jeudi 4 septembre 2008

Stéphane Huber ou l'enfance de l'art


STÉPHANE HUBER OU L'ENFANCE DE L'ART

Avec ses machines-jouets, Stéphane défonce le territoire de ses toiles-chantiers pour transformer ses peintures en un art des paysages imaginaires. Pour lui, l'art plonge ses racines dans l'enfance, dans l'acte créateur spontané et non dans la gravité conceptuelle. S'il fait allusion aux grands inventeurs, comme ceux du monochrome ou de l'action painting, c'est pour souligner le jeu qui préside à leur démarche. Il considère ses peintures comme des gags. A vrai dire, sans les détails humoristiques, son travail pourrait paraître monumental et sérieux. Il aime certes la grande peinture mais refuse sa solennité. Il admire la peinture classique mais veut peindre de manière plus comique que tragique, plus ludique que pathétique. Il pratique un faire pour faire, pour rien, pour rire. On peut donc s'attarder sur la dimension sérieuse et critique de son travail. Mais ce n'est pas l'effet recherché. Ce qui intéresse l'auteur, c'est l'étincelle créatrice qui préside au travail.
Les Tractopeintures, comme l'indique C. Cesbron dans un article consacré à Stéphane, naissent du désir de voir ce qu'il y a derrière la surface de la peinture. L'acte de peindre n'est pas uniquement celui de recouvrir mais en même temps de gratter. Gratter la matière certes, mais aussi notre propre surface. Il s'agit de sonder l'enfance de l'art, avec ingénuité et espièglerie. Les œuvres ici répondent aux questions cruciales du peintre. Comment ça marche quand on peint ? Qu'est-ce que peindre ? Que fait un peintre ? Qu'est-ce qu'un peintre ? Qu'est-ce que la peinture ? Plus généralement, qu'est-ce que faire de l'art ? La réponse ne tient pas dans l'affirmation d'une définition mais dans la désignation d'un acte par sa trace. Les sillons des Tractopeintures sont l'écriture d'un mouvement, d'un geste.
La peinture du XXe siècle est liée à l'outil, à la manière de faire et au détournement de l'usage habituel du pinceau. On trouve cette même remise en cause de l'usage en musique contemporaine, lorsque l'on aborde autrement son instrument pour en tirer des sons nouveaux. Le comment de la forme est devenu dans ces pratiques plus important que le quoi du sens et du contenu. Le comment révèle la matérialité des choses, en quoi elles sont faites, le grain, la texture, l'étoffe commune des œuvres et du monde. Ce qui semble une forme d'abstraction, avec la disparition de la figuration, est aussi une forme de concrétion. La peinture moderne se caractérise par un certain matérialisme opposé à l'idéalisme classique. Le travail du signifiant importe plus que l'expression du signifié. De même, Stéphane n'anticipe pas le sens de ses œuvres. Il laisse voir comment elles se font et en quoi elles sont faites. Pour lui, il n'y a pas d'autre fond que celui qui est donné par la forme de l'œuvre. Le discours sur la forme de l'œuvre, loin d'être son fond, n'en serait qu'un avatar. Le discours sur l'art, à moins qu'il ne se donne lui-même comme art, serait en quelque sorte le négatif de l'art. Il n'y a de discours que celui de l'art lui-même. L'art ne saurait être un moyen en vue d'une fin conceptuelle. Il est sa propre fin, un signifiant pur.
Il s'agit pour le peintre de cheminer, de comprendre les mouvements qui donnent vie à l'œuvre, de suivre l'évolution artistique et d'écouter la peinture. On parle de mouvement pictural au sens figuré pour désigner la succession des styles dans l'histoire. Au sens propre, cela peut désigner le geste du peintre. En fin de compte, entendre les mouvements, dans les deux sens de mouvements artistiques et mouvements concrets de la création, ne se réduit pas à plaquer dessus un discours stable. Les différents mouvements historiques sont liés à différentes sortes de mouvements gestuels. Il faut, pour entendre ces mouvements, les effectuer soi-même ou encore pouvoir constater leur effectuation.
Les dernières peintures de Stéphane intègrent des éléments de récupération, des canettes, des objets, des lettres en relief, des jouets (bétonneuses, voitures, figurines et poupées). On trouve par exemple un petit bonhomme coincé dans le cadre de la toile. On trouve aussi des couvercles de pots de peinture, des pinceaux. Un skate glisse sur la tranche du cadre. La peinture tend vers la sculpture, le ready made. On trouve des références au monochrome ou à l'action painting. Mais les jouets, les animaux, les miniatures rappellent sans cesse le monde de l'enfance. L'action man vient tourner en dérision l'action painting. Le détail contraste avec la grandeur de la toile, comme un terrain de jeu trop vaste. On trouve donc une tension entre l'aspect monumental et l'aspect dérisoire. C'est l'aspect dérisoire qui l'emporte. Le détail suffit à faire basculer le solennel dans le comique. Seulement, le jeu prend de l'ampleur sur un terrain aussi profond. La profondeur se résout en anecdote amusante et cette dernière gagne en profondeur dans son contexte magistral.
Outre ses tracto-peintures, Stéphane présente une série de dessins humoristiques à propos de l'art. N'y a-t-il pas un écart décisif entre des dessins attachées à railler le marché de l'art et les Tractopeintures ? Je perçois les premières comme un moment critique et les seconde comme une réponse affirmative. Stéphane, selon moi, montre dans ses peinture ce qu'est l'art : une forme joyeuse de dévoilement, après avoir démontré ce qu'il n'est pas dans ses dessins. Mais il conserve le goût du comique dans ses dessins critiques comme dans ses prises de position picturales. Il ne se contente pas d'ironiser, de manipuler un second degré dissolvant, d'afficher un nihilisme hautain, mais s'investit pleinement dans la conquête sans fin des mondes que l'art poursuit. Il ne perçoit pas ces deux activités de dessinateur et de peintre comme deux moments. Pour lui, il s'agit toujours de jouer. Certes, les dessins véhiculent un message à propos du monde de l'art tandis que les peintures restent davantage formelles. Mais c'est le geste pictural qui doit se retrouver dans le dessin, celui de l'incongruité, de la farce, du hors propos, de la confrontation des univers et des échelles.
Les dessins montrent l'étroitesse égoïste des hommes face à l'art. Stéphane s'en amuse plus qu'il ne s'en afflige. Il ne s'agit pas d'une position engagée. Le mauvais goût ne lui apparaît pas un scandale artistique. Le bon goût n'a même rien à voir avec l'art. La morgue ou l'inculture des personnages dessinés lui apparaissent tout à fait naturelles. Il montre l'inachevé sans se désoler de ne pas atteindre l'idéal. Il s'amuse de l'art sans colère ni aigreur. C'est un cynique et non un moraliste. Il ne cherche pas à montrer la bassesse du jugement commun par rapport à l'art mais à montrer qu'au fond les discours sur l'art répondent à la même logique dérisoire mais fondamentale que celle des questions triviales et ordinaires de la vie de tous les jours. Le but n'est pas de dénoncer l'orgueil du milieu artistique ni la médiocrité du néophyte. Il est de montrer cette trivialité ordinaire et joyeuse de l'humain.

 2010

dimanche 13 juillet 2008

Temporalité, personnalité et corporalité dans la Peinture de Fred Mèche


I. Temporalité
Fred Mèche peint généralement de grands formats pour se rapprocher de l'échelle naturelle. Cela permet plus d'empathie avec le sujet, de projection affective. Il faut que la représentation du réel soit le réel au maximum pour peindre presque à même le réel, peindre la réalité même et non par dessus ou à côté. Cependant, ce réalisme s'effondre dès lors que différents instants peuvent être représentés simultanément sur la toile. Grâce à cette possibilité pour la peinture d'accorder différents points de vue, la succession peut devenir simultanéité (tout comme dans la théorie de la relativité, deux événements successifs pour une personne peuvent apparaître simultanés pour une autre, selon sa situation). Cette cristallisation de la temporalité est apparue dans l'histoire de la peinture à maintes reprises, par exemple chez Robert Campin ou Piero della Francesca, en juxtaposant différents épisodes dans une même scène, ou chez Picasso, en mélangeant différents points de vue. La succession devient simultanéité, au même titre que la perspective projette les trois dimensions de l'espace sur le plan en deux dimensions. Dans Défi mnémonique, comme dans bon nombre de ses peintures, Fred Mèche décortique les espaces intérieurs en superposant les perspectives. Les déformations de l'espace que l'on observe viennent de ce que différents points de vue s'interpénètrent. Dans Unité rationnelle et heure de Jérémie, le temps subjectif et le temps objectif sont mélangés. Le sentiment de la durée et la discontinuité des instants, le jeu de la répétition et celui des différences, la routine et les événements apparaissent ensemble. Le temps subjectif est objectivé dans la représentation picturale, sans pour autant se désagréger complètement. Ceci ne peut avoir lieu sans absurdité. Il n'y a plus alors que l'apparence d'un scénario, qui peut très bien différer selon l'interprétation de chaque spectateur. L'absurdité de l'existence s'en trouve soulignée. Car ce qui rend l'existence absurde, c'est entre autres la cohabitation des scénarios que nous nous jouons dans le monde de la vie. La démultiplication de la réalité objective, selon le point de vue de chacun, accouche d'un monstre, comparé au point de vue de nulle part du tableau réaliste et atemporel.
La peinture opère donc une cristallisation de la temporalité, à la différence du livre, de la musique ou du cinéma qui laissent courir le temps. En cela, la peinture est difficile à contempler. Nous ne sommes plus guidés. Elle est, avec la photographie, un art de l'espace émancipé du temps. Même l'architecture est temporelle, en tant qu'il faut la traverser ; la sculpture l'est aussi, puisqu'on peut tourner autour ; la musique, la poésie, le cinéma nous imposent encore leur mouvement. Mais le seul mouvement qu'autorise la peinture est un mouvement sur place, un mouvement-repos, l'oscillation légère de nos globes oculaires. Parce qu'elle condense des temporalités différentes, la peinture reste une pratique actuelle à l'ère de l'image mécanique. Elle s'élabore dans la durée pour aboutir à une vision simultanée. C'est une image construite avec patience. Elle devient difficile à regarder tant elle concentre différents actes en un regard. Elle donne tout, d'un seul coup. Les transformations créatives naquirent lentement lentes, à la différence du déclenchement photographique. De manière remarquable, la peinture restitue le(s) vécu(s) en le(s) cristallisant. C'est la raison pour laquelle la peinture peut ne jamais disparaître. La peinture d'avant les musées, celle de Lascaux, comme celle du futur, vit du temps qu'elle amasse. Cet amas n'a pas de fond. Il est sans strates et se donne d'un coup. C'est une apparition sans temporalité, sans horizon.
Lorsque nous contemplons la toile, nous devons nous arrêter sur chaque détail, sans parvenir vraiment à considérer l'ensemble. C'est le détail qui accroche le regard, tandis que la totalité nous échappe. Elle reste un fond imperceptible et invisible. En cela, la peinture reste invisible, tout comme on écoute un morceau de musique par le surgissement de chaque note dans l'instant. Le morceau est inaudible en lui-même. Dans la perception artistique, comme dans toute perception, la forme est une totalité insaisissable en une seule fois, mais seulement par parties matérielles. Le peintre et le spectateur ne peuvent alors tout embrasser, comme prétend le faire l'architecte avec son plan. D'une certaine façon, ils sont aveugles à la globalité et condamnés à se perdre dans tous les détails, sans pouvoir jamais "posséder" l’œuvre. Les modèles peints eux-mêmes s'échappent, regardant ailleurs, feignant l'indifférence - ce qui est une manière de ne pas se laisser dominer, par désolidarisation de l'ensemble, plutôt que de vouloir tout embrasser du regard. La peinture échappe donc au regard et les personnage de Fred Mèche eux-mêmes ont un regard fuyant. Ils évitent la confrontation directe et nous laissent seuls face à nous-mêmes.

