samedi 14 mars 2009

VIOLENCE ET DEMOCRATIE

L'expérience de la violence, dans le cadre du confort moderne, semble n'appartenir plus qu'au monde virtuel des pages et des écrans. La violence ne serait plus qu'un objet de crainte et non une expérience immédiate. Mais la violence n'est-elle pas encore bien présente, au cœur même de la peur, à travers les discours et les images ? N'est-elle pas encore là, sous une forme plus ou moins voilée, dans la vie quotidienne ? Dans les quartiers pauvres, les prisons, aux frontières, dans les camps de rétention ou les manifestations, la violence a-t-elle vraiment disparu ? Pour bien comprendre cette violence inhérente à notre société, nous nous interrogerons sur ses origines, ses  formes et les manières de la combattre. Nous verrons si cela est possible sans recourir à une contre-violence qui risquerait de la perpétuer plutôt que de la faire disparaître.

Demandons-nous d'abord si la violence appartient au monde naturel. Nous qualifions de violents certains des comportements animaux, comme la chasse ou les luttes de rivalité, motivées par l'instinct. Selon les travaux de Conrad Lorenz et Irenaus Eibesfeldt, les agressions intraspécifiques sont peu dangereuses, excepté en milieu artificiel sous l'effet du stress. 

L'emploi du mot "violence", concernant l'animal, pourrait trahir une sorte de projection anthropomorphique du comportement humain sur l'animal. Car, chez l'homme, la violence se définit comme transgression d'une règle. Ainsi, la lutte, la boxe, la chirurgie ou l'euthanasie ne sont pas considérés comme des agressions. Autrement dit, le qualificatif "violent" possède un caractère moral. Dire d'une tempête qu'elle est violente est une personnification, au même titre qu'on dit du soleil qu'il se lève. Les violences contre l'environnement sont en réalité des violences contre les organismes qui dépendent de cet environnement. La violence serait donc attribuable à l'homme uniquement. Il faut un être responsable d'un côté, c'est-à-dire libre d'agir ou de s'abstenir, et un être intentionnel de l'autre, susceptible de souffrir, d'où la possibilité de la violence contre les animaux.

La grande majorité des philosophes partent du principe que l'homme est naturellement violent, ce qui leur permet de justifier l'autorité et, du même coup, leur statut de conseiller d’État. Dans le Gorgias de Platon, Socrate défend la raison discursive contre la violence revendiquée par Callicles et Pollos (1). Chez Hobbes, au XVIIe, l'homme est naturellement en état de guerre (2). De même, l'image de la violence naturelle de l'homme permet-elle de justifier la logique compétitive et évolutionniste de l'économie de marché, tout comme elle légitime le darwinisme social ou l'oppression raciste (3). 

Il faut donc attendre un auteur comme Pierre Kropotkine et sa défense de la solidarité dans La morale anarchiste (1889) pour démentir ce préjugé d'un homme naturellement violent et combattre par là même la justification de l'exploitation et de la répression. Marcel Mauss, dans son Essai sur le don, a également valorisé l'entraide et la coopération dont les hommes sont capables depuis des temps reculés. En un sens, ces auteurs font écho aux positions d'Aristote, dans la Politique, sur la nature sociable de l'homme . 

Selon nous, l'homme n'est pas naturellement violent mais il le devient suivant le type de société qu'il développe. Des auteurs ont par exemple fait de la propriété privée la cause de la violence, en vertu des inégalités qu'elle entraîne. Erich Fromm, Ernst Gellner ou encore John Zerzan prétendent que l'agressivité humaine naît au néolithique, en 8000 env. Av JC, avec l'apparition de l'agriculture. C'est aussi ce qu'illustre  un célèbre passage du Discours sur l'inégalité de Rousseau (4). 

On peut insister plus particulièrement sur le rôle du développement technique, inversement proportionnel au développement moral. Le recours à des instruments et des machines de plus en plus sophistiqués induit une déshumanisation des sociétés, en déréalisant les rapports humains et délayant les responsabilités. Nous admettons donc que la violence apparaît en particulier chez l'homme, mais de manière contingente en vertu du type de société qu'il se donne. 

