Le
premier novembre 1755, cinquante mille à cent mille personnes
périrent lors du tremblement de terre de Lisbonne. Cet événement
troubla les esprits et en particulier celui de Voltaire. Il devint
impensable, pour l'auteur de Candide,
que nous vivions dans le meilleur des mondes voulu par dieu, comme le
pensait le philosophe allemand Leibniz dans sa Théodicée.
Or, ce que l'histoire ne retient pas, c'est le sort des survivants.
Certes mourir est un mal, l'un des pires de tous. Mais survivre ?
Epicure aurait sans doute affirmé que survivre est pire encore que
mourir, puisqu'une fois morts, nous ne sommes plus là, tandis que
les survivants ont à affronter la peine et la souffrance. Si
l'histoire s'intéresse avant tout aux morts, l'actualité elle ne
peut nier la détresse de ceux qui survivent aux catastrophes. Certes
survivre c'est ne pas être mort. Mais pour autant est-ce encore
vivre ? Devons-nous considérer la survie comme inférieure à la vie
ou bien comme une façon de vivre ? Doit-on considérer le survivant
comme un vivant amoindri ou au contraire faut-il souligner qu'il est
bien encore en vie ?
Le
terme "survivre" désigne au départ le fait de demeurer en
vie après la disparition de quelqu'un d'autre. Mais, lorsqu'on
oppose "survivre" à "vivre", le terme prend le
sens de vivre moins bien, voire de sous-vivre. Plus précisément, si
l'on prend les différents règnes minéral, végétal, animal et
humain déterminés par Aristote, la survie apparaît comme une
rétrogradation, un déclassement. Ainsi la plante, en mode survie,
se fige, sèche et se minéralise ; l'animal s'immobilise, devient
plante, matière première, comme dans l'élevage industriel ;
l'homme devient animal, au sens où sa vie semble se résumer à
chercher à satisfaire ses besoins primaires, comme lors des famines
ou dans les camps de concentration. L'homme paraît alors réduit au
rang de bête, voire de zombie, de mort-vivant, au stade de privation
le plus grave. Dans ce dernier cas, il ne cherche même plus à vivre
mais devient apathique et se laisse mourir. On dit aussi des hommes
qui ont perdu leur humanité qu'ils agissent comme des robots ou des
machines.
Pour
saisir comment il est possible de rétrograder ainsi, il faut tenir
compte du fait que les vivants ont besoin d'un environnement
particulier pour vivre : lumineux et humide pour les plantes, végétal
et animal pour les animaux, naturel et culturel pour les humains.
Mais lorsque son environnement se dégrade (quand les raisons ne sont
pas endogènes, comme dans le cas de la maladie ou la vieillesse), le
vivant est réduit à l'état de survie. Aristote qualifiait de
"violentes", par opposition à "naturelles", les
causes du dépérissement du vivant. Cependant, on peut aussi
distinguer des violences d'origine naturelle, comme les cataclysmes,
et celles d'origine humaine, lors des guerres ou des catastrophes
industrielles. Dans Ecume,
Sloterdijk explique qu'à partir de la première guerre mondiale et
de l'utilisation du gaz moutarde dans les tranchées, on a commencé
à s'attaquer à l'environnement du vivant davantage qu'au vivant
lui-même, ce qui produit un effet destructeur plus vaste et plus
durable, comme on l'a vu à Hiroshima ou plus récemment en Irak à
la suite de l'utilisation de missiles à l'uranium appauvri. La
destruction de l'environnement qui conduit à la survie n'est pas
uniquement physique. L’hôpital, par exemple, est un lieu qui a
pour inconvénient de détruire l'environnement social et affectif du
patient. Dans les camps de réfugiés (Soudan, Somalie, Kosovo,
Palestine, Inde, etc.), en plus des difficultés matérielles, il
faut faire face à la déstructuration de l'organisation sociale,
politique et même topologique. C. Levi Strauss affirme que le
pouvoir de l'empire colonial reposait sur une modification profonde
de l'organisation des villages traditionnels.
Il
faut insister sur les destructions opérées au niveau psychosocial
tout autant que physique dans les conditions de survie. De nombreux
films de survivants (voir l'article "liste de films post
apocalyptiques" sur wikipédia) insistent sur le double aspect
physique et moral de la catastrophe, en montrant qu'en plus du
rationnement des biens de nouveaux rapports de force s'instaurent. La
déshumanisation ne naît pas simplement de ce que, dans des
circonstances matérielles extrêmes, l'homme devient un loup pour
l'homme en poursuivant son intérêt personnel, mais d'une
destruction de l'environnement social. Mais lorsque les cadres
sociaux perdurent, les hommes parviennent à s'entraider. Ce que l'on
nomme "survivalisme" désigne précisément un repli sur
soi sécuritaire et une attitude ultra-individualiste qui ne vient
pas uniquement des circonstances matérielles. De nombreux peuples
peuvent vivre dans des circonstance extrêmes tout en s'entraidant.