II. Personnalité
Un portrait de Bernard Stiegler le montre parlant (à) et écoutant "un autre" Bernard Stiegler. Il monologue - ou mieux auto-dialogue. Une certaine solitude ressort du personnage ; celle dans laquelle nous inscrit toute expression. Les occurrences du philosophe se trouvent dans un temps brisé, dissocié, différentiel. La proximité spatiale est un leurre. Le petit monde qui peuple les tableaux est solitaire. C'est une foule égocentrique échappant au temps commun, tissée de temporalités multiples. S'agit-il d'une peinture solipsiste ? Le peintre fait parler ses personnages, mais en réalité il est seul avec lui-même et est isolé de lui-même. Il se manque. La proximité spatiale rend plus cruelle encore la distance infinie qui nous sépare. Avec ces individus atomisés dans un intérieur moderne, cette peinture est celle de notre époque. C'est une peinture nécessairement contemporaine. Le poisson dans son bocal, dans Amer shoi, symbolise l'homme dans son appartement. L'espace, bien que fermé pour le modèle, est ouvert au spectateur du tableau, comme une fenêtre par laquelle la scène fuit. Comment représenter l'enfermement dans une toile offerte au spectacle et à jamais publique ? Comment ne pas enfermer en même temps dans le cadre du tableau l'ouverture infinie du monde ? Le tableau représente parfaitement cette subjectivité ambiguë qui parvient à vivre au sein du monde tout en s'en retirant. Fred Mèche peint la ville mais dans son intériorité. Il présente les surfaces comme des miroirs où se reflète le temps. Dans la ville extérieure, dans les rues, les façades reflètent le temps le plus souvent sur le long terme. Dans l'intérieur des villes, dans les appartements, ce reflet est plus fugace. Ce n'est plus la projection de la masse mais celle de l'individu. Comme Fred Mèche est influencé par les formes et les couleurs de son atelier, ce qui se reflète dans le tableau n'est donc pas simplement une psyché mais un espace, l'espace de l'atelier qui lui-même est peut-être le plus authentiquement le reflet du peintre.
Si l'on part ainsi du principe que la prostitution (de pro- "devant" et statuere "poser, placer") consiste à rendre public ce qui, par principe, ne peut l'être - savoir l'intimité cachée -, on peut considérer qu'il y a quelque chose de similaire dans la peinture : mettre à nu, rendre public l'intime, chercher à dévoiler ce qu'il y a de plus personnel, sans quoi la peinture elle-même ne représenterait que du général, des caractères, comme dans les pièces de Molière. Fred Mèche emprunte à Vermeer les scènes d'intérieur où les individus ont une activité énigmatique. Une fois les corps délestés des symboles que la peinture classique leur conférait, ils deviennent des corps pratiques, n'ayant de sens que leur activité, ou encore des corps érotiques, c'est-à-dire sans emploi, purement amoureux (érotikos), que ce soit une femme étendue, un enfant qui joue, un oiseau qui passe. Chez Caspard Friedrich, l'état d'âme singulier s'extériorisait, tout comme Alberti projetait au dehors l'ego abstrait. L'intériorité de l'esprit dans leurs peintures se rapporte aux choses comme à travers une fenêtre. Mais dans cette fenêtre se reflète également leur visage, avec ses émotions, sa chair, ou sa raison, son ossature. Le spectateur lui-même, à sa façon, est un peintre. Son œil, comme le geste du peintre, le reflète autant qu'il laisse apparaître les choses.
On ne peut toutefois prétendre que tout tableau, toute œuvre, est un autoportrait. D'abord parce qu'il n'y a pas de moi clairement défini qui peint. Le peintre est traversé par des identités multiples, contradictoires même. Et puis, si le tableau est davantage que ce qu'il représente, c'est qu'il contient le monde entier qui le produit : les personnalités de l'auteur, les modèles, le bruit de fond de sa société. On peut simplement considérer le tableau comme un point d'intersection de toutes ces tensions. Au lieu d'un autoportrait, c'est plutôt un jeu de rôle, une performance d'acteur que propose le peintre. Le moi du créateur, ou plutôt ses moi(s) imprègnent les personnages peints. De manière surréaliste, la monstruosité de la personnalité multiple s'affiche. Elle consiste en ce qu'une diversité de rôles et de personnalités sont supposés cohabiter en la même personne, la rendant du même coup parfaitement ambiguë. Fred Mèche se demande comment s'articulent mémoire personnelle et collective - et en particulier la biographie de l'artiste par rapport à l'histoire de l'art. Rappelons nous du film d'Alain Resnais On connaît la chanson et la manière dont la vie personnelle s'interprète à travers les tubes musicaux. Tout comme l'artiste investit sa formation artistique dans son art, l'homme de tous les jours construit sa vie sur le modèle des films, des publicités, des chansons qui l'environnent. La question devient celle de savoir à quel point l'artiste est davantage conscient que le spectateur du réseau qui le traverse.

III. Corporalité
L'éclatement de soi n'est pas uniquement d'ordre psychique. Dans les peintures de Fred Mèche, les corps et les espaces sont déformés, comme assujettis à la courbure de l'espace temps. Le damier rappelle la peinture hollandaise et l'ordre géométrique de l'architecture. En même temps, la vie organique y apparaît dans son instabilité et contamine l'espace géométrique en le déformant. Le jeu des volumes accueille la chair qui semble à la fois écrasée et protégée par l'espace construit - qui est une sculpture gigantesque retournée comme un gant sur ce qu'elle enveloppe. Les appartements sont comparables à des aquariums glacés, dans lesquels évolue la chair rendue à son animalité, menacée de se dissoudre et de décomposer la sage géométrie environnante. Les corps, échappant à la structure, la contaminent, la pourrissent. Fred Mèche est sensible à la tension qu'il y a entre l'organisme vivant, ses objets usuels et son cadre rigide. La peinture, dans son immobilité, exerce une violence sur le vivant qu'elle représente. Cette violence souligne la vitalité des corps. Le vivant ainsi contraint anime ce qui le contient. Mais les corps semblent fondre et se liquéfier au sein d'une architecture minimaliste. Ce qui est redoutable avec l'architecture cubiste et minimaliste, c'est que la vie y paraît informe, visqueuse, boursouflée, impure. Adolf Loos prétendait valoriser la vie, en ne la confondant pas avec l'inerte, à la différence de l'art nouveau qui prétendait confondre l'art et la vie. Mais Loos n'a-t-il pas rendue la vie obscène, inutile, embarrassante, comme ces habitants des grands ensemble dont les problèmes quotidiens invalident la vision du grand architecte corbuséen ? Les corps s'affrontent directement à l'espace, sans qu'aucun objet ne leur fournisse de prise stable. La décoration, d'un côté, se fond dans l'architecture minimaliste. Mais, par ailleurs, les objets sous la main sont contaminés par la déliquescence de l'homme entre les murs. Les choses deviennent chaotiques, fragiles, ballottées par les mouvements absurdes et inlassables du quotidien. Elles sont salies, brisées par la main tandis que les murs et les plafonds observent à distance ce jeu de massacre avec morgue et sévérité. La dématérialisation des corps réels, indiquée dans l'architecture, s'accomplit aussi dans la peinture, puis dans la photographie de la peinture et dans le texte qui commente cette photographie. Ce processus d'abstraction rejoint celui opéré par la géométrie. Le travail de Mèche interroge cette abstraction par la peinture, à travers sa ressemblance avec la photographie et l'omniprésence du texte induit, du discours ou de la littérature, comme chez Magritte. Avec toute cette architecture autour des corps, l'abstraction révèle les corps à la conscience en les détruisant. Il s'agit d'une forme de persécution des corps par laquelle l'artiste et le spectateur peuvent s'approprier les choses et donc établir un contact aseptisé avec le monde et l'altérité.
Les boîtes qui apparaissent dans les toiles de Fred Mèche semblent être des boîtes de Pandore. Elles symbolisent l'ambivalence de la démarche qui vise à faire surgir l'intériorité. Une fois libérée, elle devient dévastatrice. Elle dissout tout. Au fond, tout est pour le mieux tant que les corps dorment derrière les murs. Dès qu'ils sortent de leur sommeil et s'animent, c'est enchantement certes mais aussi maléfice. La géométrie vole en éclat pour devenir polyèdres déconstruits. Le devenir objet de l'architecture géométrique, son devenir sculptures, débris, découpes pris dans la densité des corps, c'est ce que paraissent traduire les tableaux de Fred Mèche ; comme si l'espace se densifiait de sa propre décomposition accélérée par l'agitation des corps. La dynamique entre les êtres et les objets fonctionne selon un principe de vases communicants. La sculpture est en même temps un réceptacle, une cabine. Les êtres et les objets s'enlacent dans un jeu d'apparitions et de disparitions selon les perspectives. La sculpture fut longtemps une projection de la figure humaine, distincte de l'architecture, même si cette dernière s'apparente en même temps au visage de l'autorité, comme l'a noté Bataille. La sculpture, en se géométrisant, s'est mise à ressembler de plus en plus à l'architecture, (laquelle en retour s'est faite plus récemment organique chez Zaha hadid ou Frank Ghery). Fred Mèche mêle peinture et sculpture, il peint la sculpture et fait de l'espace peint l'intérieur d'une sculpture. Il met en scène la discussion entre peinture, sculpture et architecture, entre l'espace plan, les volumes saillants et les volumes creux. Et entre l'architecture et la sculpture, il y a le vivant, qui insuffle la vie à ce qui est au dessus de sa tête et au dessous de sa main.