Considérer la violence comme le résultat de la culture et des institutions permet par ailleurs d'éviter le piège du moralisme qui consiste à juger les personnes et leur responsabilité sans prendre en considération les facteurs sociaux et systémiques. C'est ce qu'on fait de nombreux philosophes en plaçant le libre arbitre au cœur de la nature humaine de manière à ne jamais mettre en cause l'ordre établi. Si le mal existe, c'est en vertu selon eux de la nature humaine pécheresse et non d'une société injuste et inégale. Or c'est l'inverse qu'il faut faire, en désignant, en ce qui concerne par exemple la violence conjugale ou la brutalité policière, non la faute individuelle en priorité mais le système qui les rendent possibles, à travers l'éducation et les préjugés. On s'aperçoit alors que la société produit et se nourrit de la violence qu'elle prétend contenir et corriger (5). 


Lorsque l'on compare la société moderne à certaines sociétés traditionnelles, on insiste généralement sur le rôle important que jouent les coutumes et la religion dans ces dernières. Les tabous et les rites de ces sociétés traditionnelles sont souvent perçus comme brutaux et arbitraires comparé aux sociétés modernes considérées comme moins violentes. Or c'est notre cadre de référence et notre absence de recul qui nous empêchent de prendre la mesure de la violence de notre société. Comme l'a montré par exemple Michel Foucault, la société moderne n'a pas éliminé la violence mais l'a rendue moins visible. L'exécution publique spectaculaire a laissé place à la discipline et, plus globalement, à la gestion technologique des populations. Le conditionnement s'exerce à la fois sur le corps, par le biais de la médecine et de l'éducation, mais également sur l'esprit, à travers les techniques de l'information, du management, de l'enseignement, de l'éducation etc. Le résultat d'un tel conditionnement n'est pas l'élaboration d'un peuple pacifique. Les études sur l'obéissance, la déresponsabilisation et la banalité du mal ont montré comme ce dispositif a accouché d'une armée de bourreaux ordinaires et serviles, entièrement dévouée à l'administration de l'exploitation et du meurtre (6). 

Les avis divergent sur le nom qu'il faut donner au système moderne : Système technicien ? Système capitaliste ? Peut-être ne s'agit-il que des faces d'une même médaille, l'efficacité servant la rentabilité, le développement technologique nourrissant la croissance capitaliste et la consommation destructrice permettant l'accumulation financière d'une minorité. On peut énumérer un grand nombre de dispositifs techniques destinés à maintenir ce système basé sur l'exploitation : rénovation urbaine et urbanisme sécuritaire, empêchant la réappropriation, l'entraide et l'autogestion ; gentrification des quartiers, notamment à l'occasion de grands événements sportifs, métropolisation, plan vigipirate,  marché carcéral, mise en réseau des bases de données sociales et policières, néo-management etc. 

L'impérialisme et le colonialisme sont encore d'autres noms possibles, qu'il s'agisse de conquérir des terres, des peuples, des corps ou des consciences, et cela depuis les enclosures ou la découverte de l'Amérique jusqu'à l'appropriation de temps de cerveau disponible par les outils numériques. La colonisation des esprits, avec la victoire des médias de masse, comme l'a remarqué entre autre Gunter Anders, remet sérieusement en cause la démocratie. 


L'organisation de la violence dans la société moderne suppose au moins trois niveaux liés aux différentes classes et traduisant une gradation de cette violence. Le niveau le plus discret mais déjà puissant est celui des cadres. A la fois dominants et dominés, dominants parce que dominés, les cadres sont stressés par la politique du chiffre et l'obligation du résultat.. Ils subissent une certaine violence physique : disponibilité, mobilité ; et psychique : évaluation, quantification, modernisation, sanction, harcèlement, pression, licenciement (7). Managers, animateurs, DRH, chefs de services etc. sont pleinement soumis à l'injonction productiviste mais aussi consumériste. Car la consommation statutaire, bien qu'elle garantisse à la classe dirigeante un confort exceptionnel, s'avère en même temps très contraignante (tourisme, cosmétique, équipement etc.). 

