"J'essaie d'imaginer que je suis la seule réalité au monde, puis d'imaginer ce que je pourrais "demander" de plus si cela m'était permis. Si vous évoquez la possibilité que je demande que naisse un esprit qui sortirait du vide absolu pour me copier, je peux aisément représenter qu'on me copie, mais je n'en vois pas la raison. Je ne vois pas quel intérêt il y aurait pour moi à être copié, ni quel intérêt cet esprit aurait à me copier si, comme le veulent les rationalistes, on écartait expressément, et par principe, les conséquences ultérieures du nombre des raisons sur lesquelles serait fondée ma demande" (William James, La Pragmatique).
Ce que James appelle ici les rationalistes, par opposition aux pragmatistes, ce sont ceux qui voient la connaissance comme une copie fidèle et désintéressée de la réalité. Au contraire, les pragmatistes considèrent la connaissance comme un instrument en vue de servir nos intérêts, ce qui manifeste l'appartenance du pragmatisme au courant utilitariste. L'opposition des termes "rationalisme" et "pragmatisme" est d'ailleurs assez discutable. Descartes, considéré comme un modèle de rationalisme, déclare par exemple "rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettre dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet" (Discours de la Méthode I, 7).
Mais revenons à la citation de William James. A travers son expérience de pensée, James se met à la place de la nature, pour évaluer l'activité humaine, et montre que le sens de la connaissance est de conduire à une meilleure adaptation des hommes au monde. Nous pouvons ajouter que cette adaptation doit se traduire par un bonheur étendu et durable. Pour explorer ce point de vue, nous allons d'abord évoquer le texte de James Mill, L'utilitarisme (1863), puis celui de William James, La Pragmatique (1907).
L'utilitarisme, selon James Mill, vise la maximisation du bonheur, c'est-à-dire du plaisir, et la minimisation de la douleur. Ce qu'on entend par plaisir, du point de vue humain, est plus complexe que la simple satisfaction des besoins animaux. Aux plaisirs du corps s'ajoutent ceux de l'esprit (sciences, arts, culture, jeux, convivialité, etc.). Il ne s'agit pas non plus de se limiter aux plaisirs faciles et immédiats qui pourraient nuire à un bonheur ultérieur, comme certains aliments agréables mais néfastes pour la santé. Il s'agit de bonheur à long terme et dans l'ensemble (de sa propre vie mais aussi de celle des autres). Il s'obtient surtout par le moyen d'une bonne éducation et d'un bon arrangement social. La pauvreté et la maladie, par exemple, pourraient être endigués par un certain nombre de mesures publiques.
Pour l'utilitariste, le bonheur est le but de notre conduite. Que le bonheur soit désirable est tout simplement établi par les faits. On ne peut souhaiter être malheureux, pas plus que l'on voudrait être aveugle. D'autres désirs, comme la vertu, l'argent, le pouvoir, la célébrité, la santé peuvent être des moyens de parvenir au bonheur mais sont également des parties du bonheur lui-même. Mill explique par exemple que le fait même de posséder de l'argent peut rendre heureux. L'utilitariste tolère les désirs autres que le bonheur à conditions qu'ils ne nuisent pas au bonheur général. L'utilitarisme n'est donc pas simplement individualiste. Le bonheur individuel doit être articulé au bonheur collectif. Comme nous nous occupons des conditions physiques de notre existence, nous nous occupons du bien d'autrui. Ce qui représente un avantage pour soi-même et pour autrui est perçu comme moral. L'universalisation de la maxime de la volonté chez Kant correspond en fait à l'élargissement de l'intérêt personnel au collectif, d'après Mill.