Version courte

Dans Défi mnémonique, comme dans bon nombre de ses peintures, Fred Mèche décortique les espaces intérieurs en superposant les perspectives. Les déformations de l'espace que l'on observe viennent de ce que différents points de vue s'interpénètrent. Dans Unité rationnelle et heure de Jérémie, le temps subjectif et le temps objectif sont mélangés. Le sentiment de la durée et la discontinuité des instants, le jeu de la répétition et celui des différences, la routine et les événements apparaissent ensemble. Le temps subjectif est objectivé dans la représentation picturale, sans pour autant se désagréger complètement. Ceci ne peut avoir lieu sans absurdité. Il n'y a plus alors que l'apparence d'un scénario, qui peut très bien différer selon l'interprétation de chaque spectateur. L'absurdité de l'existence s'en trouve soulignée.
Un portrait de Bernard Stiegler le montre parlant (à) et écoutant "un autre" Bernard Stiegler. Il monologue - ou mieux auto-dialogue. Une certaine solitude ressort du personnage ; celle dans laquelle nous inscrit toute expression. Les occurrences du philosophe se trouvent dans un temps brisé, dissocié, différentiel. La proximité spatiale est un leurre. Le petit monde qui peuple les tableaux est solitaire. C'est une foule égocentrique échappant au temps commun, tissée de temporalités multiples. S'agit-il d'une peinture solipsiste ? Le peintre fait parler ses personnages, mais en réalité il est seul avec lui-même et est isolé de lui-même. Il se manque. La proximité spatiale rend plus cruelle encore la distance infinie qui nous sépare. Avec ces individus atomisés dans un intérieur moderne, cette peinture est celle de notre époque. C'est une peinture nécessairement contemporaine.
L'éclatement de soi n'est pas uniquement d'ordre psychique. Dans les peintures de Fred Mèche, les corps et les espaces sont déformés, comme assujettis à la courbure de l'espace temps. Le damier rappelle la peinture hollandaise et l'ordre géométrique de l'architecture. En même temps, la vie organique y apparaît dans son instabilité et contamine l'espace géométrique en le déformant. Le jeu des volumes accueille la chair qui semble à la fois écrasée et protégée par l'espace construit - qui est une sculpture gigantesque retournée comme un gant sur ce qu'elle enveloppe. Les appartements sont comparables à des aquariums glacés, dans lesquels évolue la chair rendue à son animalité, menacée de se dissoudre et de décomposer la sage géométrie environnante.




lundi 23 juin 2008

BRUIL INTERVIEWÉ

https://soundcloud.com/arno-bruil

Raphaël : Quel est ton parcours musical ?
Bruil : Il y avait chez mes parents une discothèque familiale de musique pop et classique. Dès huit ans, je suis aussi devenu cinéphile et travaillais dans un vidéo-club. J'étais payé en cassettes VHS et regardait des films de genre. A Lannion, le cinéma était le seul espace de liberté. Cette activité me donna le sens du récit, de la citations et des dialogues. A vingt-neuf ans, je me suis acheté des platines MK2 et ai commencé à mixer de la Techno et de la House en soirée. Mais ce travail de DJ est vite devenu ennuyeux, car le champ de créativité me parut trop clos. Je suis alors passé du mixage à la composition électro-acoustique sur ordinateur. Je désirais créer de A à Z la matière sonore plutôt que mixer l'existant. Je générais des accidents sonores en injectant, par exemple, des fichiers JPG dans des logiciels audios. Ces accidents furent collectés et retravaillés. Je composais des pièces en Wave énormes. Les silences amplifiés créaient du bruit blanc. Des enregistrements extérieurs furent exploités, selon la technique du Ready recording. L'influence de Cage, de l'électro-acoustique, en particulier Michel Chion, et de la musique expérimentale fut déterminante : le bruit, généralement considéré comme rebutant, peut être travaillé en tant que son. Plus tard, je me familiarisai avec l'improvisation collective. En 2006, je rencontrai, dans des ateliers d'improvisation, en particulier ceux de Nusch Werkowska, des musiciens, ou plutôt des artistes sonores qui n'utilisaient pas l'écriture musicale. L'écoute surtout y était valorisée. Sans calcul, ni théorie artiste ou sonore, on pouvait arriver à un résultat. La formation Bruine naquit avec Vincent Paillard rencontré aux ateliers d'improvisation. Bregma et d'autres groupes d'improvisation furent formés avec d'autres musiciens. J'acquis les principaux codes de l'improvisation libre : mettre du sens dans l'improvisation, jouer avec d'autres, maîtriser l'écoute et le placement. Ces ateliers me donnèrent confiance, car le live me paraissait jusqu'alors impossible sans maîtrise technique.

Raphael : Peux-tu nous parler des matériaux avec lesquels tu travailles ?
Bruil : Mon père, qui est brocanteur, possédait un Tépaz des années soixante qui fut rapidement pulvérisé dans les ateliers d'improvisation. J'exploite ainsi différents objets rotatifs, ventilateurs, platines etc.. J'utilise les tourne-disques tels quels, sans cellule ni saphir, comme des micro-contacts. Je place, sur les platines, des surfaces de vinyles préparées et découpées, collées, brûlées, du papier, du carton, différentes textures. Je joue avec le frottement des micros. Le son dépend donc de la nature de la surface. Celle-ci crée le rythme, la granulation, la texture, qui sera ensuite retravaillée sur la table de mixage. Le tourne-disque fonctionne comme une table amplifiée. Les objets trouvés et les déchets sont réutilisés dans la musique. Je m'appuie sur le hasard de la rencontre et les automatismes. Il s'agit d'un jeu de dé avec les déchets. La récupération est une attitude politique. Le progrès technologique n'est pas un gage de qualité pour moi. Deux bouts de bois, un caillou, un micro et de l'intention sont supérieurs à la technologie. L'environnement des objets quotidiens offre une poésie du réel (fouet, batteur, mixeur, fourchette, gravier). Tout le monde s'y retrouve. Je défend une esthétique de la spontanéité, du charme, de l'allégresse et non une approche clinique ou spéculative. J'utilise encore l'ordinateur aujourd'hui mais discrètement et modérément. On ne voit pas d'écran sur scène et je ne perd pas de temps dans l'improvisation à manipuler des logiciels. Mes interventions sont électrifiées mais je projette de jouer des solos électriques et acoustiques en utilisant du matériel de camping. Il s'agirait de ne pas tout amplifier mais de superposer et de mélanger les deux. Les compositions informatiques sont intégrées dans les improvisations, ce qui en fait des demi-improvisations. Des enregistrements live sont également segmentés, remontés sur CD ou cassettes et donnent lieu à des improvisations à partir d'improvisations remontées. Cela crée diverses temporalités. J'aime la pratique d'instruments non traditionnels, la transversalité avec les arts plastiques. La musique doit résulter d'un mélange profond, intéressant et nécessaire. Je ne veux pas faire une musique de musicien, tout comme la peinture n'est plus depuis longtemps une activité de peintre exclusivement. Il y a une démocratisation de l'art, avec le rôle accessoire joué aujourd'hui par le solfège par exemple. La sensibilité est plus importante que l'apprentissage scolaire. Les ondes sonores sont des objets à sculpter. L'art plastique est une pratique ouverte et non particulièrement visuelle ou musicale. La musique est partout. Il faut laisser le son où il est ou en faire quelque chose. Comment utiliser le son ? Comme un architecte, avec la construction de nouveaux instruments et la plastique de la lumière appliquée au son. Je veux mélanger phénomènes photo-électriques et musique. Il faut jouer avec la synesthésie, ré-interpréter les pratiques, ne pas nommer les projets. Quant au silence, c'est le fond primordial à intégrer dans la technique musicale. Le vrai silence, dans un set, est rare mais nécessaire. Il doit être respecté en tant qu'il manifeste la possibilité du choix. Le silence rapproche de l'essentiel et du public. Le silence est un bruit blanc en même temps qu'un vide ; il est la somme des sons et un trou noir. C'est ces deux extrêmes à la fois.

