Friedrich Engels, suivant Lewis Morgan (La Société archaïque, 1877) et les catégories de son époque, distingue différents stades dans l'histoire ancienne de l'humanité : "Sauvage", "Barbare" et "Civilisé". Cette terminologie correspond respectivement aujourd’hui, en modifiant aussi les datations, au Paléolithique, au Néolithique et à l'Antiquité (1). Le "Sauvage" a développé une langue articulée, pratiquait la pêche, la chasse, utilisait le feu, des arcs et des flèches et vivait dans des villages. Le "Barbare" a développé la poterie, la domestication, l'agriculture et l’élevage. Il utilisait la fonte et le minerai de fer. Il vit sa population s’accroitre. La "Civilisation" correspond au développement de l'écriture et surtout, d'après Engels, à l'apparition du commerce et de l'Etat.
En s'appuyant sur les études de Lewis Morgan sur les Iroquois, ainsi que d'autres travaux sur les Grecs, les Romains, les Celtes et les Germains, Friedrich Engels dresse un portrait de la famille sauvage très idéalisé. C'est, pourrait-on dire, la version communiste de l'état de nature, contrepoint des robinsonades libérales. Ce qui permet de relativiser et nuancer l'analyse de Engels, ce sont les découvertes faites entre temps, comme le démontre Christophe Darmangeat (2). Ce professeur d'économie et d'anthropologie sociale montre que, dans les sociétés archaïques, et conrairement aux affirmations d'Engels, les femmes pouvaient participer aussi bien à l'approvisionnement en nourriture qu'au travail domestique, que le travail domestique et le soin des enfants n'était pas nécessairement collectivisé et que les femmes ont quasiment toujours subi la domination masculine en raison notamment de la possession des armes par les hommes.
Toutefois, pour ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, le paradigme proposé par Engels, s'il doit être révisé, ne doit pas être considéré comme entièrement caduc. Les sociétés préhistoriques ou tribales ont une vie communautaire plus riche que dans les organisations plus tardives. Quant au développement de l'Etat et des classes sociales, il ne semble pas qu'il y ait grand chose à redire sur le principe. S'il y avait des inégalités dans les sociétés primitives, elles n'ont fait que s'accentuer avec l'évolution. Le progrès de l'humanité fut réel mais relatif, dans la mesure où il se fit au détriment d'une partie de cette humanité. Le texte d'Engels fournit donc toujours les bases d'une compréhension marxiste de l'histoire humaine et de la naissance des classes sociales. Il permet également d'articuler entre elles les oppressions liées à la classe, au genre et à l'origine géographique dans une perspective marxiste, ce qui n'est pas inutile dans les débats actuels très fragmentés sur ces questions.
Je vais essayer de restituer les grandes lignes du texte de Friedrich Engels sur le développement de la famille, de la propriété et de l'Etat. Le texte orginal est complexe et tend à aller et venir sur les différentes périodes, ce qui rend difficile une vision d'ensemble, mais offre au lecteur une richesse de détails dont la présente synthèse ne saurait rendre compte.
1. La période sauvage et barbare.
Au commencement était l’économie domestique communiste avec le mariage par groupe. Un groupe d'hommes se mariait conjointement à un groupe de femmes. Il n’y avait selon Engels pas de jalousie. Le mariage désigne à ce moment là uniquement l'union entre adultes jusqu’à la naissance de l’enfant. La femme n’était alors pas esclave de l’homme et les rapports sexuels étaient libres.
L'organisation tribale iroquoise fournit un exemple du mode de vie au stade inférieur de la barbarie. La population était clairsemée et asservie à la nature. La tribu des gens (3) était sacrée. L’homme comme individu n’était pas tellement différencié de cette communauté primitive (ce que Durkheim a appelé la "solidarité mécanique"). La propriété était collective et la société sans classes. L'économie domestique était commune. La seule propriété était celle de la tribu. Il y avait parfois des alliances contingentes des tribus qui formaient une confédération des iroquois. Ces alliances se constituaient avec le danger et disparaissaient avec lui.
L'organisation gentilice grecque fournit un autre exemple. Il n'y avait pas de droit paternel. La coutume primait et il n'y avait pas de différences de richesses. Pour les membres de la tribu et des guerriers, il n'y avait pas de force publique distincte du peuple. Dans l'organisation gentilice, la division du travail était sexuelle mais le travail était commun. L'économie domestique était commune à plusieurs familles. Les échanges se faisaient seulement de tribu à tribu et non de personne à personne. On ne produisait que pour les besoins, pas pour le commerce. La production commune étroite impliquait la maîtrise des producteurs sur le processus et le produit.