Le niveau suivant sur lequel la violence s'exerce encore bien plus fortement est celui du prolétariat. Il s'agit traditionnellement des ouvriers, des paysans ou des esclaves, c'est-à-dire généralement des métiers manuels, même si certains métiers administratifs peuvent aussi s'avérer aliénant (appels téléphoniques, saisie des données, vente, surveillance, etc.) (8). Le travail y est mal rémunéré, peu valorisé et réclame peu de savoir-faire. Ainsi le prolétaire n'a pas de singularité et représente une fonction que n'importe qui peut effectuer. Le prolétaire est dépossédé de tout, de ses moyens de production, du logement qu'il loue, du savoir-faire lorsqu'il est sous-diplômé, du savoir-vivre lorsqu'il n'a plus la force de faire autre chose en fin de journée que d'avaler un plat préparé devant un écran de télévision. Autrement dit, le prolétaire a perdu toute autonomie pour devenir la ressource organique principale du capitalisme. Asservis dans leur corps au travail, les prolétaires sont aujourd'hui bien souvent dépossédés de leur imaginaire, colonisés par une culture de masse destinée à stériliser toute contre-culture ouvrière. 

Le dernier niveau où s'exerce le plus durement la violence sociale et institutionnelle est celui du sous prolétariat, comprenant les exclus, les marginaux, les anormaux, les fous, les étrangers, les réfugiés, les jeunes de banlieue, les pauvres, les squatteurs et les sans-abris, bref tous les criminalisés soumis au grand enfermement auparavant destiné aux lépreux et aux pestiférés (Foucault). Le monde moderne est celui des murs (Mexique, Israel, Afrique du Sud), du barbelé, des frontières, des codes d'accès, des cartes et des trousseaux de clés en tout genre, des ghetto et des bidonvilles contre les gatted communities (Rodrigo Pla, La Zona) (9). Ce sous-prolétariat, véritable anomalie pour le système, représente le potentiel révolutionnaire le plus évident, puisque d'emblée redouté par tous en temps de crise et de terreur perpétuelles. Rappelons que la terreur est avant tout le nom d'un régime politique qui désigne un ennemi interne et externe, véritable victime émissaire, en vue de garantir l'unité de l'Etat contre lui (10). Quel que soit les conflits réels de notre société, nous devons reconnaître à quel point la mise en scène médiatico-policière et simpliste de l'ennemi répond à un processus fondamental de diabolisation en vue de dessiner l'unité nationale, interdisant ainsi l'analyse complexe des causes de ces conflits. On peut se demander si cette situation figée n'est pas nécessaire à la classe politique pour se rendre indispensable aux citoyens. 

Or le régime de la terreur produit la plus grande des violences : loi d'exception, camps, ghettos, torture etc. Le résultat est inéluctablement la souffrance intolérable des habitants des bidonvilles, des migrants noyés, des militants persécutés, avec son lot de mutilations et d'exécutions sommaires. La terreur accouche mécaniquement d'un contre-terrorisme révolutionnaire tout aussi abominable mais nécessaire au maintien de la terreur d'Etat (11). 


Nous avons tenté de faire correspondre à la structure de classe de la société moderne différents niveaux de violence. Il s'agit bien sûr d'idéaux types dont les définitions recouvrent une réalité complexe. Deux possibilités pratiques sont alors possibles face à ce constat théorique : collaborer au système oppressif ou y résister. Dans le premier cas, la violence du système est acceptée, généralement par crainte d'être plus durement écrasé par ce système si l'on s'y oppose. Dans l'autre cas, on accepte le risque de s'exposer à une plus grande violence, dans l'espoir malgré tout de la faire reculer (12). 