Raphaël : Est-ce que tu peux définir le genre de musique que tu pratiques ?
Bruil : Je ne veux pas appartenir à un genre fermé, tel que le Free Jazz ou la Noise. Je ne veux pas d'étiquette mais défends une approche ludique et hédoniste. Je ne veux être ni un singe savant ni un automate. Je compte sur le moment présent, même s'il existe un travail préalable. Je reste ironique et tourne en dérision les styles. Je me moque, par exemple, du guitare héros, du public ou de moi-même. Même si je suis un enfant du rock, le rock n'est plus pour moi une vraie pratique subversive qui pourrait changer le monde. Le rock aujourd'hui est un non sens. De même, il y a trop de sérieux dans l'expérimental. Le sketch doit s'opposer au solennel, trop présent même dans le monde libertaire, au moralisme, à la messe, aux attitudes consensuelles et désuètes. La musique est aujourd'hui destinée à la manipulation. Elle côtoie la publicité et participe au même matraquage. La radio dépend de l'État, appartient à un certain fascisme. Elle véhicule l'idée de vente de produits. L'avenir de la musique est sombre à mes yeux. Il faut mélanger les pratiques. Il faut être attentif aux réactions du public en concert. Le cri des gens pendant les concerts veut dire quelque chose, il manifeste la perturbation. On devrait d'ailleurs crier dans les musées.
Raphaël : Considères-tu tes concerts comme des spectacles ?
Bruil : L'approche plastique de la musique est intéressante à voir comme à écouter. Elle se prête au spectacle, à la performance, pour faire voir la correspondance du sonore et du visuel. L'ordinateur sert au travail en amont mais n'a pas cet intérêt spectaculaire. Le contrôleur midi est utilisé comme une guitare de manière ludique. Il n'y a pas de restitution du déjà préparé mais une diffusion et une création spontanée avec prise de risque. Sur scène, l'obscurité et la cagoule me permettent de créer le mystère, un personnage, et davantage de prises de risque, plus d'invention et moins de précaution. La cagoule que je porte sur scène sert à jouer plus librement et non à donner une image extérieure. Elle est destinée à me transporter ailleurs et non à être vu. Le travail de la voix est difficile et suppose la cagoule, même à la maison. En privé, comme en public, la voix donne le trac parce qu'elle traduit l'intimité. C'est un son organique, réel et non sur-joué. Chaque situation est importante. Je me considère comme une éponge affective et capte l'ambiance de la salle. La connaissance préalable du lieu ne m'intéresse pas. Je ne veux pas me poser de questions a priori. J'ai juste une idée de départ. Ma performance revient à raconter une histoire. Il y a peu de réflexion et je possède peu de souvenirs des concerts, comme si j'y étais sans être là. Le jeu reste spontané et sans calcul. J'ai l'impression de redevenir un enfant, d'oublier mes bagages pour une action brute. Le concert est une performance qui vise à bousculer les attentes du public. L'improvisation dure le temps de l'improvisation et est irréversible, à la différence de la composition. Ce qui est dit est dit et est ineffaçable.

Raphaël : Préfères-tu jouer en groupe ou en solo ?
Bruil : Le jeu collectif a fait évoluer ma pratique et m'a apporté de la réactivité, à la différence du Lab Top. Je ne rejette pas totalement l'ordinateur mais favorise un mélange des interfaces pour plus de réactivité. Aujourd'hui, je préfère sans doute le solo. J'y prends plus de risques, alors que le groupe est plus formel, plus convenu et moins fou. Il est trop confortable de jouer avec de gens que l'on connaît. Néanmoins, quand je joue dans France sauvage, chaque concert doit être extraordinaire et doit bouleverser. Ce ne doit pas être l'usine et l'exécution d'un programme. Il s'agit de mettre ses tripes, comme un groupe de rock' n roll, de branleurs pas sérieux mais en même temps assez sérieusement. Le groupe essaie de jouer sérieusement mais sans sérieux, tu vois ! Il doit surtout donner à entendre de la musique. Le groupe est formé de trois personnes avec des influences distinctes qui se mélangent. Tout se retrouve en même temps, ici et maintenant. Le groupe est un socle pour d'autres pratiques. Il assure une certaine reconnaissance. A côté de ça, je développe mes concerts solo dans une ligne Power-électro tourmenté. J'utilise un synthétiseur modulaire, des tourne-disques et ma voix en pseudo-allemand inconscient. Tout est basé sur le plaisir du live, à travers une noise violente, avec un engagement du corps, des déplacements dans l'espace, un outillage Castorama. Ma posture n'est pas statique. Je reste debout ou à genou, naviguant dans l'espace. C'est une sorte de body-art, de performance à la Fluxus. Je m'agenouille, place des capteurs sur mon corps. Ce qui compte, c'est l'acte musical, la musique du corps, le son des surfaces, la voix, le millivoltage sur la peau, des capteurs de flexion. La réaction émotive est le moteur. Il s'agit toujours de vagues tentatives et non d'appliquer une théorie. Je pratique l'essai, la sélection. J'aime l'aisance du live où bizarrement je suis plus libre qu'à la maison. Je teste la réaction des gens, qui me renvoient les disques que je leur jette, dans une sorte de pogo. C'est un rapport humain non intellectuel, une sorte de rock en dehors du rock.



samedi 14 juin 2008

Portrait de groupe à un passage piéton


(une exposition photographique de L. Neyssensas)

