Qu'est-ce que la philosophie ? Est-ce la construction de concepts ? La clarification de la pensée ? Mais n'est-ce pas là confondre les moyens avec les fins, comme si l'on demandait : cuisiner est-ce couper ou cuire ? Marx nous dit que les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde et qu'il s'agit désormais de le transformer. Platon pense-t-il le contraire, lui qui liait l'éducation du citoyen à la direction de la société ? Qu'apporte de neuf le tournant matérialiste de Marx deux mille ans après ?
Au début de La République de Platon, plusieurs définitions de la justice sont examinées : c'est dire la vérité, rendre à chacun son dû, nuire aux méchants, être utile aux bons, avantager les plus forts. L'expérience de pensée, racontée par Glaucon, de l'anneau de Gyges, qui a le pouvoir de rendre son utilisateur invisible, tente de montrer que l'on agit de façon juste uniquement sous la contrainte et non par choix. Car celui qui pourra utiliser l'anneau d'invisibilité, pour se soustraire à la justice des hommes, profitera de son pouvoir pour nuire à autrui. Mais ce n'est pas l'avis de Socrate. La définition satisfaisante de la justice donnée dans La République sera : un ordre social où chacun est à sa place selon sa fonction - on pourrait parler ici de façon satirique de Division Scientifique du Travail. Cependant, cet ordre ne doit pas reposer sur la coercition. Il doit être reconnu comme légitime. Ce à quoi va s'appliquer Platon.
Il explique d'abord qu'au fur et à mesure du développement de la cité et de l'extension du commerce, la spécialisation des tâches s'est accrue - une description qui peut être comparée à celle de l'expansion du capitalisme au début du Manifeste communiste de Marx et Engels. Avec le développement de la cité athénienne, montre Platon, le nombre de métiers augmente. Les marchands et les soldats s'ajoutent aux groupes des cultivateurs et des artisans. L'essor économique entraîne le développement du luxe mais aussi des la guerre (un schéma qu'on retrouve aussi dans le Discours sur l'inégalité de Rousseau).
Pour veiller au bien et à la sécurité de la cité, Platon recommande la formation d'une caste de Gardiens dès le plus jeune âge, aussi bien sur le plan intellectuel que physique. Leur éducation doit reposer sur un savoir fiable et sérieux et non sur des fables, comme celles des sophistes ou des poètes. Il sera donc question de la formation et de l'éducation de cette avant-garde. Il ne s'agit pas là chez Platon d'éducation populaire, comme ce sera le cas dans le mouvement ouvrier du XIXe siècle, mais bien de celle d'une élite.
L'acquisition de la science est conçue comme un moyen de bien gouverner. Les Gardiens doivent s'appuyer sur un modèle de sagesse, de vérité et de mesure. Ils doivent apprendre à aimer le beau, haïr le vice et développer leur grandeur d'âme, leur courage et leur tempérance. Le but n'est pas uniquement d'augmenter la connaissance mais aussi d'élever le caractère. Ceci non pas pour son intérêt particulier mais pour le bien général. Cette classe de gouvernants, entièrement consacrés à l'intérêt général, rigoureusement sélectionnés parmi les plus doués de la cité, soumis aux exercices et à la diète, est distincte des travailleurs manuels dans La République. Toutefois, il ne s'agit pas, du moins dans le texte de Platon, pour cette classe de profiter du travail d'autrui, comme ce sera le cas pour la bourgeoisie décrite dans le Manifeste. Il s'agit de se dévouer au travail de la direction. Mais en présentant ainsi les Gardiens comme les serviteurs de la cité, Platon omet d'évoquer le système esclavagiste dont il est le contemporain.
Les Gardiens ne sont pas censés former une classe riche pour Platon mais une classe moyenne. La société doit rester unie et non divisée en riches et pauvres. Les chefs parmi les Gardiens doivent faire preuve de sagesse et les gardiens eux-mêmes se caractérisent par leur courage. Toute la société doit faire preuve de tempérance, c'est-à-dire savoir soumettre l'inférieur au supérieur. Les serviteurs doivent obéir à leur chef, tout comme les passions individuelles doivent se plier à la raison. La justice consiste donc à établir une division "naturelle" du travail dans la société et un équilibre de la raison, du courage et des appétits sensuels dans l'âme.