Le critère de l'utilitarisme est la conséquence heureuse de l'action (éthique conséquentialiste) et pas uniquement la vertu de l'agent (éthique de la vertu) ou son intention juste (éthique déontologique). La doctrine utilitariste n'est pas moins morale qu'une autre. Comme les autres, elle peut être dévoyée par une casuistique malhonnête. L'utilitarisme est compatible avec les autres doctrines éthiques. La justice par exemple ne doit pas être opposée au bonheur. Elle en est une condition. Elle peut être définie de diverses manières selon les opinions. Ce peut être le fait de ne pas priver quelqu'un des ses droits et de sa liberté, ou de désobéir à des conventions injustes, ou de récompenser les bonnes actions et punir les mauvaises, ou de respecter ses engagements, ou de rester impartial. Selon les points de vue, la question se pose également de savoir s'il faut rétribuer une personne en fonction de ses besoins, de son travail ou de son utilité. Les avis divergent sur la rémunération et la distribution des richesses. Mais quelque soit la conception du droit et de la justice que l'on a, le but reste la paix et le bien-être. Si les opinions sur la justices varient, alors il est nécessaire d'en débattre. Comme les moyens de parvenir au bonheur ne font pas consensus, la délibération collective répond au principe final d'utilité.
John Rawls, en défendant la justice, reproche à l'utilitarisme d'accepter de diminuer la liberté de quelques uns pour le bonheur de tous. Mais cela ne me semble pas inhérent à l'utilitarisme et me paraît même contradictoire. Maximiser le bonheur général en minimisant le bonheur de quelques uns n'est pas cohérent. Le tolérer serait défendre un utilitarisme dévoyé. Le bonheur individuel et collectif suppose une forme d'égalité. Le progrès social consiste bien selon Mill à effacer les inégalités. L'utilitariste mise sur les progrès de l'humanité, sur le plan social et techno-scientifique (l'évolution des connaissances en astronomie, par exemple, a facilité la navigation). L'utilitariste s'appuie sur l'expérience personnelle et humaine passée pour calculer et prévoir un avenir meilleur.
La morale utilitariste ne repose pas uniquement sur le désir abstrait d'un meilleur avenir. Il suppose la sanction extérieure, comme la recherche de la bienveillance et la fuite du mécontentement d'autrui. Quant à la sanction intérieure, c'est le sentiment du devoir, développé par l'éducation, qui conduit à coopérer et ne pas nuire à autrui. Concernant le sentiment d'injustice éprouvé par les individus, il vient selon Mill de la sympathie ressentie pour ceux qui subissent un tort et du besoin de les défendre. Ces sentiments s'étendent au collectif avec le développement de l'intelligence. La sympathie et la défense sont des sentiments qui prennent la forme de règles en société. Le droit consiste à protéger la propriété dans l'intérêt de tous. La sécurité préserve les droits de chacun contre la menace du plus fort. Chez Hobbes, c'est la peur et non la sympathie qui est le sentiment principal. Chez Marx, c'est la colère des exploités qui mène au progrès social. Chez Smith, c'est l'échange qui est déterminant et qui conditionne la division du travail. Le souci principal à chaque fois est d'établir une continuité entre le sentiment de l'individu et la rationalité des règles collectives. On reproche parfois à l'utilitarisme de généraliser à la société le calcul individuel. Mais on peut tout aussi bien considérer le calcul individuel comme une transposition du calcul collectif. Ce qui est préférable pour la collectivité (un environnement sain, par exemple) l'est également pour moi et peut guider ma décision personnelle.
L'utilitarisme est donc une doctrine pratique (pour la philosophie morale et l'économie politique). Nous allons voir à présent que le pragmatisme peut être considéré comme la version théorique et cognitive dans les sciences et les arts qui correspond à l'utilitarisme. Le pragmatisme interprète les énoncés selon leurs conséquences pratiques, nous dit William James. Un énoncé qui ne renvoie à aucune conséquence expérimentale n'est pas pertinent. Si nous avons des pensées abstraites, elles doivent être interprétées en fonction de leurs effets concrets. Le critère de la connaissance n'est pas son rapport à des principes abstraits (ce qu'il appelle "le rationalisme") mais aux conséquences pratiques. Ainsi la pertinence des lois mathématiques, physiques, chimiques, biologiques, économiques ou sociologiques dépend de leur utilité pour comprendre et contrôler l'expérience. Les connaissances ont un intérêt concret. Elles sont "vraies" quand elles permettent d'agir. Elles s'accordent d'une manière ou d'une autre avec la réalité.