Avec la télématique se sont développées des technologies de contrôle qui font l'objet de nombreuses craintes et critiques. On peut citer comme exemple récent en France le « fichier d’analyse sérielle », prévu par la loi Loppsi 2, ou le Traitements de Procédures Judiciaires qui permettra de préciser l'aspect, les origines, les opinions, la santé ou à la vie sexuelle des personnes. Le roman d'Orwell 1984, écrit en 1948 contre l'hitlérisme et le stalinisme, permet de comprendre ce que la société de contrôle a d'effrayant. Dans ce livre, le contrôle permanent par le parti de Big Brother induit une mécanisation de la société, une dépersonnalisation des individus et une déshumanisation impitoyable des rapports humains. Le regard de l'Etat pénètre la vie privée de chacun, assurant la transparence du comportement de tous les sujets au yeux d'un pouvoir qui, lui, demeure invisible. Aujourd'hui, les Etats, même les plus démocratiques, et les Entreprises modernes, sont équipés d'appareils de surveillance technologiques et possèdent ainsi de redoutables instruments de contrôles qui pourraient servir les pires intentions. Ils servent également les meilleures (sécurité, santé, etc.) mais avec de nombreux effets induits (erreur judiciaire, traçabilité et vulnérabilité bancaire, financiarisation des accès et des échanges, violation de la vie privée etc.).
De plus, les techniques sociales et fonctionnelles sont complétées par une dimension ludique et artistique plus communicationnelle. L'imprimerie, le cinéma, la télévision sont à la fois des outils d'organisation et de divertissement de la société. Ainsi, les instruments de contrôle peuvent servir à divertir tout en conservant leur nature disciplinaire. Les jeux en ligne, les réseaux sociaux, les téléphones multifonctions sont attrayants mais tout autant intrusifs. Les usagers renseignent eux-mêmes les bases de données qui peuvent intéresser les services de renseignement politiques et commerciaux. Les consommateurs se font alors les acteurs de leur propre contrôle, en laissant de nombreuses informations sur eux-mêmes, parfois par souci d'exister publiquement et d'être reconnus, d'autre fois parce qu'ils y sont contraints par le fonctionnement même des sites. De plus, les messages diffusés à travers le divertissement conditionnent la perception du monde de l'utilisateur. On s'inquiète de l'impact des jeux violents sur la vision du monde des jeunes. Mais on peut tout autant redouter le matraquage publicitaire. Les mentalités qui sous-tendent les émissions et les multiples propositions formatent les regards et les attitudes (individualisme, compétitivité, normativité, cupidité). Les occasions sont nombreuses, par exemple, pour le navigateur d'internet de rencontrer les annonces publicitaires et politiques. Le simple fait d'utiliser le web pour communiquer oblige chacun à croiser ces contenus. Nous utilisons et jouons avec des instruments de communication sans nécessairement être pleinement conscients de leurs enjeux (idéologies implicites, motivations commerciales, etc.). Et lorsque nous en sommes avertis, nous restons cependant bien impuissants et ne savons comment nous y opposer. Au mieux ou au pire pouvons-nous nous exclure volontairement de leur influence par le refus de la télévision, du téléphone, d'internet, de la ville, etc.
Le totalitarisme doux (soft-power) ne consiste pas tant en une privation de liberté qu'en une liberté surveillée. Kafka l'avait compris dans le Procès où le protagoniste Joseph K est en état d'arrestation et néanmoins "libre". Plus récemment, on retrouve cette idée, par exemple, chez le romancier Damasio, dans La zone du dehors. Nous évoluons parmi les caméras et les portiques de sécurité sans nous en rendre toujours compte, comme si nous étions dans un monde libre, avec dans nos poches un téléphone qui nous rend joignables et localisables à tout moment. Demain, nous aurons sans doute le sentiment de la gratuité des choses, quand notre compte en banque sera automatiquement débité au passage des produits intelligents munis de puces Rfid aux entrées commerciales. Nous ne subissons pas une force exercée en acte à chaque instant mais sommes soumis à un puissance latente qui peut se manifester à n'importe quel instant, comme ces chats qui jouent à laisser fuir leur proie un moment pour mieux les rattraper ensuite. Cette puissance s'appuie sur la quantité invraisemblable d'informations et de traces électroniques laissées par nos gestes quotidiens dans d'innombrables fichiers. Le savoir disponible sur les personnes augmente le pouvoir que l'on peut exercer sur elles.
Nous avons indiqué que le jeu et le divertissement technologique cohabitent parfaitement et même servent le contrôle. Cependant, il faut distinguer le jeu comme pur divertissement, qui est une forme de sujétion derrière une apparente liberté, du jeu révolté de l'art. Le jeu, lorsqu'on en maîtrise pleinement les règles, permet de développer une réflexion critique à travers la création. De ce point de vue, le modèle de la machine se trouve au cœur de l'expression créatrice des futuristes, des surréalistes, des dadaïstes, des situationnistes, du ready-made, de l'écriture automatique, de l'échantillonnage, de l'art l'art 2.0, numérique ou vidéo. Ces courants d'avant-garde sont nés du détournement de l'univers mécanique. Plus généralement, les instruments de contrôle - la photographie, très tôt au service de la propagande ; la caméra, utilisée dès ses débuts pour analyser les gestes et rentabiliser le travail - contribuèrent à l'évolution de l'art. On put dès lors faire la critique des objets industriels en les interrogeant, en les bricolant. La réflexion artistique sur la technique se fit par le moyen de cette technique. La technique artistique se mit au service de son propre questionnement et non plus uniquement de celui de Dieu, la nature ou l'homme. L'art permit de révéler l'essence des techniques à la manière du cynique grec qui (dé)montrait le mouvement en marchant. Russolo, Duchamp, Schwitters, Warhol, Nam June Paik, etc. ont su faire parler les produits industriels. On peut citer des artistes plus récents comme Fred Forest ou Chris Oakley qui travaillent plus spécifiquement sur les technologies de l'information. Quant au web, il est devenu une plateforme d'expression et de création libres et critiques dont les conditions de possibilités sont inhérentes au système critiqué, c'est-à-dire la production industrielle des biens et des énergies, avec son lot de pollution, d'exploitation sociale et de vulgarité marketing.
Laurent Neyssensas fait partie de ces artistes qui interrogent la technologie avec humour. Dans son travail artistique sur l'image numérique, il affronte les tabous de la mort, de l'intimité et de l'identité bouleversés par les nouvelles technologies. Comment la mémoire des morts se perpétue-t-elle dans le monde virtuel ? Peut-on faire de sa vie un art autobiographique sur internet ? Quelles identités personnelles et collectives les nouveaux médias construisent-ils ? Qu'est-ce qu'être un individu à l'ère du codage généralisé ? Voici le genre de questions que soulève son travail. A travers "Portrait de groupe à un passage piéton", ce qui est en cause c'est la relation de l'homme à la machine, de l'organique au mécanique, du sujet à l'objet, de l'individu au standard. Le propos de Laurent Neyssensas sur ce point n'est pas catastrophiste ni technophobe. Il souligne avant tout la collaboration entre l'homme et la machine et valorise le jeu de l'artiste à travers les contraintes de l'ordinateur. Il nous permet de comprendre les rapports inédits à la singularité et à l'identité introduits par les machines informatiques.
L'informatique permet le clonage numérique, la copie rigoureusement identique à son modèle. Ainsi, une photographie, un film, un son, enregistrés comme une suite de données numériques, donnent lieu à une infinité d'actualisations sur écran ou papier, enceinte acoustique ou casque audio. Ce que Walter Benjamin appelle la reproduction mécanique permet la copie de copie indéfiniment, et la distance infinie par rapport au modèle, lequel disparaît à mesure que la copie est modifiée, pour devenir non plus seulement imitation de la réalité mais simulation. Platon, dans la République, affirme que l'artisan copie le lit idéal, modèle de tous les lits possibles, et l'artiste copie celui de l'artisan. Ce processus mimétique entraîne d'après lui une dégradation par rapport au modèle, une perte de vérité, d'authenticité, d'aura. L'allégorie de la caverne de Platon se perpétue dans la critique du spectacle d'un Debord ou du simulacre d'un Baudrillard. Le virtuel est ainsi considéré péjorativement par les multiples courants réalistes (les courants nominalistes sont plus indulgents). Nous risquerions de nous couper définitivement du réel à force de le simuler. Le sens même du monde pourrait nous échapper définitivement.
On peut cependant aborder la question de la copie et de la virtualité de manière moins dramatique, plus ludique et post-moderne. La dramatisation est rendue impossible du fait des limites mêmes de la machine. La technique est tournée en dérision (à la manière de Buster Keaton ou de Gaston Lagaffe). L'échec du contrôle numérique peut alors sembler aller de soi, soit en raison d'une résistance constitutive du biologique au mécanique, soit parce que les machines restent toujours trop schématiques et faillibles. Les êtres vivants ne sauraient être entièrement réductibles à un ensemble de données. On ne peut raisonnablement craindre que les machines nous asservissent plus que ne le font les hommes. Pour illustrer cette limite de la machine, on peut prendre comme exemple la traduction automatique. La machine est capable de traduire plus rapidement que nous le vocabulaire d'une langue dans une autre, mais elle est incapable de restituer intelligemment le sens d'un énoncé. Au lieu de déplorer les limites de la machine, il faudrait célébrer en elles une source intarissable d'inspiration et de création. Là où la machine échoue, là est la liberté. Car il ne peut surgir de nouveauté sans hasard, sans accident, sans contingence. Toute avancée se fait sur fond d'imprévisible. Pas de création sans liberté, et pas de liberté sans défaillance des mécanismes. Ainsi, la liberté est liée à la singularité, laquelle suppose une discontinuité dans la chaîne des causalités. Si tout est programmé d'avance, la création devient impossible ou illusoire.
Dans cette exposition, Laurent Neysensas part d'une seule image, au lieu de puiser dans la masse gigantesque des images de son journal photo-téléphonique (des images prises avec son téléphone portable et publiées quasi-simultanément sur le web). De toutes les photographies prises en une semaine au japon, une seule sert de matrice à l'ensemble de l'exposition. L'auteur paraît se résoudre à jeter par dessus bord une masse documentaire imposante. Il reste donc une photographie comparable à un code génétique ou à un algorithme, à partir duquel seront déclinées d'autres images, pour former un univers fractal où chaque partie imitera le tout en le modifiant. Mais tout cela, bien sûr, est pratiqué sur un mode ironique, puisque la machine est trop bête pour faire autre chose que semblant, tout comme les traducteurs automatiques feignent de parler diverses langues.
Différents niveaux de copies constituent l'exposition. Il y a d'abord la scène originale et séminale représentant un groupe à un passage piéton ; puis, assez classiquement, des copies partielles et agrandies de portraits. Ensuite, il y a la photographie du lieu de la scène originale, le passage piéton, mais à un second moment et à distance sur Google earth et non plus photographié manuellement. Le même espace est ainsi considéré à un autre moment et par une autre technique que la saisie directe. Enfin, il y a la recherche de visages et de groupes similaires sur l'ensemble du web, grâce à des moteurs de recherche, comme si le même groupe et les mêmes personnes avaient pu exister en d'autres lieux et à d'autres moments. L'ordinateur cherche des images de groupes ou d'individus équivalentes à l'image originale. Il y a répétition esthétique et formation mécanique de stéréotypes (ce qui trahit partiellement l'usage stéréotypé de la photographie amateur). Mais, bien entendu, l'équivalence esthétique, autrement dit la ressemblance, n'est pas l'identité réelle des individus et des situations. Aristote nous a appris qu'en vertu du devenir et de la contingence régnant sur terre, rien dans la nature n'est absolument identique à autre chose, tout est singulier, même si l'usage des noms et des concepts nous porte à croire aux universaux (c'est-à-dire aux entités générales, aux essences, aux genres et aux espèces). Nous croyons percevoir l'éternité céleste, l'essence des choses, qui n'est en fait qu'un jeu de ressemblances, d'airs de famille. Ainsi, le clonage, c'est-à-dire la multiplication stricte d'une essence dans la réalité, représente-t-il une forme de monstruosité par rapport à la règle de la contingence. Le clone est un monstre - non pas en raison d'un écart par rapport à la règle, lequel est finalement normal puisque chaque individu est singulier - mais comme absence totale d'écart. Chaque individu serait alors absolument identique, ce qui est métaphysiquement impossible et en fin de compte chimérique. Cette problématique est bien ravivée par la copie numérique, au mêmes titre que les reproductions mécaniques et les produits en série issus de l'industrie, et soulignée dans ce travail.
 juin 2012

samedi 24 mai 2008

LA MORT PLATE


LA MORT PLATE
Sur les photographies de cimetières de Nadine Monnin

(Version longue)





"Avec la photographie nous entrons dans la mort plate. Un jour, à la sortie d'un cours, quelqu'un m'a dit avec dédain : "vous parlez platement de la mort." - Comme si l'horreur de la mort n'était pas précisément sa platitude" (Roland Barthes, La chambre claire).





I. La promenade



Le cimetière est un territoire sacré. C'est aussi un lieu tabou. Les morts sont autant objets d'aversion que de vénération. κοιμητήριον est le « lieu où l'on dort » et « lieu où reposent les morts ». C'est le sommeil qui est ici sacré et vénéré. La réalité d'une chair en décomposition elle appartient au profane et est redoutée.

Le cimetière est généralement clos et séparé du monde profane. En son enceinte, la promenade est coupée de l'extérieur. En marge de la société, le cimetière est propice à la méditation et la contemplation. Le rapport de Nadine Monnin au cimetière est celui de la promenade. Elle n'y va pas à titre personnel pour honorer un mort ni même les morts. Il s'agit d'une simple balade parmi les tombes, comme l'on se promène dans la rue en croisant les gens et les édifices. Cette attitude peut sembler légère à celui qui vient au cimetière honorer un proche disparu. Mais le rapport esthétique du promeneur n'est pas réductible au rapport technique qui ferait du cimetière un dépôt de choses inutiles. L'artiste ou le promeneur sont dans la méditation sur la mort et non sa profanation.