L'opposition non-violente est d'abord celle qui emprunte les voies légales en vue de réformer le système de l'intérieur. Par exemple l'association Robin des toits réussi à obtenir un moratoire sur les antennes relais, sans doute provisoire, uniquement par la voie des médias et des tribunaux. Ce genre d'opposition s'appuie sur des structures reconnues : partis politiques, syndicats, associations. Il utilise les outils du dialogue, de la procédure, de la concertation, de l'animation, de la publication, de la manifestation etc. Il peut se retrouver empêchée par des procès, des coupures de subvention, des intimidations, etc. Mais le pouvoir, dans les démocraties parlementaires, en tant qu'elles veillent à leur image pour se maintenir, s'efforcent d'accueillir la contestation, sans pour autant trop céder de terrain pour ne pas perdre son autorité et ses privilèges. Son but est essentiellement de perdurer en s'adaptant aux revendications et en améliorant ses méthodes de persuasion. Le défaut de l'opposition légale et non-violente est sa faible puissance pour combattre les privilèges et les inégalités en profondeur et rapidement. Elle aboutit à des aménagements de l'oppression qui se restructure pour mieux persister (syndicalisme). 


On appelle désobéissance civile (même si elle n'est pas nécessairement le fait de personnes reconnues ou autoproclamées comme citoyens) le fait de sortir de la légalité de manière non-violente afin de pallier à l'inefficacité des réformes. Elle consiste en un refus non dissimulé de respecter la loi, en acceptant de subir d'éventuelles peines, de manière à sensibiliser l'opinion à l'illégitimité de cette loi (fauchage d'ogm, sabotage, grève, protection des demandeurs d'asile, lancement d'alerte, refus de la délation, par exemple à l'Anpe ou l'éducation nationale en ce qui concerne les sans papiers, réquisition de terres ou de logements, manifestation spontanée, etc) (13).

Le déséquilibre des forces entre le désobéissant et l'autorité contribue à alerter l'opinion sur l'injustice de la loi. Il est clair que cette méthode est appropriée dans des régimes où la représentation médiatique est importante. Bien qu'elle expose en principe le désobéissant à des peines (licenciement, amende, mutilation, emprisonnement, blessures, décès), elle apporte certains résultats, comme par exemple le moratoire sur les Ogm en France (14). Bien que non violente, la désobéissance civile est très souvent qualifiée de violente par les institutions, surtout lorsqu'il y a dégradation des biens, ce qui traduit une certaine fétichisation de la marchandise par les médias et le pouvoir dans notre société.


Il nous semble que l'on peut vraiment caractériser un acte comme violent lorsqu'il vise une personne pour la blesser physiquement ou menacer de le faire. La violence psychologique existe également mais est plus difficile à définir. Il est certain qu'elle s'avère bien plus grave lorsque le responsable de cette violence est en position de force et n'a pas grand chose à perdre (15). Il faut aussi distinguer la violence défensive de la violence offensive. La responsabilité de la première est largement partagée avec l'attaquant. On peut refuser de se défendre lorsqu'on est prêt à en subir personnellement les conséquences. Mais la passivité, quand elle met en danger autrui, peut s'apparenter à de la non assistance à personne en danger (16). 

Quant à la distinction entre révolte et révolution, elle est liée à la finalité de chacune. La première est perçue comme une réaction ponctuelle et corporative à une injustice. La seconde vise à installer durablement un nouveau régime. Les révoltes, nombreuses à travers l'histoire, ont rarement abouti à des révolutions. Quant aux révolutions, préparées de longues dates, elles profitent d'une révolte, ou en tout cas d'une circonstance exceptionnelle, pour avoir lieu (17).  

