Définissons l'homme comme inventeur et utilisateur de techniques. Pour l'invention, l'imagination joue un rôle central. Néanmoins faire de l'imagination une faculté mentale uniquement c'est céder à l'idéalisme, à l'intellectualisme et au solipsisme. L'imagination dans le quotidien, les arts, les sciences et la politique se pratique non seulement avec la tête mais également avec tout le reste du corps, ainsi que tous les corps environnants, humains et non-humains. Selon ce principe, nous allons réfléchir au développement de l'image (représentation), de l'imagination (création) et de l'imaginaire (production) dans l'art, la technique, la science, et la politique.
Supposons que notre capacité à imaginer ait pour origine le phénomène courant du reflet. Une apparence peut se manifester ailleurs que sur son support matériel initial, comme par exemple votre reflet dans le miroir. Si vous fermez les yeux, vous gardez à l'esprit ce que vous venez de voir, tout comme vous vous souvenez du son qui vient d'être émis et que vous avez entendu. On retrouve le même phénomène mécanique avec la photographie ou l'enregistrement audio. A ce niveau, nous pouvons parler d'image particulière d'une apparence singulière en un moment et un lieu donné reflétée sur un support.
Au second niveau, nous trouvons l'image générale, ou image d'images, c'est-à-dire une synthèse d'occurrences comparables. Lorsque je me remémore le visage d'une amie, cette image mentale amalgame toutes les perceptions que j'ai eues auparavant de son visage. Si maintenant j'imagine un visage de femme, son visage fusionnera avec d'autres pour former un stéréotype (de genre). On peut parler d'image composite (Galton) basée sur une ressemblance de famille (Wittgenstein). Cette image composite peut prendre le nom "femme" qui fait partie de la langue française et peut être traduit dans toutes les autres langues. Un réseau complexe de correspondances s'établit alors entre différentes images, mentales ou physiques (photo, dessin, etc.), détaillées ou schématiques, et les mots. D'autres entités peuvent s'associer, comme des vêtements, des attitudes, des sons, pour exemplifier le terme "femme".
Un troisième niveau est franchi, en dépassant l'image reproduite et passive, grâce à l'imagination productrice de fictions. Elle réorganise, mentalement ou manuellement (sur feuille, mur ou écran), les images ou les signes donnés pour produire de nouvelles images ou de nouveaux messages. Elle élabore ainsi des mondes possibles ou impossibles qui servent à inventer des histoires, prendre des décisions, anticiper l'avenir, élaborer des projets etc. Sans cette inventivité, la technique, l'art, la science et la politique n'existeraient pas.
La technique de l'artisan et celle de l'artiste se répondent. L'architecture et l'aménagement offrent des espaces destinés à accueillir l'homme comme habitant et comme poète et ses outils. Les corps s'y déplacent et y déplacent les objets. Nous y inventons de nouveaux trajets, de nouveaux objets, de nouveaux projets. La sculpture et la peinture naissent sur les architectures pour leur donner vie. La musique et la poésie vont rythmer les jours, ainsi que la littérature, le théâtre, la danse et le cinéma. Nous serons tour à tour acteurs et spectateurs, joueurs et observateurs. L'art émerge donc de la technique si possible une fois le besoin comblé. Et plus la technique se développe plus les moyens d'expression artistique se diversifient (par exemple la guitare électrique dans les années trente, les sons synthétiques dans les années cinquante, etc).
La science a fait évoluer l'art. Mais elle est également fille de l'art, notamment celui du discours mythologique des poètes antiques, et de l'artisanat, avec la géométrie utile à l'arpentage, l'astronomie utile à la navigation. Lorsque l'on parle de science, on isole parfois le discours scientifique, la théorie formulée par écrit. Mais il faut considérer également le laboratoire, le terrain de recherche et tous les facteurs humains, matériels, économiques et sociologiques déterminants qui débordent l'inventivité du scientifique isolé.
L'interprétation cherche à retracer l'invention individuelle et collective en même temps que l'intention qui l'anime. Elle articule l'imagination à son contexte. Les instruments disponibles et le type d'organisation sociale déterminent les images utilisées et construites dans l'invention. Les découvertes ne sont pas le fruit simplement de grands esprits mais aussi de l'époque et du milieu. Les productions de l'imagination sont liées à l'environnement socio-technique et culturel. Les sociétés "primitives", antiques, médiévales et modernes produisent conformément à l'état de la technique, de l'art et de la science, des besoins et mentalités du temps. La philosophie doit s'intéresser à ces différents réseaux contextuels quand bien même elle se fixe pour objectif de dégager des grandes tendances.
Nous avons supposé que l'image a comme origine le reflet, lorsque l'apparence se détache de son support matériel (le réel) et se projette sur un autre, comme un miroir, mais aussi une rétine, un tympan. Elle peut s'enregistrer dans le temps comme trace. Puis nous avons vu que des reflets superposés forment une image générale, un archétype, une idée, renforcée par l'usage des symboles. Puis ces images et ces symboles acquièrent une vie autonome en se recomposant pour former d'autres représentations de mondes possibles, futurs ou même absurdes. Cette créativité se retrouve aussi bien dans la vie quotidienne, que dans nos techniques, nos arts, nos sciences, nos projets éthiques et politiques. L'imagination devient le fil conducteur entre toutes ces activités. L'artisan invente des dispositifs fonctionnels, l'artiste des effets symboliques, le savant des hypothèses explicatives, le politique des règles de vie. Chaque activité correspond à un usage particulièrement prononcé de l'imagination laissant les autres à l'arrière plan sans nécessairement les éliminer. L'imagination artistique n'efface pas nécessairement la dimension cognitive ou technique. L'invention technique n'élimine pas nécessairement la part esthétique ou éthique. La découverte scientifique non plus, etc. Toutes nos créations imaginaires débouchent sur des formes de vie et des versions du monde différentes. En plus d'être utilisées, les inventions sont interprétées, pour être renouvelées, dans leur cadre économico-politique et leur réseau socio-technique et pas simplement en tant que produits de l'imagination d'un créateur. Chaque invention est le produit d'un milieu, d'une époque (en elle même difficilement qualifiable simplement). L'imagination est donc une pratique centrale exercée et outillée et non une faculté.
Raphaël Edelman, Nantes 18/12/2022
Bibliographie : Hobbes, Léviathan ; Sartre, L'Imaginaire ; Wittgenstein, Cahier Brun ; Gaglio, Sociologie de l'innovation ; Akrich, Callon, Latour, Sociologie de la traduction ; Gras, Macro-systèmes techniques ; Galison, Daston, L'objectivité.
Crédit Photo https://www.cu-alencon.fr/la-cua-a-votre-service/eau-et-assainissement/
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