Par extension, le cimetière est un terrain où l'on entasse des engins hors d'usage - un cimetière de voitures par exemple. Cette définition utilitariste choque par son caractère profane. C'est toutefois ce qui menace les cimetières. La banalisation de la mort est une forme de réification de l'humain. La mort s'introduit d'abord dans la vie par le rythme répétitif du quotidien. Puis, elle est elle-même effacée une fois réduite au déchet. Les cimetières deviennent alors invisibles. Ils sont repoussés à l'extérieur comme des décharges ou des parkings. L'incinération vient ensuite pallier au manque de place. Internet offre ses espaces funéraires : des cimetières virtuels d'humains, de chiens ou de chats.

Dans le cimetière, Nadine Monnin enregistre les singularités qui résistent à la dissolution. Elle relève les traces de ce que les vivants laissent à leurs morts. Elle révèle comment les vivants recomposent l'individualité du défunt. "Pas de mort à honorer, dit-elle à propos du cimetière, c'est l'appareil photographique qui m'y promène pour y faire l'enregistrement d'une singularité : des petits morceaux de verre coloré qui remplacent la pierre tombale, ailleurs un chou fleur comme ornement, là une croix peinte en bleu azur". Le cimetière est statique, chaque détail est devant nous immobile et se prête à la photographie. C'est une immersion lente dans la vie. Le cimetière est une mémoire, tout comme la photographie. La photographe me confie qu'elle aimerait encore travailler sur la vue aérienne du cimetière et cadrer ce trou. Le cimetière est une tombe.

Le cadrage des photographies répond à un principe législatif : la concession relevant du domaine privé, l'anonymat du défunt doit être préservé. La contrainte formelle est donc issue du juridique. Au fond, les contraintes s'imposent d'elles-même sans avoir besoin de les inventer. Elles sont naturelles ou culturelles. Mais au delà de ces normes, la photo est improvisée, comme sont improvisées les tombes. L'instant du déclenchement de l'appareil est indifférent. Il n'y a pas de recherche esthétique ou scientifique. Il n'y a ni art ni sociologie. Pas d'expression ou de découverte à proprement parler. La démarche s'apparente à une sorte de rituel. La terre tourne pour donner la bonne lumière et la bonne ombre. Il s'agit alors de laisser faire les choses. L'auteur disparaît face à la situation. Dans le mouvement de la promenade, il se laisse guider. La photographie est un vestige de la présence du photographe sur les lieux parmi les morts.





II. Le village



Des tas de terre sont disséminés à Halliko en Finlande, dans une allée recouverte de branches de sapin et de fleurs fraîches avec des banderoles. Derrière, on aperçoit des stèles cubiques et rectangulaires. On ressent le contraste entre ces formes mortuaires classiques et celles plus archaïques de la nature qui cohabitent au ralenti.

Une dalle et une stèle sont photographiées de profile, en gros plan, avec un petit peu de terre et des plantes. Une autre dalle de marbre noir reflète la lumière du ciel, avec une croix portant le nom de la famille et des fleurs rouges. La dalle fonctionne comme une porte mais aussi comme un miroir de l'univers. Elle est la vitrine de l'au-delà et un monde inversé. La terre est la façade de l'en-deçà et toutes les tombes sont comme les portes et les fenêtres de sa demeure.

Une planche de bois est recouverte de taule ondulée. Elle dissimule imparfaitement un trou obscur, près d'un mur, à côté d'une tombe. Ici la frontière entre la vie et la mort n'est pas fermée et reste inquiète, rappelant le supplice qui consiste à enchaîner une victime à un cadavre. Quand il n'y a plus de stèle et que la vie et la mort semblent communiquer, là est la terreur.

Une tombe de pierre rose ressemble à une petite maison avec un toit en pente, en tuile et une fenêtre vitrée avec des rideaux. En Sicile, on trouve ainsi des rideaux de fenêtre sur les tombes. La tombe est la demeure du défunt. Celle-ci n'est parfois rien de plus qu'un abri minimal et modeste orné de quelques coquillages. Au fond, tous les monuments funéraires sont des maisons. Ils sont l'ultime habitation sur terre, mais aussi l'habitation pure, absolument symbolique. On ne saurait parler d'abri qu'au sens figuré, car il ne sert à rien d'abriter le mort. On n'abrite plus rien qui soit au fond si vulnérable que ça. Non, le mort habite la tombe et ne s'y abrite pas. C'est un lieu personnel et non indifférent, divin plus qu'animal.

Certains monuments funéraires ressemblent à des fontaines, autour desquelles on se rassemble pour se ressourcer. La fontaine est en contact avec les profondeurs de la terre. Elle est source de vie mais vient de la mort. Nous redevenons poussière, mais aussi eau, et abreuvons de souvenirs ceux qui restent.





III. Les habitants



Une large stèle porte de la neige sur elle et sur ses pieds. Derrière elle se tient une foule de petites stèles. La perspective recrée des hiérarchies parmi les morts. Le plus proche est le plus important. Cette hiérarchie est déjà visible avec la taille et le luxe des tombes.

Ici, une croix rudimentaire en bois vermoulu gît sur le gravier. Plus la personne est humble, plus sa tombe est sobre. Nous ne sommes pas égaux devant la mort. Cependant, nous le sommes au dedans. Le cimetière ne fait que recouvrir et dissimuler la matière universelle, la masse à laquelle retourne le défunt. La tombe retient la singularité par un fil avant qu'elle ne s'effondre dans l'indifférencié.

Une dalle est saturée de petites fleurs et de petites plaques commémoratives. A la modestie des présents répond le nombre d'offrandes. Ce qui importe n'est pas le prix du cadeau. C'est la diversité qui révèle la popularité du défunt. Maintenant qu'il est mort, il faut montrer combien il était vivant. Ici, chaque trace est encore le signe d'un vivant sur la pierre du disparu. La terre est également piquetée de traces de semelles. Les branchages de pins sont recouverts de fleurs. Tout devient trace, indice de la présence des vivants parmi les morts. Le cimetière est le royaume des signes. Il est le lieu de l'absence auquel tout renvoie.

Une dalle est recouverte d'une stèle et de pots de fleurs fanées. Les fleurs représentent l'éphémère de la vie en se flétrissant. Elles naturalisent la situation du mort rendu à la vie organique. Tandis que les fleurs, lorsqu'elles sont artificielles, montrent la résistance absurde du symbole. La fleur artificielle incarne la contradiction du périssable et du symbolique.

Comme un attroupement d'anonymes, des stèles sombres sont rangées et coiffées d'un chapeau de neige. La stèle ici est personnifiée et fonctionne comme un avatar du défunt. Elle est un masque, comparable à celui des acteurs de théâtre. Elle est le corps "éternel" résumant le disparu de manière impossible en un signe.

Une grande pierre tombale soutient un ballon de baudruche gonflable bleu sur sa tige. Les tombes prennent parfois des allures de fête, surtout les tombes d'enfants. L'enfant semble ne jamais pouvoir mourir, toujours promis à un avenir. Sa tombe incongrue résiste à une normalisation sereine. La minuscule tombe d'enfant témoigne du scandale gigantesque d'un champ de possible sans actualisation.





IV. La Terre



Une photographie prise au raz du sol montre des pots de fleurs et une petite dalle. Que ce passe-t-il au raz dus sol ? De petites choses sans importance, une vie silencieuse, des micro-événements qui peuplent la tombe et l'animent discrètement. Par exemple, une image floue montre un amas de films plastiques translucides, des couleurs de fleurs et des croix au loin sous un ciel cotonneux. L'espace est ici embué, ouvert sur l'indistinct, comme en songe ou à travers des larmes. A St Paul de Vance, on trouve des roses en plastique et des boules avec de la condensation à l'intérieur. Une hiérarchie d'objets, du monumental au minuscule, peuple les cimetières. Ailleurs, des pots sont renversés, avec des fleurs et du plastique, devant un tas de terre. Il règne un relatif désordre. L'entropie du vent, le passage du temps, ont eu raison des petits arrangements. Il ne s'agit pas de destruction mais de recomposition.

Des stèles percent la neige gelée et siègent sur des îlots d'herbe verte ou jaune, parmi des pots et des croix. Ces stèles semblent croître et naître de sous la terre, comme une résurrection minérale. On plante parfois un arbre à la place du mort. Il s'y réincarnera en quelque sorte. La tombe est elle aussi un mode de réincarnation.

En Finlande, lorsque la terre est trop gelée, le cercueil est paraît-il provisoirement dissimulé sous des branches de pin. Cet amas de branches forme un tas. Ailleurs, un talus de sable collé par l'humidité est recouvert de fleurs fanées et de rubans blancs. Des pierres tombales de marbre noir sont remplies de gravier et de branches de pin. Des branches semblables furent encore éparpillées sur un tas de terre humide couvert de tâches neigeuses. Une plaque de marbre noir, avec un bouquet de fleurs, reçoit l'ombre d'un arbre. Un tas de branchages gît par terre. Derrière, on aperçoit des arbres, des stèles rectangulaires et une fine croix fichée dans le sol. Un tas de terre séchée est entouré de neige fondue et recouvert d'un monticule de branches de pin. Le tas semble un amoncellement de matières qui tendent vers la forme de manière fantomatique.

On peut voir, sur une photo, un enchevêtrement de coins de pierres tombales recouvertes de fleurs multicolores et d'un peu de film plastique. L'esthétique des cimetières est parfois si figée qu'elle en devient artificielle. La vie n'est-elle pas mouvement ? L'aspect monumental du cimetière montre le désir de s'éterniser dans la mort. Mais les micro-événements apparaissent d'autant mieux sur ce fond d'éternité.

Deux planchettes parallèles sont posées sur la terre, dans un cadre, avec une fougère qui pousse. Le menu, le minuscule, le détail imprévu annoncent une vie qui échappe au rituel. Ce qui est important, c'est le détail que le monumental fait apparaître. La tranquillité qui règne fait de toute chose un événement.