Parmi les Gardiens, Platon ne fait pas de différence de nature entre les hommes et les femmes et établit la communauté des biens. La sélection des Gardiens se fait parmi tous les citoyens et permet de retenir les plus doués indépendamment de leur famille d'origine. Evidemment, on peut supposer, ce que ne fait pas Platon, que les membres des familles aisées auront plus de facilité que les plus pauvres qui n'ont pas un accès égal à la culture. En principe, on l'a dit, Platon entend limiter l'écart de richesse entre l'élite et les gens ordinaires. Il défend une classe moyenne universelle. En même temps, dans les faits et d'un point de vue historique, l'homme libre athénien vit du travail des femmes et des esclaves. L'élite gouvernementale pourrait difficilement subsister sans exploitation. De plus, il existe un risque, bien connu aujourd'hui, que l'avant garde politique professionnelle se transforme en bureaucratie accapareuse et prédatrice hors contrôle démocratique.
Dans la théorie Platonicienne, l'organisation de la république repose donc sur une élite savante capable de distinguer la science de l'opinion et de l'ignorance. A sa tête règne le philosophe-roi, souverain éclairé, ami de la vérité et guide du peuple. Au contraire, reconnaît Platon, dans la société athénienne réelle, l'opinion publique, principalement erronée, domine encore. Et les philosophes existants, de leur côté, choisissent de s'éloigner de la vie publique. Au lieu de diriger la société grâce à leur connaissance, ils préfèrent s'en écarter. Ce qu'il faudrait plutôt, pense Platon, c'est qu'un roi-philosophe gouverne, guidé par l'idée du Bien et choisi parmi les Gardiens, eux-mêmes sélectionnés parmi les meilleurs citoyens. Il faudrait donc, selon lui, sélectionner parmi les Gardiens le meilleur et le mieux formé, tout comme les Gardiens furent eux-mêmes choisis parmi les plus doués de la cité.
Ce qui justifie la hiérarchie sociale d'après Platon, c'est l'homotéthie (l'analogie proportionnelle) avec la hiérarchie morale. Tout comme l'homme équilibré soumet ses passions à la raison, le peuple doit être soumis au sage. L'harmonie entre les classes sociales équivaut à l'harmonie entre le corps et l'esprit chez l'individu. Le philosophe-roi guide la cité, éclairé par la vérité, comme la tête lucide dirige le corps. Il ne s'agit pas d'ignorer le corps mais de ne pas se soumettre à lui. Platon compare cet idéal avec la société réelle qu'il juge dominée par l'opinion publique et l'erreur. C'est comme si une personne ne se fiait qu'à ses perceptions immédiates et aux apparences sans chercher à connaître l'essence des choses. Platon rejette ainsi le monde ordinaire des apparences sensibles et sa représentation par les poètes et favorise le nombre, la mesure et la muse philosophique. Il invite à se défaire des phénomènes et à rechercher l'essence, employant l'image de la statue de Glaucos débarrassée de sa gangue et de sa carapace d'algues, de pierres et de coquillages.
Platon reconnaît la difficulté que représente cette conversion. Nous sommes habitués, comme le montre l'allégorie de la caverne, à observer l'image des objets et non ces objets eux-mêmes, tout comme nous suivons l'opinion et non la science. Changer cela revient à habituer nos yeux à la lumière et à se détacher de l'ombre. Le philosophe qui y parvient doit ensuite à nouveau s'habituer à l'obscurité. Cette image illustre l'étape de l'éducation suivie de celle de l'administration publique. Ce qui fait obstacle, c'est la force de l'habitude. Abandonner l'opinion pour la science et saisir les objets en eux-mêmes au lieu de leur image est aussi pénible que de regarder la lumière quand on est habitué à la pénombre. La peine est redoublée lorsqu'il s'agit ensuite de se réhabituer à l'obscurité pour diriger les affaires publiques contre l'opinion courante.
