mercredi 18 décembre 2013

SUR L' ÉCRITURE


ECRITURE ET LIBERTE

Nous vivons dans un monde graphématisé, c'est-à-dire où nous utilisons l'écriture et la lecture pour nous orienter (affiches, pancartes, signalétiques, étiquettes, packaging, écrans, etc.). Dans les sociétés anciennes, on recourait davantage à l'information orale et aux indices naturels (traces, empreintes, astres, etc.). Qu'est-ce qui explique cette évolution ? Doit-on y voir le signe d'un progrès et d'un gain de liberté ? Qu'a-t-on perdu dans ce processus ? N'est-il pas à l'origine de nouvelles formes d'aliénation ?



L'écriture est apparue dans l'histoire de l'humanité en Mésopotamie vers 3300 avant JC, créant une ligne de fracture entre les peuples sans écriture (préhistoriques) et avec (historiques). Toutefois, les sociétés sans écritures se servent de traces diverses pour fixer le statut de chacun ou les grandes lignes de leur histoire et de leur mythologie. Il a souvent été affirmé que les peuples de l'écrit sont plus évolués que ceux de l'oral, ou que la religion du livre est supérieure au polythéisme – tout comme les classes éduquées se perçoivent comme supérieures aux autres. Ces préjugés ont été combattus, par exemple par C. Levi-Stauss lorsqu'il affirme que chaque société évolue dans un domaine qui lui est propre (art, morale, etc.) sans se concentrer nécessairement sur l'évolution technique.

Néanmoins, cela ne nous interdit pas de considérer l'arrivée de l'écriture comme une émancipation. N'y a-t-il pas un réel pouvoir lié à l'écriture et la lecture ? D'après Leroi-Gourhan, les techniques sont des externalisations amplificatrices de nos facultés. L'automobile serait par exemple une amélioration des jambes. Par conséquent, l'écriture serait une externalisation de nos facultés mentales (mémoire, imagination, raison). L'ordinateur apparaît comme un développement de l'écriture. Par conséquent, savoir écrire et lire c'est mieux retenir, anticiper, calculer.

On note aussi que l'écriture est une extension de l'oralité. Ainsi l'écriture permet-elle d'augmenter notre faculté de communiquer dans l'espace et le temps. L'invention de l'imprimerie puis d'internet ont démultiplié ces moyens de communication. Par conséquent, la coopération et l'intelligence collective s'en sont trouvés accrus, accélérant le rythme de la créativité.

Internet s'inscrit dans le projet encyclopédique de transcription de la réalité naturelle et humaine. L'écrit permet d'archiver, d'analyser, de partager etc. A mesure que le monde est transcrit, il est compris, lu et relu dans les moindres détails. Ainsi, l'écriture apparaît-elle comme un moyen de clarification et de réflexion. Le savoir devient un pouvoir. Nous pouvons d'autant plus maîtriser le monde qu'il est écrit (en langage mathématique, précisait Galilée).

Du point de vue du pouvoir et du gouvernement, l'écrit est un instrument de contrôle et donc un moyen pour les dominants d'être libres d'exercer leur volonté. L'écrit permet d'élaborer des fichiers en cumulant symboles (noms), icônes (photos) et indices (empreintes) (Bertillon). Le travail de la police devenant plus efficace, le gouvernement est plus à même de faire respecter l'ordre qu'il désire.

Comme le pouvoir politique, le pouvoir commercial dépend de l'écrit. Il en est d'ailleurs fait un usage commercial et administratif dès le départ en Mésopotamie - même si les fonctions religieuses, esthétiques et ludiques ne tardèrent pas à s'y ajouter. L'écrit permet de fixer un patrimoine, d'enregistrer des biens, de signer des contrats et apparaît comme une pratique monétaire capable de remplacer les métaux précieux.

Puisque nous traitons de l'écriture comptable, nous pouvons aussi remarquer que les sciences mathématiques sont dépendantes de l'écrit. Les calculs complexes ne sont possibles qu'en étant écrits, la mémoire humaine étant trop faible. De même, l'intuition visuelle géométrique est soutenue par le tracé extérieur du dessin.