Les connaissances s'expriment verbalement sous une forme partagée. Elles ont une cohérence, une stabilité et un intérêt social. Pour citer Hobbes, on peut préciser que les mots permettent de nous rappeler nos idées (c-à-d les traces des sensations dans l'imagination) et de les partager (en utilisant des symboles communs). La vérité est donc un appareil de guidage collectif qui "marche" et qui "paie", selon les termes de James. Est vrai ce qui est opportun pour la pensée, comme est bon ce qui est opportun pour la conduite, sur le long terme et dans l'ensemble (à la différence de "l'expédient"). Les idées vraies sont bénéfiques et les idées fausses funestes (un appareil mal conçu provoquera effectivement un accident).
Les lois scientifiques sont des approximations symboliques utiles. La vérité n'est pas tant l'adéquation d'une représentation avec la réalité que la satisfaction apportée par cette représentation pour notre adaptation à la réalité. La vérité est donc un instrument. Par exemple, le but d'une carte routière n'est pas de copier le territoire mais de permettre de s'y déplacer. Il n'y a pas une correspondance figée entre l'esprit et la réalité mais un échange permanent. Les abstractions, comme les lois physiques, ont un intérêt concret (agriculture, commerce, transport, communication, armement, architecture, médecine). Les vérités sont des croyances bonnes et efficaces. Tout comme certains aliments sont à la fois agréables et sains, certaines idées sont plaisantes et utiles. Chaque théorie est un instrument adapté à la réalité, sans la copier nécessairement. Un portrait, un paysage ou un plan peuvent certes avoir des similitudes avec nos perceptions. Mais par exemple le tableau de bord d'un avion ne copie pas l'environnement, il le représente. L'accord entre l'esprit et la réalité peut prendre différentes formes (représentations, symboles). La vérité est une fabrication, un résultat ajusté. Le monde est donc ce que nous faisons en tant qu'humains. Le réel s'impose à nous par sa résistance et les connaissances s'adaptent à elles. Une même réalité peut donner lieu à une pluralité d'interprétation différentes (la victoire de Waterloo pour les anglais et la défaite pour les français par exemple).
La science représente des processus simples que l'on peut généraliser. Elle évolue lorsque l'on cherche à accorder de nouvelles opinions avec le stock des anciennes. La connaissance est inachevée. Elle ajuste en permanence les idées nouvelles au stock des idées anciennes qu'elle redistribue ou élimine. Les idées possèdent une certaine plasticité pour pouvoir intégrer la nouveauté. Les nouvelles sensations, les images, les mots nouveaux s'intègrent à nos préconceptions. Ce qui menace une vérité établie, c'est une autre vérité plus efficace. Gaston Bachelard indique que l'inverse est également possible. Nos anciennes idées peuvent faire obstacles à l'adoption de nouvelles. Les vérités logiques reliant les symboles et empiriques reliant les faits ont toutes leur utilité. Tout comme la logique (ou plutôt les logiques) permet(tent) une meilleure articulation des idées générales (pour soi-même et pour autrui), le sens commun répond aux exigences pratiques. Ce que nous appelons le sens commun est donc un équilibre entre nos idées. C'est un ensemble instrumental adapté au flux de l'expérience.
Les connaissances sont relatives aux époques, aux milieux et sont perfectibles. Nos jugements sont les avocats de nos sensations avec leur part d'arbitraire. Nous découpons l'expérience selon différents concepts en fonction de nos objectifs. Une même réalité peut être abordée en appliquant des formes (Gestalten) différentes (comme le canard-lapin de Joseph Jastrow évoqué par Wittgenstein). Les prédicats utilisés reflètent la relation entre soi et les choses. Nous imposons une forme aux flux de l'expérience mais dans les limites autorisées par l'expérience elle-même (on ne peut pas voir un cercle comme un canard-lapin). La réalité contient une partie ajoutée par l'homme, même si le réel impose une résistance (tout n'est pas permis). Le pragmatisme est donc anti-autoritaire et pluraliste d'un point de vue épistémologique. Nos connaissances sont des hypothèses utiles à la vie et non des dogmes figés. La pragmatique est mélioriste, car ses hypothèses peuvent être améliorées. Différentes hypothèses sur le monde peuvent cohabiter. Certaines appartiennent au sens commun, d'autres à la science. Le sens commun est riche en entités pour décrire la réalité, tandis que la science au contraire est réductionniste. Si le sens commun est utile pour s'orienter dans la vie quotidienne, la science a également un pouvoir pratique (horlogerie, artillerie, médicaments, transports, communications). Quant à la philosophie, elle offre une satisfaction intellectuelle (comme l'art) en apportant ordre et clarté dans nos idées. Tous ces modèles permettent de déchiffrer différemment la réalité.