Si l'intention paraît généreuse, la méthode, paternaliste et professorale, a de quoi rebuter, en tant qu'elle ignore par principe la société pour la diriger contre son gré. Le manque de confiance dans le point de vue des producteurs équivaut chez Platon à la méfiance envers les données corporelles. En cela l'idéalisme est à l'opposé du matérialisme. Cet idéalisme transparaît bien dans le programme éducatif des gardiens. Platon détaille le contenu de l'éducation : la science des nombres (arithmétique), des figures (géométrie), des solides (stéréonomie), des mouvements (astronomie) et la musique (arts et poésie). La science platonicienne repose essentiellement sur la contemplation des formes pures et se détourne des phénomènes matériels. Cependant, les dialogues platoniciens, conformément au mythe de la caverne, élèvent dialectiquement les interlocuteurs vers les idées en partant de l'opinion. Mais ce qu'illustre l'allégorie, c'est sans doute la difficulté du travail éducatif et la peine que nous éprouvons à nous défaire de la conscience ordinaire, pour maîtriser la connaissance mathématique et philosophique. En outre, aux yeux de Platon, nous ne sommes pas tous également disposés à faire ce travail. L'éducation platonicienne n'est pas coercitive au sens où il ne servirait à rien de forcer les moins doués à s'élever vers les idées intelligibles. L'éducation sera donnée sans contrainte et facilement acceptée par les plus doués. Il y aurait des natures propres à cela et donc susceptibles de se consacrer librement à la science. Cette éducation des jeunes naturellement disposés à la science doit permettre de former la magistrature de la callipolis, la belle cité.
Lorsque Platon souligne l'homotéthie entre l'harmonie morale de l'individu et sociale de la cité, il tente de peindre simultanément le portrait de la cité idéale et de l'homme parfait. Il s'agit on l'a vu d'une description théorique et générale (Platon s'occupera plus tard de la dimension pratique dans Les Lois et La Politique). Les individus chez qui la raison domine la passion sont destinés à devenir les maîtres des autres hommes. Ce sont les personnes qu'il vaudra la peine de former comme soldats et comme magistrats. La cité idéale ne peut être dirigée que par des hommes parfaits, tant du point de vue de l'éducation que du don naturel, du travail que de la chance. Il s'agit là de prescriptions parfaitement théoriques, d'une expérience de pensée, d'assez mauvais goût, il faut le dire, pour notre sensibilité démocratique.
A partir de cet archétype social et moral, Platon dessine ensuite les portraits de la dégénérescence de la cité. Les figures dégradées que Platon propose intègrent toutes les frictions qui nous rapprochent de l'état réel des choses. D'abord lorsque le courage domine plutôt que la sagesse, on passe de l'aristocratie à la timocratie, où se développe non l'amour de la sagesse mais celui du lucre, de la richesse et de l'ambition. La société est alors gouvernée non plus par les citoyens les plus sages et les plus prudents mais par les plus téméraires et les plus entreprenants.
Puis apparaît l'oligarchie, où l'avarice entraîne une division profonde entre les riches et les pauvres. On a vu que l'aristocratie de Platon, modèle de cité parfaite, comparée à cette oligarchie, n'est pas basée sur une différence de richesse mais de compétence. Ensuite, lorsque les inégalités deviennent insupportables, la révolte conduit à ce que Platon appelle la démocratie, dominée par la licence et l'incompétence. Aux yeux de Platon, le remède n'est pas meilleur que le mal. De la parcimonie, on passe à la frivolité. Timocratie, oligarchie et démocratie, telles qu'elles sont conçues par Platon, pourraient assez bien caractériser les régimes contemporains. Pour faire cesser la désorganisation de la cité, un tyran enfin s'impose, supposé rétablir l'ordre et la sécurité. Mais celui-ci ressemble à un fils indigne dans la maison paternelle. La société subit alors les caprices et la luxure du tyran et la corruption qui va avec.
Les quatre formes de dérives sociales que sont la timocratie, l'oligarchie, la démocratie et la tyrannie correspondent à différentes manières qu'aurait un individu de déraisonner. Une société injuste, quelque soit sa forme, ressemble au caractère intempérant et déséquilibré d'une personne. Platon est toujours attentif au lien entre la qualité du régime politique et celle du caractère personnel. Il favorise les plaisirs de l'âme de l'homme sage et royal par rapport à ceux déréglés du corps sans direction. Il voit une relation entre la paix et l'harmonie intérieure de la personne et le plan de la cité idéale. Si le hasard et la fatalité jouent un rôle dans l'état de la société, l'éducation importe également et fournit un principe permettant de corriger l'état de chose. Comme on l'a vu, une bonne éducation s'oriente vers l'essence des choses et non leur apparence. Elle favorise une attitude scientifique de découverte, dont le modèle est celui du mathématicien, et se méfie des inventions issues de la perception et de l'imagination donnant une image déformée de la réalité.
A la fin de La République, c'est une conception religieuse de la science, liée à l'immortalité de l'âme, au détachement de la vie terrestre et au souci de la vie future, qui est défendue. Les positions ultérieures d'Épicure, de Diderot ou de Marx infléchiront cet idéalisme teinté de sacré et contribueront à réconcilier la science avec l'expérience et la matière.
