La démocratie représentative se substitue en principe à l'autoritarisme. Elle naît et se développe à partir du XVIIe. Elle se présente comme l'antidote contre les régimes autocratiques monarchiques ou fascistes. La démocratie représentative est le régime des états libéraux. Mais si démocratie signifie pouvoir du peuple, la démocratie représentative est en vérité une aristocratie élective (Rosanvallon). Parmi les élus, on ne trouve quasi personne qui soit issu des travailleurs manuels. Ils appartiennent à une classe de professionnels éloignée du mode de vie de la plupart des gens. Parmi cette classe, les individus sont mis en concurrence et sélectionnés (examen, campagne) afin que les "meilleurs" (aristo) soient retenus. Il s'agit souvent des plus riches, des plus cyniques et des plus rusés et non des plus compétents. Il n'y a pas plus de rapport entre les élus et la société qu'entre la carte et le territoire (Mirabeau). Le représentant est coupé du représenté, comme le signifiant du signifié chez Saussure. Il ne représente plus mais dirige en prenant les décisions que les électeurs ne prennent plus eux-mêmes. La politique, pour un électeur, se résume à choisir un candidat occasionnellement. Ainsi, on ne peut pas dire qu'il s'agisse d'une véritable démocratie. Les représentants délibèrent sur des représentations abstraites sécrétées par la bureaucratie.
Le pouvoir de la parole et de l'argent achève d'écraser toute forme de participation populaire. Les professionnels politiques sont en concurrence sur le marché de l'opinion. Leur travail consiste à séduire les électeurs à grand renfort de campagnes électorales en tous points comparables à des campagnes publicitaires. Très onéreuses, elles supposent un financement par les grandes fortunes et les industriels en échange de services rendus (monopoles marchands, préservation et développement des privilèges). La propagande, dans les démocraties représentatives (ou aristocratie élective) n'est pas moindre que dans l'aristocratie autoritaire. Elle est même en principe supérieure puisque la force doit se faire plus discrète pour préserver l'apparence d'une démocratie. Mais cette propagande est contraire à la démocratie en ce qu'elle agit plus en amont sur nos choix, et pas seulement nos actes, en conditionnant l'orientation de nos décisions et nos croyances. C'est pourquoi la démocratie représentative est adaptée au libéralisme qui opprime sous couvert de laisser libre. Le but de la propagande d'état ou d'entreprise est de protéger et développer la propriété (capitalisme). Plus précisément, l'entreprise appauvrit le peuple au profit des patrons et l'état protège leurs intérêts tout en redistribuant un peu de la richesse volée pour garantir la paix sociale et la consommation. Quant aux principes républicains, s'il donnent une impression de justice, ils peuvent servir les pire entreprises racistes et capitalistes. La défense de la laïcité opprime les étrangers (Tévénian) et celle de la propriété opprime les pauvres.
Nous avons qualifié la démocratie représentative d'aristocratie élective, par opposition à une aristocratie autoritaire et héréditaire. Or la représentation est déjà une forme de participation. Mais cette participation étant de plus en plus perçue comme insuffisante, on va tenter de l'amplifier. Il faut que le participant, c'est-à-dire le citoyen modèle majeur, nationalisé, domicilié et sans casier judiciaire, ait l'impression d'être écouté par le représentant. En vérité, ces dispositifs renforcent la légitimité du représentant. Le participant se sentant reconnu et investi sera plus docile. De même que les plus dociles se portent volontaires pour participer. Les réfractaires seront d'autant plus mis à l'index que la participation des autres légitime l'action des décideurs. La participation est en même temps un instrument subtil de communication à destination des citoyens avertis de la propagande classique. Il se peut toutefois que la participation entraîne des déceptions qui poussent certains à la radicalisation. La participation peut faire courir un risque à son commanditaire et lui coûter cher.
La participation est un outil de marketing autant que de propagande. Les marques ont l'habitude de fidéliser leurs clients à travers divers jeux ou activités, et ce dès le plus jeune âge. Le consommateur a le sentiment de devenir acteur en répondant à des questionnaires, des concours, des émissions télévisées. Mais cette participation est très partielle. Les personnes sont sélectionnées parmi les plus inoffensives ou faussement impertinentes, et les plus compétentes aux yeux des organisateurs, sans pour autant qu'elles soient embarrassantes. De toute façon, le contenu de la participation importe peu. Seul compte le fait de participer et le nombre de ceux qui participent. Le casting est donc lié au capital culturel et technique des candidats (par exemple à l'aise avec le numérique et la langue académique).
