou hygiéniques ? En revanche, la
tolérance est hors de propos si les "objets" en question
sont les chambres à gaz, ou, pour prendre un exemple plus éloigné,
les sacrifices humains des Aztèques : la seule attitude acceptable à
leur égard est la condamnation" (Tzvetan Todorov, Le Croisement
des cultures, Communications, 1986). Cette remarque suffit à
éclairer la question des signes religieux. Il est illégitime de ne
pas les tolérer, surtout si celles et ceux qui les portent le font
volontairement. Par contre, il est condamnable de ne pas veiller au
respect de leur éducation et de leur bien être, c'est-à-dire de
les rejeter.
De
plus, la force ou le laisser faire ne saurait se justifier par la
xénophilie mais par l'éthique. Comment savoir si
l'interventionnisme est un crime ou un devoir ou si, au contraire, la
passivité est une vertu ou une lâcheté ? Nullement en se fiant à
ses sentiments pour tel ou tel peuple mais en fonction du respect
éthique de la dignité humaine. "Les Etats, remarque Todorov -
que leur évolution démocratique conduit à dénoncer la guerre
comme moyen de régler les conflits internationaux et à renoncer à
leur armée - ne risquent-ils pas de périr sous les coups de leur
voisin armé jusqu'aux dents, et de faire ainsi disparaître cette
forme de civilisation supérieure qui les avait conduits au
désarmement ?" (Le Croisement des cultures, Communications,
1986). On peut donc défendre la force en tant qu'elle permet à la
loi de ne pas rester lettre morte. Autrement dit, on peut tolérer
une armée ou une police défensive et non agressive, comme l'était
en principe l'armée de libération française. Ce qui va décider de
l'usage de cette armée, ce n'est pas le sentiment d'amour ou de
haine pour tel groupe menacé, c'est la défense des principes du
respect de la personne (on peut cependant rester sceptique quant à
la possibilité que la force reste morale et impartiale. La défense
de la loi n'est bien souvent qu'un faux semblant qui masque la
défense d'intérêts trop souvent inégalitaires).
La
xénophilie n'est pas antipathique ,comme la xénophobie, mais
insuffisante pour fonder une réelle justice. On a le droit d'aimer
qui l'on veut, mais les devoirs que l'on a de secourir son prochain
ne saurait cesser avec cet amour. "Si je condamne les chambres à
gaz ou les sacrifices humains, dit Todorov, ce n'est pas en fonction
de tels sentiments, mais au nom de principes absolus qui proclament,
par exemple, l'égalité de droit de tous les être humains ou le
caractère inviolable de leur personne" (Le Croisement des
cultures, Communications, 1986). Je dirais que la xénophilie
et la xénophobie sont au départ des problèmes esthétiques et ne
sauraient constituer des principes éthiques. Effectivement, je
serais tenté de donner l'aumône à telle personne plutôt que telle
autre en fonction de son attitude ou de mon humeur, mais je ne
saurais soutenir qu'il s'agit là d'un bon principe.
Tzvetan Todorov montre bien l'inefficacité des solutions émotivistes au problème du racisme. Il paraît militer pour une solution toute kantienne et déontiste à travers le constat suivant : "alors que les comportements racistes pullulent, personne ne se réclame d'une idéologie raciste (...). Il semblerait que l'accord même, sur ce que sont les bons sentiments en la matière, la conviction universelle que le bien est préférable au mal privent cet idéal de toute efficacité : la banalité exerce un effet paralysant" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). On peut diagnostiquer un règlement par déclaration d'intention sentimentaliste, ce qui n'a aucune efficacité juridique et pratique. A la fois l'on attend trop d'une morale spontanée, à la fois on s'en sert pour simuler de véritables résolutions.
Tzvetan Todorov montre bien l'inefficacité des solutions émotivistes au problème du racisme. Il paraît militer pour une solution toute kantienne et déontiste à travers le constat suivant : "alors que les comportements racistes pullulent, personne ne se réclame d'une idéologie raciste (...). Il semblerait que l'accord même, sur ce que sont les bons sentiments en la matière, la conviction universelle que le bien est préférable au mal privent cet idéal de toute efficacité : la banalité exerce un effet paralysant" (Le Croisement des cultures, Communications, 1986). On peut diagnostiquer un règlement par déclaration d'intention sentimentaliste, ce qui n'a aucune efficacité juridique et pratique. A la fois l'on attend trop d'une morale spontanée, à la fois on s'en sert pour simuler de véritables résolutions.
L'idée
qu'une xénoéthique serait plus fiable qu'une xénophilie se trouve
donc chez Kant. "Pas plus que dans les articles précédents il
n'est question ici de philanthropie (morale, bienveillance), mais de
droit, et l'hospitalité (aptitude à accueillir) signifie alors le
droit d'un étranger de ne pas être traité de façon hostile par
celui dont il foule le sol" (Vers la paix perpétuelle).
Autrement dit, la xénophilie n'est pas le principe de l'entente des
peuples. C'est le droit et le respect de l'homme et des peuples qui
importent. L'hospitalité, la convivialité, le respect sont des
valeurs catégoriques et valant par elles-mêmes. Certes le
détachement kantien des passions peut détruire la pitié naturelle
autant que l'égoïsme. Le désintéressement moral peut ressembler à
une indifférence. L'obéissance à des principes peut déshumaniser
pour faire de nous des saints comme des démons. Mais il reste que
l'affectivité ne fournit pas la garantie solide et constante d'un
principe. Le problème n'est pas le principe en lui-même mais sa
légitimité. Un sentiment fluctuant est de loin préférable à un
mauvais principe. Les gens donnent ou non aux mendiants mais on ne
saurait éloigner de force les mendiants des villes. Mais un bon
principe vaut encore mieux. Personne ne doit être réduit à un état
de survie dégradant. Nous préconisons donc une xénoéthique plutôt
qu'une xénophilie.