Sur le plan littéraire, l'écriture a permis l'évolution de la langue par ses analyses et sa distance. La poésie s'est développée grâce à la transcription, ainsi que la transformation manuelle et visuelle des mots. De même, la poésie sonore a-t-elle profité de la transcription pour augmenter les effets musicaux de la langue.

A propos de l'utilisation de l'écriture en musique, Rousseau remarque, pour le critiquer, que la notation permet l'harmonisation. A vrai dire, l'écriture musicale a permis de compliquer l'architecture musicale. Une symphonie ne pourrait être coordonnée sans l'écrit. Quant à la musique électronique, elle n'est rendue possible que par la transcription électronique des sons.

Il est évident que les évolutions architecturales sont elles aussi liées au calcul, au plan, etc. L'évolution des techniques et des formes est largement tributaire de la projection sur le papier. Nous pourrions ajouter à la longue liste des arts qui ont évolué grâce aux outils d'écriture : le design, le graphisme, la danse, le théâtre, le cinéma, la vidéo etc.

Au delà des avantages techniques et esthétiques, il faut considérer l'évolution sociale. Grâce à l'écrit sont apparues de nouvelles formes d'émancipations. De manière générale, la lecture et l'écriture permettent de s'émanciper du groupe (R. Bradbury, G. Orwell), soit pour rêver ou réfléchir, mais aussi pour prendre conscience de son aliénation. Si l'accès au livre pour les femmes et les esclaves fut interdit, ce fut pour éviter que ne se développe un esprit de contestation.

A partir de cette propriété particulière du livre s'est développée l'idée des Lumières de démocratiser l'écrit. L'alphabétisation générale eut comme ambition l'émancipation universelle de l'espèce humaine (même si une certaine propagande en fut la contrepartie, comme nous le verrons). L'autonomie de chacun est clairement attachée à la maîtrise de la lecture et de l'écriture.

On peut opposer très nettement le totalitarisme, basé sur la parole et l'affectivité à l'égard du chef, à la démocratie qui accorde à l'individu, à travers l'écrit, la possibilité de développer un point de vue personnel. Sa diffusion peut générer des mouvements d'opposition et de révolte.

La lecture silencieuse, rejoignant le silence de l'écriture, suscite une certaine inquiétude dans les sociétés traditionnelles où les liens interindividuels sont puissants. Le lecteur paraît plongé seul dans un autre monde et semble comploter avec quelques puissance mystérieuses (comme c'est le cas des utilisateurs de sms). De plus, la mobilité du livre, peu à peu sorti des bibliothèques, confère au lecteur une indépendance en toutes circonstances. L'ennui dans les files d'attente, dans les transports, au sein de la mauvaise compagnie, est facilement trompé dès lors que l'on détient dans sa poche un narrateur passionnant.

Il faut souligner la liberté dont jouit le lecteur par rapport à l'auteur. Apparemment libre d'écrire ce qu'il veut, l'auteur reste néanmoins prisonnier de l'angoisse d'avoir à affronter le jugement de son lecteur anonyme. Il est prié de se rendre compréhensible, de s'objectiver, de se couler dans le moule d'un langage tolérable, tant sur le plan grammatical que moral ou politique. Le lecteur, lui, lit ce qu'il veut, quand il veut, quittant un auteur pour un autre et s'appropriant le texte comme bon lui semble (ce qui donne lieu à des récupération, comme Nietzsche par les fascistes ou Marx par les soviétiques).

L'écrit nous place dans une situation d'indépendance par rapport au groupe, tout en permettant une sorte de dialogue aveugle. Nous ne nous sentons plus seuls en lisant ou en écrivant, sans pour autant être soumis à qui que ce soit de précis. Ainsi, nous pouvons nous livrer avec une sorte d'impudeur et transgresser les frontières de ce qui peut être dit ou entendu. L'écrit permet ainsi une liberté de parole que nous n'aurions pas à l'oral. Cela apparaît également dans l'échange épistolaire où nous nous faisons plus audacieux que dans le face à face.