Si l'on compare La République de Platon au Manifeste de Marx et Engels, le régime communisme y tient lieu de cité idéale. Mais le Manifeste ne prétend pas fournir un modèle a priori, à la différence des socialistes utopiques comme More ou Fourier. Il s'élabore à travers la critique de la propriété privée et non celle du manque de sagesse, comme dans La République - mais on retrouve dans les deux ouvrages une condamnation du clivage entre riches et pauvres. A l'inverse de La République, qui analyse les conflits sociaux à partir d'un modèle harmonieux, le Manifeste part des conflits historiques entre les oppresseurs et les opprimés comme moteurs de l'histoire. Platon décrit les formes de société dégénérées à partir d'un modèle idéal aristocratique (ce que fait d'ailleurs aussi Nietzsche à sa manière, en regrettant la domination religieuse et philosophique des "faibles" sur les "forts"). Au contraire, Marx part des déséquilibres de la société réelle pour construire le projet d'une société juste. Les mêmes déséquilibres sociaux qui minent la société créent en retour la dynamique révolutionnaire de l'évolution et la marche vers un possible progrès. La figure actuelle de l'injustice entre prolétaires et bourgeois apparaît comme la plus profonde et la plus prononcée. Plus la société crée techniquement de richesses, moins elle est correctement répartie.
Le Manifeste, en se concentrant sur l'opposition moderne entre bourgeois et prolétaires, décrit les bourgeois comme des serfs de l'ancien régime qui ont réussi à conquérir le pouvoir grâce au développement du commerce, des échanges, de la navigation et des chemins de fer, de la manufacture et de l'industrie. La République décrit l'expansion de la cité, le Manifeste montre celle de la classe bourgeoise. La République évoque le début de l'expansion de la cité-état et la naissance du commerce. Le Manifeste montre la domination du commerce sur le monde. L'idéologie qui domine alors est celle du calcul égoïste dont les traits rappellent l'oligarchie et le règne des sophistes chez Platon. Mais une notion apparaît chez Marx et Engels qui n'était pas chez Platon, c'est celle du travail, autre moteur important, voire premier, de l'évolution des sociétés. Le travail produit les richesses et l'appropriation de ces richesses par une classe au détriment de ceux qui la produisent crée la pauvreté et la révolution.
L'évolution technique du travail a transformé nos vies et nos mentalités, en développant la dimension urbaine et cosmopolite du monde et de l'humanité. Le Manifeste souligne l'interdépendance des nations, le développement des villes et le phénomène de centralisation du pouvoir de la classe dominante. La collaboration internationale des travailleurs dans le réseau mondial de la production, parallèle à la concurrence entre tous, donne une image à la fois globale et dynamique du monde. Autant l'harmonie Platonicienne est un gage de stabilité, autant le déséquilibre capitaliste est un moteur de développement et de transformation. Autant le conservatisme de Platon tente de conjurer l'instabilité sociale en déterminant la place de chacun, autant le progressisme de Marx et Engels nous amène au contraire à concevoir les crises socio-économiques comme un moyen d'accomplir le communisme. La forme inédite des crises capitalistes suggère aux auteurs l'avénement d'une lutte finale. L'équilibre entre la force de production (travail) et le rapport de production (propriété) est faussé par la dégradation des conditions de vie du prolétariat. La contradiction entre la productivité gigantesque du système capitaliste et le dénuement absolu du prolétariat conduit à des crises de surproduction totalement nouvelles et favorables aux révolutions.
Le prolétariat du XIXe siècle se développe à l'intérieur des structures militarisées de l'industrie et de l'armée. Il est discipliné et centralisé, ce qui lui donne une certaine puissance. Sa force principale réside dans sa capacité à produire des richesses et donc à pouvoir se mettre en grève pour assécher les revenus patronaux. Cette force requiert pour s'exercer que le prolétariat se constitue en classe consciente et en parti organisé. Mais l'impuissance des prolétaires vient de leur instrumentalisation par la bourgeoisie et de leur désorganisation, ce qui les empêche de s'unir en classe et en parti. Les stratagèmes sont nombreux pour affaiblir la masse ouvrière : menace du chômage, fractionnement en nationalités, en corporations, en genres, concessions sociales inégales et provisoires, divertissements et diversions, découragement et pessimisme, etc.