C'est le cas des esquimaux. On peut considérer le survivalisme comme
l'attitude d'un homme issu d'une société d'abondance et
individualiste qui se prépare à être propulsé dans une situation
catastrophique.
Les
écueils inverses du survivalisme sont le paternalisme et le
misérabilisme. Celui qui voit son mode de vie détruit par la
catastrophe et devient en plus dépendant de l'assistance d'une
communauté plus riche peut se sentir en situation d'infantilisation,
de déshumanisation ou d'animalisation. Il se trouve en quelque sorte
dominé par la main qui l'assiste au lieu de recouvrer son autonomie.
Bien entendu, les organisations humanitaires sont capitales lorsqu'il
s'agit de sauver des vies humaines du désastre. Mais elles proposent
des solutions parfois trop superficielles ou induisent un sentiment
de frustration et de perte de dignité chez les victimes. Non
seulement se développe une impression d'endettement impossible à
soulager, mais en outre cela conduit à devoir s'adapter aux désirs
plus ou moins conscients des sauveurs.
La
figure de l'esclave permet de définir une certaine façon de
survivre quand bien même on ne manque pas nécessairement de quoi
vivre. L'esclave, bien entendu, a généralement des conditions de
vie inférieures à celles de son maître, mais en plus il possède
moins de droits et de libertés. On peut même dire, en suivant
Hegel, que l'esclave sacrifie sa liberté pour garantir sa vie.
Ainsi, si l'homme se caractérise par sa liberté, comme le rappelle
la déclaration des droits de l'homme, on peut soutenir que
l'esclave, sur le plan moral, survit plus qu'il ne vit.
Nous
venons de voir que survivre, c'est ne plus vivre pleinement aussi
bien du point de vue physique que moral. Cependant, il n'est pas
suffisant de s'en tenir à ce constat. Car l'on risque alors de ne
plus voir dans le survivant qu'un être auquel il faudrait apporter
le strict nécessaire et auquel il ne faudrait garantir que le
minimum vital. Or le survivant doit être considéré comme un alter
ego tout aussi vivant que nous. Les conditions extrêmes de survie
doivent être conçues comme provisoires dans la mesure où l'on ne
peut maintenir les survivants dans une sorte de sous-humanité. Même
dans un contexte exceptionnellement dur, le survivant doit être
approché comme un vivant à par entière, sans quoi l'on risque
d'accentuer son mal être, sans même s'en rendre compte, en adoptant
une posture excessivement compassionnelle.
Comme
nous l'avons dit, "survivre" signifie d'abord vivre après
quelqu'un d'autre ou après un événement et pas uniquement vivre
moins. Les traumatismes du survivant sont nombreux : il a perdu des
proches et un environnement qui lui était cher. La difficulté pour
lui va être d'envisager à nouveau l'avenir. C'est en reconstruisant
son futur que le survivant peut surmonter son passé, et non en
faisant du sur place et en demeurant un survivant, comme les réfugiés
dans les camps installés pour une durée illimitée, sans
perspectives d'avenir. La situation est identique pour les migrants
ballottés d'un lieu à l'autre par les pouvoirs publics, sans
possibilité de se construire économiquement, socialement et
pédagogiquement, comme c'est le cas par exemple pour les roms qui
survivent encore tant bien que mal à l'implosion de l'union
soviétique.
L'éducation
est une donnée importante dans les circonstances de survie (cf. Aide
et action). Il faut tout d'abord apprendre à s'adapter aux
circonstances extrêmes et à se réorganiser. Souvent, d'ailleurs,
dans le malheur, les hommes apprennent beaucoup sur eux-mêmes et les
autres, en particulier ceux qu'ils n'auraient pas rencontrés
autrement. Les survivants restent certes traumatisés mais sont aussi
profondément transformés. Nous apprenons toujours, quelque soit
notre âge, dans notre métier, par les médias, etc. Nous enseignons
également à nos proches, à nos enfants, etc. Pendant la seconde
guerre mondiale, des écoles existaient dans les camps de
concentration à l'initiative des détenus eux-mêmes. On enseignait
l'art, la philosophie, les sciences, etc. D'une part, se trouvaient
là réunis des hommes aux compétences très différentes et
susceptibles d'échanger entre eux et, d'autre part, l'apprentissage
était fondamental pour garder le moral, même le ventre vide.
Apprendre nous permet d'envisager que nous avons un avenir, même
dans les situations les plus désespérées. Sans doute est-ce la
raison pour laquelle certains retraités, en dépit de leur grand
âge, prennent des leçons dans divers domaines.
Ensuite,
il faut noter que le survivant reste bien vivant en tant qu'il
continue de jouer et de créer. Les hommes communiquent entre eux
pour échanger des informations mais aussi inventer des histoires,
stimuler l'imagination, se distraire, réfléchir, etc. Même dans le
plus profond dénuement, les hommes continuent de jouer de la
musique, de travailler les matériaux, de se parer et de faire la
fête. On peut songer, pour s'en convaincre, à toutes les œuvres
produites dans les camps de concentration ou encore aux fêtes qui
avaient lieu lors du siège de Sarajevo qui dura de 1992 à 1996.