L'auteur et, à plus forte raison, le lecteur sont des rêveurs éveillés (Bachelard). Ainsi, l'écrit n'est-il pas seulement le support de la raison, mais aussi aussi celui de l'imaginaire à travers la poésie. Le lecteur s'aventure dans des imaginaires inconnus, en même temps qu'il chemine au sein de sa propre imagination. La lecture, par rapport à la vision de l'image matérielle, nous conduit à rencontrer des images mentales sorties de notre propre fore intérieur.

La lecture agit aussi comme un régulateur de la pensée. En même temps que je peux aller, venir et m'arrêter dans ma lecture, je peux couler ma pensée dans celle de l'auteur. Ainsi je me libère des obsessions liées à ma vie avec les autres pour m'ouvrir à des idées nouvelles. Dans ce mouvement, ma pensée est libre de quitter les lignes que je lis pour s'évader dans les méditations suscitées par l'arrière fond de ma lecture.

Enfin, le livre est le garant d'une pensée nomade. A la culture enracinée dans un site terrestre, le livre substitue un territoire utopique. Le référent culturel n'est plus tel lieu ou telle époque. De plus, la traduction permet la migration à travers les époques. Nous pouvons confronter les temps passés et inventer les mondes à venir (Platon, Moore, etc).

Avec les nouvelles technologies, nous observons la généralisation de la réversibilité de l'écriture et de la lecture avec la lecture hypertextuelle, qui est une forme de lecture-écriture. L'interactivité permet les citations, les copier-coller, et de travailler l'écriture directement à partir d'autres textes.



D'une manière générale, l'histoire de l'écriture est perçue comme l'histoire du progrès de l'humanité, de la raison, de la technique, de la société et de la liberté. Le développement d'un pays suppose l'accès à tous à la lecture. L'utilisation même des technologies modernes ne va pas sans l'usage de l'écriture. Comment pourrait-on dans ce cas critiquer l'écrit ? Qui souhaiterait voir les hommes rester analphabètes ou revenir à la préhistoire ?

Tout d'abord, on peut critiquer l'écrit sans pour autant prôner sa disparition, en en déplorant simplement un certain usage. L'écrit peut être un outil d'homogénéisation des sociétés. En apprenant à lire et écrire, nous apprenons non seulement une technique mais aussi un contenu. L'école peut être le lieu où l'on enseigne, à travers la lecture choisie, une religion, une morale, une philosophie, une langue. Autrement dit, l'écrit est un outil de centralisation des consciences, au même titre que les autres médias.

L'écriture est un outil d'administration gouvernementale et commerciale. Elle permet de hiérarchiser la société en évaluant les qualifications. Nous vivons dans des mondes hautement bureaucratiques, kafkaïens, où les rapports interpersonnels sont souvent étouffés par des procédures écrites. La lourdeur administrative ou la crise boursière n'existeraient pas sans l'écrit.

Comme toutes les techniques, l'écriture génère des inégalités. Analphabètes et illettrés constituent un ensemble dominé, affaibli, dépendant, réduit au silence. Dans le système moderne, les faiblesses à l'écrit et les difficultés de lecture sont des handicaps importants. De plus, l'apprentissage de l'écrit a une incidence sur la qualité de l'expression orale, laquelle est un facteur de discrimination sociale supplémentaire dans certains milieux.

En s'appuyant sur les frustrations des classes les moins éduquées, le populisme tend à valoriser l'oral contre l'écrit. Cela passe par une critique systématique des intellectuels ou des élites. Le fascisme promet une révolution culturelle où les livres seront brûlés et les écrivains éliminés au profit du bons sens populaire. Le travail, la fête, le sport et la guerre sont supposés créer une collectivité soudée là où l'écriture engendrait individualisme et élitisme.

Le totalitarisme utilise les médias les plus proches de l'oralité (cinéma, radio, télé) pour organiser la société autour d'une parole forte, charismatique et omniprésente. L'influence immédiate et affective de l'oralité assure plus certainement l'adhésion de l'auditeur que l'écrit vis-à-vis duquel le lecteur peut aisément prendre ses distances.