Bien que les révoltes apparaissent comme plus superficielles que les révolutions, on a vu à l'époque post-moderne apparaître une défense de la révolte contre l'idéal révolutionnaire, considéré comme inéluctablement totalitaire. Cette position se dessine après la seconde guerre mondiale, par exemple avec la dialectique négative de l'Ecole de Francfort (Adorno, Horkheimer, Marcuse) mais surtout dans le sillage de mai 68 avec le post-structuralisme. Il s'agit de refuser le mythe de la fin de l'histoire, avec son caractère messianique et totalitaire. Dans ce cas, on va privilégier des actions éparses, locales, ancrées dans le présent. Cette remise en cause du processus révolutionnaire, basée sur un certain réalisme, présente en revanche le risque de ne rien proposer d'autre qu'un aménagement du système et convient assez bien aux réformistes libéraux voire aux conservateurs. La tradition révolutionnaire, quant à elle, héritée de la Révolution française et conceptualisée par Marx et Bakounine, dans le sillage de Hegel, ne disparaîtra pas. Elle défend l'idée d'une violence purificatrice, issue de la vie et susceptible de renverser l'ordre inégalitaire imposé par les Etats bourgeois (Sorel, Benjamin, Sartre, Fanon).

Il est évident que ce qui apparaît comme un processus insurrectionnel ou révolutionnaire pour certains est directement qualifié de terrorisme par les responsables de l'ordre établi. Par exemple, les résistants de la seconde guerre mondiale étaient qualifiés de terroristes par le régime de Vichy. C'est pourquoi il est souvent si difficile d'évaluer de manière neutre et dépassionnée la violence révolutionnaire. La violence, en particulier lorsqu'elle est cruelle et gratuite, est un mal insupportable. La violence et la guerre sont des maux intolérables et méritent bien d'être condamnés a priori. Leur justification utilitariste est généralement suspecte et problématique. Mais, comme nous l'avons vu, la passivité peut aussi s'apparenter à de la complicité. On ne peut se soustraire aux principes de légitime défense et d'assistance aux personnes menacées. Autrement dit, si la violence doit disparaître, il faut s'interroger sur les meilleurs moyens d'y parvenir.


Nous avons d'abord tenté de montrer que la violence n'a pas disparu des sociétés dites démocratiques mais qu'elle les structure encore. De même, la résistance à la violence comporte différents degrés. La violence est indiscutablement un mal que l'on souhaite voir disparaître. Mais tout serait beaucoup plus simple si le refus de la violence ne revenait pas parfois à l'acceptation de la violence des autres. Comment rester sagement à sa place lorsque son voisin se fait agresser ? Ainsi le pacifisme peut se faire complice de l'agression. 

La démocratie, étymologiquement pouvoir du peuple, suppose un engagement de celui-ci supérieur à ce que le système électoral veut bien lui donner. Dans un sens, ce système est antidémocratique en ce qu'il invite chacun à déléguer sa puissance politique. Si bien que le militantisme est peut-être la seule activité susceptible de véritablement combattre la violence de l'exploitation. La légalité est idéalement la meilleure voie contre la violence. Mais dès lors que la légalité est elle-même illégitime, que reste-t-il d'autre que l'illégalité pour défendre la justice (18) ? 

Enfin, il semble que nous ne puissions pas définitivement parvenir à la paix et la justice autrement qu'à travers une révolution culturelle mettant fin au système de la défiance générale qui justifie les pouvoirs autoritaires. Comme le rappelle Cicéron, "Le fond de la justice est la foi, c'est-à-dire la fidélité et la véracité dans les paroles et les conventions". Nous retrouvons cet horizon chez un philosophe comme Levinas, qui prône une éthique de l'ouverture à autrui, en opposition avec le règne libéral actuel de la peur de l'autre et des calculs d'intérêt. Mais c'est également dans l'histoire des peuples anciens, comme le montrent les anthropologues Pierre Clastre et David Greiber, ou dans les conduites quotidiennes entre amis (Alain Caillé), que réside la possibilité réelle d'un vivre ensemble pacifié, dans lequel les conflits, inhérents à la diversité des opinions et des libertés, n'aboutissent pas à la guerre et l'horreur.