Cependant les prolétaires forment une classe majoritaire qui se retrouve, en raison de leur condition de vie et de travail, sans propriété, sans nation, sans religion et avec un intérêt commun, celui de la disparition de l'exploitation. La bourgeoisie quant à elle fait bien plus qu'asservir la société, elle la détruit, comme le montrent les crises capitalistes (économiques, sociales, diplomatiques, environnementales). Contre cela, l'union des prolétaires devrait mettre fin à la concurrence, à l'exploitation salariale et donc au capitalisme. C'est le but du communisme : la constitution du prolétariat en classe, le renversement de la bourgeoisie et la prise du pouvoir politique. Une fois la propriété privée abolie, la propriété commune et le contrôle économique et politique assurera la vie heureuse des travailleurs. Car la privatisation actuelle de la propriété par quelques uns signifie la privation de propriété pour tous.
La fin de l'appropriation du travail d'autrui s'accompagnera de la disparition de la culture et du droit bourgeois. Les idées de la classe dominante disparaîtront avec la domination des hommes sur les femmes, des bourgeois sur les prolétaires, des nations les unes sur les autres. La destruction des conditions de vie capitalistes entraînera la dissolution des idées capitalistes. Une fois détruite la domination bourgeoise, sa culture et son droit s'éteindront également. Les idées de l'ancienne classe déclineront avec la disparition du pouvoir des hommes sur les femmes, des bourgeois sur les prolétaires, des pays riches sur les pays pauvres. La constitution d'un Etat prolétaire transitoire contre la bourgeoisie nationale et internationale permettra des mesures comme l'impôt progressif, l'étatisation des entreprises, le développement de l'éducation, l'abolition de la division ville-campagne. Puis, une fois que les classes, avec la domination bourgeoise, auront disparu, l'Etat comme appareil de domination ne sera plus nécessaire.
Le thème de l'éducation, à travers l'art et la science, ne consiste plus chez Marx et Engels à former les Gardiens de la cité comme chez Platon mais le prolétariat, ainsi que son avant-garde, c'est-à-dire les cadres chargés de son éducation et de sa direction. La critique de l'opinion et du sensible chez Platon devient chez Marx et Engels celle de l'idéologie. L'intuition des essences par le philosophe-roi platonicien devient la compréhension de la structure économique et politique de la société à travers l'étude de l'histoire sociale. L'éducation communiste fait apparaître la bourgeoisie comme responsable de l'exploitation et de la destruction des hommes et de la terre et non l'homme en général, la technique ou le corps comme chez Platon.
S'il importe de déconstruire l'idéologie bourgeoise à l'ère capitaliste, cette transformation ne peut s'accomplir sans le renversement de son soubassement matériel. La formation et l'organisation des prolétaires a pour objectif de les armer contre le système capitaliste avec sa concurrence et son exploitation salariale. La constitution du prolétariat en classe organisée par un parti vise le renversement de l'économie bourgeoise et la prise du pouvoir politique. Le but final est l'abolition de la propriété privée des moyens de production. Cette réappropriation est plus profonde qu'une redistribution des richesses. Elle permettra d'assurer durablement une vie digne à chacun en reprenant le pouvoir sur le monde du travail. Il peut sembler ici que Marx renoue avec une certaine utopie lorsqu'il anticipe la société communiste. Ce qui lui confère néanmoins un caractère plus réaliste, c'est la volonté de fonder cette possibilité sur l'analyse de l'économie politique.
On se souvient que Platon dans La République décrit les formes déviantes de gouvernement : timocratie, oligarchie, démocratie, tyrannie. Dans le Manifeste, ce sont les formes déviantes de socialismes qui sont décrites comme de fausses alliées du prolétariat contre la bourgeoisie. Il existe toute une littérature socialiste qui présente de mauvaises solutions. Le socialisme réactionnaire, par exemple, s'oppose à la bourgeoisie au nom d'un retour à la féodalité. Il est anti-révolutionnaire. Il défend un retour à l'ordre ancien et non un dépassement du capitalisme. Le socialisme petit bourgeois est à mi-chemin entre bourgeoisie et prolétariat. Ses analyses sont pénétrantes mais ses solutions réactionnaires et utopiques. Quant au socialisme littéraire allemand, il remplace l'enracinement social par la phraséologie philosophique. Il disserte sur l'homme plutôt que sur le prolétariat. La lutte des classes est remplacée par la polémique métaphysique de salon. Le socialisme conservateur petit bourgeois lui est anti-communiste et nationaliste. Enfin le socialisme réformiste conservateur cherche à apaiser l'opposition de classe et non à l'abolir. Il imagine naïvement une bourgeoisie oeuvrant dans l'intérêt du prolétariat et propose des plans utopiques éloignés du prolétariat réel. Il croit à la force de l'exemple et non à l'action révolutionnaire, ce qui aboutit à la formation de sectes pseudo-révolutionnaires. Pour conclure, Marx et Engels acceptent que des alliances ponctuelles avec les partis ouvriers aient lieu, à condition de ne pas tomber dans l'opportunisme. Le communisme doit conserver comme but la révolution, avec l'abolition de la propriété privée et des classes sociales et la défense de la propriété commune des moyens de production.