L'écrit, tout comme la parole d'ailleurs, peut être déprécié au profit de l'action. La promesse verbale et le contrat écrit sont considéré comme des engagements toujours douteux. On se méfie des beaux parleurs et l'on n'accorde une véritable confiance qu'aux actes eux-mêmes. On parle alors de réalisme ou de pragmatisme, en dénonçant les rêveries utopiques ou les sophismes.

J. Derrida a mis en valeur un aspect important de la tradition philosophique mais aussi, sans doute, de notre civilisation. En dépit de la place énorme qu'a pris l'écrit dans nos sociétés, celui-ci a toujours été un objet de méfiance. L'écrit est assimilé à une parole morte, figée, voire mensongère par rapport à l'oral. L'important, dit-on, est l'esprit derrière la lettre. Dans Phèdre, Socrate affirme que l'écrit ne répond pas quand on l'interroge, pas davantage qu'un cadavre.

L'écrit, en tant que signe, prend la place de la parole dont il est le signe. Ainsi, l'écrit indique-t-il une absence, laquelle renvoie à une présence lointaine, objet de nostalgie et de vénération. Cette conception relève d'un certain mysticisme qui privilégierait la présence authentique d'un esprit, d'une essence, par rapport au simulacre de l'écrit. A partir de ce principe, la démarche philosophique serait hantée par un désir de fusion, d'intuition directe de la nature vraie des choses dissimulées par des artifices.

On trouvera chez Rousseau une condamnation des arts et des techniques de l'écrit. Celui-ci cultive une vision nostalgique et pré-romantique du bon sauvage corrompu par la civilisation. L'écrit, certes, donne aux hommes la capacité de s'exprimer avec exactitude mais au détriment de l'expressivité. La raison, pourrions-nous dire, s'est développée au détriment du cœur. D'une certaine manière, ce refroidissement des sentiments humain aura des conséquences morales, éteignant les rapports naturels de pitié, d'amour et d'amitié et créant des rapports artificiels d'honneur et de prestige.

Le romantisme est, bien entendu, un mouvement littéraire. Mais, par un effet boomerang (l'habit crée la nudité, la parole le silence, la voiture le jogging), il développera une sorte de technophobie qui débouchera sur une valorisation de la vie primitive et naturelle, ainsi que les traditions orales. Sous une forme réactionnaire ou révolutionnaire, à droite comme à gauche, le romantisme tend à valoriser l'immédiateté, la vie simple et la campagne.

La philosophie de Heidegger présente des aspects similaires. Elle s'attaque à la rationalisation du monde et à la manière dont l'homme habite la nature qu'il réduit à des atomes comptabilisables. Heidegger rejoint également une forme d'état d'esprit orientaliste, valorisant la poésie contre les mathématiques, le silence, le laisser-être, contre le bavardage et le volontarisme agressif de la société moderne. Il ne condamne pas l'écrit totalement mais l'écriture superficielle et artificielle éloignée du souffle de l'oralité des poètes.

Nous pourrions qualifier de vitalistes ou d'existentialistes les philosophes inquiets de la mécanisation du monde entraînée par le système de l'écrit. La liste est importante de ceux qui, de Nietzsche à Sartre en passant par Bergson, se méfient d'une langue réduite à la structure de l'écrit, d'une langue figée qui remplacerait le flux complexe du monde par des étiquettes grossières.

Dans les courants libertaires liés à mai 68, chez H. Lefebvre ou G. Debord, on trouve une critique du discours marchand basé sur une forme de rationalité économique et de goût du spectacle. Alors que la parole libre, vivante et inattendue porte en elle un élan révolutionnaire émancipateur, le discours des politiques et des marchands étouffe dans son organisation la vie populaire. Ce romantisme de gauche ne rejette pas l'écrit mais son usage officiel, conventionnel et stéréotypé. Il fournit l'occasion d'expériences originales et radicales concernant les arts et la vie.