Notes


(1) Callicles affirme : "La nature nous prouve qu'en bonne justice, celui qui vaut plus doit l'emporter sur celui qui vaut moins, le capable sur l'incapable... La marque du juste, c'est la domination du puissant sur le faible" (Platon, Gorgias). Cette idée sera reprise par Nietzsche : "L'exploitation n'est pas le fait d'une société corrompue, imparfaite ou primitive ; elle est inhérente à la nature même de la vie" (Par delà le bien et le mal).

(2) "Les hommes ne retirent pas d'agrément... de la vie en compagnie, là où il n'y a pas de pouvoir capable de les tenir tous en respect. Dans un tel état (de guerre), il n'y a pas de place pour une activité industrieuse, parce que le fruit n'en est pas assuré" (Hobbes, Leviathan).

(3) Par exemple, Kant affirme, dans l'Idée d'une histoire universelle d'un point de vue cosmopolite, que l'opposition à autrui éveille le force humaine conduisant à la culture et la moralité. C'est la même idée que l'on retrouvera chez Hegel dans La raison dans l'histoire. On pourrait y ajouter les théories de Bernard de Mandeville et d'Adam Smith concernant le rôle joué par le vice privé, la concurrence et donc la violence, dans l'enrichissement des nations. 

(4) "Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargné au genre humain celui qui, arrachant les pieux et comblant le fossé, eût crié à ses semblables: "gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne" (Rousseau, Discours sur l'inégalité).

(5) Arrêtons-nous un instant sur la question de la violence policière. Matthieu Rigouste a défendu la thèse selon laquelle la notion de bavure est inadéquat pour la comprendre. Le tir tendu au flash-ball à auteur de visage est une technique précise et délibérée. Car, par essence, la police a pour objectif le maintien de l'ordre et non le respect strict de la légalité. L'intimidation et l'humiliation jouent ici un rôle fondamental. C'est sans doute la raison pour laquelle la promesse N°30 de F. Hollande de délivrer des récépissés de contrôle de police pour éviter le harcèlement au faciès n'a pas été tenue. Par ailleurs, Serge Dassault en 2011 affirmait "Quand on vend du matériel, c'est pour que les clients s'en servent". L'expansion du marché de la coercition et de la guerre, que ce soit au niveau de l'architecture, de l'armement, des technologies de contrôle ou des services, en France et à l'étranger, n'a donc pas un but simplement préventif. On peut difficilement  comprendre ce développement autrement que comme la condition d'un projet de domination et de contrôle par la force.

(6) Les expérience de Zimbardo, sur le zèle des participants à s'identifier à leur rôle de gardiens et de prisonniers, ou de Milgram, sur la façon dont les participants obéissent aveuglément aux experts, confirment les thèse de Hanna Arendt sur la banalité du mal dans Eichmann à Jérusalem. Experts, bureaucrates et ouvriers se trouvent pris dans un appareillage sophistiqué de domination et de répression généralisés, duquel il ne peuvent s'extraire sans risquer d'en être à leur tour la victime.

(7) voir par exemple Richard Sennet, La culture du nouveau capitalisme ; Frederic Lordon, Capitalisme, désir et servitude ; Philippe Coutant, Gérer sa vie

(8) Le prolétaire aujourd'hui peut être être aussi l'étudiante ou l'étudiant déguisé en peluche pour distribuer des tracts, le serveur ou la serveuse de fast-food, la caissière ou le caissier de grande surface, etc.

(9) Giorgio Agamben, dans Moyens sans fins notamment, décrit le régime d'exclusion et d'exception qui s'applique à la vie nue de ceux  qui ne sont plus considérés comme faisant partie de la cité et de la vie politique. Matthieu Rigouste, dans La domination Policière, parle lui des damnés de l'intérieur soumis à l'endocolonialisme, c'est-à-dire à une guerre coloniale mais à l'intérieur même des Etats. 

