Le travail est à la
fois enraciné dans la nécessité naturelle et à la fois émancipé
de la nature. Le travail se trouve en continuité avec la nature
(cueillir, chasser, bâtir) et, en même temps, en discontinuité
(autodiscipline, savoir-faire, ornementation, invention,
anticipation, communication, etc.). Les grecs distinguaient le
travail de l'esclave, en grande partie domestique, et celui de
l'homme libre, essentiellement intellectuel. Aujourd'hui, nous
distinguons les secteurs primaire d'extraction, secondaire de
transformation et tertiaire de gestion. Cela ne signifie pas pour
autant que tous les ouvriers sont des esclaves ni tous les cadres des
hommes libres. Le produit du travail est autant objectif (biens,
services) que subjectif, à travers la production de soi
(objectivation, réalisation de soi) dans la société. Par le
travail, au sens le plus large du faire,
l'homme se réalise à ses propres yeux, comme aux yeux des autres.
Un travail qui ne permet pas cette réalisation peut être considéré
comme aliénant. Ajoutons que nous pouvons nous réaliser aussi par
le jeu, la paresse, et toute activité émancipée du travail au sens
courant (emploi). Le travail est devenu dans nos sociétés une
valeur dominante, en même temps que largement en péril (ce qui a de
la valeur est peut-être toujours en péril). Il détermine notre
statut social, nous inclut ou nous exclut (chômage, handicap,
retraite, étude). Il est quantifié monétairement,
l'argent pouvant même devenir la motivation principale. Il n'est
plus alors seulement question avec le travail de se maintenir dans la
nature mais aussi d'exister symboliquement dans la société. La
société moderne se caractérise par le rôle prépondérant joué
par le travail et l'argent (professionnalisation et monétarisation
de toute chose) dans la reconnaissance sociale. L'anthropologue
Malinowski distinguait deux types d'échanges chez les Tobriandais
(Nouvelle-Guinée) : économiques (biens primaires) et symboliques
(objets statutaires, comme les bijoux et les parures). De même, dans
notre société, un grand nombre d'objets et de pratiques (aliment,
habit, habitat, transport, culture, etc.) débordent le cadre
utilitaire pour une valeur signifiante en tant que marqueurs sociaux
(J. Baudrillard, Economie politique du signe).
En même temps, ces choses possèdent une valeur économique
monétaire importante.
Nos
sociétés produisent également de nombreux métiers abstraits
de gestion, de service, d'animation, de management, de conception
etc. Le travail se dématérialise à mesure que la machine remplace
les hommes ou que les travaux manuels sont éloignés hors des
grandes villes, dans les banlieues et les pays pauvres ou à des
horaires exceptionnels (éboueurs, techniciens de surface, etc.).
Beaucoup d'entre nous évoluent dans une sphère coupée du concret,
dans la mesure ou nous achetons de la nourriture, des vêtements, des
logements, des outils, de l'énergie produits par des inconnus.
Néanmoins, nous ne saurions nous émanciper de notre propre corps et
ce quelque soit notre métier. Même assis devant un ordinateur,
notre corps est soumis à rude épreuve (souffrances ophtalmiques,
dorsales, nerveuses), même si l'effort est moindre que pour les
travailleurs de force.
Abordons maintenant plus
précisément la question du travail avec autrui. L'homme est un
animal politique (Aristote) et plus généralement social. Le travail
humain ne peut avoir lieu que dans le cadre d'un ouvrage collectif,
même lorsque le travailleur est momentanément solitaire. Il use des
outils d'un peuple et son ouvrage tend à s'adresser aux autres. Le
travail ne produit pas uniquement des choses mais aussi des relations
; pas seulement des biens mais aussi du lien. A travers le travail,
des échanges ont lieu qui scellent des rapports entre les individus.
Ces échanges ne sont pas uniquement fondés sur un calcul
donnant-donnant mais également sur le principe du don-contre don,
lequel échappe à toute quantification (M. Mauss). Celui-ci instaure
un rapport d'obligation symbolique et affectif. Ainsi le travail ne
saurait être évalué qu'en termes techniques d'ergonomie et de
productivité. Il possède une dimension éthique liée à la
convivialité des rapports évaluables qualitativement en terme de
bien-être. Ainsi, les espaces ouverts et partagés, par exemple,
même s'ils résolvent des questions de gestion de l'espace, peuvent
en même temps poser des problèmes d'ordres conviviaux. Remarquons
que l'apparition du numérique et de la télématique amènent
certains bouleversements. Elle surajoute à l'espace réel une
organisation dématérialisée qui néanmoins pose des problèmes
d'ergonomie (interface homme-machine), de productivité (mécanisation
des tâches intellectuelles) et de convivialité (virtualisation des
relations).