Peu de temps après apparaîtra la démocratisation de l'informatique et d'internet. L'écran remplace alors le papier. Or la lecture à l'écran va susciter des critiques revalorisant non seulement la parole mais aussi la lecture papier. La lecture à l'écran est accusée d'être une lecture distraite, décousue, superficielle qui, en outre, virtualise les rapports humains en nous éloignant les uns les autres et nous déconnecte du monde réel. On dénonce également un appauvrissement de la langue, soit trop proche de l'anglais international soit trop éloignée de l'orthographe. Elle devient une sorte d'écrit-parlé, de phonétisme creux, instrument des rumeurs inconsistantes.

Sociologiquement, cet écrit-parlé génère un discours impersonnel, où l'on ignore qui est l'auteur ou le destinataire, où l'on soupçonne chacun de schizophrénie et de cultiver une personnalité multiple. Le droit d'auteur lui-même se trouve menacé. L'écrit-parlé court sans que l'on sache d'où il provient, à qui il s'adresse, ni à quel degré le prendre. Ce discours à la fluidité indistincte semble annoncer la fin d'un monde et l’avènement d'un homme nouveau connecté à la pensée collective et abreuvé de rumeurs et de publicités sans plus aucun rapport avec la réalité.

A cette évolution qualitative, due à la dématérialisation progressive des supports, s'ajoute une évolution quantitative. De plus en plus de choses s'écrivent et les supports sont de plus en plus éphémères. Pour pallier à la mauvaise qualité du support, il faut une retranscription permanente et des sauvegardes incessantes. Mais l'augmentation exponentielle du volume d'information aboutit à une sorte de vacarme décourageant : nous ne pouvons pas tout lire, ni lire assez rapidement avant que les écrit ne disparaissent.

Pour autant, les livres en papier ne disparaissent pas. Il en sort un quantité faramineuse chaque année, comme si le papier était pris dans la course effrénée du numérique. Cependant, cet accroissement en quantité peut aller avec une diminution en qualité. L'industrie culturelle et les loisirs de masse créent une littérature bon marché parallèle aux programmes télévisés et fonctionnant comme des produits dérivés. Parfois le livre n'est plus qu'un faire valoir, un marqueur social, fonctionnant comme accessoire de mode ou décorum dans les salons ou sur les plateaux télés.



Nous avons vu comme le développement de l'écrit peut être considéré comme un progrès important de l'humanité. Cela a permis d'augmenter nos capacités cognitives et communicatives en même temps que l'autonomie et la liberté de penser de chacun. Il serait impossible aujourd'hui d'envisager l'abandon de l'écrit sans y percevoir une terrible régression. Nous pouvons donc envisager cette technique comme un élément indispensable du patrimoine de l'humanité et, par conséquent, comme un instrument important de notre émancipation.

Cependant, comme toute technique, l'écrit possède ses travers. Le plus remarquable philosophiquement est celui de substituer la représentation à l'expérience du monde réel. La virtualisation du réel par l'écrit nous fait courir le risque de nous éloigner de la vie naturelle et sociale. A mesure que la place de l'écrit devient prépondérante - l'ordinateur code et décode automatiquement le monde -, nous nous éloignons de la vraie vie. Notre environnement se réduit à des messages de plus en plus nombreux concernant les produits que nous consommons ou les interlocuteurs que nous fréquentons sur les réseaux sociaux. Toute technique, dès lors qu'elle n'est plus maîtrisée, peut se retourner contre l'homme qu'elle servait.

Quelle attitude devons-nous adopter dans ce cas vis-à-vis de l'écrit ? Doit-on développer pour l'écrit une sorte d'écologie, comme pour toutes les autres techniques ? Si tel est le cas, nous aurions le choix entre l'environnementalisme et l'écologie profonde, entre le développement durable et la décroissance. Dans le premier cas, il s'agirait de laisser se développer les technologies de l'écrit avec la conviction que les défauts qui apparaissent se résorberont d'eux-mêmes par la correction spontanée des technique, par une sorte d'autorégulation, de main invisible technicienne. Tout comme l'automobile devrait devenir propre, le livre électronique devait atteindre son point de perfection. La seconde alternative consisterait à résister contre une certaine évolution de l'écrit, trop asservi au marketing, à la communication, au management ou à l'idolâtrie technologique, en revalorisant les techniques traditionnelles.