(10) René Girard, Dans la violence et le sacré, explique que les sociétés trouvent leur unité en tournant les rivalité, liées au fait de désirer tous les mêmes choses, vers un ennemi fantasmé. Freud, dans Malaise dans la civilisation, montre également que le groupe trouve son unité organique et vitale en détournant sa pulsion de mort vers l'étranger.

(11) Un modèle récent de terreur est celui de 2001 aux Etats-unis avec le Patriot acte, avec l'usage de la torture et la surveillance généralisée. Cet état de non droit s'appuie sur une philosophie utilitariste du mal nécessaire où la fin justifie les moyens. Torture (Abou Grahaïb, Guantanamo), guerre préventive, rétention de sûreté et prolongation des peines, droit pénal d'exception, politiques sécuritaires sont justifiés par l'argument de la recherche du plus grand bonheur pour le plus grand nombre (Günther Jacob, Fritz Allhoff et l'argument de la ticking-time bomb). Or cette philosophie, parfaitement amorale sur le plan déontologique, s'avère également désastreuse dans ses conséquences, puisqu'aucune information fiable n'est délivrée sous la torture et que l'agression préventive ne fait qu'accroître les haines et les violences.

(12) Les plus opprimés peuvent à première vue paraître ceux qui ont le moins à perdre à combattre le système. Toutefois, étant les plus affaiblis, il peuvent aussi désirer conserver le peu qu'ils possèdent, tandis que les plus privilégiés peuvent plus aisément prendre des risques. Ainsi il n'y a pas nécessairement de correspondance entre les différents degrés d'oppression et les différents degrés de résistance.

(13) On trouvera chez La Boétie au XVIe siècle, dans son Discours sur la servitude volontaire, un précurseur de la désobéissance civile. Il se demande "comment il se peut que tant d'hommes, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d'un tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'on lui donne". On trouvera chez Locke la possibilité de désobéir à L'Etat s'il est injuste. La figure la plus célèbre aujourd'hui est sans doute celle de Gandhi. Sandra Laugier et Albert Ogien, dans Pourquoi désobéir en démocratie se réfèrent à Emerson et Thoreau aux Etats-unis. 

(14) La désobéissance civile se distingue des opérations discrètes en vue de l'intérêt personnel que l'on qualifie de délinquantes. Toutefois, il n'est pas évident que toutes les opérations discrètes n'ait qu'un intérêt personnel, comme dans le cas de sabotage, de saccage ou de vol à des fins politiques ou sociales.

(15) On imagine mal un employé harceler son patron. De même, la dégradation des biens, lorsqu'elle touche directement une personne, peut être assimilée à une violence, en tant qu'elle nuit à sa qualité de vie, comme lorsqu'on expulse en urgence un squat de sans-abris. Mais la destruction d'un bâtiment administratif ou d'une vitrine relèvent davantage du sabotage ou du saccage que de la violence au sens propre. 

(16) C'est l'argument utilisé par Gunter Anders pour légitimer la violence antinucléaire. Selon lui, la non-violence, qu'il nomme happening, contre le lobby nucléaire, particulièrement dangereux pour l'humanité, est plus irresponsable encore que le pacifisme face à Hitler (La violence, oui ou non). 

(17) On ne confondra cependant pas les révoltes et révolutions avec les crises, qui sont la façon dont les régimes profitent ou créent des catastrophes pour étendre leur pouvoir : une guerre, un accident, un attentat, un séisme etc. (Naomie Klein, La Stratégie du choc).

(18) Toutefois, en tant que l'illégalité échoue elle aussi bien souvent et renforce l'oppression, lorsqu'elle est violente, en menant peu à peu vers la guerre, les dirigeants politiques et économiques ne pourront préserver la paix qu'en rompant avec leur incapacité structurelle au dialogue et surtout en acceptant de partager le pouvoir avec tous, ce qui risque de prendre encore un certain temps.


Février 2015, Nantes 


Photo : Fotomovimiento, Manifestation indépendantiste, Catalogne, Octobre 2019


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