Il y eut ensuite une exclusion progressive des individus du commerce sexuel. Les tabous se sont développés entre parents et enfants et entre frères et soeurs. Il y eut donc un rétrécissement progressif du cercle des partenaires pour arriver, à l'époque barbare, à la famille appariée, c'est-à-dire une union par couple pour un temps plus ou moins long. Les saturnales antiques rappelèrent la liberté sexuelle de l'époque sauvage. Mais la femme fut peu à peu confinée à la maison et dut garder le ménage tandis que l’homme procurait la nourriture.
2. Les périodes barbare et antique
A l'époque barbare le système pastoral fut adopté. La chasse, de nécessité, devint un luxe. L'accroissement de la production apporta la capacité de produire plus qu'il ne faut pour la subsistance. L’excédent et le stockage sont nés avec l’agriculture développée par l'utilisation des métaux et des esclaves. Le fer permit la culture sur de grandes surfaces. La maîtrise du fer augmenta donc le rendement des cultures et permit le développement de la ville. La hausse de la production produisit de l’excédent grâce également à la force de travail des esclaves. On eut besoin de plus de prisonniers pour en faire des bergers pour l'élevage. La guerre fournit cette nouvelle force de travail. Ces esclaves furent troqués comme du bétail et de la marchandise.
La propriété de la tribu devint propriété privée. Le troupeau devint une propriété familiale. Plus précisément, l’homme devint propriétaire de la source d’alimentation et a renforcé sa situation vis-à-vis de la femme. L’industrie publique des gens devint la famille conjugale, nouvelle unité économique. La famille conjugale fut alors considérée comme noyau primitif. La suprématie de l’homme sur la femme apparut avec le travail domestique des femmes. La monogamie se développa. La femme fut rejetée au second rang. Avec le mode monogamique de la civilisation antique, la famille devint l’image miniaturisée de l'antagonisme de la société. L’homme fut alors le maître et la femme l'esclave au sein de la famille. D'ailleurs, le mot famille vient de « famulus » qui signifie serviteur, esclave domestique. Le mariage fut donc un assujettissement pour la femme. Ce fut la victoire de l’homme et de la propriété sur le commun. La paternité se transmit à travers l’héritage. La monogamie permit la concentration de la richesse dans les mains des hommes. La prépondérance de l'homme dans le mariage fut une conséquence de sa prépondérance économique. En fait, la monogamie concernait surtout la femme. La polygamie resta un privilège masculin. Le mariage par groupe a subsisté seulement à travers le privilège polygame des hommes.
Il y eut alors une révolution du mode de propriété. L’échange entre individus remplaça celui entre tribus. Les troupeaux passèrent de la propriété commune à celle des chefs. Le bétail tint lieu de monnaie, puis la monnaie métal apparut. Les métaux précieux devinrent monnaie marchandise. L’économie monétaire a dissout le mode d'existence traditionnel. Les producteurs ne consommèrent plus eux-mêmes leurs produits et s’en dessaisirent par l’échange. Ils en perdirent le contrôle. L’économie naturelle devint monétaire et la consommation fut soumise à l'échange. La production marchande pour l'échange se développa. La propriété privée et la richesse en monnaie, en esclave et en navire devinrent un but en soi. La cupidité, le prêt d’argent et l’usure se développèrent, ainsi que le marché, la propriété foncière et la concentration des richesses. La soif de richesse a créé des antagonismes dans la gens. De nouvelles divisions apparurent, qui n’eurent plus pour but la production en vue des besoins directs : division du travail entre pasteurs, chasseurs, agriculteurs et artisans, entre villes et campagnes, producteurs et marchands, dirigeants et exécutants. Des antagonismes apparurent dans la société. La ville domina la campagne. Le marchand s'immisca entre les producteurs. Il domina avec la monnaie métallique après l'achat de marchandises pour de l'argent. La centralisation des richesses se fit dans des mains peu nombreuses. La généralisation de l’échange conduisit à la dévalorisation de l’homme par rapport à la marchandise.
L’Etat a ruiné la vieille organisation gentilice. La confédération des tribus fusionna en un seul peuple. Les anciennes règles furent profanées pour justifier le vol des richesses par la violence. La richesse fut estimée comme bien suprême. Les classes vinrent de l’exploitation soutenue par l'Etat. Il fut inventé avec la naissance de la division de la société en classes et le droit de la classe possédante à exploiter celle qui ne possédait rien. La division entre privilégiés et défavorisés fut actée. Les plus vils intérêts inaugurèrent la société de classe, avec le développement d’une petite minorité contre la majorité exploitée.