Il revient à chacun de faire son choix parmi ces options. Mais ce que je voudrais souligner, c'est l'effet boomerang du développement des techniques. Les nouvelles pratiques n'effacent pas nécessairement les anciennes mais peuvent, au contraire, par effet de contraste, jeter une lumière nouvelle sur elles. Nous n'avons par exemple jamais autant désiré la nature qu'aujourd'hui, alors que nous vivons sur des sols bétonnés, entourés de carcasses métalliques fumantes et vrombissantes. Nous n'avons jamais autant rêvé de solidarité et d'amitié, alors que nous vivons dans des sociétés atomisées ou les individus et les peuples sont sans cesse en compétition les uns par rapport aux autres. Aussi, à l'ère des échanges numériques et de la communication de masse, nous regardons avec tendresse les pratiques artisanales d'écriture et d'imprimerie, les vieux bouquins et les bibliothèques poussiéreuses, les grandes œuvres littéraires et scientifiques et les cercles d'artistes. Il ne tient qu'à nous de préserver ces réalités autrement que sous forme d'images d'Epinal.

ECRIRE L’ESPACE 

 Nous nous orientons dans l'espace moderne à partir de plans, de pancartes, de panneaux et d'enseignes, à la différence des sociétés traditionnelles qui s'appuyaient sur des indices naturels (astres, empreintes, vent, etc.). Notre navigation sur internet est tout à fait analogue à la façon dont nous progressons dans les rues, en repérant les panneaux, franchissant ou non les accès, en utilisant clés et codes. D'une manière générale, nous vivons dans des espaces écrits, que ce soit en toutes lettres, avec des images ou à même le sol, avec nos édifices. La question se pose de savoir qui écrit, en particulier dans l'espace public. Autrement dit, de qui l'espace est-il vraiment l'espace ? Car les auteurs eux restent invisibles et pourtant exercent leur influence, faisant de chacun de nous essentiellement leur lecteur.

Le concept de société sans écriture est contradictoire. Il faudrait plutôt parler de société sans alphabet. Car tout espace social est écrit, inscrit, sur le territoire par l’habitat et l’aménagement, sur le corps par le costume et la cosmétique. Autrement dit, l’humain, mais aussi l’animal, trace son espace. Concernant le monde urbain, le tracé s’effectue à plusieurs niveaux, mêlant virtuel et réel. Nous avons les transformations de l’espace fonctionnelles et symboliques, par exemple le système des égouts et les monuments religieux. Les images et les symboles s’ajoutent aux objets, sur les panneaux, les affiches, les pancartes. Enfin, la carte s’efforce de refléter ce territoire, tout comme les autres médias, la photo, la vidéo, l’infographie etc. Les articulations entre les espaces réels et virtuels ne cessent de se sophistiquer : réalité augmentée, interfaces tangibles, objets connectés et tous les gadgets de la Smart City.

                L’enjeu de cette codification de l’espace est la régulation, l’administration, la gestion logistique et stratégique de la société. Une lecture politisée verra, dans ce dispositif, les moyens de défendre les privilèges de la classe dominante, plus que l’intérêt de la société tout entière, et le moyen de préserver un statu quo inégalitaire sous couvert de paix sociale. La logique sécuritaire repose sur l’articulation ami/ennemi, à l’intérieur d’une société, en termes identitaires, sexuels, générationnels, économiques ou politiques.      

Le soft power joue une part importante dans cet exercice du pouvoir. L’espace public, mais aussi privé, est saturé d’affiches, d’emballages, de journaux, de messages, d’images, d’écrans, fixant la normalité et caricaturant les minorités. Les médias animés, sonores et vidéos s’intègrent au flux de nos pensées. Les espaces virtuels d’internet s’infiltrent dans notre temporalité personnelle, notre fameux temps de cerveau disponible. Les médias nous influencent donc dans nos achats, nos opinions, nos actions et réactions. Ils rythment nos vies en imposant leur calendrier des activités et des fêtes, des distractions et des mobilisations.