Un coin de tombe, avec de la mousse noire et une petite fleur violette, émerge du gravier. La mousse et la fleur unique sont des éléments qui échappent silencieusement à tout contrôle. La vie dans les cimetières, c'est justement ces éléments qui se développent et que l'on ose à peine enlever. Nettoyer le cimetière reviendrait à laisser davantage de place à la mort qu'à la vie.

Des cailloux brisés se trouvent au pied d'une croix. L'espace du défunt sur le sol ressemble à un vide poche. Cet amas d'accessoires inutiles est comme le fond d'un sac, avec ses objets sans importance mais qui portent tout de même une histoire. Les fétiches disposés forment un récit de vie.





V. La guerre



Une croix de pierre grise surgit à travers des barbelés rouillés. La grisaille et la rouille, comme les tombes en béton et les croix sommaires, évoquent une tristesse guerrière. Le soldat dans son Bunker est déjà mort. Ils se préserve de la rage du dehors, comme le défunt tente d'échapper aux intempéries. La guerre est partout dans la vie. Mais la paix du cimetière est la mort même. Il est comme un champ de bataille après la lutte.

A St José, une croix blanche est visible à travers deux rangées de barbelés entourées de cerceaux métalliques, qui projettent leur ombre sur la boue, où des poteaux rouillés sont plantés. Ici le cadre rappelle celui des tranchées. On pourrait s'imaginer que la mort fut violente. En pourtant, cette désolation est là dans le calme le plus complet.

Une dalle en béton est entourée de barreaux. Cela rappelle un univers métallique et bétonné, un univers concentrationnaire, une terre de bunker, comme si la frontière entre les morts et les vivants devait rester la plus solide possible. Pourquoi de telles parois ? Pour nous éviter que la mort ne vienne nous prendre par l'un de ces passages ? Le bunker protège de la mort. Mais qui protège-t-on exactement, le vivant ou le mort ?







LA MORT PLATE

Sur les photographies de cimetières de Nadine Monnin

(Version courte)



Le cimetière est un territoire sacré, béni par les prêtres. C'est aussi un lieu tabou. Les morts sont autant objets d'aversion que de vénération. κοιμητήριον est le « lieu où l'on dort » et « lieu où reposent les morts ». C'est le sommeil qui est ici sacré et vénéré. La réalité d'une chair en décomposition elle appartient au profane et est redoutée.

Le cimetière est généralement clos et séparé du monde profane. En son enceinte, la promenade est coupée de l'extérieur. En marge de la société, le cimetière est propice à la méditation et la contemplation. Le rapport de Nadine Monnin au cimetière est celui de la promenade. Elle n'y va pas à titre personnel pour honorer un mort ni même les morts. Il s'agit d'une simple balade parmi les tombes, comme l'on se promène dans la rue en croisant les gens et les édifices. Cette attitude peut sembler légère à celui qui vient au cimetière honorer un proche disparu. Mais le rapport esthétique du promeneur n'est pas réductible au rapport technique qui ferait du cimetière un dépôt de choses inutiles. L'artiste ou le promeneur sont dans la méditation sur la mort et non sa profanation.

Par extension, le cimetière est un terrain où l'on entasse des engins hors d'usage - un cimetière de voitures par exemple. Cette définition utilitariste choque par son caractère profane. C'est toutefois ce qui menace les cimetières. La banalisation de la mort est une formes de réification de l'humain. La mort s'introduit d'abord dans la vie par le rythme répétitif du quotidien. Puis, elle est elle-même effacée une fois réduite au déchet. Les cimetières deviennent alors invisibles. Ils sont repoussés à l'extérieur comme des décharges ou des parkings. L'incinération vient ensuite pallier au manque de place. Internet offre ses espaces funéraires : des cimetières virtuels d'humains, de chiens ou de chats.

Dans le cimetière, Nadine Monnin enregistre les singularités qui résistent à la dissolution. Elle relève les traces de ce que les vivants laissent à leurs morts. Elle révèle comment les vivants recomposent l'individualité du défunt. "Pas de mort à honorer, dit-elle à propos du cimetière, c'est l'appareil photographique qui m'y promène pour y faire l'enregistrement d'une singularité : des petits morceaux de verre coloré qui remplacent la pierre tombale, ailleurs un chou fleur comme ornement, là une croix peinte en bleu azur". Le cimetière est statique, chaque détail est devant nous immobile et se prête à la photographie. C'est une immersion lente dans la vie. Le cimetière est une mémoire, tout comme la photographie. La photographe me confie qu'elle aimerait encore travailler sur la vue aérienne du cimetière et cadrer ce trou. Le cimetière est une tombe.

Le cadrage des photographies répond à un principe législatif : la concession relevant du domaine privé, l'anonymat du défunt doit être préservé. La contrainte formelle est donc issue du juridique. Au fond, les contraintes s'imposent d'elles-même sans avoir besoin de les inventer. Elles sont naturelles ou culturelles. Mais au delà de ces normes, la photo est improvisée, comme sont improvisées les tombes. L'instant du déclenchement de l'appareil est indifférent. Il n'y a pas de recherche esthétique ou scientifique. Il n'y a ni art ni sociologie. Pas d'expression ou de découverte à proprement parler. La démarche s'apparente à une sorte de rituel. La terre tourne pour donner la bonne lumière et la bonne ombre. Il s'agit alors de laisser faire les choses. L'auteur disparaît face à la situation. Dans le mouvement de la promenade, il se laisse guider. La photographie est un vestige de la présence du photographe sur les lieux parmi les morts.























mercredi 30 avril 2008

Le Journal Phototéléphonique


LE JOURNAL PHOTOTÉLÉPHONIQUE



http://neyssensas.tumblr.com/



"Chaque être, à chaque instant, devient par altération un autre que lui-même, et un autre que cet autre. Infinie est l'altérité de tout être, universel le flux insaisissable de la temporalité" (V. Jankélévitch, L'Irréversible et la nostalgie).

Un journal personnel peut durer toute une vie. Le journal détache des morceaux de cette longue phrase qu'est la vie. Depuis deux ans, Laurent met en ligne quatre à cinq photos par jour en moyenne. En principe, ce travail n'a pas de terme et pourrait durer jusqu'à son dernier souffle.
Le journal n'est pas le récit d'un événement particulier. Il est le reflet du fait de vivre, à travers une série décousue de micro-événements. Leur seul rapport est qu'ils arrivent à quelqu'un. Il n'y a pas de lien logique entre chaque photographie du journal.. Quant à l'ordre chronologique, il n'est jamais au fond qu'une trame idéale, transformant rétrospectivement en histoire le hasard de la vie.
De courtes séries apparaissent après coup, dans le rapport du détail à l'ensemble par exemple. Ainsi, certains clichés zooment sur des aspects des précédents. Le temps alors ne s'exprime plus seulement par la succession de plans disparates mais par l'approfondissement d'un seul motif. Comme dans le jeu des erreurs, on découvre après coup ce qui se cachait, le diable dans le détail, l'indice d'une enquête sans but.
La photographie est un art dans le temps, puisque l'avant et l'après sont hors champs, au même titre que l'espace absent. Les photographies sont des bouts de mémoire personnelle externalisés. Le cliché persiste comme image mnésique. Comme nos souvenirs, il est un fragment résiduel du passé, qu'il est parfois difficile de situer dans le cours du temps. La photographie réactive cependant le passé psychique. Elles permet à l'auteur de redécouvrir des pensées fugaces sombrées dans l'oubli. Tel homme sur la photo lui rappelle le jugement qu'il a rapidement porté sur lui et ensuite oublié. Bergson affirme que ce qui est remarquable, ce n'est pas de pouvoir se souvenir mais d'oublier. Tout s'imprime en nous. Pourtant, peu des choses nous reviennent. Ce qui prouve la subsistance néanmoins d'impressions latentes, c'est leur reconnaissance dans l'anamnèse provoquée par la redécouverte de ses propres photos.
Les photographes ont différentes stratégies. Bien souvent, ils se donnent un thème de travail et ont une idée de ce qu'ils veulent. Ils peuvent également, comme dans un safari, pourchasser l'image sur un terrain particulier. De même, le touriste se laisse saisir par l'instant. Mais fréquemment, il cherche malgré lui à actualiser des stéréotypes. Laurent est ici un touriste chez soi. Il saisit l'instant et se joue des stéréotypes, faisant par exemples des allusions ironiques à l'histoire de l'art ("histoire de l'art amené", comme il le dit). Au lieu d'être passivement déterminé par des préjugés esthétiques, il plaisante a posteriori sur la résonance de ses photos avec sa connaissance de l'image. L'oeil de ce photographe se scinde en deux : son endroit est naïf et amusé, son envers est cultivé et réfléchi. Une grande part d'improvisation est engagée dans ce voyage interminable dans les détails du quotidien. Laurent ne cherche pas dans la vie la matière d'une forme préconçue. Il prête plutôt forme à une matière qui se livre à lui.
Les photographies de Laurent sont prises avec un téléphone portable et directement mises en ligne. Il y a donc une publication instantanée, géolocalisée, datée, commentée immédiatement ou non par l'auteur et les spectateurs (deux cent personnes en moyenne viennent visiter ce journal). Les photos sont particulièrement bien référencées dans Flicker et sont souvent utilisées par d'autres. Le flux des photos, comme le flux du vécu, est gratuitement disponible. Leur devenir art ne dépendrait que de leur sélection et éventuellement de leur vente. Mais telle n'est pas la finalité de ce travail. On ne trouve pas le désir de s'approprier le réel et de l'exploiter dans une version capitalisante du ready made.
L'instrument utilisé a des propriétés bien particulières, différentes de l'appareil photo classique. On pourrait résumer cela en disant qu'elle a des propriétés esthétiques amoindries. Il y a un certain échec dû aux limites esthétiques de l'appareil photo téléphonique. Il s'agit de contraintes dont Laurent tient compte. Il y a un savoir faire à l'oeuvre. Laurent affirme connaître le résultat avant la prise.
Mais l'appareil phototéléphonique permet une activation immédiate de la photographie puisqu'elle permet une diffusion instantanée des clichés. La photographie classique, dans sa composition, dans sa conception, comme beaucoup d'autres arts, réclame du temps. Une idée surgit chez un auteur. Une démarche est projetée. Un dispositif est agencé. La photographie suppose fréquemment l'anticipation par le photographe de ce que va être la prise. L'attente, la patience, le désir, ces états d'esprit tournés vers le futur sont inhérents à l'acte du photographe. Après la prise, l'image latente dort sur la pellicule avant d'être révélée. Puis cette image en négatif doit être tirée, triée parmi d'autres. La distinction entre l'art et la vie est ici question de sélection, dans le cadrage, l'instant et le tri parmi les prises. Enfin, il faut diffuser ce cliché... Laurent, avec l'appareil phototéléphonique, contourne ces étapes pour goûter en ligne au direct, habituellement réservé aux musiciens ou aux acteurs de théâtre.
Les clichés numériques de Laurent sont donc pris spontanément et instantanément diffusés sur la toile. C'est comme si n'importe qui pouvait voir par ses yeux. Ses images sont autant des perceptions que des souvenirs. L'auteur travaille à sa propre filature. Il est suivi à travers ses propres yeux. S'agit-il d'une création bourgeoise, égotiste et méprisable, ou le petit moi raconte sa petite histoire personnelle, sa petite aventure, comme dans les romans de gare ? Traite-t-elle au contraire de l'être pour tous, a-t-elle le pouvoir de nous révéler notre propre vie, comme les romans de Proust ou les films de Bergman ? A vrai dire, le propos ici n'est ni d'exalter un moi singulier ni d'approfondir notre moi universel. Il s'agit plutôt de s'interroger sur le rapport entre l'art et la vie, entre l'espace public et l'espace privé. Il s'agit d'assumer son soi pour les autres dans ce qu'il a d'ordinaire. L'art ici consiste en ce jeu de piste avec son quotidien, réside dans la démarche et non dans les oeuvres, car les photographies ne possèdent pas nécessairement l'achèvement et le perfectionnisme de chefs d'oeuvres. Ces photos sont mêmes ordinaires. Elles représentent des non-événements, seulement des faits. Il n'y a pas de pathos, de voyeurisme, de contrainte exhibitionniste. Laurent s'abstient-il de tout montrer ? Ou bien se laisse-t-il simplement porter par la pudeur, sans chercher la provocation de soi-même et des autres ? Ce qu'il interroge, c'est l'image et non sa propre identité personnelle ou les limites de son intégrité. Il ne s'agit pas d'un rapport tragique mais ludique à la vie. L'image n'est pas ici une frontière à franchir pour atteindre la vie. L'image et la vie sont la même chose.