Certains noms paraissent désigner des réalités métaphysiques alors qu'ils représentent des relations. Par exemple "la substance" représente la cohésion entre des attributs. De même "la matière" renvoie à des groupes de sensations. "L'identité personnelle" correspond à l'ensemble de nos expériences individuelles. Ainsi les causes matérielles et spirituelles métaphysiques sont elles des entités verbales distinctes des conséquences expérimentales et de l'enchainement des phénomènes observables. La métaphysique a surtout un intérêt psychologique pour affronter l'avenir. La croyance en un ordre éternel divin est plus rassurante que celle en la destruction matérielle. La promesse divine a un intérêt pratique. A la différence du processus mécanique adaptatif darwinien, le monde créé par dieu paraît avoir une finalité. De même, le libre arbitre permet d'espérer la perfectibilité des hommes au lieu de les condamner à la fatalité. Il nous offre une dignité et justifie la récompense et la peine (à moins de les considérer comme des dispositifs de dressage et de dissuasion). Les obscurités de la métaphysique d'un point de vue théorique offrent une lumière réconfortante, consolatrice et motivante pour la pratique. De même, l'unité de l'univers, de sa structure et de son but forment un tableau logique, esthétique et téléologique apaisant. Mais il ne s'agit que d'une hypothèse utile et non d'une vérité à proprement parler.
Le pragmatisme propose donc une méthode pour la connaissance tandis que l'utilitarisme fournit un guide pour l'action. Le pragmatisme s'appuie sur l'utilitarisme. C'est pourquoi nous avons commencé par décrire celui-ci en partant du texte de John Mill, L'utilitarisme. Il s'agit de suivre le critère du bonheur, du plaisir personnel et général. Ainsi toutes les vertus sont orientées vers le bonheur, y compris la justice. Cette théorie générale peut prendre diverses formes et donc suppose un principe de concertation. Le pragmatisme lui est une théorie de la connaissance liée à l'utilitarisme comme le montre William James. Une théorie s'évalue par rapport à ses conséquences concrètes. Il peut y avoir plusieurs modèles adaptés. Néanmoins il y a une amélioration progressive des théories s'approchant de la réalité.
Ce qui est intéressant ici c'est la cohérence entre le pragmatisme pour la connaissance et l'utilitarisme pour la morale. On peut même ajouter que le pragmatisme inclut une dimension esthétique. Car on peut estimer que les théorie scientifiques et les oeuvres d'art (poésie, peinture, cinéma, architecture, paysages, etc.) produisent des effets cognitifs distincts mais complémentaires. Et l'on peut considérer que les productions symboliques artistiques et scientifiques servent l'éthique utilitariste. Nous pouvons décloisonner la philosophie en montrant la solidarité entre technique, art, science et politique. Si l'on regarde toutes nos activités d'un point de vue institutionnel (les collectifs, les ministères et institutions de la recherche, de la culture, de l'industrie etc.), on reconnaitra que leur but commun est de nous apporter le bonheur. L'enjeu ici, en valorisant l'utilitarisme et le pragmatisme, n'est pas de défendre une position relativiste et encore moins idéaliste. Au contraire, nous pouvons défendre l'universalisme et le matérialisme. Mais estimer qu'ils résultent d'une recherche continue.
Indiquons pour conclure une liste d'auteurs contemporains inspirés par le pragmatisme et l'utilitarisme. Pour le pragmatisme : Willard Quine, Nelson Goodman, Wilfrid Sellars, Donald Davidson, Hilary Putnam, Richard Rorty, Joseph Margolis, Richard J. Bernstein. Pour l'utilitarisme : Richard Hare, Peter Singer, Richard Layard, John Harsanyi, Derek Parfit, Amartya Sen, Peter Railton, Robert Nozick, Ronald Dworkin, Richard Arneson, Gerald Cohen, Larry Temkin.
Raphaël Edelman, à Nantes, le 6 Septembre 2022
Crédit Photo
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