Avec le passage de l'époque barbare (néolithique) à la civilisation (antiquité), il y eut donc une dissolution de l'organisation gentilice chez les grecs, les romains, les celtes et les germains. La tribu devint peuple avec son territoire. Derrière les principes de démocratie, fraternité, et d’égalité, il y eut en fait l’élimination de l'organisation gentilice au profit de la domination et la servitude. La cupidité conduisit à l’exploitation et la contradiction de classe. La richesse individuelle augmenta. Les droits et devoirs se firent au profit des riches qui parfois couvraient la pauvreté du manteau de la charité. La ville devint le siège central. L'organisation gentilice devint Etat, avec l’antagonisme de classe.
Dans l'Etat athénien, le peuple en arme devint force publique. Cette force publique se distingua du peuple. C'est un pouvoir imposé du dehors à la société. Tandis que le chef gentilice jouissait de l'estime spontanée. La force publique ne coïncida plus avec la population. Elle se composa d'hommes armés et d'annexes comme les prisons et les impôts. La police diffèra du citoyen. Elle est aussi vieille que l’État et le développement du commerce et de l'industrie. La police de l'Etat sécurise l'accumulation et la concentration des richesses en un petit nombre de mains. L’Etat fut séparé de la collectivité et des citoyens, avec ses soldats, sa police, ses juges, ses prisons et tribunaux. Le chef militaire du peuple devint fonctionnaire d'Etat.
Le commerce et l’industrie entraînèrent la concentration de la richesse. Le territoire fut divisé. La population se répartit selon ses occupations. On subdivisa le peuple et le territoire. La division entre privilégiés et défavorisés vint de la formation de l’État qui conquit des territoires. La richesse des voisins excitait la cupidité des peuples auxquels l'acquisition de richesse semblait le but principal de la vie. Les guerres de rapine accrurent le pouvoir des chefs. Les tribus s’organisèrent pour piller les voisins au lieu de régler leurs propres affaires. L’Etat règna sur son territoire à l’aide de la force publique et de la prison. A Rome, par exemple, le lien du sang fut remplacé par celui du territoire et de la fortune. L'ancien ordre social fut brisé. Il était fondé sur les lignées puis a été remplacé par une constitution d’Etat basée sur la répartition territoriale et la différence des fortunes. L'organisation gentilice des celtes et des germains ont également disparu avec l'Etat et le rabot niveleur de l’hégémonie mondiale romaine. L'appartenance au monde romain exprimait l’absence de nationalité. Mais l'État romain était devenu une machine gigantesque destinée a pressuriser les sujets. Son ordre était pire que les pires désordres. L'état romain fut comme une machine gigantesque. A la Fin de l'antiquité, l’appauvrissement général de l’empire Romain se traduisit par la régression du commerce, de l’artisanat, de l’art, le dépeuplement, la décadence des villes et de l'agriculture. L'esclavage ne payait plus. Il cessa d’exister.
3. Du capitalisme actuel au socialisme à venir.
Un première scission de l'unité économique des sociétés traditionnelle apparut avec l'esclavage, la monnaie, la marchandise et la monogamie. L'homme devint lui-même marchandise. L'Etat antique maintint l'esclavage, l'Etat féodal maintint le servage, l'État moderne le salariat. L'appropriation individuelle, avec la division du travail, développa la production non pour la consommation, d'après un plan élaboré en commun, mais pour l’échange soumis aux lois aveugles de la violence. L'État protège le possédant contre le non possédant. La cupidité est l'âme de la civilisation avec l'exploitation et la contradiction recouverte du manteau de la charité. Le progrès de la civilisation est réel mais reste relatif tant qu'il est obtenu par la souffrance d'une partie de l'humanité. La marchandise a remplacé les coutumes. Le contrat a remplacé le statut. Le libre arbitre, présent chez Luther, se développe. Les entraves du pays et de la pensée sautent. Avec la marchandise, surgit le libre contrat. On passe du statut traditionnel au contrat entre "libres" et "égaux". En même temps que les barrières étroites du pays natal tombent, les entraves millénaires pesant sur la pensée du Moyen Âge tombent également. Toutefois, le contrat de mariage, comme le contrat de travail, représente l’égalité sur le papier seulement. Aujourd'hui, les mariages ont lieu le plus souvent à l'intérieur des mêmes classes sociales.
