Nous
vivons au contact des choses et des gens mais tentons sans cesse de
percer cette surface pour saisir le sens et la profondeur de ce que
nous percevons. Nous ne nous contentons donc pas de ce qui apparaît
à nos sens et cherchons à appréhender l'essence dissimulée des
choses. Ceci laisse supposer que la surface est insuffisante et qu'il
faut chercher au-delà. Que lui manque-t-il au juste ? Pourquoi ne
pas nous en contenter ? Doit-on négliger la surface et nous
concentrer uniquement sur ce qu'elle protège ?
"Superficiel".
C'est le terme dépréciatif désignant la surface dans toute sa
vacuité. Nous disons d'une personne qu'elle est superficielle quand
elle joue un rôle et essaie d'incarner des valeurs de manière
factice. De même, on qualifie de superficielle une personne qui ne
s'attache qu'à son apparence physique, sans se soucier de sa
grandeur d'esprit ou de cœur. L'hypocrisie est aussi une attitude
superficielle qui consiste à témoigner d'une gentillesse qui n'est
pas éprouvée en réalité.
Les
philosophes ont souvent critiqué la superficialité des rapports
sociaux. Nous sommes en quelque sortes enfermés dans l'image que
nous voulons donner aux autres et qui est liée à notre statut ou
notre fonction dans la société. Or ce que nous sommes au fond ne
saurait se résumer au rôle social que nous jouons (Sartre). Il
s'agit soit de découvrir un moi plus profond et authentique
(Bergson), soit de concevoir l'identité personnelle comme une
construction (Nietzsche).
On
a parfois comparé la société à une sorte de carapace venue
recouvrir et dénaturer la nature originelle de l'homme (Rousseau).
Le temps et les conventions nous ont inculqué des habitudes sans
fondement, qui masquent l'essence de l'homme en général. Les
philosophes des lumières pensent ainsi qu'en dépit des différences
de cultures, les hommes appartiennent au fond à une même famille.
Même la couleur de peau, dans ce cadre, nous apparaît comme une
surface insignifiante qui ne nous autorise pas à juger autrui. Seuls
les actes témoignent de l'être réel et profond de chacun.
On
a tendance parfois à qualifier le monde moderne de superficiel en
raison de l'importance accordée à la possession matérielle et de
l'influence considérable des images sensationnelles publicitaires ou
médiatiques. Ainsi G. Debord appelle-t-il "société du
spectacle" notre société basée sur les apparences et le
mensonge. Cela laisse supposer, d'une part, que la société doit se
moraliser, c'est-à-dire adopter à l'avenir des valeurs meilleures
ou, d'autre part, qu'elle doit retrouver l'authenticité qui
caractérisait les sociétés passées (Heidegger).
La
société de consommation tend à produire des objets superficiels,
c'est-à-dire des gadgets ou des accessoires inutiles. Les objets
kitsch n'ont pas de réelle fonction. Ils ont moins de valeur que les
objets utilitaires ou encore les œuvres d'art (ou certains jeux qui
conservent un sens ou un intérêt en dépit de leur gratuité).
L'objet tout à fait superficiel est jetable, éphémère, tributaire
des modes passagères et des caprices. Il est purement ornemental,
tout en étant de mauvais goût.
La
critique de la superficialité (vanité) du monde en général peut
se faire au nom de la religion (Ecclésiaste) mais aussi de la
philosophie, en particulier au nom de la raison et de la science. Le
philosophe nous invite à nous hisser hors de la caverne (Platon) ou
à entrer en nous-mêmes (Descartes), afin de ne pas nous laisser
leurrer par les illusions des sens. Ce projet consiste à partir à
la recherche de la vérité, de la réalité en soi et d'un arrière
monde stable caché derrière l'apparence mobile des choses
terrestres. C'est aussi une façon de s'émanciper par la pensée du
désordre et des malheurs de la vie (conflits, vieillesse, mort,
etc.). Enfin, c'est un objectif pour la science qui doit être
capable de saisir l'ordre qui régit les phénomènes apparemment
instables.
Ce
qui nous apparaît immédiatement se donne comme absurde et
inexpliqué tant que l'on n'a pas saisi l'origine ou la finalité
d'un phénomène. On peut recourir à une explication magique ou
scientifique pour tenter de comprendre ce qui nous arrive. Nous
sommes donc naturellement portés à chercher le sens de ce qui est,
en nous demandant d'où viennent et où vont les effets de surface
que nous observons.
Lorsque
l'on compare la surface d'une chose à son volume général, on est
souvent frappé par sa minceur, voire sa fragilité. La surface peut
protéger comme une peau, tout en étant elle-même vulnérable. Il
importe donc d'entretenir les surfaces pour éviter que l'altération
ne s'étende à l'ensemble, même si parfois il ne s'agit que d'un
ravalement de façade. La surface possède aussi une sous face, comme
la doublure d'un manteau, le dessous d'un plafond ou la surface de
l'eau vue de l'intérieur de l'eau. Mais la sous-face est de même de
nature que la surface, en dépit du point de vue que l'on adopte, et
s'oppose pareillement au fond.