2010








vendredi 7 mars 2008

Sara Ibanez ou le chant des couleurs

Les supports expressifs de Sara Ibanez sont variés : installations dans les arbres, projections vidéos, aquarelle, feutre et du stylo sur du papier. Des masques de plâtre et de papier sont peints avec de l'acrylique et reçoivent ciment, blanc d'Espagne et métal. Tous ces supports sont le reflet de ce support maître qu'est l'imagination révélatrice du fond naturel des choses. Il s'agit d'un circuit qui va de l'œil au fantasme et retourne s'aappliquer à toutes les surfaces.

Les rêves éveillés du chaman en transe, de l'artiste ou ceux du dormeur, fruits des mélanges délirants de l’imagination, accouchent de monstres étonnants et prophétiques. Dans ces rêves, la nature et l’esprit se rejoignent. Il ne s’agit pas exactement de quelque chose d'irréel mais d’une autre réalité que celle de la science. Un contact avec la nature, plus direct que celui offert par l’outillage des savants, a lieu à travers l'intuition artistique, comparable au regard chamanique. Dans la perception microscopique des choses, la nature offre ses formes abstraites. Matière et forme alors fusionnent pour devenir le concret lui-même. Le chaman en transe se mélange aux éléments et devient animal. L'artiste fait de même et quitte le socle terrestre pour habiter le flux de la nature. Le fantastique de ses oeuvres n'est pas l'expression de fantasmes éloignés de la réalité. Au contraire, ces travaux sont des méditations à même la réalité, des méditations sur la nature à travers une création qui souligne la magie qui gît déjà en elle, en se laissant porter par les formes et les couleurs qui surgissent en rêvant, à partir de la perception des sinuosités, des mouvements, des plis donnés par le monde organique et minéral.

Sara Ibanez est venue en France il y a quelques années déjà pour achever ses études aux Beaux arts. La transition culturelle, l'éloignement du pays et de la famille furent des moments difficiles. L'artiste alimenta son oeuvre de souvenirs pour mieux supporter le mal du pays. L'envie de s'envoler, de retourner à tire d'aile rejoindre sa culture et sa famille naquit en observant les canards du lac de Maine à Anger. Eux peuvent migrer sans se soucier de la loi. Les perroquets et les oiseaux, nombreux dans les travaux de l'artiste, peuvent voler, et les poissons eux aussi présents peuvent glisser librement d'un lieu à l'autre sans entrave. Dans les peintures, les animaux sont nombreux, les formes, les couleurs circulent et les mouvements sont libres.

Mais le voyage entraîne également sont lot de menaces, comme en témoignent les figures inquiétantes qui peuvent apparaître dans ses œuvres. Si l'on regarde attentivement ce travail, on saisira des aspects étranges, inquiétants et grimaçants. On se tromperait en y décelant simplement une ode bucolique à la nature, puisque y transparaissent aussi les chausse-trapes du voyage, les rencontres inopinées, les accidents de parcours, les doutes et les inquiétudes. De nombreuses figures démoniaques suggèrent cette inquiétude au creux des pérégrinations et laissent deviner pièges et dangers. Certains masques représentent au premier abord des personnages amoureux. Mais ensuite ce sont des figures déchirées qui apparaissent, où face et profil se combinent. Un, deux, trois personnes cohabitent dans la même forme. Ces personnalités multiples, inquiétantes mais en même temps humaines, posent la question des identités, de la nôtre, de celle des autres, des autres dans la nôtre. Ces formes évoquent débordement, accumulation, saturation, exagération et déséquilibre. A la manière cubiste qui mélange les points de vue, plusieurs entités se retrouvent en une, tout comme le voyageur devient différent selon la langue qu'il emploie. C'est l'effet du voyage de démultiplier les identités au gré des rencontres amicales, amoureuses ou hostiles. Le masque aux multiples caractères est l'effet des identifications avec les hôtes amicaux ou inamicaux. En soi même l'on retrouve la multiplicité des visages et des expressions qui rendent les tonalités paradoxales de la vie émotive.

Sara Ibanez a grandi dans la ville excessivement polluée de Mexico et à souffert de l'atmosphère pesante de l'environnement industriel. Comme tous ceux de sa génération, elle est née avec les nouvelles technologies et l'utilise quotidiennement en tant que graphiste. L'accoutumance et la dépendance à la technologie s'est installée dans sa pratique sans toutefois éteindre le désir de quelque chose de plus authentique, une nostalgie de la nature perdue, de la vie simple et spontanée incarnée par les indiens qui peuplaient auparavant le Mexique. Les indiens, avec leur connaissance de la nature, de ses secrets, de ses médecines, incarnent ce monde perdu. Il s'agit assurément d'une origine fantasmée et imaginaire pour l'artiste. Néanmoins cela ne lui ôte en rien son rôle séminal dans son oeuvre. Peu importe la rigueur historique. La tradition indienne nourrit l'imaginaire de Sara Ibanez à travers l'image d'une culture perçue comme une bouffée d'air insolite et alternative au paysage industriel. Le monde indien est tissé de magie, d'entraide communautaire, en même temps que de rudesse antique et de violence sacrificielle contrastant avec le confort oppressant de la vie occidentale et les valeurs chrétiennes rigoristes qui imprègnent la culture hispanique. Quant au références plus directement artistiques qui inspirent son travail, on peut citer en l'art traditionnel Aztèque ou Dogon, Takashi Murakami, Chiho Aoshima ou Anne Brunet. Ces influences reflètent la proximité entre les arts surréalistes, naïfs et premiers. Une même liberté s'exprime par la destruction du carcan conventionnel figuratif et l'investigation de la nature à travers l'imagination symbolique. L'irréel s'avère plus réel que la réalité en ceci qu'il retrouve la force et le mouvement même de la nature dans le geste créatif, au lieu de se plier à sa configuration figée par les normes de l'art et de la connaissance. La fusion et les tensions de couleurs traduisent une force vitale, un éternel printemps de toutes les saisons. Cette couleur, si présente au Mexique, manque en France au regard peu habitué à nos variations sur le gris. Sara Ibanez retrouve à travers la couleur les tonalités de sa terre ainsi que la communauté indienne mythique. Les arbres jouent le rôle de gardiens de la lumière et de ses couleurs. Leurs spirales, leurs rides et leurs stries témoignent des forces et mouvements de la nature. Les couleurs expriment sans doute la vie, mais aussi la mort, lorsque l'on sait que la fête de la mort au Mexique est très colorée. A vrai dire, la couleur n'est pas incompatible avec une certaine douleur. Un tumulte chromatique, comme des rires mais aussi des cris et des pleurs, anime les œuvres. La couleur explose littéralement, jaillit et explose en formant différents niveaux allant du détail à l'effet d'ensemble. Elle est mouvement, lutte tragique entre les opposés et harmonie des dégradés. C'est une foule bigarrée avec ses joies et ses peines qui excite l'empathie de l'œil.


Nantes 2012




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