Avec l'industrialisation, l’économie domestique devient sociale. L'industrie moderne fait du travail privé une industrie publique. La propriété sociale des moyens de production favorise l’égalité. Le prolétariat permet l’amour sexuel et non intéressé car le prolétaire n’a pas de propriété. L'amour sexuel est plus présent chez les opprimés. Les rapports basés sur l'inclination se développent. La norme morale devient l’amour. Le travail des femmes permet de lutter contre la suprématie masculine. L’industrie publique favorise l’affranchissement des femmes. Il n’y a pas de propriété ni de transmission. La grande industrie marque la fin de la suprématie masculine. Le mariage devient librement consenti. Avec l’entrée des femmes dans l’industrie publique, la famille conjugale n’est plus l’unité économique de la société. La propriété sociale conduit à la fin du salariat, de la prostitution et de la monogamie masculine. Les mariages libres sont la règle chez les opprimés. Le régime socialiste est le seul vivable. La démocratie dans l'administration, la fraternité dans la société, l'égalité des droits, l'instruction universelle doivent succéder au capitalisme.
Conclusion
Comme je l'ai fait remarquer en introduction, le communisme primitif apparaît aujourd'hui avoir été idéalisé par Engels qui y voyait le règne du matriarcat et du collectivisme absolu. La réalité de la préhistoire et des sociétés tribales (ce qui d'ailleurs n'est pas identique) est plus nuancée et moins schématique. Mais cela remet-il pour autant en cause sur le fond la théorie marxiste et ses analyses sur le développement de la propriété et de l'Etat ? Je ne le pense pas. Le but du marxisme n'est pas de revenir à un passé glorieux, ce qui serait parfaitement réactionnaire, mais de progresser vers un avenir meilleur (4). Donc, que le communisme primitif tel qu'il est décrit par Engels soit rectifié par la science n'interdit en rien d'oeuvrer pour une société sans classes à venir. Certes, à première vue, on perd un ancrage naturaliste. Mais ce n'est pas important au regard de la théorie marxiste du progrès. Le communisme primitif n'est pas un collectivisme. Les taches domestiques sont certes effectuées assez collectivement, mais la domination masculine, liée au privilège des armes et de la chasse, a toujours existé. Ce qui ne signifie pas qu'elle ne s'est pas développée ensuite et qu'elle ne peut pas disparaître peu à peu à l'époque contemporaine et totalement à l'avenir.
L'intérêt du texte de Engels, c'est d'élargir la question des classes sociales pour y comprendre celle du genre et de l'origine. Le thème de la lutte des classes se retrouve dans le microcosme familial entre l'homme et la femme (et dans le macrocosme géopolitique entre le colonisateur et le colonisé). Cette déclinaison de la lutte des classes permet de garder une cohérence entre les formes de dominations et d'exploitation et d'éviter le morcellement des luttes entre communautés de genre et d'origine auquel on assiste et qui a pour effet d'obscurcir l'horizon d'une révolution émancipatrice. Il est important d'élargir la lutte sociale aux questions sociétales des minorités et des moeurs. Ce n'est pas contradictoire avec le mouvement ouvrier. Mais il ne faut pas perdre de vue les racines capitalistes et le projet d'émancipation communiste d'une société sans classe. Il ne faut pas faire disparaitre la lutte des classe dans une atomisation des luttes qui pourrait diviser les travailleurs et brouiller leur conscience.
Notes
(1) On distingue aujourd'hui en France les périodes suivantes : Paléolithique depuis - 800 000 (controle du feu) ; Néolithique depuis - 8 000 (pierre polie et agriculture) ; Antiquité depuis - 3000 (écriture) ; Moyen-âge depuis 476 (chute de Rome) ; Temps modernes depuis 1492 (Christophe Colomb) ; Epoque contemporaine depuis 1789 (Révolution française).
(2) Christophe Darmangeat, Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était, Smolny, 2012. Blog : http://cdarmangeat.blogspot.com/
(3) Les membres d’une même gens appartiennent à une même communauté, le gentilice ou la gens qui est un groupe de familles (synonymes : peuple, ethnie, tribu).
(4) Il existe des formes de pseudo-marxismes réactionnaires et fascisantes (par exemple chez Pierre Guillaume ou Constanzo Preve). Le communisme d'extrême droite s'apparente à une défense du peuple sur un modèle nationaliste voire ethniciste. Ces courants dégénérés du marxisme défendent une approche réactionnaire fantasmant parfois la tribu originelle. Ici le social-patriotisme est poussé à l'extrême pour devenir une sorte de social-racisme. Le marxisme d'extrême droite ne voit en Marx que la critique du capitalisme et ignore sa défense partielle en tant qu'étape vers le socialisme, ce sur quoi insista Lénine. C'est l'écueil d'une attitude purement pessimiste. Or il faut choisir entre le progressisme ou la réaction. Et le progressisme suppose d'accorder certains bénéfices à l'évolution, fusse-t-elle capitaliste.
Emma Uguen
Credit Photo : http://country-rolandro.e-monsite.com/pages/old-west-far-west/nation-iroquoise.html
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