A
propos des langues, on peut assimiler le signifiant (mot) à une
surface servant à exprimer un contenu : le signifié (idée). Les
signes sont donc destinés à exprimer des idées. Si l'on ne
parvient pas à interpréter ces signes, on en reste à la surface
sans comprendre le sens de ce que nous entendons ou lisons.
Nous
venons de voir en quoi la notion de surface connote l'imperfection,
l'incomplétude, l'inachèvement, l'insuffisance. L'homme tend
naturellement à compléter les apparences et la surface des choses
par une réflexion sur leur nature, leur profondeur. Toutefois, on
doit veiller à ne pas perdre pied par rapport au réel et à ne pas
s'enfoncer dans l'obscurité d'un hypothétique arrière-monde. C'est
ce que l'on peut reprocher au mystique ou au scientifique perdu dans
ses abstractions et déconnecté de la vie ordinaire. Le fanatique
également paraît plonger son regard au loin, dans l'au-delà d'une
utopie déraisonnable, au nom de son mépris pour un ici-bas qu'il
juge superficiel. Ce mépris peut aussi porter sur les gens
ordinaires considérés comme futiles et ignorants.
Au
contraire, le philosophe terre à terre (matérialiste, hédoniste,
pragmatique) nous invite à ne pas trop nous perdre dans nos rêveries
ou nos spéculations. Par exemple, il exige que toute théorie soit
confirmée par l'expérience, que toute opinion soit examinée par
d'autres. Il désire aussi que nous restions attachés à la vie, au
plaisir, que nous sachions apprécier le chatoiement du monde plutôt
que de nous sacrifier corps et âmes à de vaines idoles. La
complexité et la mobilité de la surface, dans ce cas, n'est plus un
défaut mais au contraire un enrichissement.
Revaloriser
la surface et le monde ordinaire peut entraîner une réhabilitation
de la vie sociale. Nous devons accepter de nous construire en
fonction du regard des autres, car nous existons en fonction de leur
regard. Ne plus être vu et reconnu s'est disparaître un peu.
L'approfondissement de la vie nécessite certes un certain retrait
solitaire pour réfléchir sur sa condition, mais c'est toujours par
rapport à ce que nous vivons avec les autres. Dans ce sens, la
difficulté ne consiste plus à s'écarter de la vie publique, comme
les moines du moyen-âge, mais au contraire à s'affronter à la vie
mondaine et au monde en surface. Non plus sortir seul de la caverne,
mais s'y plonger avec les autres pour y décrypter les ombres
mouvantes.
C'est
d'ailleurs un trait discutable de notre époque que de nous inviter à
nous exposer en public, à livrer nos secrets intimes et à séduire
par l'exposition de notre soit disant personnalité véritable - sans
négliger cependant d'importants correctifs cosmétiques. Vivre à la
surface du monde, au grand air vaut mieux dit-on que de chercher
vainement la vérité dans les profondeurs en se renfermant sur soi.
La surface perçue ainsi est exposée en plein jour, elle respire. On
accepte alors la matérialité des choses et de son propre corps.
Bronzé, sportif, l'homme de l'extérieur brille, comparé à
l'ouvrier enchaîné au fond de l'usine ou au triste bureaucrate
penché à son bureau. Se dresse ainsi la figure du golden boy, de
l'homme public, de la vedette, qui surplombe les profondeurs du haut
de son building, tandis que les gens ordinaires grouillent au creux
des rues ou dans les galeries du métro. Ainsi, au lieu d'être noyé
dans la masse, le héros moderne se dresse à la surface et s'expose
sur les premières pages des journaux.
La
surface peut se trouver valorisée dans les philosophies plus
sensibles à l'esthétique et la poésie qu'à l'aridité
scientifique. Au lieu de réduire le réel à une connaissance
universelle figée et impersonnelle, comme les modernes, les
postmodernes valorisent le flux, la création, la vitalité,
l'expérimentation, la spontanéité et la légèreté.
Enfin,
bien que légère et souple, la surface reste indispensable du fait
de la protection qu'elle nous offre. Que serait l'homme sans les
vêtements qui le protègent du froid mais aussi de l'humiliation (au
sens où l'homme involontairement nu se sent vulnérable) ? Notre
peau à la fois nous protège des agressions extérieures et nous
assure un contact charnel avec les êtres.
Nous
avons tout d'abord montré en quoi la surface est toujours
insuffisante ou mensongère pour l'homme qui, par nature, transcende
l'expérience pour en savoir davantage et ne pas se contenter des
apparences. Toutefois, nous ne devons pas perdre de vue ce que le
monde nous offre comme variété d'expériences. Il importe donc tout
autant d'approfondir les situations superficielles que de savoir
jouir de la vie. De la même manière, nous devons concilier plaisir
à court terme et vision à long terme, jouir d'un côté et prévenir
de l'autre. Nous ne pouvons vivre dans la pure spontanéité ni non
plus renfermés sur nous-mêmes. De manière générale, fond et
surface communiquent ; les choses surgissent à la surface ou bien
s'y plongent, apparaissent et disparaissent tout en restant à
certains égards les mêmes.
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