Nous pouvons distinguer
deux types d'organisations humaines : en groupe et en série
(Sartre). Dans le groupe, les individus s'autodéterminent et créent
un sujet collectif, dans la mesure où les opérateurs sont également
les décideurs. Au contraire, dans la série, les opérateurs sont
passifs, isolés (sinon physiquement du moins "politiquement")
et déterminés par une structure extérieure (aménagement,
management, etc.). Dans le groupe, les outils et les décisions
appartiennent à tous et à chacun, et le profit est réparti
équitablement. Cependant, en vertu d'une solidarité étroite entre
les membres du groupe, ceux-ci peuvent pâtir d'une trop forte
interdépendance. C'est là qu'il faut reconnaître à la série la
possibilité de laisser à chacun une certaine autonomie.
L'ère industrielle se
caractérise par une mécanisation des forces et des rapports de
production. La division sociale du travail classique, selon les
métiers, est complétée par une division technique, selon les
tâches, qui menace de réduire les métiers à de vulgaires emplois.
Le travail à la chaîne isole les travailleurs les uns des autres
ainsi que de leurs finalités. Le travail industriel entraîne un
grand nombre d'effets souvent mal maîtrisés : accélération des
cadences, dilatation des échelles, etc. L'ordinateur individuel, en
tant qu'il concentre la surface de travail sur l'écran et restreint
les mouvements, permet une accélération similaire à n'importe quel
poste de travail tayloriste. De nombreux aménagements ont dès lors
été inventés pour palier aux difficultés de la mécanisation : la
collaboration (Toyota), la culture d'entreprise (Mayo), le
néo-management etc. Mais il s'agit moins au fond de ré-humaniser
réellement le travail industriel que d'améliorer son efficacité,
en intégrant la maîtrise des rapports informels de production qui
échappaient à la quantification : autonomie, implication,
transversalité, etc.
Nous retrouvons dans la
structure du travail industriel l'individualisme caractéristique des
sociétés modernes : le poste et l'écran permettent de généraliser
les phases solitaires du travail (comme les écrans de télévision
individualisent le divertissement dans les foyers). Cela permet
également le développement du travail privé et parfois à
domicile, avec l'expansion du télétravail. Le travail à domicile
existait déjà dans l'artisanat, où l'on produisait et vendait
parfois sur son lieu d'habitation. Dans ce cas, se mêlaient travaux
domestiques, travaux rémunérés et rapports commerciaux. Nous
assistons aujourd'hui, à cause en partie de l'explosion des nouveaux
moyens de communication, à un effacement des frontières entre
l'espace privé et l'espace public (messagerie, achat en lignes
etc.).
Enfin
l'individualisation du travail peut être comprise d'un point de vue
hiérarchique, dans la mesure où l'expert-concepteur se dissocie
dans l'industrie des opérateurs-exécutants. C'est-à-dire que les
décisions sont prises isolément, sans consultation, lors de la
planification du processus productif (c'est la même chose dans
l'urbanisme).
Nous avons montré que
le travail à la fois répond à une nécessité matérielle et
produit des rapports sociaux. Puis nous avons montré comment le
travail moderne intègre la quantification dans ce cadre matériel et
social. L'explosion du tertiaire a aussi pour effet d'éloigner
partiellement un grand nombre de personnes du monde concret. Mais la
révolution numérique ne remet pas en cause l'articulation des
rapports sociaux sur l'organisation matérielle. Nous avons distingué
la structure en groupe, plutôt transversale, et la structure en
série qui isole les individus. Cette dernière est accentuée par
une division technique qui exige un ensemble de rectifications pour
sauver un minimum de qualité au travail. En somme, nous pouvons
reconsidérer la place de l'individu dans la production en observant
des phénomènes de hiérarchisation, d'isolement et de privatisation
inédits. Notre analyse succincte montre à la fois une évolution et
des invariants dans la manière de travailler. La mécanisation à
conduit à une parcellisation souvent efficace, mais il reste que le
travail ne peut être abordé uniquement qu'en terme de productivité.
Le travail participe de l'inscription de chacun dans le corps social
et de son bien être en fonction de son rapport aux choses et aux
autres.
Crédit photo : http://www.insee.fr/fr/insee-statistique-publique/default.asp?page=connaitre/histoire/1946-1961.htm
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