Nous avons comparé la critique des faux-amis socialistes de Marx et Engels à celle des mauvais régimes de Platon. Mais on peut aussi comparer plus généralement les débats internes au mouvement ouvrier ou contre les idéologies bourgeoises et réactionnaires aux dialogues de Socrate avec les différents courants philosophiques de son époque. Ces débats, s'ils confrontent différentes opinions sur ce que sont ou doivent être les choses, n'ont pas seulement une portée épistémologique ou esthétique. On voit en arrière plan de La République de Platon se poser la question politique et morale de ce que doit être une société juste. Les questions de la science et de l'art entrent dans le cadre de l'éducation susceptible de former de meilleurs dirigeants. De même, les affrontements théoriques au sein du mouvement ouvrier ont non seulement pour objet de définir les enjeux économiques et les stratégies de l'action politique, mais aussi le type de connaissance et d'enseignement scientifique et artistique conforme à la société sans classe.
Alors que la devise communiste de Louis Blanc affirme : "de chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins !", Platon paraît nous dire : "que chacun occupe sa place naturelle !". Il défend une société hiérarchique pilotée par une caste savante. La philosophie apparaît comme la méthode éducative de la classe dominante. Deux mille ans plus tard, notre réalité ne semble pas très différente. Néanmoins le projet démocratique d'une pédagogie pour tous a vu le jour à l'âge moderne, avec cette conviction que c'est l'éducation qui fait le sage et non la nature. Le naturalisme et l'essentialisation des castes chez Platon dissimule les conditions socio-économiques et éducative des classes. Au lieu d'éduquer les meilleurs dans le platonisme, il s'agit d'améliorer chacun par l'éducation dans le marxisme. L'objet de cette éducation n'est pas la contemplation des idées mais la compréhension de la structure économique et sociale. Son cadre n'est pas l'agora où polémiques les philosophes mais l'espace public et le monde du travail où se mène la lutte des classes. Il ne s'agit plus d'agir en vue de la conservation de la cité antique mais pour la transformation mondiale des rapports de production.
Toutefois ce qui est commun au platonisme et au marxisme, c'est l'idée que l'art, la science et la philosophie ne sont pas des activités séparées mais qu'elles participent d'un projet politique. Plus généralement, nos activités techniques, esthétiques et cognitives sont investies dans des rapports de pouvoir. Il y a un lien entre l'éducation et la direction de la société, par les Gardiens chez Platon et par les prolétaires chez Marx. Aussi la philosophie consiste-t-elle aussi bien à interpréter qu'à transformer le monde. Mais au lieu d'une transformation morale et conservatrice comme chez Platon, Marx défend une transformation matérielle et progressiste.
Les deux philosophes supposent une interaction entre la théorie et la pratique. Mais la théorie ne se trouve pas que dans les universités et les bibliothèques. L'art et le savoir ne se limitent pas aux chefs d'oeuvres de Homère et Euclide, de Racine et Newton, de Chaplin et Einstein. La théorie se trouve également dans tous les rapports esthétiques et cognitifs de notre environnement, dans les rues, dans les jardins, dans les journaux, à la télé, à la radio, à l'école, au travail et dans tous les mots que l'on utilise. Notre caverne est le bain culturel de la réalité sociale qui habille les faits bruts. Le matérialisme de Marx et de ses successeurs s'efforce alors d'exprimer la réalité physique, économique et sociale en réduisant la distorsion de notre relation au réel par les rapports de domination.
R. Edelman 23/2/2023
Crédit photo : https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/%C3%A9ducation-et-formation/%C3%A9ducations-politiques-%C3%A9ducations-%C3%A0-la-politique/l%E2%80%99%C3%A9ducation-libertaire-xixe-xxe-si%C3%A8cle
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