De
plus, les survivants ne cessent pas pour autant d'aimer. Comme tout
le monde, ils font l'amour et recherchent l'intimité. L'intimité ne
se limite pas à la possibilité de se laver ou de satisfaire ses
besoins à l'écart, comme dans notre culture. Elle consiste
également à pouvoir partager des moments privilégiés, voire
exclusifs, avec ceux que l'on aime, quelque soit la nature de cet
amour (Cf Hiroshima
mon Amour d'Alain
Resnais).
Enfin,
nous pouvons dire que les survivants ont besoin d'une vie politique.
Mêmes si généralement les survivants sont sous le contrôle de
leurs tuteurs, ils ont besoin de contribuer à l'organisation de leur
vie. Nous l'avons dit, de nombreux problèmes surviennent du fait de
la destruction de la société et une recomposition superficielle ne
suffit pas. Il faut impliquer les survivants dans les décisions et
leur donner des responsabilités.
Nous
comprenons donc en quoi le survivant est bien encore vivant et ne
perd en vérité rien de ce qui fait de lui un être humain à part
entière. Même si le malheur et la misère rendent difficile une vie
accomplie, la pauvreté ne nous réduit pas à la simple animalité.
Dans certains cas mêmes, nous vivons d'autant mieux que notre vie
est plus sobre. Il ne s'agit pas à proprement parler de survie mais
de nombreuses personnes, à l'occasion de leurs vacances ou plus
durablement, adoptent volontairement un mode de vie frugal, en
considérant qu'ils vivent ainsi plus authentiquement que dans le
confort offert par la société de consommation.
La
survie est donc opposée à la vie, en tant que vie amoindrie, tant
sur le plan matériel que moral. Pour cette raison, la survie
représente un scandale et il est naturel d'aider toute personne dont
les conditions de vie son détériorées à retrouver un niveau de
vie convenable et digne. Cette aide ne saurait se réduire à une
aide matérielle, ou du moins uniquement à des objets de première
nécessité ou des lieux strictement utilitaires. Il faut également
une aide morale, des outils et des endroits pour s'organiser,
apprendre, créer, se distraire, etc. C'est la raison pour laquelle
il ne faut pas opposer trop radicalement la survie à la vie. Nous
devons bien considérer que le survivant, en dépit des conditions
difficiles, doit mener une vie accomplie, avoir une activité
valorisante, des rapports humains satisfaisants, etc. Survivre nous
met dans une situation tragique qui nous rapproche de la mort. Il est
donc impératif de sauver notre prochain de cette situation. Mais
lorsqu'on ne peut agir en profondeur et résoudre les difficultés en
agissant sur leurs causes premières, il importe encore d'aider les
survivants à mener une vie décente. L'aide que l'on apporte sur le
plan matériel ou moral ne doit pas non plus étouffer la liberté et
la créativité.
Références
:
Reportages
: Le
camp des oubliés
de Marie-Christine Courtès et My Linh Nguyen ; Les
enfant de l'exil
de Christopher Quinn ; La
vie dans les camps de réfugiés
de Marc-Antoine Pérouse de Montclos ; Le
Petit Vietnam de
Philippe Rostan.
Romans
: Ravage
de René
Barjavel
(1943)
; La
terre demeure
de George
R. Stewart
(1949)
; Le
Jour des Triffides
de John
Wyndham
(1951)
; Soleil
vert
de Harry
Harrison
(1966)
; Les
survivants
de Paul
Piers Read
(1973)
; Malevil
de Robert
Merle
(1972)
; L'Autoroute
sauvage
de Gilles
Thomas
(1976)
; Robinson
Crusoé
de Daniel Defoe ; Into
the wild
de Jon Krakauer et Christian Molinier ;Je
suis une légende
de Richard
Matheson
Primo
levi, Si
c'est un homme
; Soljenitsyne, L'archipel
du goulag
; L'Espèce
humaine
de Robert
Antelme
Essais
: Bertrand
Vidal, « Survivre
au désastre et se préparer au pire » ;
Mel
Tappan,
Personal
survival letter
; Le
piège humanitaire
Jean-Christophe
Rufin
; G. Bensoussan, Génocide
pour mémoire
; Voltaire, Candide
; Naomie Klein, La
stratégie du choc
; P. Sloterdijk, Ecume
; C Levi STrauss, Triste
tropique
; Hobbes, Le
Leviathan
; L'Entraide,
un Facteur de l'Evolution
de Pierre Kropotkine ; La
simplicité volontaire contre le mythe de l'abondance,
Paul
Ariès
; De
la très haute pauvreté
; Ce
qui reste d'Auschwitz
de
Giorgio
Agamben
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