De plus, la participation n'a lieu que sur le plan du discours. La numérisation accentue cette distance entre la parole et les actes. Les militants de terrain se raréfient au profit de cyberactivistes tout à fait inoffensifs et facilement traçables sur les médias sociaux qu'ils alimentent. Les internautes constituent généralement un main d’œuvre bénévole rétribuée à la reconnaissance, denrée rare dans une société où l'espoir de parvenir est grand. Bien sûr participer ne signifie pas décider. Il s'agit juste de fournir des données à partir desquelles les personnes habilitées décideront. Le participant sera toujours considéré comme un amateur face à un expert et sera toujours soumis à son autorité. Cet expert passe pour être neutre, rationnel et objectif par rapport à l'amateur englué dans ses passions, son localisme et ses intérêts privés. L'expert se présente comme le grand conciliateur des égoïsmes.
La participation peut aussi donner lieu à des formes réactionnaires : voisin vigilant, référendum démagogique (sur les étrangers ou la peine de mort), collaborationnisme, délation, blanc-block etc. Cela est dû à l'insuffisance du processus participatif lui-même et à l'absence de culture sociale et d'entraide. Toutefois le participatif représente une tendance importante dans les démocratie représentatives capitalistes et libérales. Depuis les années quatre-vingt-dix, avec la désindustrialisation et le capitalisme artiste et culturel, s'est développée une ingénierie de la participation avec des métiers d'animation et de management (cf. Alice Mazeau et Magalie Nonjon, Agone 56). Les initiatives populaires comme l'Alma gare de Roubaix des années soixante-dix ont été remplacées par une participation institutionnelle et dirigée.
La démocratie participative n'est donc pas une alternative à la démocratie représentative mais un complément. Pour qu'il y ait vraiment rupture et l’avènement d'une démocratie au sens propre, il faut une transformation radicale, une révolution. Nous resterions sans cela dans un système aristocratique. Cette alternative nous pouvons l'appeler autogestion anarchiste (pour la distinguer des formes d'autogestion superficielles proches de la participation). Il s'agit bien d'une démocratie réelle et directe (même si le mot "démocratie" est parfois rejeté du vocabulaire anarchiste).
"Anarchie" est sans doute le terme le plus approprié, même si beaucoup d'idées reçues accompagnent ce mot. L'anarchisme est véritablement le pouvoir du peuple, en tant qu'il signifie l'absence de pouvoir exercé sur le peuple. L'association des individus et la fédération des groupes constituent la méthode anarchiste. Chaque individu s'associe à d'autres sur la base de leurs intérêts. Aucun individu ne doit être fétichisé comme chef pour représenter le peuple et le dominer. Les groupes d'individus ainsi formés librement (autogestion) se fédèrent pour former une organisation plus grande. A la différence du libéralisme, les intérêts ne sont pas en concurrence mais communs. L'intégration de toutes les composantes sociales importe davantage que l'exclusion.
Souvent l'anarchisme est présenté comme une vue de l'esprit, une utopie irréaliste. Mais il s'appuie bien sur des faits qui certes ne réalisent que partiellement son principe. On pourrait citer la socialité primaire dans les groupes d'égaux (entre amants ou amis quand la relation est globalement dégagée des rapports d'oppression), certaines civilisations (Iroquois, Inuit, Pygmée, Santal, Tiv, Piaroa, Merina, Kung, Bochiman, Mbuti, Guayaki), certains moments de l'histoire (Commune, Soviets, guerre d’Espagne, zapatistes), certains lieux autogérés aujourd'hui.
L'anarchisme proprement dit naît dans le cadre du socialisme ouvrier mais va prendre différentes formes à partir des années cinquante avec l'écologie politique. L'anarchisme, lorsqu'il combat la démesure et le productivisme, peut s'éloigner des précurseurs qui croyaient en l'émancipation par l'industrie. Mais il reste soucieux d'émancipation sociale. Les communes à taille réduite et respectueuses de l'homme et de l'environnement correspondent à un refus de la démesure prométhéenne et à une certaine humilité bienfaisante et respectueuse de l'économie réelle. Le productivisme et la quête du profit sont au contraire des facteurs de déséquilibres sociaux et environnementaux. Mais les communes ne doivent pas former des îles identitaires et doivent être fédérées et ouverte sur l'internationalisme. La fédération n'est pas la centralisation qui assujettit les régions à un empire pour en faire ses colonies. Le prolétariat doit être solidaire et ne pas se laisser diviser par les nationalismes au profit de la bourgeoisie. L'association et la fédération suivent une logique ascendante à partir du local, du périphérique et de la base. Si une centralité technique apparaît, elle sera la conséquence et non le principe de l'organisation. Jamais le concret ne doit se laisser écraser par l'abstrait.
Photo : Soviet de Pétrograd
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