                L’écriture permet l’idéalisation et la diabolisation qui simplifient la réalité. D’un côté les idoles, les stars, les vedettes et les stéréotypes et, de l’autre, les monstres que l’on dévalorise, diabolise ou dissimule. L’écriture est d’emblée rhétorique : hyperboles, litotes, ellipses et novlangue. Le but est d’assurer le contrôle des esprits en même temps que celui des corps. Les auteurs de ces écritures sont les représentants des pouvoirs étatiques, économiques, des institutions qui possèdent les instruments et les droits de diffusion. Ils construisent et maintiennent nos espaces physiques et mentaux.

Si l’espace numérique est le dernier avatar de l’écriture, il jette une lumière nouvelle sur la question de l’auteur et son pouvoir. L’espace numérique, comme l’espace matériel, est fonctionnel et symbolique, fait d’accès et de frontières, de priorités, de propriétés et de contrôles. Les espaces publics virtuels, ceux des grandes marques de logiciels, accueillent des espaces privés, de la même façon que dans l’espace réel. L’intimité du privé s’insinue dans les interstices du territoire national ou commercial. L’espace secret l’est relativement à ce qui est découvert. Il se construit contre l’extérieur qui, lui, tend à percer cette intimité.

                L’espace intime est le premier espace d’écriture d’un contre-pouvoir, l’espace public étant plus lisible que traçable. Tout comme nous écrivons un journal intime, nous aménageons notre intérieur. Cette écriture peut être commune avec ceux qui partagent notre vie. Le problème survient lorsqu’il s’agit de projeter dans l’espace public cette écriture privée personnelle ou collective. Car elle doit développer sa tactique au sein d’une stratégie extérieure. Cette tactique relève de différents régimes : artistiques, politiques, ludiques et parfois vandales.

                Ces écritures dans l’espace public peuvent être éphémères et mobiles ou pérennes et immobiles. Cela va du meeting, du défilé, des banderoles, des slogans et des prises de paroles, des affiches, des tags, etc. Mais, pour être durable, l’écriture devra passer les épreuves de l’institution politique, artistique ou commerciale. Plus vous êtes indépendants, plus vous êtes éphémères. Cet effacement par le pouvoir a l’avantage paradoxal de souligner l’effectivité de l’écriture publique. On peut, par analogie avec la religion, dire que l’espace public est sacré et qu’y est combattu toute forme de sacrilège.

                Le pouvoir est donc écriture. Le but est d’administrer les hommes. Les institutions exercent soft et hard power. L’intériorité nait à l’abri de l’extériorité, contre elle, protégée ou refoulée par elle. L’espace public est lu et, pour être écrit artistiquement, politiquement ou économiquement, il faut trouver des voies officielles ou non. La difficulté d’écrire l’espace public montre comme l’écrit est redouté et influent. Tout ceci jette une lumière inattendue sur l’écriture, l’art d’écrire, et tout art en tant qu’il écrit, inscrit. Il s’agit au fond de gouverner. Autrement dit, nous émettons de l’information pour agir sur le comportement des autres. Non pas pathologiquement, par simple passion du pouvoir. Mais fonctionnellement, parce que nous dépendons des autres. Nous cherchons à contrôler ce dont nous avons besoin. De plus, nous lisons pour être contrôlés et nous pouvons l’être volontairement. Mais nous avons parfois besoin de passer d’une logique passive à une logique active, pour des raisons personnelles, corporatives, collectives, de survie économique ou symbolique.

Nous pouvons opposer l’art engagé à l’art pour l’art, un art de message, de propagande à un art de performance et d’expérience. Mais la question n’est pas uniquement là, dans le quoi, mais aussi dans le qui, le pourquoi et le comment. Ainsi, l’on verra que l’on peut diffuser les messages les plus enflammés, les plus révolutionnaires, mais d’une manière tout à fait inoffensive, car bien paramétrée, dans un espace prédéfini. Ou alors nous pouvons diffuser un sens apparemment inoffensif dans un cadre impertinent. Mais, sans doute, l’expérience la plus forte serait de dire quelque chose de bouleversant dans un cadre totalement inattendu. De là viennent les vrais bouleversements idéologiques. Pas de conquête sans scandale.

 


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