C. Pour la xénologie et la xénoéthique
C. Pour la xénologie et la xénoéthique
François
Julien entend dépasser la xénophilie consensuelle et la xénophobie
avec le concept de dia-logue. "Entre, d'une part, le consensus
mou du dialogue suspecté toujours d'être un alibi ou d'enfouir plus
insidieusement les rapports de forces sous son apparente ouverture
et, de l'autre, le clash annoncé -constaté- ainsi que l'appel au
repli identitaire de l'"Occident" (Huntington), quelle
autre voie qui ne verse d'aucun côté : qui ne soit ni utopique, ni
défensive, ni de compromis (...) ? En faisant entendre, d'une part,
dans le dia du dialogue, la distance de l'écart, entre
cultures nécessairement plurielles, maintenant en tension ce qui est
séparé (...) ; et, dans le logos, d'autre part, le fait que
toutes les cultures entretiennent entre elles une communicabilité de
principe" (De L'Universel, 2008). Ni dialogue consensuel
ni repli identitaire, le dia-logue mêle l'un et le multiple. Ce
dialogisme chez Julien participe d'une xénologie susceptible de
dépasser la xénophilie comme la xénophobie.
Chez Todorov, on trouve une voie médiane entre l'universalisme et le relativisme. "Ne pourrait-on pas combiner l'universalisme de Condorcet avec le non interventionnisme de Montaigne ? C'est Montesquieu qui illustre cette position intermédiaire (...). D'une part il est nécessaire de prendre en considération le contexte historique, géographique et culturel, ce que Montesquieu appelle l'esprit d'une nation ; et, pour bien des sujets, il faut suspendre son jugement avant d'en savoir plus. Mais d'autre part, sa typologie des régimes politiques repose sur une distinction de nature absolue, entre Etats tyranniques et Etats modérés : on peut choisir entre plusieurs régimes en fonction de leur adaptation au contexte particulier, mais seulement à condition qu'ils satisfassent à l'exigence universelle de modérations" (Tzvetan Todorov, Le Croisement des cultures, Communications, 1986). L'universalisme ici s'accommode du pluralisme, le logique du dialectique. C'est un universalisme éthico-politique comprenant la diversité esthético-culturel. Le culturel relève de l'esthétique et réclame la diversité, le politique de l'éthique et du respect commun des principes qui assurent une vie digne à chacun.
Chez Todorov, on trouve une voie médiane entre l'universalisme et le relativisme. "Ne pourrait-on pas combiner l'universalisme de Condorcet avec le non interventionnisme de Montaigne ? C'est Montesquieu qui illustre cette position intermédiaire (...). D'une part il est nécessaire de prendre en considération le contexte historique, géographique et culturel, ce que Montesquieu appelle l'esprit d'une nation ; et, pour bien des sujets, il faut suspendre son jugement avant d'en savoir plus. Mais d'autre part, sa typologie des régimes politiques repose sur une distinction de nature absolue, entre Etats tyranniques et Etats modérés : on peut choisir entre plusieurs régimes en fonction de leur adaptation au contexte particulier, mais seulement à condition qu'ils satisfassent à l'exigence universelle de modérations" (Tzvetan Todorov, Le Croisement des cultures, Communications, 1986). L'universalisme ici s'accommode du pluralisme, le logique du dialectique. C'est un universalisme éthico-politique comprenant la diversité esthético-culturel. Le culturel relève de l'esthétique et réclame la diversité, le politique de l'éthique et du respect commun des principes qui assurent une vie digne à chacun.
Le
contrat éthique se distingue de la dilution uniforme des cultures :
"le melting pot poussé à l'extrême, dit Todorov, où chacune
des cultures d'origine apporte sa propre contribution à un mélange
nouveau n'est pas une bonne solution, tout au moins du point de vue
de l'épanouissement des cultures ; c'est un peu la littérature
universelle obtenue par soustraction, où chacun ne donne que ce que
les autres avaient déjà ; les résultats ici font penser à ces
plats au goût indéfini qu'on trouve dans les restaurants
italo-cubano-chinois, en Amérique du nord" (Le Croisement des
cultures, Communications, 1986). Contre la tolérance aveugle
d'un côté et l'uniformisation culturelle radicale de l'autre, il
faut défendre une xénoéthique et une xénologie. Seule une
xénoéthique qui maintient le droit sans niveler les différence
peut d'ailleurs permettre la xénologie par laquelle l'indentité des
peuples perdure dans les échanges. La xénoéthique, ou sagesse
éthique vis-à-vis de l'étranger, se distingue de la xénophilie
dont les principes sont purement affectifs. Quant à la xénologie,
ou approche raisonnée de l'étranger et non simple goût particulier
comme dans la xénophilie, il est un horizon d'attente, un principe
directeur épistémique de connaissance de soi et de l'autre.
Raphaël Edelman, Nantes, Rencontres de Sophie, Nantes 2010
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire